Le dernier diagnostic de la Banque mondiale sur la Tunisie: du vieux vin dans de nouvelles bouteilles ?

par Myriam Lejmi, consultante externe auprès du CUTS International, Genève

« Notre rêve est un monde sans pauvreté », peut-on lire sur la bannière accrochée au siège de la Banque mondiale (BM) à Washington DC. Depuis la crise de la dette dans les pays en développement (PED) dans les années 1980, le Groupe Banque mondiale est chargé de réduire la pauvreté dans ces pays[1] en fournissant de l’assistance technique, des prêts, des subventions, des recherches exhaustives, des données et des indicateurs sur des enjeux de développement. Si certains s’appuient sur des statistiques pour arguer du succès des programmes d’aides au développement de l’institution internationale, d’autres estiment que ni les plans d’ajustements structurels (PAS), ni les stratégies de réduction de la pauvreté (SRP) n’ont réussi à réduire la pauvreté dans le monde ni à engendrer une croissance durable dans les pays visés. Au contraire, ils auraient même exacerbé les inégalités et aggravé le problème de pauvreté dans certains pays[2].

Pour répondre aux insuffisances des stratégies de réduction de la pauvreté et faire face aux critiques relatives à la faible participation et appropriation des réformes par les pays bénéficiaires, la BM a introduit, depuis juillet 2014, le « Diagnostic systématique du pays » (DSP). Ce nouveau dispositif vise à identifier les défis rencontrés par le pays ainsi que les opportunités pour les surmonter. Le DSP a été présenté comme un nouveau modèle de collaboration permettant de choisir les investissements à mettre en œuvre en conformité avec les objectifs de réduction de la pauvreté et de promotion de la prospérité[3].

Le 10 novembre 2022, la BM a publié son deuxième DSP pour la Tunisie, intitulé Rétablir la confiance et répondre aux aspirations pour une Tunisie plus prospère et inclusive[4]. Cette contribution en livre une analyse critique qui s’organise de la façon suivante. Dans un premier temps, elle présente les principaux défis identifiés dans le rapport de la BM. Dans un second temps, il sera démontré que les recommandations de la BM pourraient contribuer à exacerber les tensions économiques et sociales en Tunisie. En effet, en dépit des transformations survenues durant la dernière décennie, les prescriptions de la BM demeurent dans la ligne des premiers PAS.

I. Les Défis structurels de l’économie tunisienne

Le Rapport se décline en quatre sections. Tout d’abord, le contexte socio-économique et politique est présenté, suivi d’un bilan complet de la décennie écoulée où les principaux défis seront identifiés. Ensuite, les auteurs font état de la « frustration » et du « mécontentement » de la population étant donné les progrès limités depuis le début de la révolution[5]. Finalement, le rapport formule des recommandations en vue de rétablir la confiance des Tunisiens dans leurs institutions et répondre à leurs aspirations.

A.   Détérioration des capacités de l’État tunisien

Tous les indicateurs macroéconomiques en Tunisie n’ont cessé de se détériorer depuis la révolution : le produit intérieur brut (PIB) a baissé de 1.7 % entre 2011 et 2019[6], la dette publique est passée de 66.9 à 82.4 % du PIB entre 2017 et 2021, et l’investissement ont reculé de 25.4 à 17.8 % du PIB entre 2010 et 2019[7]. La faible capacité d’exportation et la détérioration des capacités commerciales font de la Tunisie un pays particulièrement sensible aux aléas de la conjoncture internationale comme l’attestent les effets de la crise de la COVID -19 et de la guerre en Ukraine.

Depuis le début de la révolution, la fragmentation du pouvoir politique tunisien est une des principales caractéristiques de la période de transition. Certes, le compromis politique avait permis d’enclencher un processus de « démocratisation » plus inclusif. Toutefois, l’instabilité politique engendrée par une rotation très importante des gouvernements[8] a été un obstacle à la mise en place des politiques de développement pérenne. Alors que la demande d’ouverture politique a été immédiatement exaucée, la construction des capacités de l’État tunisien tarde à se mettre en place (voir figure 1). Ce décalage ne permet pas de faire face aux aspirations socio-économiques des Tunisiens. Les mouvements de contestation sociale se sont multipliés cette dernière décennie[9], parmi les revendications on retrouve entre autres la création d’emplois et un développement plus égalitaire entre les régions.

