Par Hadda Rabouh[1]
Introduction
L’Algérie fait face au défi de restructurer et de diversifier son économie, un objectif visé depuis le début des années 1970. En dépit d’importants investissements consentis, notamment dans le système éducatif dans son ensemble, cette problématique demeure d’actualité.
L’objectif de ce travail est de mesurer et d’analyser l’impact de l’investissement en capital humain, notamment dans l’éducation, la formation et la santé, sur la croissance économique et le développement économique et social du pays.
Les approches théoriques sont multiples dans le domaine. En effet, pour les théories de la croissance endogène, le capital humain est un facteur fondamental pour créer et stimuler la croissance et le développement de long terme (Schultz, 1961 et Becker, 1964). La productivité globale des facteurs (PGF) est aussi un facteur déterminant de la dynamique de croissance de long terme. En effet, les différences de revenu par tête sur le long terme entre les économies s’expliquent essentiellement par les différences de productivité.
Le capital humain recouvre l’ensemble des connaissances, qualifications, compétences et caractéristiques individuelles qui facilitent la création du bien-être personnel, social et économique. Il constitue un bien immatériel qui peut faire progresser ou soutenir la productivité, l’innovation et l’employabilité (OCDE, 1998 & 2001).
Selon la Banque mondiale, le capital humain correspond à l’ensemble des connaissances, compétences et conditions de santé que les individus accumulent tout au long de leur vie et qui leur permet de réaliser pleinement leur potentiel en devenant des membres productifs de la société (Banque mondiale, 2018).
L’élévation du niveau de formation constitue une source durable de croissance d’autant plus intéressante que l’augmentation du stock de capital humain est un processus cumulatif : lorsque des savoirs de base sont assimilés, il est ensuite plus aisé d’acquérir de nouvelles connaissances.
Ainsi, les nouvelles théories de la croissance font des évolutions en matière de recherche et développement (R&D) et en innovation les principaux moteurs de la croissance, de par leur rôle dans l’accroissement de la PGF et le déplacement des frontières technologiques. Elles mettent également l’accent sur le rôle du capital humain, au sens notamment du niveau d’éducation et de santé des individus, dans la capacité d’adaptation et d’appropriation des nouvelles technologies et de ce fait, le rôle de la productivité du travail dans l’accroissement de la PGF.
Ces problématiques liées à la PGF paraissent encore plus complexes dans la plupart des pays riches en matières premières, notamment les pays pétroliers comme l’Algérie qui est classé parmi les pays riches en ressources naturelles et riches en main d’œuvre (Nabli, Silva-Jáuregui, Aysan, 2008).
En Algérie, le secteur des hydrocarbures est dominant dans la création de la richesse, notamment en période de hausse des prix du pétrole. Il représente plus de 95% des exportations. Le modèle, dominé par les hydrocarbures, n’est plus soutenable. La grande dépendance aux revenus des hydrocarbures interpelle de nouveau sur l’urgente nécessité de réformes structurelles pour autonomiser la croissance de cette ressource épuisable dont les revenus sont volatils. Les chocs pétroliers de 1986 et de 2014 et la récente crise économique générée par la pandémie de la COVID 19 confirment avec force la nécessité de rendre irréversible le choix de l’option pour une économie dynamique, plus diversifiée, résiliente, inclusive et durable.
Malgré les efforts déployés en matière d’investissement, la croissance économique a progressé à un rythme de 2,2 % seulement en moyenne sur la période 1985-2020 et a généré une croissance annuelle moyenne de l’emploi de 3 % sur la période 1985-2019[2].
Ce constat interroge doublement sur : i) l’efficacité des différentes mesures prises pour promouvoir le développement et accompagner l’accumulation du capital physique afin de renforcer les gains de productivité, facteur fondamental de la croissance à long terme et ii) la faible PGF, résultant de la faible participation du capital humain, qui a impacté négativement la croissance économique à long terme.
Après avoir présenté un état des lieux des principales composantes du capital humain ainsi que la dynamique du marché du travail, nous essayerons de mesurer l’impact du capital humain sur l’accroissement de la PGF et par conséquent sur la création de la richesse.
