Quelle dynamique de la bifurcation ?

Pierre Bailly, économiste, Université Grenoble-Alpes

La bifurcation ouverte par les deux grandes crises de la mondialisation néolibérale sur le plan du fonctionnement de l’économie avec la crise de la financiarisation (crise dite des subprimes de 208) puis celle du modèle libéral dans ses dimensions sociale et politique face à la pandémie (Covid 2020) inaugure une période de transformations profondes de l’ensemble du monde instauré après la Seconde Guerre mondiale. Les deux crises successives démontrent que la réduction de l’économie au domaine financier appuyé sur l’efficience des marchés pouvait dédaigner l’économie de la production repose sur des illusions violemment démenties par les faits. L’économie réelle retrouve une place prépondérante avec la pandémie pour faire face à la pénurie de biens (masques, respirateur et autre gel) et de services (les personnels formés) à laquelle les marchés financiers se révèlent incapables de répondre.

La discontinuité de la mondialisation néolibérale dépasse les difficultés du modèle de croissance financiarisée appuyée sur une organisation globalisée des échanges, une simple parenthèse dans un ordre immuable. Elle inaugure une transformation fondamentale de l’organisation des sociétés, une bifurcation ouvrant la voie à différentes options alternatives du système monde aussi bien dans les modes de produire, de travailler, de vivre en société que des relations avec l’environnement naturel. Les particularités de ce nouveau monde s’élaboreront progressivement en fonction du résultat des luttes et des conflits pour aboutir à une stabilisation globale des échanges (économiques, politique et sociaux). La période actuelle constitue une rupture avec le modèle qui émerge au cours de la période de bifurcation marquant la fin du capitalisme libéral dont les principes généraux sont ceux imposés par les vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale se caractérise par une multiplicité et une diversité remarquable des situations nationales. Selon le point de vue, ce modèle dans sa version capitaliste pourra être qualifié de social-démocrate, de capitalisme managérial, de New Deal, du socialisme réel pour la version soviétique. Sur un plan théorique le système monde après 1945 articule des systèmes productifs nationaux régulés par des États avec selon les cas une dominante d’État social (France) ou d’État providence (GB EU) polarisé par la confrontation entre les États-Unis et l’Union soviétique. Du fait de sa propre dynamique, qui inclut la disparition des colonies, les conditions initiales du succès conduisent à une ouverture internationale progressive qui se transforme en une nouvelle forme de mondialisation qui privilégiant les marchés financiers se heurtent à ses propres contradictions.

I. Le modèle bipolaire du New Deal

Après la bifurcation (1917-1945) issue de l’effondrement du système des empires coloniaux (pas des empires au sens où le furent les empires romain, ottoman, arabe ou chinois) et de la disparition des derniers empires (ottoman, austro-hongrois, russe, chinois dès 1911), le système monde se structure autour des systèmes productifs nationaux des pays développés (les anciennes puissances coloniales) et un remplacement de la puissance dominante britannique par le condominium hégémonique des États-Unis et l’Union soviétique. Les deux versions concurrentes, la version socialiste (avec sa propre diversité) et la version capitaliste (avec ses différents capitalistes) entrent en conflit bien qu’elles partagent de nombreux traits dans l’organisation de la production et les relations sociales selon une configuration décrite par différents auteurs dans les décennies 1920 et 1930 sous le terme, très significatif, d’américanisme dénoncé par les conservateurs de toutes nuances et approuvé par les différentes versions des réformistes ou révolutionnaires. L’opposition se situe dans les formes de redistribution du surplus ou de la survaleur et de l’importance des différents prélèvements effectués (impôts, cotisations sociales). Pour les espaces capitalistes, la répartition s’effectue selon la structure de la propriété du capital, pour les espaces socialistes selon des critères politiques définis par le Parti pour les entreprises. En ce qui concerne l’agriculture, les exploitations agricoles des pays capitalistes s’opposent au semi-servage des kolkhozes et des communes populaires et aux sovkhozes où domine le travail salarié.

En effet, en dehors de l’agriculture et du travail forcé, le travail salarié reste la forme normale de rémunération du travail au sein des entreprises pour toutes les formations sociales. Des gestionnaires, fidèles au parti ou loyaux avec les propriétaires, dirigent les entreprises en vue de maximiser la production plus que d’optimiser les revenus à distribuer qui aux actionnaires qui à l’État.

