Période 1979-1988 : Infléchissement de la stratégie de développement et crise du modèle d’accumulation étatique
par Abdelhamid Merad Boudia, enseignant d’économie retraité
Cet article, consacré à la période 1979-1988, fait partie d’un projet plus large et qui couvre l’étude de l’économie de l’Algérie de 1962 à 2019[1]. La période 1979-1988 est singulière en ce qu’elle infléchit des aspects importants de la stratégie antérieure de développement, celle dite des « industries industrialisantes »[2].
En effet, à la suite du décès prématuré du Président Boumediene (qui intervient le 26 décembre 1978), un nouveau compromis social se forge, qui aboutit à la cooptation de Chadli à la tête de l’État. La nouvelle équipe dirigeante dresse un bilan critique de la stratégie de développement écoulée dans un rapport intitulé « Synthèse du bilan économique et social de la décennie 1967-1978 »[3]. Ce document sert de base aux travaux du 4e congrès du FLN (tenu les 15-19 juin 1980) et inspire la nouvelle orientation économique contenue dans le projet de plan quinquennal 1980-1985.
Cette nouvelle orientation est mise en œuvre dans un contexte d’euphorie du 2e choc pétrolier (les prix du pétrole passent de 12 $ le baril à fin 1978 à 34 $ en 1980 et même 40 $ en 1981) ; Elle sera néanmoins desservie par une conjoncture défavorable lorsque la chute des prix des hydrocarbures intervient au milieu de la décennie 80, déclenchant une grave crise économique qui affecte la continuité même du processus d’accumulation.
Ce sont ces deux points qu’il s’agit d’examiner.
I – La nouvelle stratégie économique
Initiée à partir du début des années 80, la nouvelle stratégie économique porte la marque d’un nouveau modèle de développement, la quête d’une « croissance équilibrée »[4]. Trois types d’infléchissement, caractéristiques de cette nouvelle approche, sont à relever :
– ceux affectant la politique énergétique ;
– ceux liés au mode d’accumulation ;
– ceux concernant le processus de restructuration des entreprises.
1.1. Les changements intervenus dans la politique énergétique :
A partir de 1979, alors que se produit le 2ème choc pétrolier[5], les nouvelles autorités vont imprimer une politique pétrolière et gazière différente de celle qui avait été suivie jusque-là. La nouvelle démarche reflète une certaine vision ‘’ malthusienne’’ de l’exploitation des richesses en hydrocarbures, qui se traduit par une remise en cause du plan Valhyd[6]. L’axe de cette nouvelle politique porte plus sur les prix que sur les quantités. Les quantités exportées sont revues à la baisse. Des contrats sont annulés, des mégaprojets d’investissement abandonnés. Une politique des prix visant à l’obtention des meilleurs prix de vente possibles, comme la recherche d’une hausse du prix à l’exportation du gaz naturel et à son indexation sur celui du pétrole, est préférée à une politique visant la croissance du potentiel en hydrocarbures pour en augmenter les capacités de production et d’exportation [7].
1.2. Les changements intervenus dans le mode d’accumulation :
Durant la décennie 80 qui connaît la mise en œuvre de deux plans quinquennaux (1980-1984 et 1985-1989), on relève une restructuration de l’investissement. Celle-ci se traduit par une baisse du taux d’investissement, soit le rapport FBCF/ PIB. Le taux d’investissement — qui était de 39 % en moyenne au cours du premier plan quadriennal 1970-1973, de 48,3 % au cours du second 1974-1977, pour atteindre plus de 55 % pour l’année 1978 — connaît un recul continu à partir du premier plan quinquennal que le contrechoc pétrolier de 1986 accélère. Il est de 33,7 % en 1980, de 31 % en 1986, 27,5 % en 1989.
Cette baisse du taux d’investissement s’accompagne aussi d’une correction de son allocation, aux dépens du secteur industriel et au bénéfice de l’agriculture, l’hydraulique et les infrastructures. La part de l’industrie passe de 56 % en 1980 à 24 % en 1984 au profit des infrastructures économiques (de 7 % en 1980 à 15 % en 1984) et des infrastructures sociales (de 7 % en 1980 à 15 % en 1984)[8].
Les incidences d’une telle réorientation de l’investissement sur la création d’emploi sont particulièrement intéressantes à observer. Si la création annuelle moyenne d’emplois dans le secteur secondaire (industrie et BTP) connaît une croissance remarquable,19 630 emplois par an créés en moyenne entre 1967 et 1969, 48 150 par an entre 1970 et 1973, 78 000 par an entre 1974 et 1977, c’est en revanche un renversement de cette dynamique que l’on observe après, puisque l’on enregistre 52 000 emplois industriels par an entre 1979 et 1984, et seulement 15 000 pour l’année 1985. A considérer tous les secteurs (agriculture non comprise), la création annuelle d’emplois, qui connaît une croissance régulière, 35 900 emplois nouveaux par an pour la période 1967-69, 82 400 pour 1970-73, 130 000 pour 1974-77, retombe à 117 000 emplois nouveaux par an pour la période 1979-84, et à seulement 92 000 en 1985, la baisse étant plus accentuée encore à partir de 1986. Benbitour relève ainsi que « …la baisse de la création d’emplois hors agriculture n’a pas commencé en 1986 avec la chute des recettes d’exportation d’hydrocarbures mais bien avant »[9] et qu’il faut la relier à cette réorientation de la structure des investissements. Benissad note aussi judicieusement que cette réorientation du fonds d’accumulation affaiblit « … la technocratie mandarinale ancienne de l’industrie publique, des industrialistes… et handicape l’épanouissement du secteur public productif et le renouvellement de ses équipements »[10].