I. Le capital humain au centre des enjeux pour l’amélioration de la productivité et du développement socioéconomique du pays
I.1. État des lieux des principales composantes du capital humain en Algérie
Dès son indépendance, l’Algérie a choisi et constitutionnalisé les principes de gratuité et de démocratisation du système éducatif dans toutes ses composantes[3] et de la santé. Des avancées considérables ont été réalisées notamment dans le système éducatif :
- 11 millions élèves inscrits dans les trois cycles d’enseignement (primaire, moyen et secondaire) en 2021-2022 contre 6,2 en 1990-1991 ;
- L’effectif des étudiants dans l’enseignement supérieur a atteint 1,7 million en 2021-2022 contre 207 800 en 1990-1991 ;
- Une quasi-totale scolarisation des enfants en premier âge obligatoire (6 ans) ;
- L’obligation de l’enseignement fondamental pour tous les enfants âgés de 6 à 16 ans révolus ;
- L’atteinte de la parfaite parité garçon-fille dans les cycles d’enseignement obligatoire et une prédominance des filles dans l’enseignement secondaire et supérieur ;
- La réduction du taux d’occupation par classe de 40 élèves en 2000 à 30 en 2017 ;
- L’amélioration du taux d’encadrement pédagogique à un niveau appréciable : un enseignant pour 19 élèves dès 2015 ;
- Une amélioration des taux de réussite aux examens du brevet de l’enseignement moyen (BEM) et du Baccalauréat, qui sont passés de 29 % pour le BEM et 19 % pour le Baccalauréat en 1991 à 64,5 % pour le BEM et 61,7 % pour le Baccalauréat en 2021. Ces résultats souffrent, cependant, d’une forte disparité des taux de réussite d’une région à une autre, notamment au Baccalauréat.
I.1.1. Le secteur de l’éducation
Le secteur de l’éducation est composé de trois grands paliers et types d’enseignements : l’enseignement primaire, l’enseignement moyen et l’enseignement secondaire.
Le financement de l’éducation dans le secteur public est assuré par l’État qui lui a toujours consacré une partie importante de son budget (16,2 % du budget global en 2021, soit près de 6 % du PIB[4]).
Malgré ces progrès remarquables, le système éducatif continue à faire face à de nombreux défis. En effet, la nette amélioration des indicateurs de base n’ont pas été suivis par des gains équivalents en qualité de l’enseignement. Le secteur de l’éducation souffre d’un manque d’efficience. Les taux de redoublement et d’abandon scolaire sont relativement élevés comparativement aux pays de la région. En 2015, les résultats de l’enquête, menée par la Commission nationale chargée de l’évaluation du système éducatif, révèlent que le redoublement en Algérie touche 11 % des élèves du primaire, 29 % des élèves du cycle moyen et 16 % ceux des lycées. Le taux d’abandon est estimé à 2 % au cycle primaire, 7 % au cycle moyen et 5 % dans le secondaire.
I.1.2. Le secteur de la formation et de l’enseignement professionnels
Composante principale de développement du capital humain, ce secteur a connu une évolution importante ces dernières années notamment au moyen d’une augmentation substantielle de ses capacités d’accueil, ce qui a eu un effet direct sur le nombre des diplômés qui est passé de 39 000 en 2000 à plus de 320 000 en 2020, soit une moyenne de 95 000 diplômés par an.
Graphique 1 : Évolution des diplômés par niveau de qualification 1995-2020
Source : ministère de la Formation et de l’enseignement professionnels
Cependant, ce secteur demeure conditionné plus par l’offre de formation en termes d’absorption des jeunes exclus du système éducatif que par la demande des entreprises en raison notamment de la faiblesse de mécanismes de détection des besoins du marché du travail. Selon l’Office national des statistiques (ONS), le taux de chômage des diplômés de la formation professionnelle était de 13,5 % en 2019.
Plusieurs facteurs peuvent expliquer la faible insertion des diplômés du secteur dans le marché du travail : i) la poursuite des formations professionnelles dans des spécialités qui risquent de disparaître dans un avenir très proches et parfois inadaptées aux vocations économiques locales[5] ; ii) une faible articulation entre le secteur de la formation professionnelle et le secteur de l’éducation nationale ; iii) l’inadéquation des programmes de formation et des équipements pédagogiques insuffisants pour couvrir les besoins de formation dans beaucoup de filières et iv) une faible anticipation sur les métiers émergents et d’avenir (Moussaoui, 2011).