Figure 1 : Indices de la Gouvernance Mondiale : Tunisie (2010-2021)

Lejmi figure1 leg

B.   Rigidité et sur-règlementation de l’économie tunisienne

Le marché tunisien demeure faiblement contestable ce qui empêche l’émergence d’un environnement économique propice à l’investissement et à la création d’emplois. Les barrières à l’entrée demeurent une entrave importante freinant la croissance. Selon un rapport de la BM sur le secteur privé, plus de 50 % de l’économie tunisienne consiste en des secteurs assujettis à des restrictions à l’accès[10]. Parmi ces restrictions, on peut citer, les cahiers de charge, les licences d’exploitation, les autorisations administratives, etc.

Le processus des réformes économiques entamé en 1986, n’a pas contribué de façon mécanique à l’émergence d’un marché transparent caractérisée par la libre entrée (et sortie) et la liberté de circulation des facteurs de production. À la place, les hommes d’affaires proches du pouvoir se sont vu octroyer des situations de monopole ou d’oligopole dépendamment de leur allégeance politique, d’aucuns appellent ce type de relation le capitalisme de connivence[11]. En effet, ceux qui disposent d’un maximum de capital social – amis proches des gouvernants, familles proches –ont un accès privilégié aux ressources étatiques (banques, crédits, octroi de terrains de construction, etc.) et opèrent une capture de la décision et politique publique. Cela n’empêche que les gouvernants s’accordent le droit de briser ces réseaux de privilèges si certains hommes d’affaires menacent le pouvoir politique ainsi que son contrôle du champ économique, l’allégeance étant une condition sine qua non pour pouvoir y avoir accès.

Ces structures de fonctionnement du marché, héritées de l’ancien régime de Ben Ali (1987 – 2011) n’ont pas disparu après la révolution. Les pratiques de captation des rentes demeurent protégées par d’innombrables barrières à l’entrée, empêchant l’émergence de petites et de moyennes entreprises (PME). Ainsi, une grande partie des jeunes tunisiens se sentent exclus du processus de création et de partage de la richesse, sachant que les jeunes qui ne sont ni en emploi, ni en études, ni en formation représentent environ 32 % de la population des 15-24 ans[12] et que le taux de chômage des jeunes diplômés du supérieur atteint 27 %. Les cahiers des charges dans certains secteurs sur-règlementés en Tunisie ainsi que le degré de qualification exigé peuvent décourager les jeunes entrepreneurs. Si on prend l’exemple de l’exercice du transport de marchandises pour le compte d’autrui par une personne morale, le cahier des charges exige la règle de trois véhicules passant à 18 véhicules au bout de 7 ans[13]. Un autre exemple est celui de l’autorégulation exercée par les groupes interprofessionnels (GIPs) dominants notamment dans la filière des dattes. Un arrêté du ministre de Commerce paru dans le Journal Officiel de la République Tunisienne (JORT) octroie à ces derniers le pouvoir de déterminer les conditions d’entrée d’autres concurrents à un marché commun[14].

Outre l’exclusion de nouveaux acteurs économiques, les groupes d’intérêts et d’entreprises privilégiés sont concentrés dans des secteurs à faible productivité tels que l’agriculture ou les services. En effet, le secteur de la haute technologie ayant une plus forte valeur ajoutée, il bénéficie de très peu d’incitations de la part de l’État tunisien.

C.   Inégalité de genre dans l’accès au marché

Si la Tunisie a toujours été cheffe de file de la région du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord (MENA) en matière d’alphabétisation et de scolarisation des femmes, certains obstacles persistent face à leur accès au marché. En 2017, le taux de chômage des femmes avec un niveau d’études supérieur représente 39 % de la population active féminine, le double du taux enregistré chez les hommes dans la même catégorie[15]. Alors qu’elles représentent plus des deux tiers des diplômés de l’enseignement supérieur[16], leur participation économique reste limitée, cela étant dû notamment aux discriminations de genre.