1.3. La restructuration des entreprises :
Dès l’indépendance politique, et plus encore avec la mise en œuvre de la stratégie de développement (1967-1977), la conduite du processus d’accumulation a été envisagée selon une logique de branches organisées au sein de « sociétés nationales ». On pouvait ainsi dénombrer des sociétés nationales sous tutelle du ministère de l’Industrie et de l’Énergie, comme la Sonatrach, la Sonelgaz, la Sonarem (mines), la SNS (sidérurgie), la Sonacome (industrie mécanique), la Sonelec (industrie électrique), la SNMETAL (métallurgie) ; des sociétés nationales dans le secteur de l’industrie légère, comme la SONITEX (textile), la SNTA (tabac et allumettes), et des sociétés nationales sous tutelle du ministère du Commerce, comme la SONACOB (commercialisation des bois et dérivés, la SNCOTEC (commercialisation des textiles et cuirs), la SNGA (nouvelles galeries algériennes)… . C’est ainsi que pour le secteur industriel, « …plus de 400 unités et complexes industriels…sont regroupés en 1978 autour de 15 sociétés nationales de production : dix sociétés nationales pour le secteur dit des industries légères…cinq sociétés nationales pour le secteur dit de l’industrie lourde… »[11].
Ces grandes entreprises ne se limitent pas à la seule fonction de production ; elles prennent en charge également le « commerce extérieur » de la branche (notamment la fonction d’importation), la distribution interne, la fonction « développement » de la branche ainsi qu’une large fonction sociale (médecine du travail, transport, activités sportives…).
Ce sont ces sociétés nationales qui ont fait l’objet d’une restructuration (décret n°80-242 du 04 octobre 1980) engagée à l’occasion du lancement du premier plan quinquennal.
Partant de l’idée que ces grands ensembles avaient atteint une taille « excessive », qui les rendait ingérables et inefficients, la restructuration[12], dans son aspect organique, s’opère sur la base d’un principe de spécialisation autour de lignes de produit ou de filière technologique homogène, ainsi que sur la séparation des fonctions de production et de distribution. Elle aboutit, au début de l’année 1984, au démembrement des 70 sociétés nationales en 400 unités. A titre d’exemple, la Sonatrach fut divisée en 13 unités, la Sonacome, en 6 unités, la SNS, en 5 unités ; la fonction commerciale de la Sonitex est confiée à la Socotec. A cela, il faut ajouter les entreprises locales, 700 au niveau des Wilayas et quelques 1 000 autres au niveau des communes, issues de la réorganisation des entreprises du BTP et de services.
Cette restructuration organique a été assimilée à une « atomisation » du secteur public. Dans les faits, cela se traduit par une dispersion de moyens et savoirs collectifs qui s’avèrent préjudiciables au processus d’accumulation. Par ailleurs, l’éclatement du monopole du commerce extérieur affaiblit le pouvoir de négociation des entreprises sur les marchés extérieurs tandis que la séparation de la fonction de production de sa fonction commerciale « …pénalise les entreprises de production avec le maintien du système des prix administrés »[13]. Au total on aboutit à une démultiplication du nombre d’entreprises « … sans qu’il y ait de changement quant à leur nature ni leurs méthodes de gestion, ni un changement de l’environnement »[14].
Plus fondamentalement encore, cette restructuration cible, selon El Kenz[15], la technocratie en tant que groupe social organisateur et symbole du projet d’industrialisation. Cette dernière, ayant acquis une certaine force politique et devenue une source reconnue de légitimation, représentait un danger pour les autres fractions du pouvoir au point où les nouvelles autorités engagent une véritable offensive contre elle « …pour remettre en cause les bases même de sa puissance, désorganiser les espaces technico-économiques qu’elle avait édifiés pour assurer sa maîtrise technologique et qui étaient devenus entre ses mains, les instruments d’une autre maîtrise, celle-là plus dangereuse, la maitrise sur la société, et donc le pouvoir. On détruisit alors ces capacités à organiser une maitrise nationale de la technologie, par la restructuration des entreprises, la réorganisation des circuits financiers, des systèmes de formation. On la frappa ainsi au cœur et au cerveau à la fois comme force sociale et politique mais aussi comme MONTT (mécanismes organisés nationaux de transfert de technologie)» .[16]
L’autre volet de la restructuration des entreprises, la restructuration financière, est mis en œuvre au début de l’année 1983. Elle se devait de doter l’entreprise en fonds propres, de restructurer leurs dettes et de régler progressivement le problème des créances envers les banques. La répartition du patrimoine entre les entreprises nouvellement créées divise les protagonistes. La restructuration financière tourne court devant l’échec des mesures d’assainissement et la récurrence des déficits d’exploitation. « Entre 1984 et1987, le déficit des entreprises publiques est évalué à 125 milliards de DA (18,5 milliards de $), soit l’équivalent de deux années de recettes d’exportation d’hydrocarbures au rythme de 1987. Sur 400 entreprises étatiques, 70 seulement ont un budget équilibré »[17]. Quant au secteur agricole, les domaines agricoles socialistes (DAS) enregistrent, pour la campagne 1983-84, un déficit qui s’élève à 284 millions de DA (58 millions de $).