I.1.3. Le secteur de l’enseignement supérieur
A l’instar des deux secteurs éducatifs précédents, l’université algérienne a connu des progrès réels et remarquables notamment en matière d’infrastructure et d’encadrement pédagogique. Cependant, aucune université algérienne ne figure dans le classement des 500 meilleures universités dans le monde et la production scientifique reste inférieure à ce qui était attendu.
Figure : Évolution des publications scientifiques par Etat et territoire entre 2000 et 2018
En matière de publication scientifiques, l’Algérie a tout de même fait des efforts considérables pour passer de la catégorie des pays de moins de 1000 publications en 2000 à celle ayant entre 5000 et 10 000 publications en 2018. L’Algérie est classée au premier rang selon l’indicateur biométrique Arab citation et impact (ARCIF)[6] des revues scientifiques (2020), avec un total de 255 revues sur 681 retenues par le calcul de l’indicateur (ministère de l’Enseignement supérieur et de la recherche scientifique, 2021).
Les incitations à l’innovation restent faibles lorsqu’on considère que la croissance du PIB par habitant des pays de l’OCDE s’explique à 96 % par la PGF (R&D, niveau d’éducation atteint par la ressource humaine pour la période allant de 1970 à 2006 (Madsen, 2010a). En Algérie, les dépenses en R&D[7], estimées à 0,54 % du PIB en 2017, restent faibles en comparaison avec l’Egypte (0,82% en 2018), le Maroc (0,71% en 2010), la Tunisie (0,6% en 2018), l’Afrique du Nord et le Moyen Orient (0,93% en 2012) et l’OCDE (2,57 % en 2018).
I.1.4. Système national de santé
Une population en bonne santé a une incidence plus grande sur l’accroissement de la productivité à long terme (Howitt, 2004).
A l’instar du système éducatif, la santé a mobilisé, en 2020, 8,3 % du budget global, soit un peu plus de 6 % du PIB. Aussi, de progrès indéniables dans le domaine, tant au niveau de l’évolution des principaux indicateurs démographiques et épidémiologiques que dans le développement des ressources humaines, matérielles et infrastructurelles, ont été réalisés se traduisant par une amélioration des principaux indicateurs :
- L’espérance de vie à la naissance est passée de 53,1 ans en 1970 à 78,1 ans en 2020 ;
- Le taux brut de mortalité est passé de 16,5 ‰ en 1970 à 4,5 ‰ en 2 018 et celui de la mortalité infantile de 46,8 ‰ en 1990 à 21 ‰ en 2018 ;
- Le quotient de mortalité infanto-juvénile[8]est passé de 102,9 ‰ en 1980 à 21,3 ‰ en 2020 ;
En dépit de tous les efforts consentis, le système national de santé continue de faire face à de multiples contraintes organisationnelles et financières. Il souffre également des inégalités d’accès aux soins notamment dans la prise en charge des pathologies complexes (Unicef, 2020).
I.2. Indice du capital humain
Les améliorations notées plus haut ont contribué à faire passer le pays, dans le classement mondial de l’Indice du développement humain (IDH) du 102ème rang en 2006 au 93ème en 2014 et au 83ème en 2019 sur un total de 187 pays (PNUD, 2007, 2015 et 2020).
L’Indice du capital humain (ICH) de la Banque mondiale permet de mesurer la productivité des générations futures dans chaque pays afin de faire prendre conscience de la nécessité de promouvoir des investissements plus importants pour la préparation d’une ressource humaine de meilleure qualité.
L’ICH est obtenu au moyen de trois principales composantes : i) le taux de survie des nouveaux nés jusqu’à 5 ans ; ii) la quantité et la qualité de l’éducation qu’un jeune peut espérer avoir entre 4 et 18 ans et iii) le taux de survie jusqu’à 60 ans de la fraction des jeunes de 15 ans. Dans ce descriptif, l’importance de l’état de santé depuis la petite enfance et de l’éducation des jeunes jusqu’à l’âge de 18 ans sont des facteurs déterminants de la productivité future des individus et des pays.
La deuxième édition de l’ICH de la Banque mondiale (2020) classe l’Algérie à la 98ème place sur 174 pays, à la 4ème position au niveau africain (après les Seychelles, l’Ile Maurice et le Kenya), à la 1ère position au niveau maghrébin et à la 9ème position dans le monde arabe (Banque mondiale, 2020). Ce classement, relativement acceptable, reste critique eu égard aux efforts consentis pour améliorer la productivité qui reste en deçà du niveau attendu.