D.   Faible intégration dans le commerce international

Rappelons que la Tunisie est membre historique du General Agreement on Tarif and Trade (GATT), en tant que territoire douanier autonome en 1948. Elle a participé activement à la globalisation depuis les années 1980 avec l’adoption des plans d’ajustement structurel (PAS) et les politiques d’ouverture mises en place depuis le début des années 1990. Selon, le rapport de la BM, en dépit du progrès accompli en matière de libre-échange, l’intégration dans le commerce international reste timide, surtout dans le secteur des services. En effet, la Tunisie continue de protéger ce secteur en règlementant l’accès au marché. Par conséquent, l’accès au marché tunisien des services reste très restrictif comparativement à d’autres pays de la MENA[17] (Mahjoubi et Saadaoui, 2015). D’autres restrictions importantes dans le secteur bancaire ou celui de l’agriculture, empêchent le renforcement des capacités commerciales de la Tunisie.

E.   Monopole du secteur public et faiblesse du secteur bancaire

Les entreprises publiques dominent le marché tunisien et disposent du monopole de la distribution des services publics de base tels que l’eau, l’électricité et le gaz (STEG) ou les transports, etc. Toutefois, ces entreprises sont de plus en plus sous performantes tout en continuant de bénéficier, de la part de l’État, de certains avantages en termes de concurrence au détriment des entreprises privées. Selon le rapport, l’existence de monopoles légaux fausse la concurrence, augmente les coûts pour les autres acteurs économiques, nuit aux retombées économiques (création d’emplois, par exemple) et constitue une entrave à l’innovation[18]. Le secteur bancaire n’échappe pas à cette logique. Les banques publiques connaissant des difficultés importantes et sont sous performantes alors qu’elles représentent 34 % des actifs[19], rendant ainsi l’accès au financement difficile pour les PME.

II.    Recommandations de la BM: pour une Tunisie plus inclusive ?

Cette partie est une analyse critique des recommandations de la BM en lien avec le diagnostic établi. Elle se décline en trois sections : 1) la croissance comme outil de réduction des inégalités et de la pauvreté, 2) la nuisance des monopoles publics à l’économie tunisienne et 3) l’impératif d’une libéralisation plus poussée des relations commerciales dans le but de développer le pays.

A.   La croissance et la productivité sont-elles une condition suffisante pour réduire la pauvreté et les inégalités sociales ?

Selon la BM, les institutions économiques sont fortement tributaires des institutions politiques. En effet, le pluralisme politique déboucherait sur des institutions économiques inclusives et engendrerait un cercle vertueux (voir figure 2). Toutefois, la BM ne démontre pas la manière dont l’inclusion de nouveaux acteurs économiques – tout en réduisant les barrières à l’entrée – conduirait à une réduction à la fois de la pauvreté et des inégalités. Elle mentionne brièvement que la croissance dans les régions défavorisées ne peut être possible que grâce au secteur privé et que les investissements doivent être ciblés étant données les contraintes budgétaires. Il s’agit donc du même credo adopté par la BM depuis sa création : la croissance demeure la meilleure politique de lutte contre la pauvreté, i.e, la « pro-poor growth strategy » développée par D. Dollar et A. Kraay[20]. Non seulement la définition et la construction de l’ensemble des données de Dollar et Kraay ont été contestées par de nombreux économistes (Weisbrot, Baker, Naiman et Neta, 2001; Lübker, Smith et Weeks :2002) mais aussi le fait que la question du lien entre la croissance et le changement dans la distribution des revenus a été complètement occulté dans le modèle construit par les deux chercheurs (Bourguignon : 2003). Certes, on ne peut contester un lien de corrélation positif, sur le long terme, entre la croissance économique et le revenu des plus pauvres. Toutefois, corrélation n’est pas causalité. Cela expliquerait que la plupart des cas, les pauvres n’ont pas pu bénéficier de la croissance alors que le revenu par habitant augmentait[21].

En se basant sur les résultats des programmes d’intervention de la BM ou du Fonds Monétaire International de ces dernières décennies, Weisbrot et al. montrent que « […] there is no region of the world that the Bank or Fund can point to having succeeded through adopting the policies that they promote – or in many cases, impose – upon borrowing countries » [22].

Figure 2: Les institutions politiques et économiques sont indispensables pour une croissance inclusive

Lejmi figure 2

Source: World Bank. (2022), Tunisia: Systematic Country Diagnostic: Rebuilding Trust and Meeting Aspirations for a More Prosperous and Inclusive Tunisia, , p. 123.