La nouvelle orientation économique concerne aussi d’autres aspects :
– L’agriculture (ainsi que l’hydraulique et les infrastructures) est érigée au rang de nouvelle priorité du développement. La restructuration des anciens domaines autogérés (qui représentent 41 % des terres cultivables) donne lieu à la création de 5 581 DAS et de quelques fermes pilotes. Sur les terres domaniales, la loi foncière 83-18 favorise l’accession à la propriété privée de nouvelles terres agricoles, en contrepartie de leur mise en valeur ; elle restaure également la liberté des transactions sur les terres privées agricoles et abolit les plafonds de limitation de la propriété foncière, prescrits en 1971 par l’ordonnance sur la révolution agraire. Cependant, cette loi ne permet qu’une expansion limitée des superficies cultivées puisque, à fin mars 1987, moins de 37 000 hectares seulement sont répartis pour 11 239 bénéficiaires. Par ailleurs, la circulaire n° 16/428, du 06 juillet 1980, met fin au régime des prix administrés (tels que régis jusque-là par l’ordonnance 74-89 du 01-10- 74) pour un certain nombre de produits. La Banque de l’agriculture et du développement rural (BADR) issue de la BNA est créée.
– Le secteur privé national est encouragé à investir dans les secteurs non stratégiques. Un nouveau code des investissements est promulgué (loi 82-11 du 21/08/82) suivi par la création de l’office national pour l’orientation, le suivi et la coordination de l’investissement privé national (OSCIP par le décret 83-98 du 20-01-83). La loi du 25-06-83 assouplit le monopole étatique sur le commerce extérieur en autorisant le secteur privé à importer directement du matériel neuf concourant à la production de biens et services. Enfin, avec la loi de finances 1985, l’accès du secteur privé au crédit bancaire est facilité, pouvant atteindre jusqu’à 30 % de l’investissement total agréé. Le secteur privé n’est plus considéré comme parasitaire mais comme le complément du secteur étatique.
– Le capital étranger est aussi sollicité à investir avec la promulgation de la loi 82-13 du 28 août 1982 relative à la constitution et au fonctionnement des sociétés d’économie mixte (SEM) ; la participation algérienne doit être au moins égale à 51 %. En sus des avantages fiscaux, la loi autorise les SEM à accéder au crédit interne tant pour l’investissement que pour l’exploitation. Le personnel étranger est régi par des accords bilatéraux en matière de transfert des salaires et de couverture sociale[18].
L’effacement économique de l’ancienne stratégie, signe d’une « infitah » rampante, est facilité par l’adoption, par les nouvelles autorités, de deux mesures populaires. La première concerne l’adoption d’un plan anti pénurie (PAP), qui permet d’importer (grâce au renchérissement des prix du pétrole de 1979), des pièces détachées ainsi que nombre de produits de consommation durable et non durable, jusque-là non disponibles, comme les appareils électroménagers, les articles de sport ou des produits alimentaire; la seconde porte sur la cession ( loi 81-01 du 07-02-81), à bas prix, des biens immobiliers de l’État à usage d’habitation, professionnel, commercial ou artisanal.
Mise en œuvre dans un contexte d’euphorie du 2ème choc pétrolier (les prix du pétrole passent de 12 $ à fin 1978 à 40 $ en 1981), les résultats de cette nouvelle orientation économique n’ont jamais été rendus publics. Mais lorsque la chute des prix des hydrocarbures intervient fin 1985/ début 1986, elle « …est venue frapper une économie fortement fragilisée »[19].
C’est cette crise économique qu’il convient d’étudier.
II – La crise économique (du mode d’accumulation)
La deuxième moitié de la décennie 80 est marquée par une grave crise économique, déclenchée par la chute des prix des hydrocarbures qui intervient fin 1985/début 1986. Après avoir caractérisé, à l’aide de quelques indicateurs, les causes immédiates de la crise, il importe d’en analyser les causes plus profondes, à travers les deux représentations qui se sont affrontées, celle des « Industrialistes » et celle des « Réformateurs ».
2.1. Quelques indicateurs de la crise :
Dans le contexte d’une économie dont le financement de l’accumulation dépend quasi exclusivement des exportations d’hydrocarbures sur les marchés extérieurs, une baisse significative et durable du prix du pétrole (et du prix du gaz naturel qui lui est indexé) entraine une baisse des recettes d’exportation en devises, laquelle affecte la capacité d’importation perturbant par-là gravement la poursuite du processus d’accumulation.
2.1.1. La chute des recettes d’exportation :
Le prix moyen du baril de pétrole algérien, qui était de 40 $ en 1981 et de 27,7 $ en 1985, chute à 16,5 $ dans le courant de l’année 1986, et celui du gaz de 3,7 $ à 2,5 $ le million de BTU. Il en résulte une chute des recettes d’exportation d’hydrocarbures qui passent de 12,7 milliards de $ en 1985 à 7,2M de $ en 1986. Sur la période 1985-1990, l’évolution des recettes d’exportation a été la suivante :
1985 | 1986 | 1987 | 1988 | 1989 | 1990 | |
Recettes d’exportation d’hydrocarbures | 12,725 | 7,278 | 7,351 | 8,531 | 9,05 | 12,183 |
Recettes d’exportation totales | 13,030 | 9,029 | 8,065 | 7,62 | 9,56 | 12,82 |
Source : document de la Banque d’Algérie, novembre 1990 (en milliards de $).
Cette baisse est plus importante encore si l’on inclut la baisse de la parité du dollar qui est la monnaie de facturation des exportations d’hydrocarbures de l’Algérie.
Si l’on compare avec les prix atteints en 1980, 1981, et 1982 où les recettes ont été respectivement de 13,6, de 14,11, et de 13,5 milliards de $, on passe d’un niveau de recettes annuelles de plus de 13 milliards de $ sur la période 1980-1985, à un niveau compris entre 7 et 9 milliards de $ entre 1986 et 1989. C’est une chute de plus de 40 %. Ces revenus se redressent quelque peu à partir de 1989, mais ils demeurent toujours inférieurs de plus de 28 % à leur niveau moyen atteint durant les années 1980 à 1984.