Tableau 1 : Résultats de l’ICH[9] pour l’Algérie
Source : Banque mondiale, octobre 2020
Cet indice composite permet d’apprécier la qualité d’un cursus scolaire de 14 années d’études (tranche d’âge 4-18 ans) par rapport à une norme théorique selon laquelle l’élève algérien accomplit en moyenne observée 11,8 années d’études. Après ajustement à la qualité, cette période se réduit à 7 années induisant ainsi un déficit scolaire de près de 5 années par rapport au cursus observé et de 7 ans par rapport au cursus scolaire théorique. Ce déficit s’explique essentiellement par la faible qualité des enseignements et des formations dispensées.
La perte de productivité qu’un enfant algérien, né aujourd’hui, subira à l’âge adulte sera de 46 %. Ces résultats, comparés avec ceux de Singapour, qui occupe la première position mondiale (une valeur de 0,879 de l’ICH) et un cursus scolaire moyen observé de 13,9 années d’études et qui ne perd, après ajustement à la qualité, que 1,1 et 1,2 année d’études respectivement au cursus observé et théorique, mettent en évidence le long chemin à parcourir pour atteindre les niveaux de qualité de référence.
I.3. Situation du marché du travail algérien
I.3.1. Evolution de la structure sectorielle de l’emploi
L’emploi et la transformation structurelle sont des préoccupations centrales de la politique des pays en développement.
L’évolution de l’emploi par secteur d’activité, comme l’indique le graphique n° 2, est tirée essentiellement par les secteurs de l’administration et des services marchands (près de 70% de l’emploi total), alors que l’industrie et l’agriculture enregistrent des pertes d’emplois.
Graphique 2 : Évolution de la structure de l’emploi 1967-2019
Source : Office national des statistiques, Algérie
Cette structure sectorielle de l’emploi indique que la libération de la main d’œuvre par l’agriculture, dont la part dans l’emploi global est passée de 48 % en 1970 à 9,6 % seulement en 2019, et l’industrie, dont la part est passée de 15 % à la fin des années 1980 à 13 % en 2019[10], a été captée par des secteurs à faible productivité.
I.3.2. Emploi, chômage
La population algérienne est relativement jeune, les moins de 35 ans représentent plus de 60 % de la population, ce qui est à la fois un atout et un défi pour les politiques publiques.
La population active a cru à un rythme annuel moyen de 3,5 % durant la période 1978-2019. Le taux d’activité des femmes est passé de 13,9 % en 2009 à 17,3 % en 2019 contre 68,7 et 66,8 % pour les hommes respectivement. La population occupée est passée de 2,9 millions à 11,3 durant la même période, soit un taux de croissance annuel moyen de 3,9%.
Graphique 3 : Taux de participation des femmes au marché du travail en 2021
Source : https://donnees.banquemondiale.org/indicateur/SL.TLF.CACT.FE.ZS
La scolarisation des filles, le recul de l’analphabétisme et la transition démographique (baisse du nombre d’enfants par femme de 8,4 enfants en 1980 à 3 en 2018) ont contribué à une arrivée relativement importante des femmes sur le marché du travail. Malgré ces facteurs favorables, le taux de participation des femmes à la force de travail[11] demeure l’un des plus faibles au monde, avec 32,1 % chez les femmes âgées de 25 à 34 ans et 21,3 % chez les femmes âgées de 35 à 54 ans.
Le taux d’activité des femmes est passé de 10,2 % à 17 % entre 2005 et 2017. Par classe d’âge, ce taux est de 14,5 % pour les 20-24 ans, atteint 31,4 % pour les 25-29 ans, puis décroît progressivement. Le taux d’activité chez les hommes ne commence à baisser qu’à partir de la tranche 45-49 ans. La baisse de ce taux chez les femmes intervient avec l’âge du mariage qui semble être encore une « institution » suffisamment puissante pour entretenir la division sexuelle du travail. Nombreuses sont les femmes qui sont obligées de sacrifier le capital humain accumulé durant leurs études et leurs expérience professionnelle pour se réserver strictement aux travaux domestiques et au rôle d’épouse.