B.   S’attaquer aux monopoles publics légaux : exemple de la Société Tunisienne de l’Électricité et du Gaz (STEG)

Le rapport de la BM insiste sur le renforcement du cadre national de lutte contre le monopole (antitrust) et sur la nécessité de renforcer le cadre de la concurrence et son application. Le rapport recommande donc de donner plus de pouvoir au Conseil de concurrence en renforçant son pouvoir de sanction envers les entreprises ayant des pratiques anti-concurrentielles. En effet, sur la totalité des amendes imposées entre 1991 et 2017, environ 20 % uniquement, ont été collectées en 2019.

En dépit des récentes réformes de la loi sur la concurrence, notamment la loi de 2015 relative à la réorganisation de la concurrence et des prix, d’importantes exemptions demeurent telles que celles sur les monopoles publics et la possibilité pour le gouvernement d’imposer un prix. Selon la BM, de telles dispositions peuvent fausser la concurrence et ralentir, par conséquent, la croissance.

Toutefois, les monopoles publics autorisés par le droit tunisien concernent fondamentalement des services publics, de nature à être incompatibles avec la libre concurrence. En effet, la santé, l’éducation, l’eau, l’électricité et le gaz peuvent être assimilés à des biens publics puisque l’accès à ces services est considéré comme un droit fondamental. La BM critique plus particulièrement la Société Tunisienne d’Électricité et de Gaz (STEG), une entreprise publique en position de monopole naturel assurant à la fois la production, le transport, la distribution et la vente d’électricité et de gaz en Tunisie. Selon la BM, l’entreprise connait des difficultés budgétaires depuis plusieurs décennies. Étant sous performante, elle devrait être modernisée, intégrer de meilleures pratiques de gouvernance publique et soumise à la concurrence.

Pour la BM, la dérèglementation et la libéralisation semblent être la solution pour redynamiser le secteur de l’énergie et permettre d’offrir les prix les plus bas aux consommateurs. Toutefois, l’inverse est démontré à travers l’expérience européenne, ce qui devrait inciter la BM à prendre plus de précaution quand il s’agit de recommandations auprès d’un PED. En effet, dans les années 1990, les pays membres de l’UE européenne se sont posé la question de la dérèglementation des industries de l’énergie en situation de monopole et ont transposé la nouvelle directive européenne dans leur droit national. La crise énergétique mondiale actuelle et l’inflation des prix sur le marché de l’électricité et du gaz ont démontré les risques de la dérèglementation, voire de la privatisation, sur les populations pauvres. Ce constat, appuyé par des études de plusieurs économistes de l’énergie[23], n’est toutefois pas partagé par la BM.

La Tunisie est poussée vers la libéralisation du secteur de l’électricité mon seulement par la BM mais aussi par son partenaire européen. En effet, dans le cadre de la négociation de l’Accord de libre-échange complet et approfondi (ALECA) avec l’UE, cette dernière propose dans le chapitre en lien avec la « Concurrence et autres dispositions économiques » d’interdire toute sorte de monopole cinq ans après l’entrée en vigueur de l’Accord. L’application de cette mesure entraînerait « […] l’élimination de toute mesure étatique qui tend à promouvoir des priorités sociales, environnementales ou de développement[24]. » Elle empêcherait également l’État d’allouer des ressources de manière préférentielle à des investisseurs nationaux afin de réaliser des politiques favorables au développement de la Tunisie, car considéré comme discriminatoire envers les étrangers[25].

À ce titre, en marginalisant l’aspect social inhérent à toute mission de service public, les recommandations de la BM pourraient conduire à une exclusion d’une partie de la population tunisienne de l’accès à l’électricité et au gaz. Ainsi, si le titre du rapport laisse penser que les recommandations de la BM visent une Tunisie plus inclusive sur le plan social et économique, les expériences passées et les études les plus récentes démontrant l’inverse au risque d’accroître les inégalités d’accès des plus pauvres et vulnérables. Contenant des injonctions contradictoires, ce document est d’une utilité limitée pour les officiels tunisiens en collaboration étroite avec la BM et le FMI.

En l’état, le démantèlement de la STEG, sa privatisation ou la déréglementation du secteur de l’énergie ne peuvent être érigés en priorités. Ces dernières viseraient plutôt la modernisation des réseaux électriques et gaziers[26] en vue de leur ouverture à des fournisseurs d’énergies renouvelables (solaire et éolien terrestre et marin). Compte tenu de l’agenda de transition énergétique, l’adoption de meilleures pratiques de gouvernance et la modernisation de la gestion de l’opérateur historique et du réseau semblent, à juste titre, nécessaires. Mais, le rapport néglige le coût social de la transition énergétique. C’est pourquoi, au-delà du triptyque privatisation-déréglementation-mise en concurrence, une modernisation du système de tarification de la STEG avec l’adoption de tarifs sociaux à destination des plus pauvres et vulnérables devraient constituer une priorité de développement.