Cette configuration repose sur l’OST (organisation scientifique du travail trop souvent réduite au travail à la chaîne), un accès limité à la consommation pour les salariés d’exécution (assez souvent dans une poursuite du paternalisme), la paysannerie et les catégories indépendantes (commerçants), une généralisation des services publics (santé, éducation…), une immigration étrangère ou provenant des zones périphériques (souvent d’origine rurale) employable au sein des dispositifs productifs. Cette configuration est rendue possible par d’une part l’augmentation de la productivité agricole (extension de la taille des exploitations, conseils scientifiques des experts pour les engrais, les produits phytosanitaires…), la baisse relative du prix des matières premières provenant du tiers monde selon la terminologie de l’époque et le bas prix de l’énergie charbon, hydraulique (période des grands barrages) et surtout du pétrole. Le contrôle de la production du pétrole est essentiel (accord stratégique entre les États-Unis et l’Arabie saoudite) et les tentatives d’indépendance des producteurs écrasées (Iran avec Mossadegh). Les perspectives de développement proclamées tant par les États-Unis que par l’Union soviétique restent des promesses toujours renouvelées jamais concrétisées sauf pour les espaces déjà développés comme l’Europe occidentale et le Japon pour le versant capitaliste, la RDA, la Hongrie, la Pologne, l’Ukraine, les pays baltes, la Biélorussie pour le côté soviétique ou encore la Slovénie, la Croatie et la Serbie pour la Yougoslavie. Les pays dont les structures économiques et sociales n’avaient pas été transformées antérieurement ne se développent guère dans le tiers monde, Chine, Inde, comme Europe Roumanie, Bulgarie, Portugal, Bosnie-Herzégovine pour ne prendre que quelques exemples.

Les colonies obtiennent leur indépendance entre 1945 et 1970 à des rythmes et dans des conditions très différentes (sauf pour quelques pays particulièrement rétrogrades comme le Portugal ou l’Espagne). Ce modèle ne résiste pas à une série de crises entre 1965 (dévaluation de la Livre) à 1973 (augmentation du prix du pétrole), révolte des OS, revendications d’accès à la consommation (dénoncée par les gauchistes de tout bord dès 1968), aspirations à plus de libéralisme et d’individualisation (mouvements étudiants). La récession de 1974 condense l’incapacité du mode dominant de la production à dépasser ses propres succès sans des changements substantiels.

La poursuite-dépassement du modèle échoue en Union soviétique malgré la multiplication affichée des réformes et ouvre la longue période de stagnation qui s’achèvera avec l’implosion, tandis que la Chine s’enfonce dans les troubles de la Révolution culturelle.

Pour les pays capitalistes, les transformations importantes mises en œuvre au cours de la décennie 1970 ne produiront que des résultats limités débouchant sur la mondialisation néolibérale.

II. L’ouverture internationale

Les promesses inabouties de l’amélioration des conditions de vie pour les salariés, devenus dominants, se traduisent par l’organisation de l’accès à la consommation de masse avec la généralisation des supermarchés, la recherche de la réduction des prix des biens de consommation et l’extension de la consommation aux produits manufacturés (automobiles, produits électroménagers, habillement, télévision, chaînes hifi…), une amélioration sensible de l’habitat. Le passage d’une économie de l’offre à une économie de la demande bouscule les conservatismes qui dénoncent les risques de la consommation de masse avec dès cette époque des retours à la Nature. Le champ d’application du modèle de l’État social s’étend et se généralise avec l’accès universel à tous les niveaux de l’enseignement, de la culture et du sport, une meilleure couverture des risques sociaux (maladie, famille, retraite, accidents du travail/maladies professionnelles, chômage) avec le début d’une extension vers l’État providence.

Sur le plan des entreprises, les travaux scientifiques montrent que l’OST ne réduisait pas l’importance des décisions prises par les agents d’exécution d’où des tentatives de dépasser ce mode d’organisation (enrichissement des tâches, groupes semi-autonomes, kanban…) sans grands succès, car simultanément les technologies de production s’orientent vers les dispositifs de traitement de l’information (MOCN) au détriment des techniques de transformation de la matière. Ce processus se traduit par le début de la désindustrialisation et affaiblissement des classes ouvrières des centres avec le traitement social du chômage une forme d’assistanat des salariés exclus des processus productifs.

Ces transformations dans les pays développés ne rendent que plus criants les échecs, désormais patents, des politiques de développement pour les pays désormais baptisés en voie de développement.