La seconde moitié de la décennie 80 est aussi caractéristique d’une montée de l’endettement extérieur.
2.1.2. L’endettement extérieur :
Examinons l’évolution de l’encours de la dette extérieure, puis celle du service de la dette. La dette extérieure de l’Algérie, qui s’élevait à 16,5 milliards de $ en 1985 passe à 20,5 milliards en 1986, soit une augmentation de 24 %.
Si l’on se réfère aux critères des IFI, les ratios dette/PIB (40,2 % en 1982, 32,5 % en 1985, 43,6 % en 1988, 617 % en 1992) et dette/exportations (268 % en 1986, 195 % en 1990, 216 % en 1993) situent l’Algérie comme un pays modérément endetté. Il n’en est pas de même lorsqu’on examine le poids du service de la dette.
Le service de la dette (qui comprend le paiement des intérêts et le remboursement du principal arrivant à échéance) et le ratio du service de la dette (soit le rapport entre le service de la dette et la valeur des exportations de biens et services) ont évolué comme suit :
1980 | 1985 | 1986 | 1987 | 1988 | 1989 | 1990 | 1991 | 1992 | 1993 | |
Service de la dette | 3,9 | 4,91 | 5,2 | 5,15 | 6,5 | 7,0 | 8,8 | 9,5 | 9,2 | 9,4 |
Ratio du service de la dette | 25,7 | 36,2 | 63,1 | 54,5 | 78,4 | 69,5 | 66,3 | 73,9 | 76,7 | 86,0 |
Source : Banque d’Algérie, (en milliards de $)
Le service de la dette s’alourdit tout au long de la décennie 80 tandis que le ratio du service de la dette augmente de 36,2 % en 1985 à 63,1 % en 1986, du fait de la baisse des recettes d’exportation. Ainsi, le ratio du service de la dette absorbe les 3/4 des recettes d’exportation avec des seuils record atteints en 1988 (78,4%) et en 1993 (86%). En trois ans, de 1989 à 1991, l’Algérie a payé un peu plus de 25 milliards de $ au titre du service de la dette, soit l’équivalent de sa dette totale. D’après un rapport du gouvernement de l’époque « …il est généralement admis que dès que le ratio du service de la dette atteint 25 %, ses effets sur l’économie atteignent le seuil de gravité. En Algérie, ce ratio a été trois fois supérieur au seuil de gravité et pendant sept années consécutives. Il n’existe pas d’exemple comparable dans l’histoire mondiale de l’endettement. C’est une situation qui menace l’économie d’écroulement ».
La baisse des recettes d’exportation et le niveau atteint par le ratio du service de la dette ont induit une diminution des importations.
2.1.3. La limitation des importations :
En honorant les échéances de remboursement, les autorités ont été contraintes, étant donnée l’impossibilité d’une compensation par des recettes d’exportation hors hydrocarbures, de réduire les importations de biens et services.
Pour la période allant de 1985 à 1988, la baisse cumulée des importations est de 34 %. Avec la baisse de la parité du dollar, monnaie dans laquelle sont généralement facturées les recettes d’exportation des hydrocarbures, ainsi que le renchérissement des prix des biens à l’importation, la réduction des importations est plus ample encore, notamment en ce qui concerne les biens intermédiaires et d’équipement.
L’évolution en valeur des importations est la suivante :
Importations de marchandises (en milliards de $)
1980 | 1981 | 1985 | 1986 | 1987 | 1988 | 1989 | 1990 | 1991 |
9,4 | 10 | 9,84 | 8,94 | 7,31 | 7,75 | 9,47 | 9,53 | 7,58 |
Source : Banque d’Algérie
Ainsi, par rapport à un niveau d’importations qui avoisine les 10 milliards de $ par an au cours de la 1ère moitié de la décennie 80, avec un pic atteint en 1981 correspondant au plan anti-pénurie dit ‘PAP’, les importations chutent en 1986, 1987 et 1988, et si elles remontent en 1988 et 1989, cela se traduit par un accroissement en faveur des biens de consommation alimentaire, sans doute sous la pression des émeutes d’octobre 1988[20], atteignant des niveaux jamais enregistrés auparavant. Les importations alimentaires sont, pour la 1ère fois en 1989, supérieures aux importations de biens d’équipement.
Importations de matières premières, biens intermédiaires et d’équipement (en milliards de $)
1985 | 1987 | 1988 | 1989 | 1990 | 1991 | |
Matières premières et biens intermédiaires | 3,24 | 2,49 | 2,69 | 3,03 | 3,25 | 2,95 |
Biens d’équipement | 3,13 | 1,91 | 1,97 | 2,33 | 3,06 |
Source : Banque d’Algérie
2.1.4. La crise financière révèle une crise plus profonde :
Cette baisse sélective des importations entraine plusieurs conséquences négatives :
– Elle contribue tout d’abord à aggraver la sous-utilisation des capacités de production. La production industrielle hors hydrocarbures enregistre une baisse de 2,5 % (en 1987), et reste inférieure en 1990 à son niveau de 1985. La formation brute de capital fixe baisse de 14,6 %. Le taux de croissance économique (mesuré par le taux de croissance en volume du PIB) qui était de 5,1 % en 1985 tombe à 0,5 % en 1986 et passe à des valeurs négatives en 1987 ( -1,4%) et 1988 ( -2,7%).