Pour lutter contre les effets sociaux générés par le programme d’ajustement structurel et le contexte politico sécuritaire de la décennie quatre-vingt-dix, les pouvoirs publics ont eu recours à un système de création massive d’emplois s’apparentant à un traitement social du chômage. La croissance pro emploi a permis de baisser le taux de chômage de 29 %, à la fin de la décennie quatre-vingt-dix, à 10 % en 2010. Durant la même période, la Tunisie, le Maroc et l’Egypte ont pu juste maintenir leur taux de chômage alors que la croissance de leur PIB a été plus élevée.
Malgré les efforts déployés, le taux de chômage est de 11,4 % en 2019, avec 9,1 % et 20,4 % pour les hommes et les femmes respectivement.
Par catégorie, le taux de chômage est plus élevé chez les jeunes (tranche d’âge 15-24 ans) et les diplômés avec une nette différence entre hommes et femmes. Pour la première catégorie, il a été de 20,8 %, avec 15,4 % et 36,1 % pour les hommes et les femmes respectivement. Les taux de chômage des diplômés de l’enseignement supérieur (18 %) et de la formation professionnelle (13,5 %) sont nettement plus élevés que le taux de chômage moyen.
Le mismatching, avancé habituellement pour expliquer l’importance du chômage des jeunes qui ont besoin d’améliorer leur employabilité afin de trouver un emploi, semble être un argument assez général qui ne rend compte que d’une partie de la réalité du chômage des jeunes. La distinction par niveau d’instruction des jeunes chômeurs permet de saisir une dimension plus structurelle du chômage des jeunes.
Les données de l’ONS mettent en évidence que le taux de chômage augmente avec le degré d’instruction. Il est de 3 % pour les sans instruction, de 10,6 % et de 17,4 % pour les diplômés du secondaire et du supérieur respectivement. En effet, l’économie algérienne est peu demandeuse de travail qualifié ; ceci pourrait s’expliquer par la structure sectorielle de l’emploi. L’absence des données historiques sur une longue période ne permet pas de confirmer cette hypothèse. La transformation structurelle au profit des services, des bâtiments et travaux publics (BTPH) semble être un facteur explicatif du taux de chômage élevé notamment des diplômés du supérieur. Dès lors, on peut considérer que le mismatching relève aussi, et peut-être plus fondamentalement, d’un manque de coordination entre les politiques économiques (structure de l’investissement) et de formation.
Les femmes constituent la seconde catégorie défavorisée par le marché du travail. Plusieurs facteurs expliquent ce phénomène : i) les femmes sont nettement moins mobiles que les hommes (il ne faut pas qu’elles s’éloignent du foyer) ; ii) l’insuffisance des infrastructures de transport, le temps de transport, d’encadrement et de garderie des enfants. etc., jouent contre leur autonomisation et iii) la vie professionnelle et la vie familiale devenant dans certains cas inconciliables, la femme accepte de sacrifier son désir de se réaliser au profit de sa famille.
Le taux de chômage des femmes diplômées du supérieur est de 25 ,5 % contre 10,5 % pour les hommes, soit supérieur de près de 2,5 fois. Les femmes diplômées constituent 55,3 % de la population féminine en chômage contre 13,3 % pour les hommes.
Cette situation permet de mettre en évidence les limites de la théorie du capital humain selon laquelle, outre le rendement salarial, l’investissement en éducation est censé protéger contre le chômage. Ce cercle vertueux ne semble pas fonctionner en Algérie en raison des pesanteurs culturelles et sociologiques.
Sur le plan strictement économique, le chômage des femmes hautement instruites est un gâchis qu’on peut évaluer par le coût de formation et la renonciation à la contribution à la productivité de ce même capital. Précisons qu’il n’est tenu compte que des seules femmes à la recherche d’une activité. Nombreuses sont les femmes, condamnées par la division sexuelle du travail, qui devraient être ajoutées au calcul de ce gâchis.
II. Croissance économique, capital humain et productivité globale des facteurs en Algérie
II.1. Sources de la croissance économique
Sur la période 1985-2020, les secteurs du bâtiment et des travaux publics et des services marchands ont contribué à la croissance du PIB avec 0,7 % et 1,4 % respectivement, soit à l’essentiel. Leur poids s’est accru depuis les années 2000 grâce aux importantes recettes pétrolières et les programmes publics concernant les grands travaux.