Les délocalisations soutenues par la nouvelle gauche, les démocrates aux États-Unis comme par les libéraux semblent apporter une double réponse aux transformations dans les pays du centre et aux difficultés des périphéries. L’OST constituait une réponse à la salarisation de la main-d’œuvre, souvent d’origine rurale nécessaire et disponible pour augmenter la production aussi bien aux États-Unis, en Europe qu’en Union soviétique, les délocalisations des processus ne nécessitent pas de changement des principes de l’organisation de la production d’où une certaine facilité des implantations, d’autant plus qu’elles se réalisent essentiellement dans des pays autoritaires ou dictatoriaux (Taiwan, Singapour, Corée du Sud, Brésil…). Les usines délocalisées offrent des emplois aux travailleurs locaux avec des coûts du travail plus faibles que dans les pays riches (salaires moins élevés avec une partie de l’alimentation fournie par les familles paysannes, peu de protection sociale, peu de services publics) pour des produits vendus sur leurs marchés. De plus, les délocalisations permettent de déplacer la pollution, pour répondre à des demandes de populations qui n’acceptent plus les niveaux d’altération de leur mode de vie (défense de la nature), vers les pays de la périphérie. Les pays développés ne retrouvent pas les niveaux de croissance des périodes antérieures dans un environnement marqué par la hausse des prix et du chômage (une impossibilité théorique selon la macroéconomie dominante) et des perspectives d’une stagnation longue en particulier aux États-Unis et au Royaume-Uni.

Les ruptures et crises du tournant de 1979 visent à trouver des réponses à ces difficultés récurrentes et permettent le passage de l’internationalisation du capital à la mondialisation. Le mouvement s’étend à de nouveaux pays autoritaires comme le Bangladesh et surtout la Chine post-maoïste toujours soutenu par les mêmes courants novateurs avec pour une partie les tenants de la nouvelle gauche ou de l’extrême gauche se transforment en néoconservateurs, beaucoup plus interventionnistes pour accélérer le passage aux nouvelles normes. Les deux grandes nouveautés de la mondialisation sont d’une part la financiarisation massive et l’organisation de la production en réseaux mondiaux selon la technique des chaînes de valeur connectant des centres de production localisés dans différents pays. Les effets de la mondialisation néolibérale apparaissent pour le moins contrastés.

Tout d’abord, les impasses du développement s’affaiblissent ou disparaissent avec la croissance de nombre d’économies de pays en développement baptisées du terme d’émergence qui permet aux populations d’améliorer considérablement leur niveau de vie en termes consommation, comme dans l’accès aux services publics tout en bénéficiant d’une plus grande autonomie sociale et même politique dans des pays touchés par l’internationalisation du capital (Taiwan, Corée du Sud).

Corrélativement, la répartition de la pollution, sous ses diverses formes, se modifie avec une réduction de la pollution pour les pays de l’OCDE et une augmentation rapide et massive chez les émergents. Elle offre un double avantage de répondre aux exigences des populations riches sans changer leurs modes de vie et de pouvoir dénoncer les émergents voire les condamner pour leur imposer des contraintes en vue de produire plus vert pour les populations les plus riches. Les technologies pourraient alors permettre des relocalisations dans les pays riches au détriment des populations des pays émergents.

Les chaînes de valeur transforment la division du travail d’un plan technique au sein des entreprises, ou dans des clusters locaux (comme en Italie) en donnant à la division internationale du travail la forme normale de la production. Chaque segment du processus devient indépendant du précédent comme du suivant, cette organisation technico-économique permet l’implantation facile des méthodologies de l’OST imposées par les firmes transnationales dans de nouveaux pays alors qu’il devenait difficile de maintenir ces formes d’organisation de production dans les pays de l’OCDE.

Les différentes phases des délocalisations détruisent les emplois industriels dans les pays riches. Elles entrainent la disparition des classes ouvrières du centre du point de vue quantitatif ainsi que sur les plans sociaux, économiques et politiques puisque devenues obsolètes et réduites à défendre des visions conservatrices du monde. Cette situation se traduit par une détérioration significative des conditions de vie pour les catégories ouvrières et souvent à leur relégation avec un maintien d’un minimum de ressources grâce à de multiples et complexes dispositifs de redistribution. La diminution de l’espérance de vie des anciens ouvriers tant aux États-Unis qu’en Europe, avec des effets sur l’extrémisme politique (D. Trump, le renouveau des partis de droite radicale en Europe en Amérique latine, l’islamisme politique), reflète bien ce drame social.

L’implosion de l’Union soviétique se rattache à ce processus en raison de son incapacité à résoudre les contradictions entre la version rigide de l’OST supposé organiser la production et l’augmentation des compétences des salariés devenus des citadins disposant d’un bon niveau de formation. La double incapacité à transformer les modes de travail (la disparition de la masse de travail forcé joue sans doute aussi un rôle) et à proposer à la population des biens de consommation en quantité et qualité, associée à l’échec du développement de nombres de républiques comme en Asie centrale ou dans le Caucase et à l’insolente réussite de la Chine fournit les explications essentielles de l’effondrement du modèle soviétique.