– La baisse des recettes en devises concourt aussi à une dégradation de l’emploi. La compression d’effectifs s’élève à près de 50 000 en 1986. On constate également une baisse de la création annuelle d’emplois à partir de 1985. Celle-ci, qui était en moyenne de 130 000 par an durant la période 1980-84, est de 122 000 en 1985, et ne cesse de baisser, 74 000 en 1986, 64 500 en 1987, 60 000 en 1988. – Le taux de chômage, qui était de 13,7 % en 1985, augmente et passe pratiquement à 20 % de la population active avec une forte proportion de jeunes de moins de 30 ans qui représentent 84 % des chômeurs recensés en 1990.
– L’inflation s’accélère tandis que l’écart grandissant entre le taux de croissance de la masse monétaire et celui du PIB ne cesse de se creuser accentuant le risque d’hyperinflation.
– La baisse des importations et la sous-utilisation des capacités de production qui en résulte accroissent les rigidités de l’offre, faisant de plus en plus apparaître l’économie comme une « économie de pénurie » ce qui contribue à faire émerger des conditions propices au développement d’une économie « parallèle », alimentée par ailleurs par la pratique des ISP (importations sans paiement).
– Les déséquilibres externes donnent lieu à des ajustements du taux de change du dinar dont les cotations successives sur le marché parallèle constituent de plus en plus la norme de référence pour la plupart des agents économiques.
– D’autres indicateurs peuvent être encore alignés, comme celui relatif aux faiblesses de la production alimentaire, avec des importations de céréales qui représentent 80 % des besoins, 70 % pour le lait, 100 % pour les sucres…, absorbant plus du quart des recettes extérieures ; ou celui plus directement lié au mode de financement qui privilégie une « économie de crédit », avec les problèmes de dette publique, des entreprises et du Trésor que cela pose ; ou encore ceux qui expriment les dégradations dans le niveau de satisfaction de certains besoins sociaux comme la santé ou le logement par exemple.
Cependant, si de tels indicateurs informent sur « l’entrée en crise », ils ne peuvent en dévoiler la nature. En même temps, ces indicateurs ont souvent été avancés dans des débats qui ont atteint une réelle ampleur, et ce d’autant que la crise économique se double d’une crise sociale et politique, une crise de légitimité de l’État que symbolisent les manifestations populaires lors des journées d’octobre 1988. C’est ce débat, ayant débouché sur de véritables « représentations » de la crise, qu’il importe de présenter.
2.2. Les représentations de la crise :
Comment un tel niveau d’endettement a-t-il pu être atteint et pourquoi un choc « exogène » peut-il produire des conséquences aussi négatives et de manière durable sur l’économie ? Ce déplacement des causes immédiates de la crise vers des questionnements plus endogènes aboutit à des représentations plus globales dans lesquelles les aspects politiques, culturels, ont tout autant leur place que les aspects proprement économiques. De ce point de vue, deux grandes représentations, qui nous paraissent marquer des clivages essentiels, peuvent être identifiées :
– Pour les uns, la crise algérienne est liée à la politique économique globale de la décennie 80, laquelle est en rupture par rapport à la stratégie de développement mise en œuvre tout au long de la décennie 70 ;
– Pour les autres, la crise réside dans le « système » mis en place dès l’indépendance politique du pays.
2.2.1. La crise comme résultant de la politique économique de la décennie 80 :
Selon cette thèse, avancée par le groupe dit des « Industrialistes »[21], ce sont les infléchissements opérés à la stratégie de développement des années 70, et initiés à partir du début de la décennie 80, qui constituent les causes profondes de la crise algérienne. Les trois grands volets de la nouvelle politique économique (changements dans le mode d’accumulation, restructuration des entreprises, et ceux intervenus dans la politique énergétique) ayant déjà été étudié, il importe d’analyser plus en profondeur la nouvelle politique énergétique, qui selon les ‘Industrialistes’ a précipité la crise.
Dans son livre sur « Le gaz algérien »[22], B. Abdesselam, ancien ministre de l’Industrie et de l’Energie, tente de chiffrer le manque à gagner qui résulte de ce renversement de la politique énergétique.
Ainsi, pour le gaz naturel, la comparaison entre le volume de gaz naturel estimé dans les contrats fermes conclus avant 1979, soit 60 milliards de m³ environ, et les exportations effectives de gaz naturel depuis cette date, soit 22 milliards de m³ par an, laisse à penser qu’il y aurait eu des pertes de marché de 38 milliards de m³ par an. Ce qui, moyennant l’application d’une hypothèse de prix unitaire, représenterait un manque à gagner en recettes de 2,5 milliards de $ par an.
La même démarche est menée pour le pétrole brut, le condensat et le GPL, en référence à un plan de développement des hydrocarbures, le plan Valhyd en cours de mise en œuvre à la fin de 1978.
Pour le pétrole, l’extraction aurait dû être de l’ordre de 40 millions de tonnes/an au lieu des 30 millions de tonnes/an enregistrés durant la décennie 80. Ce déficit de 10 millions de tonnes/an représente, sur la base d’un prix de 18$ le baril, une perte en valeur annuelle de 1,2 milliard de $.
Pour le condensat, la production n’est que de 13 millions de tonnes/an alors qu’elle devait atteindre 19 millions de tonnes/an « … par suite de l’abandon, après 1979, de projets de production de condensat à partir de certains gisements, notamment de la région du Sud-Est de notre Sahara ». Sur la base d’une estimation du baril à 16$, cette perte de 6 millions de tonnes représente un manque à gagner en valeur de 700 millions de $ par an environ.
Enfin, la production de GPL qui, du fait des projets lancés avant 1979, aurait pu atteindre l’objectif de 12 millions de tonnes/an, n’a été que d’environ 5 millions de tonne /an, soit un déficit annuel de 7 millions de tonnes, ce qui représente, sur la base d’une hypothèse de prix de 100 $ la tonne, un manque à gagner annuel en valeur de 700 millions de $.