C.    Approfondir les relations de libre-échange et renforcer ses capacités commerciales

La BM incite la Tunisie à approfondir ses accords de libre-échange, et à ouvrir les différents secteurs à la concurrence étrangère. Cette ouverture demeure centrale selon le rapport, en vue d’améliorer la productivité et la croissance. Le secteur des services tels qu’Internet ou les services professionnels sont spécifiquement visés par les recommandations.

Par approfondissement des accords de libre-échange, la BM fait référence à l’ALECA, en cours de négociations depuis 2015 avec l’UE. Il existe des blocages portant sur les inégalités entre les deux « partenaires » concernant notamment la libéralisation du secteur des services et plus particulièrement les services informatiques[27]. L’absence de réciprocité concernant la mobilité des opérateurs donne aux opérateurs européens un accès au marché tunisien sans contraintes administratives. En résumé, une libéralisation plus approfondie des services ne peut se faire sans la libre circulation des opérateurs tunisiens. La classification de la Tunisie en tant que paradis fiscal par l’UE est un autre défi pour les professionnels tunisiens car confrontés à des problèmes quand il s’agit d’ouvrir des comptes bancaires en Europe[28]. Même si la Tunisie possède des avantages comparatifs en matière de production de services professionnels dont les services informatiques, un accord basé sur des rapports inégaux – inégalité d’accès au marché en l’occurrence – ne peut être porteur de croissance et de développement. Accorder à la Tunisie une période de transition n’atténue guère un déséquilibre structurel car il existe également une asymétrie évidente dans les capacités productives et dans les moyens technologiques utilisés.

Plusieurs entreprises tunisiennes dans le secteur des services ou dans le secteur de la haute technologie préfèrent s’installer à l’étranger pour bénéficier d’avantages fiscaux et de facilité administrative. On ne peut que souscrire à la position de la BM autour de l’importance de fournir un environnement d’affaires adéquat pour ces entreprises. Attirer les investissements directs étrangers (IDE) surtout dans les régions les plus défavorisées en Tunisie reste également un défi majeur.

Toutefois, la libéralisation ne doit pas être synonyme d’ouverture sans limites ni contraintes tel que proposé par l’UE dans le cadre de l’ALECA[29]. Dans ses relations de coopération avec l’UE, la Tunisie doit être en mesure d’attirer des capitaux productifs dans l’industrie ou dans les services aux entreprises (comptabilités, développement informatique, manutention industrielle, etc.). Cela doit être accompagné par l’amélioration des capacités de l’État, de ses institutions et la modernisation du service bancaire[30]. Des projets de co-entreprises avec des partenaires européens et non européens permettraient à la Tunisie d’augmenter son potentiel d’exportation, surtout dans des secteurs à haute valeur ajoutée. La priorité doit être donnée à l’amélioration de l’attractivité structurelle et macroéconomique du pays et non à son ouverture à la concurrence internationale.

Conclusion

Chaque fois que la BM a fait face à des critiques quant à l’efficacité de ses programmes, l’institution a toujours cherché à changer de manière superficielle ses outils de collaborations ou ses programmes sans en changer fondamentalement leur fonctionnement et surtout leur substance. La BM ne cesse de promouvoir un seul et unique modèle de développement basé sur la productivité et la croissance. L’aspect inclusion sociale, sensée être centrale dans une démarche de réduction de la pauvreté, est fortement négligé. Présenté comme un nouveau modèle de collaboration, les recommandations axées sur le triptyque : privatisation, dérèglementation et libéralisation sont reprises à l’identique dans les diverses déclinaisons des PAS, des programmes souvent décriés pour leur inefficacité et leur inadéquation. Les aspects sociaux sont traités à la marge dans ce rapport qui se veut un outil de construction d’une Tunisie plus inclusive.