III. La mondialisation financière marchande

La formidable croissance des émergents et l’amélioration de la situation des autres (sauf guerres civiles et catastrophes naturelles) reposent sur une plus grande mobilisation des ressources naturelles, une augmentation des consommations aussi bien alimentaires qu’en biens et services avec la poursuite de la croissance de la population mondiale. La croissance de la production, les atteintes à l’environnement comme le niveau de pollution obligent les grandes organisations internationales, avant même les grandes crises, à envisager l’avenir en multipliant les conférences internationales (signe d’un essoufflement du modèle libéral) et créant des organismes spécialisés (GIEC).

La mondialisation néolibérale se révèle, contrairement aux analyses des économistes et aux espoirs des dirigeants politiques, très instable. Les marchés n’assurent pas une régulation des échanges ; la série des crises financières de la décennie 1990 le démontre amplement. Cet échec est illustré par l’incapacité de l’OMS à trouver les réponses pour stabiliser les échanges internationaux. Deux crises majeures marquent la fin de la mondialisation néolibérale : les subprimes en 2008, la pandémie COVID en 2010. Les politiques libérales ainsi que l’autorégulation par les marchés ne proposent aucune solution durable. Les États redeviennent des acteurs majeurs pour distribuer les financements nécessaires à la sauvegarde des économies pour sauver le système financier puis pour donner des réponses médicales et sanitaires à la pandémie COVID. Les banques centrales, dont la BCE, abandonnent leurs principes pour permettre la distribution massive de crédit à des taux n’ayant aucune signification économique. Il en résulte un endettement massif de tous les acteurs avec des risques en cas d’augmentation des taux d’intérêt. Les États d’autre part financent la recherche scientifique (vaccins, médicaments) et distribuent des sommes gigantesques pour permettre aux ménages comme aux entreprises de subvenir à leurs besoins minima ; le tout dans un contexte de restriction des libertés publiques et privées. Les nombreux textes adoptés aussi bien dans le domaine de la santé, de l’ordre public ainsi que de ladite transition écologique renforcent sensiblement le contrôle des pouvoirs publics (État comme collectivités locales) sur les activités et les comportements des citoyens (dans le domaine de la consommation), des entreprises (obligation du télétravail) et des institutions (cours à distance dans l’éducation). Le recours à la coercition se substitue à l’incitation et la persuasion.

Sur un plan plus géopolitique, après la domination absolue de l’hyper puissance américaine au début de la décennie 1990 et la volonté de construire un Nouveau Monde (G. W. Bush) initiée par les interventions militaires en Irak, Afghanistan, Libye… l’expansion des homicides extrajudiciaires permises par l’utilisation des drones et des opérations ciblées très prisées par B. Obama, l’apparition des BRICS marque la fin d’un cycle et l’ouverture d’une bifurcation. La montée en puissance de la Chine, le renouveau économique et politique de la Russie, les transformations sociales en Amérique latine avec l’affaiblissement des classes sociales inféodées aux États-Unis (combattues par les dirigeants américains par le recours aux méthodes habituelles de manipulation avec le soutien des libéraux américains comme le New York Times), la transformation à bas bruit de l’Inde et de nombre de pays africains modifient considérablement la configuration géopolitique.

Dès le début de la décennie 2000, les signes de rupture se multiplient dans de nombreux domaines, les réponses néolibérales, imaginées par les responsables politiques, pour assurer la perpétuation du système monde post Seconde Guerre mondiale, ont épuisé leur efficacité tout en modifiant profondément les sociétés et la géopolitique mondiale.

Devant l’impossibilité de la poursuite de cette configuration, les puissances dominantes occidentales inventent une nouvelle conception du monde (une nouvelle Weltanschauung).

IV. La rupture de la mondialisation

La réponse idéologique s’articule sur deux plans d’une part une conception des droits de l’homme qui permet toutes les interventions au nom du droit d’ingérence pour les puissances occidentales d’autre part par la promotion de la transition écologique pour sauver la planète y compris au détriment des habitants (y compris les plus proches de la nature comme l’instauration des parcs nationaux au Kenya).