En additionnant tous ces manques à gagner, la perte en devises annuelle serait de 5,1 milliards de dollars et de l’ordre de 40 milliards sur une période de huit années.
Par conséquent, si la baisse des prix du pétrole et du gaz naturel est due à des causes exogènes, ce sont en revanche des décisions prises par des autorités nationales qui seraient à l’origine d’un tel manque à gagner. Avec cinq milliards de dollars par an en plus dans les recettes en devises, la crise économique, qui se présente en cette deuxième moitié de la décennie 80 comme une crise de la dette, non seulement n’aurait pas connu une telle ampleur, mais le processus d’accumulation aurait pu continuer avec une grande intensité, même si la poursuite de l’effort de développement nécessitait d’être attentif aux contradictions qui avaient émergé.
Au total, cette représentation de la crise dépasse une simple approche en termes de causalité extérieure. La crise résulte plus profondément de la nouvelle orientation imprimée à la politique économique tout au long de la décennie 80. Celle-ci est perçue comme une véritable contre-stratégie tournant le dos au paradigme dominant de la décennie 70, l’idéologie du développement, ce que consacre symboliquement l’adoption du plan anti-pénurie (PAP), souvent interprété comme une revanche et l’affirmation d’une idéologie du consumérisme et de l’esprit mercantile. Comme le souligne Liassine, un membre éminent des « Industrialistes », « Le problème, c’est qu’entre 1980 et 1985, durant l’âge d’or au cours duquel le pétrole coûtait 40$ le baril, le gouvernement algérien a décidé de stopper le développement ».
2.2.2. La crise comme résultant du « système » mis en place :
Selon cette représentation, avancée par le groupe dit des « Réformateurs »[23], la chute du prix des hydrocarbures qui intervient fin 1985/début 1986, va surtout révéler la crise du « système » mis en place dès l’indépendance politique du pays. Dans son expression économique, celui-ci peut être caractérisé par deux traits essentiels étroitement liés, et qui en expliquent l’inefficacité globale.
Il s’agit :
– d’un mode de régulation qui consiste en une direction centralisée de l’économie ;
– et de la prédominance d’une économie de rente.
2.2.2.1. La direction centralisée de l’économie :
Plusieurs expressions sont utilisées – gestion économique centralisée, gestion administrée de l’économie, système bureaucratique de planification centralisée… pour désigner le contrôle par l’État de l’ensemble des conditions du développement économique.
Ce contrôle de l’économie par l’État se forge très tôt ; les principales étapes en sont :
– La récupération des terres, des logements et des entreprises que les colons possédaient (décrets de mars 1963) ;
– La création en 1966-67 de trois grandes banques nationales à capital public (BNA, CPA, BEA) qui prennent en charge tout le réseau bancaire étranger, lui-même nationalisé en 1966. Le Trésor algérien est séparé du Trésor français (29 août 1962), la Banque centrale est créée (13 décembre 1962), suivie de la Banque algérienne de développement (mai 1963). Une monnaie nationale est émise, le dinar algérien (avril 1964).
– La nationalisation des richesses minières en 1966, et celle surtout des intérêts étrangers dans les hydrocarbures qui intervient en 1971, ce qui va permettre à la Sonatrach, créée en 1963, d’étendre ses activités à la prospection et à l’exploitation des gisements.
Le contrôle de l’État est aussi étendu à la circulation des marchandises, qui s’exerce aussi bien sur le commerce intérieur (le commerce de gros est entre les mains de l’État ainsi qu’une partie du commerce de détail) que sur le commerce extérieur (la loi 78-02 de 1978 consacre le monopole de l’État sur le commerce extérieur) et qui est renforcé par le quasi-monopole de l’État sur les activités de transport. Comme le relève Hidouci « la gestion centralisée de l’économie est pratiquement opérationnelle dès 1974 »[24].
Cette emprise de l’État va s’élargir encore au fur et à mesure de la mise en œuvre de la stratégie de développement. A l’État, qui intervient comme puissance publique et comme propriétaire d’entreprises, s’ajoutent l’État « entrepreneur » et l’État « redistributeur ».
Chaque entreprise ou société nationale est placée sous la tutelle d’un ministère de sorte que vont prévaloir des liens verticaux, marqués par une subordination hiérarchique des gestionnaires d’entreprises vis à vis de leur administration de tutelle, tandis que les liens inter-entreprises et intersectoriels ne peuvent s’établir sans l’intermédiaire obligé des organes centraux. La démarche algérienne de planification semble ainsi marquée par la « prépondérance des instances de programmation sectorielle et par la faiblesse des instances horizontales de coordination ».
La direction centralisée de l’économie ne s’est pas non plus traduite par un consensus entre les différentes sphères de décision. Deux logiques, sinon contradictoires, du moins divergentes peuvent être identifiées :
– D’un côté, la tendance représentée par les cadres dirigeants des grandes entreprises publiques, les cadres des administrations sectorielles, et en particulier, ceux des secteurs de l’industrie et de l’énergie, tendance qualifiée de « technocratie d’entreprise », et plus communément de groupe des « Industrialistes » ;
– De l’autre, la tendance qui reflète les préoccupations des administrations fonctionnelles — Plan, Commerce, Finances —, assimilée à une sorte de « bureaucratie administrative », le groupe des « Réformateurs ».