Toutefois, il est vrai que les réformes du cadre légal et règlementaire est primordial pour le renforcement des capacités de l’État tunisien, tel que recommandé par la BM. L’amélioration du climat d’affaires et la réduction des barrières à l’entrée permettront aux institutions économiques d’être plus inclusives, sans que cela devienne une condition suffisante en vue de lutter contre les inégalités et la pauvreté en Tunisie.

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Notes :

[1] Initialement, la Banque Internationale pour la Reconstruction et le Développement (BIRD) a été chargée, selon les Accords de Bretton Woods de 1944, de reconstruire l’Europe après la seconde Guerre mondiale. Aujourd’hui, le Groupe Banque mondiale se compose de cinq institutions : La BIRD prête aux pays à revenu intermédiaire et aux pays pauvres solvables ; l’IDA (Association Internationale de Développement) octroie des crédits sans intérêts et des dons ; IFC (International Financial Corporation) soutient l’investissement privé et fournit des services-conseil ; la MIGA (Multilateral Investment Guarantee Agency) offre des services d’assurance contre les risques politiques (garanties) et ; le CIRDI (Centre International pour le Règlement des Différends relatifs  à l’Investissement) règle les différends relatifs aux investissements.  Lorsque l’on parle de la Banque mondiale, on se réfère à la BIRD et l’AID. La coopération avec la Tunisie est menée par la BIRD.

[2] Voir Weaver, C. & Park, S. (2007) The Role of the World Bank in Poverty Alleviation and Human Development in the Twenty-First Century: An Introduction. Global governance. 13 (4), 461–468.

[3] Banque Mondiale. (2016). Le diagnostic-pays systématique du groupe de la Banque Mondiale. https://consultations.worldbank.org/sites/default/files/consultation-template/world-bank-groups-systematic-country-diagnostic-online-consultations/fr/related/scd_online_consultation_-_french.pdf

[4] Banque Mondiale. Tunisie – Diagnostic Systématique Pays : Réhabiliter la Confiance et Répondre aux Aspirations des Citoyens pour une Tunisie plus Prospère et Inclusive – Sommaire Exécutif (French). Washington, D.C.: World Bank. [En ligne]: https://documents.worldbank.org/en/publication/documents-reports/documentdetail/099619511092252155/idu0f28d09910e529043fb0990e05027c76a51d1. Voir rapport complet en anglais: World Bank. (2022) Tunisia: Systematic Country Diagnostic: Rebuilding Trust and Meeting Aspirations for a More Prosperous and Inclusive Tunisia – (English). Washington, D.C.: World Bank Group. En ligne: https://documents1.worldbank.org/curated/en/099855010052223911/pdf/BOSIB0e03acf1e04609c7b047d911064f91.pdf

[5] La révolution tunisienne fait référence aux manifestations déclenchées le 17 décembre 2010, décriant les inégalités sociales et de développement entre les régions ainsi que les pratiques de corruption et de prédation économique du pouvoir tunisien. Le mouvement social prenant de l’ampleur aboutit, le 14 janvier 2011, au départ de l’ancien Président de la République tunisienne, Zine El Abidine Ben Ali, vers l’Arabie saoudite le 14 janvier 2011.

[6] World Bank. Overview. [En ligne]: https://www.worldbank.org/en/country/tunisia/overview

[7] Ministère de l’Économie, des Finances et de la Souveraineté Industrielle et Numérique. Tunisie : Indicateurs et Conjoncture. [En ligne] : https://www.tresor.economie.gouv.fr/Pays/TN/indicateurs-et-conjoncture

[8] En 10 ans, 8 gouvernements successifs et deux constitutions adoptées : la première le 26 janvier 2014 fut adoptée par l’Assemblée constituante et la deuxième par référendum le 26 juillet 2022.

[9] À titre d’exemple, les mouvements sociaux sont passés entre 2015 et 2017 de 4416 à 10452 (Rapport du FTDES).

[10] Rapport de la Banque Mondiale (2014), « La Révolution inachevée : créer des opportunités, des emplois de qualité et de la richesse pour tous les Tunisiens ». [En ligne] : https://documents1.worldbank.org/curated/en/167431468119342678/pdf/861790DPR0P12800Box385314B00PUBLIC0.pdf

[11] Éric Gobe, « Secteur privé et pouvoir politique en Égypte: entre réformes économiques, logiques rentières et autoritarismes néo-patrimonial », in États et sociétés de l’Orient arabe en quête d’avenir, 2007, pp.253-265.