La validation de la transition écologique au cours de la grand-messe, très bien organisée, de la COP21 impose des normes librement consenties, pas de contraintes juridiques, du nouvel ordre productif, le texte n’est pas contraignant. Les pays émergents comme les autres se trouvent dans l’obligation, au moins morale, de trouver les voies d’une neutralité carbone en transformant radicalement les processus de production prescrits par les transnationales. Les normes de production comme de consommations vertes s’imposent avec une augmentation des coûts. Une bonne partie de la population ne dispose pas encore du niveau de consommation de celle des pays les plus riches. Le respect des contraintes édictées par les organisations internationales suppose un renouvellement complet de la production comme de l’organisation de la production permis par des innovations techniques et sociales nombreuses et coûteuses dans tous les domaines de l’agriculture, les industries et les services. Les technologies futures devront être plus productives que les actuelles, ce qui rend inimaginable un retour, sauf anecdotique, aux technologies anciennes. Les grappes d’innovations nécessaires nécessitent la mobilisation de ressources importantes dans la recherche et la formation tout autant que d’aides massives pour la mise en œuvre des nouvelles techniques. L’exemple de la production d’électricité par les panneaux solaires constitue un exemple de ces dispositifs comme la généralisation de la voiture électrique, destinée de fait aux plus aisées compte tenu de leurs prix. Les entreprises de l’ancien mode disparaissent à un rythme tel que la reconversion des salariés semble un défi majeur un peu oublié avec la pandémie. Les activités concernées touchent certes les pays développés et plus encore les émergents qui ne disposent pas des ressources pour transformer leurs industries (souvent contrôlées par des transnationales d’origine occidentale) ou innover dans les nouvelles manières de produire. Au grand désespoir des États-Unis et de l’Europe, la Chine transforme rapidement son appareil productif pour s’adapter aux nouvelles normes, il semble que ce soit également le cas de la Russie. La capacité à produire rapidement des vaccins contre la COVID se réduit à quelques pays les États-Unis, le Royaume-Uni, la Chine et la Russie. Les autres pays soit produisent les vaccins en sous-traitance comme en Inde (Spoutnik V, AstraZeneca) ou en Europe avec des projets pour le vaccin russe. Faut-il y voir une exception ou un signal faible porteur d’avenir ? Pour les États-Unis surtout depuis l’élection de J. Biden, comme pour l’Europe, ces deux pays semblent représenter un véritable danger pour le maintien de leur hégémonie. Pour les pays de la périphérie, en voie de transformation, les nouvelles normes risquent de les marginaliser ou de les enfermer dans la poursuite de normes de production ou de consommation dépassées. Les voitures diesel et à essence resteront sans doute encore pour longtemps un moyen de transport en Afrique relativement bon marché puisque l’Europe trouvera là un moyen de valoriser des produits sans valeur dans son espace. Tout un ensemble de pays peut comme au temps de la Guerre froide jouer les deux blocs dominants Chine-Russie versus États-Unis-Royaume-Uni-Union européenne l’un contre l’autre.

La décennie qui vient annonce une confrontation entre les Occidentaux et la Chine depuis que les dirigeants chinois affirment leur volonté de puissance avec la création d’une marine puissante et multiplient les opérations de prestige (vols spatiaux) tout en affichant la défense du multilatéralisme. La perspective d’une nouvelle période d’affrontements inquiète aux de-là des européens nombre de pays asiatiques qui ne veulent pas être forcés à choisir entre les deux puissances, les signataires du RCEP l’affichent clairement en adhérents à d’autres traités en opposition avec la Chine. Le nouveau président américain appartient à un courant plutôt interventionniste favorable aux pressions pour changer les régimes au nom des droits de l’homme d’où les attaques contre les dirigeants russes ou saoudiens.

Le programme de la transition dite écologique ne consistera certainement pas à actualiser les projets gauchistes et écologistes de la décennie 1970 d’un retour à la terre d’une réduction de la productivité par le recours à des techniques dépassées. Elle s’appuiera sur transformation des technologies de production fondées sur la généralisation des outils numériques, l’apparition de nouveaux produits induisant des modes de consommation adaptés (le téléphone portable a remplacé la téléphonie antérieure et surtout modifié les modes de communication individuels et collectifs y compris revendicatifs). D’une part, les mutations exigent du temps pour confirmer les nouvelles normes en évolution et d’autre part l’adhésion de la population constitue un présupposé. Elle devrait être obtenue par une plus grande association aux processus de décision au plan politique et sur le plan des entreprises avec une participation des salariés et des parties prenantes à leur gouvernance. Cette mesure renouerait, en France, avec la conception initiale des responsabilités des Comités d’entreprise ou étendrait comme en Allemagne les dispositifs de cogestion.

Un des enjeux stratégiques majeurs de cette nouvelle bifurcation réside dans la conservation des acquis pour les émergents et la poursuite de cette dynamique à l’ensemble des pays dans une négociation multilatérale. Le risque serait de reproduire les effets de la précédente bifurcation avec l’effondrement des économies de pays en voie de modernisation comme le Brésil et d’autres pays d’Amérique latine.