Si le rapport de force entre ces deux tendances a fluctué au cours du temps, dans la pratique, les divergences ont souvent opposé les « équipes du Plan et celles de l’Industrie ». Au risque de schématisation, on peut avancer que pour les uns, les « Industrialistes », il s’agit de réaliser une « industrialisation en profondeur » grâce à un taux d’investissement très élevé rendu possible par un financement assuré par les recettes d’exportation des hydrocarbures ainsi que par des crédits extérieurs obtenus auprès de grandes banques internationales ; tandis que pour les autres, la bureaucratie administrative des administrations fonctionnelles, elle critique le « délire industrialiste » dû à un développement industriel excessif et est plutôt favorable à un rythme de développement plus faible qui serait respectueux des règles de l’orthodoxie financière, seule garante des équilibres interne et externe. Ainsi, la « techno-bureaucratie » algérienne ne constitue pas un ensemble homogène et les rivalités qui la traversent imprègnent la direction de l’économie ; celle-ci sera marquée par des logiques sectorielles plus ou moins prononcées qui induisent une segmentation du secteur public, préjudiciable au processus d’intégration économique et à l’efficacité des activités économiques.
Une caractéristique essentielle du mode de fonctionnement de l’économie algérienne est constituée par l’existence d’un double marché. Du fait du contrôle des ressources par l’État et de la gestion centralisée de l’économie, un marché « administré » peut tout d’abord être identifié. Sur ce marché, les quantités et les prix sont fixés par l’Administration. Pour de multiples raisons, l’offre qui est assez rigide est souvent inférieure à une demande en pleine expansion tandis que les prix, étant donnée la pratique généralisée de la subvention, sont généralement inférieurs aux coûts de production pour les biens produits localement et aux prix d’acquisition sur les marchés extérieurs pour les biens importés. En plus de ce marché « administré », il existe un autre marché, un marché parallèle où le prix joue son rôle de variable d’ajustement entre l’offre et la demande de sorte que les prix pratiqués sur ce marché sont largement supérieurs aux prix administrés. Comme le note Goumeziane[25], marché administré et marché parallèle sont articulés.
Le fonctionnement de l’économie algérienne, avec l’existence d’un double marché qui la caractérise, va être marqué de deux traits constitutifs : la pénurie et la corruption.
La pénurie est fondamentalement liée au mode de régulation par les quantités. Dans un tel contexte, les agents économiques ont une tendance à un « surstockage » des matières premières dans les entreprises et des produits chez les ménages, comportements qui s’expliquent autant par la rigidité de l’offre que par les difficultés d’accès au marché administré, empêchant ainsi la régularité des approvisionnements. La pénurie apparaît alors comme un phénomène général et structurel, lié à l’économie administrée et générateur de gaspillage.
L’existence d’un double marché génère un autre phénomène négatif, la corruption.
Sur le marché administré, non seulement les quantités et les prix sont déterminés par l’Administration, mais l’amont aussi, c’est à dire les conditions d’accès à ce marché, est géré aussi par l’Administration économique par le biais des quotas, des bons, titres, visas, dérogations, …. En raison des prix bas qui y sont pratiqués, l’accès au marché administré est particulièrement recherché. Pour les produits courants, l’accès y est relativement facile et, malgré des situations de pénurie induites par le comportement des agents, le coût en est souvent représenté par la « file d’attente », qui, au demeurant, peut être évitée par des « relations » au sein des réseaux de la distribution administrée. En revanche, pour l’ensemble des biens et services où la probabilité de constitution de « rentes spéculatives » est particulièrement importante, comme les biens immobiliers, les biens fonciers ou les biens importés grâce à des licences d’importation, les « barrières à l’entrée » sont d’une spécificité plus accentuée. L’accès de manière privilégiée à ces marchés administrés nécessite, non seulement de s’appuyer sur des réseaux de relation judicieux, mais également de s’acquitter, le plus souvent, d’une commission qui peut être assimilée à un véritable « droit d’entrée ». Dans la mesure où ces pratiques ne sont pas de simples épiphénomènes mais des pratiques articulées au principe même du fonctionnement de l’économie administrée, alors la corruption n’est pas seulement un problème moral, mais pose un grave problème économique qui, en prenant de l’ampleur, devient un véritable fléau gangrénant les rouages de la société et sapant les relations sociales.
A la direction centralisée de l’économie, les « Réformateurs » ajoutent un autre trait caractéristique du « système », la prédominance d’une économie de rente.
2.2.2.2. La prédominance d’une économie de rente :
L’analyse est centrée sur les résultats de la mise en œuvre de la stratégie de développement, au niveau de l’agriculture et de l’industrialisation.
Le secteur agricole enregistre bien une certaine modernisation par les apports que lui fournit l’industrie (le parc de tracteurs passe ainsi de 5 000 en 1968 à 45 000 en 1981, tandis que la quantité d’engrais par hectare s’accroit de 7 kg en 1964-65 à 28 kg en 1978 et 98 kg en 1984-85) mais les rendements demeurent faibles. Le déficit de la production agricole par rapport à la consommation n’a pas cessé de se creuser, le taux de dépendance alimentaire passant de 7 % en 1969 à près de 60 % à la fin de la décennie 70. Si l’inefficacité du secteur est due à plusieurs facteurs, c’est surtout la « gestion administrée » de l’agriculture qui est incriminée, en particulier dans le domaine des prix. S’appuyant sur le fait que jusqu’en 1981, l’agriculture socialiste est tenue de livrer sa production à des organismes publics (offices spécialisés) ou parapublics (coopératives) à des prix fixés centralement, S. Goumeziane relève que « ces organismes sont en position de force par rapport aux exploitations et leur imputent une partie de leurs propres charges. Il en va de même des organismes d’approvisionnement des exploitations qui imposent leurs conditions de cout et de délais » pour conclure que « ces pratiques annulent totalement les effets de la politique des prix industriels au service de l’agriculture » dont les prix de vente, fixés eux aussi de manière centralisée, sont inférieurs de 25 % (tracteurs) à 100 % (engrais) au prix de revient. Les exploitations agricoles sont donc en déficit permanent.