Graphique 4 : Évolution de la contribution des secteurs d’activité économique à la croissance du PIB réel en % 1985-2020
Source : calcul de l’auteur à partir des données de l’Office national des statistiques, Algérie
La contribution moyenne de l’industrie manufacturière, secteur clé pour la diversification économique et les gains de productivité, n’a été que de 0,2 % ; c’est la plus faible comparativement aux autres secteurs d’activités économiques. La contribution de l’agriculture n’a pas changé depuis les années 1980 avec un taux de 0,5 % en moyenne/an. La contribution du secteur des hydrocarbures n’a été en moyenne que de 0,2 % sur la période considérée. Après avoir contribué à plus de 1 point de pourcentage à la croissance du PIB durant les deux sous périodes de 1995-2000 et 2002-2005, son impact a décliné pour devenir négatif depuis 2006[12] avec une contribution négative de près de 1 point de pourcentage durant la période 2006-2020.
II.2. Causalité entre capital humain, productivité globale des facteurs et croissance économique
La faiblesse de la croissance sur une longue période interroge le mode d’utilisation et d’affectation des ressources ainsi que d’autres conditions structurelles pouvant impacter leur rentabilité. Le capital humain, la productivité globale des facteurs et la structure sectorielle de l’économie seront privilégiés.
La contribution du capital humain à la croissance économique de l’Algérie, pays à revenu intermédiaire, pourrait être plus élevée. Selon les données existantes, la contribution du capital humain à la croissance économique est estimée à près de 50 %[13] pour la période 2010-2019. Ce résultat est à apprécier par rapport à ceux mis en évidence par la Banque mondiale et selon lesquels, le capital humain est responsable de 68 % de la richesse créée dans les pays à revenus élevés, de 56 % dans les pays à revenus intermédiaires et de 40 % seulement dans les pays à revenus faibles.
L’élasticité du capital humain à la croissance économique (la réaction de la croissance économique face à une variation du capital humain) est estimée à 0,4 sur la période 1990-2019. Un accroissement de 1 % du capital humain engendre une augmentation de 0,4 % du PIB réel. Cette faible élasticité a négativement impacté la PGF, c’est-à-dire la part de la croissance économique qui n’est pas expliquée par une augmentation du volume des facteurs de production (capital et travail) et par conséquent la croissance économique.
Graphique 5 : Décomposition de la croissance économique 1990-2019
L’analyse de la croissance économique sur une longue période (1990-2019) indique que la contribution de la PGF à la croissance a été souvent négative en Algérie. De 2010 à ce jour, la faible gouvernance économique et un environnement peu favorable aux investissements dans les secteurs à productivité élevée, car requérant un financement élevé et un accompagnement spécifique pour minimiser les risques, ont constitué des obstacles majeurs à l’amélioration de la productivité de l’économie nationale.
La forte interdépendance entre le capital humain, la productivité et la croissance économique dépend des caractéristiques ou de la nature de la croissance et des performances de système.
La faible qualification de la ressource humaine, qui a réduit la qualité du capital humain, a privé l’économie de tirer pleinement partie de la population active et renvoie à reconsidérer la politique éducative et de formation conduite à ce jour.
D’un autre côté, la structure de la croissance économique en Algérie a déterminé le nombre et la nature des emplois à créer. En moyenne, sur la période 1985-2019, 36% du PIB sont générés par le secteur des services suivi par le secteur des bâtiments et travaux publics avec 17%.
Graphique 6 : Evolution de la contribution des secteurs d’activités au PIB nominal
Source : Office national des statistiques, Algérie
La réussite des politiques publiques se détermine non seulement par la progression de la croissance économique, mais aussi par l’efficacité avec laquelle cette croissance se traduit en emplois productifs et permanents.
La faible productivité a toujours entravé la croissance économique en Algérie. La contribution de la PGF à la croissance économique n’a jamais dépassé 31%. Cette contribution est bien en deçà des références internationales. Selon la Banque mondiale, la PGF mondiale contribue à près de 60 % à la croissance du PIB des pays en phase d’expansion économique. A titre d’illustration, le taux de croissance moyen du PIB de 2,6 %, atteint durant au la période 2011-2019, s’explique par le stock de capital physique (52 %) et l’emploi (41 %).