[12] Statistiques Banque Mondiale (la valeur la plus récente est en 2014).

[13] Voir Économie de rente : que se cache derrière le ralentissement de l’économie tunisienne? [En ligne] : https://www.yaluna.tn/leconomie-de-rente-jusqua-quand/ et aussi le cahier de charge l’exercice du transport de marchandises pour le compte d’autrui par une personne morale. [En ligne] : http://www.sicad.gov.tn/Fr/upload/1495531665.pdf

[14]Journal Officiel de la République Tunisienne. Arrêté du ministre du Commerce du 25 octobre 2000 portant approbation du cahier des charges pour l’exercice du commerce de distribution des dattes. [En ligne] : http://www.onagri.tn/uploads/jortagri/4905.pdf

[15] Statistiques Banque Mondiale (2017)

[16] En Tunisie, le ratio Femmes/Hommes des inscriptions dans l’enseignement supérieur équivaut à 1,46 en 2020 (Statistiques de la Banque Mondiale, 2020) .

[17] Dans le secteur des services, la Tunisie a souscris à 25 engagements de libéralisation, contre 88 pour la Jordanie et 41 pour la Jordanie et l’Égypte.

[18] Voir chapitre II du Rapport de la BM. 2014. La révolution inachevée, créer des opportunités, des emplois de qualité et de la richesse pour tous les Tunisiens.

[19] Les trois banques publiques sont la Société Tunisienne de Banque (STB), Banque Nationale Agricole (BNA) et la Banque de l’Habitat (BH)

[20] Voir Dollar, D., & Kraay, A. (2002). Growth Is Good for the Poor. Journal of Economic Growth (Boston, Mass.), 7(3), 195–225. https://doi.org/10.1023/A:1020139631000

[21] Weisbrot, M., Baker, D., Naiman, R., & Neta, G. (2001). Growth May Be Good for the Poor — But are IMF and World Bank Policies Good for Growth? https://www.cepr.net/documents/publications/econ_growth_2001_05.pdf

[22] Ibid., p. 3

[23] Voir Mirabel, F. (2012). La dérèglementation des marchés de l’électricité́ et du gaz : les grands enjeux économiques. Presses des mines, p.7Hansen, J.-P., & Percebois, J. (2017). Transition(s) électrique(s) : ce que l’Europe et les marchés n’ont pas su vous dire. Odile Jacob.

[24] Louati, Imen. (2019). ALECA, Production d’électricité et Énergies renouvelables : Quel avenir pour la STEG et la transition énergétique en Tunisie ? Observatoire tunisien de l’Économie. Briefing Paper no 8, p.2.

[25] Idem.

[26] En 2015, la Tunisie a adopté une loi sur les énergies renouvelables où le monopole de la STEG a été maintenue en matière de distribution alors que la production a été privatisé.   

[27] Faute d’espace, la libéralisation de l’agriculture dans le cadre de l’ALECA, aussi problématique que le secteur des services, ne sera pas abordé dans ce papier. Dans le même ordre d’idée, la libéralisation de l’agriculture dans les conditions définies par l’UE, aboutira à une précarisation des couches les plus précaires de la population, fortement dépendantes de ce secteur clé dans l’économie tunisienne. Voir Chafik Ben Rouine. (2019). ALECA et agriculture : Au-delà des barrières tarifaires. Observatoire Tunisien de l’Économie. [En ligne] : http://www.utap.org.tn/wp-content/uploads/2020/10/Etude-OTE_-Aleca-et-Agriculture-Au-dela-des-Barrieres-Tarifaire.pdf

[28] Mustapha Mezghani. (2018).  ALECA et services informatiques : opportunité et préalables à un accord réussi, Solidar Tunisie, p.35.

[29] Projet de texte Commerce des services, investissement et commerce électronique. (2016). Texte proposé de l’UE à la Tunisie dans le cadre de l’ALECA. [En ligne] : https://trade.ec.europa.eu/doclib/docs/2016/april/tradoc_154487.pdf

[30] La modernisation du service bancaire ne peut se résumer à la privatisation de ce dernier. Dans les PED, les banques publiques d’investissement ou de développement sont importantes pour accompagner l’industrialisation et financer les grandes infrastructures. Finalement, elles servent à financer les secteurs qui sont stratégiques et prioritaires aux yeux de l’État.