Graphique 7 : Contribution des facteurs de production à la croissance hors hydrocarbures
Source : calcul de l’auteur à partir des données du ministère des Finances, Algérie
Graphique 8 : Contribution des facteurs de production à la croissance du secteur des hydrocarbures
Source : calcul de l’auteur à partir des données du ministère des Finances, Algérie
L’analyse de la PGF sectorielle révèle deux caractéristiques importantes de l’économie algérienne de ces 30 dernières années. D’une part, les années 1990 ont vu une réduction de l’accumulation du capital, ce qui a eu des effets néfastes à la fois sur les gains de productivité et sur la croissance économique. D’autre part, le secteur des hydrocarbures a connu des pertes de compétitivité importantes avec pour corollaire la baisse de la PGF durant les années 1990 alors que la hausse de l’intensité capitalistique a été quasi continue (Hazem & Rey, 2017).
Le secteur des hydrocarbures, qui connait de mauvaises performances depuis 2006, est caractérisé par la forte contribution de la PGF à sa croissance comparativement aux facteurs de production (capital et travail). On en déduit que la PGF du secteur des hydrocarbures influence à la hausse la PGF de toute l’économie et masque les faiblesses structurelles de l’économie hors hydrocarbures.
Conclusion
Les performances de l’économie nationale depuis deux décennies sont plus le résultat de l’augmentation des facteurs de production, notamment de la quantité de travail, résultat de la création d’emplois dans l’administration publique et les services marchands que de la croissance de la productivité. La faiblesse de la productivité du travail et celle de la PGF sont liées essentiellement à la faible qualité du capital humain et à la structure sectorielle de l’économie hors hydrocarbure, dominée de plus en plus par les activités à faible productivité.
L’Algérie peine à quitter un modèle de croissance extensive, financé par la rente pétrolière, pour une croissance intensive qui requiert un environnement propice pour la transformation structurelle de l’économie faisant de l’articulation des politiques d’investissement et de capital humain, un élément de stratégie essentiel de sortie de la trappe de pays à revenu intermédiaire.
Les aspects analysés précédemment démontrent que, depuis l’indépendance de l’Algérie, les aspects relatifs à la productivité et à l’amélioration du capital humain n’ont pas été suffisamment pris en charge. L’Algérie doit renforcer la contribution du capital humain à la création de richesse afin d’améliorer la productivité globale des facteurs, l’innovation et l’employabilité, ce qui exige particulièrement une amélioration du système éducatif. Les multiples défis du moment et du futur (écologie, énergies, reconfiguration du monde suite aux différents conflits, regain des nationalismes économiques) interpellent plus que jamais sur la question du capital humain qui demeure la ressource essentielle à l’origine des mutations technologiques.
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World Bank. (2003), « A medium-term macroeconomic Strategy for Algeria: Sustaining Faster Growth with Economic and Social Stability, Volume 1. Main Report.
https://www.banquemondiale.org/fr/publication/human-capital
http://donnees.banquemondiale.org/catalogue/lesindicateurs-du-developpement-dans-le-monde
https://donnees.banquemondiale.org/indicateur/SL.TLF.CACT.FE.ZS?locations=XN
Notes :
[1] Doctorante à l’École nationale supérieure de statistique et d’économie appliquée (ENSSEA), Alger
[2] Les données sur l’emploi pour l’année 2020 ne sont pas disponibles
[3] Éducation (enseignement primaire, moyen et secondaire), formation et enseignement professionnels et enseignement supérieur.
[4] Estimé à 8 % du PIB dans les pays de l’OCDE.
[5] En 2016, 23 % des employeurs déclarent ne pas trouver les qualifications recherchées malgré une demande abondante des jeunes diplômés sur le marché du travail.
[6] Sert à la base à la mesure de l’impact des revues scientifiques publiées dans le monde arabe et de son rôle dans le classement des universités.
[7] Statistiques de la Banque mondiale
[8] Mesure, à la naissance, de la probabilité de décéder avant d’atteindre le cinquième anniversaire.
[9] La valeur de l’ICH varie de 0 à 1 et reflète le niveau de productivité d’un pays par rapport à son potentiel
[10] 17% en 1992.
[11] Le taux de participation à la force de travail est de 42,2% en 2019
[12] A l’exception des années 2015 (0,1%) et 2016 (1,5%), conséquence de l’augmentation de la production en quantité, soient respectivement 4,3% et 5,9%.
[13] Estimation de l’auteur à partir des données du ministère des Finances, Algérie