S’agissant de l’industrialisation, il importe de noter que le taux d’investissement se concentre sur le secteur industriel au sens large (hydrocarbures compris), puisque celui-ci absorbe 55 % de l’investissement total sur la période 1967-78 et 37,6 % avec le premier plan quinquennal 1980-84. Mais malgré quelques résultats positifs liés à l’ampleur de cette accumulation, comme la création d’emplois ou l’accroissement des revenus et de la consommation, des aspects négatifs sont à relever. Parmi ceux-ci, il faut mentionner les « surcoûts » qui ont particulièrement marqué le processus d’industrialisation. Ces surcoûts qui apparaissent à toutes les étapes, de la négociation à la réalisation des projets (surfacturation des biens d’équipement, retard dans les délais de réalisation, dépenses liées à la localisation…) font que le coût en capital de l’industrialisation de l’Algérie est multiplié par deux par rapport aux pays développés, tandis que le coût par emploi est multiplié par cinq par rapport aux normes internationales. Aux surcoûts liés à la réalisation de l’investissement industriel, il faut ajouter le faible taux d’utilisation des capacités de production installées, source des déficits des entreprises publiques, en sus du système des prix industriels fixé par l’Administration. Dans ces conditions, l’industrie ne réussit pas à satisfaire le niveau de la demande intérieure en forte progression, d’où une augmentation des importations, signe d’un fonctionnement de plus en plus dépendant de l’outil de production.
La faiblesse des résultats et performances constatés au niveau des secteurs productifs, qui est à relier à l’existence d’un double marché, témoigne en même temps de la montée, voire de la prédominance progressive des « rentes spéculatives ». En effet, si sur le marché administré circule l’offre des biens publics à des prix fixés par l’Administration, sur le marché parallèle, une partie des biens acquis sur le marché administré va être revendue mais à des prix largement supérieurs permettant de dégager de véritables « rentes spéculatives ». Se greffant sur l’économie administrative, officielle, il se développe ainsi une économie parallèle dont l’importance ne cesse de grandir avec la crise, et qui s’étend pratiquement à tous les marchés, des biens de consommation et de production, produits localement ou importés, des services et des changes.
Par ces processus, l’économie parallèle détourne vers elle une grande partie du surplus dégagé par les secteurs productifs, surplus qui ne peut cependant demeurer dans l’espace de l’économie officielle, soumis comme il est aux règles de la gestion administrée, et en particulier, à la pratique du gel des prix. A un pôle donc, perte de substance, appauvrissement et endettement, et à un autre pôle, détournement de valeurs et développement de rentes spéculatives accaparées par une couche « mercantilo-administrative » qui consacre une partie de ses revenus à un train de vie souvent ostentatoire tandis qu’une autre partie, transformée en devises au taux de change du marché parallèle, sert à divers placements à l’extérieur.
Au cœur de ce qui apparaît comme un paradoxe, il faut interroger la nature du surplus à la base du processus d’accumulation. En Algérie, et à la différence notamment des pays socialistes et de l’URSS où « l’accumulation socialiste primitive » s’est réalisée par la mobilisation d’un surplus agricole essentiellement, le surplus qui a permis d’atteindre un taux d’accumulation particulièrement élevé est constitué par la valorisation des hydrocarbures sur les marchés extérieurs, la rente gazo-pétrolière, à laquelle il faut adjoindre les ressources financières associées aux contrats à long terme obtenues auprès de grandes banques internationales. La conversion de la rente pétrolière en investissement productif a bien eu lieu, mais cet investissement productif ne débouche pas sur un processus d’accumulation interne auto-entretenu. Le surplus dégagé par les secteurs productifs est dévoyé et détourné au bénéfice de l’économie parallèle pour prendre la forme de rentes spéculatives. La transformation de la rente en surplus accumulable en vue d’un développement durable ne se réalise pas. L’organisation économique et sociale, l’économie administrée, l’influence exercée par certaines forces sociales auprès des appareils d’État empêchent cette transformation. Le résultat est non une économie productive fondée sur la valorisation du travail social mais une « économie de rente » fondée sur la valorisation externe des richesses en hydrocarbures.
Ainsi ce que révèle la chute des prix des hydrocarbures, c’est, selon l’analyse des « Réformateurs », la crise d’un système, au plan économique, le système rentier, reposant sur une gestion administrée, déstructurant les secteurs productifs et les finances publiques, favorisant la pénurie, la spéculation et les transferts invisibles de capitaux.
III – Conclusion :
À la suite du décès du Président Boumediene, le nouveau compromis qui se forge entre différentes forces sociales aboutit à la cooptation de Chadli à la tête de l’État. Se démarquant par rapport à la stratégie de développement antérieure, celles dite des « Industrialistes », une nouvelle orientation économique est mise en œuvre, portant la quête d’une « croissance équilibrée ». Cette dernière est néanmoins desservie par la chute des prix des hydrocarbures qui intervient fin 1985/ début 1986 venue frapper une économie fortement fragilisée. Le relais par une autre forme quelconque de mobilisation du surplus faisant défaut, les conditions du blocage de l’accumulation étatique sont réunies. La crise économique se double d’une crise sociale et politique, une crise de légitimité de l’État que symbolisent les manifestations des journées d’octobre 1988.
De 1989 à 1998, différentes réponses à la crise sont mises en œuvre. Celles-ci vont connaître un mouvement pendulaire entre deux pôles : à un pôle, l’affirmation du principe de désengagement de l’État d’un certain nombre d’activités économiques, d’instauration d’une économie de marché et d’ouverture du système politique. Les politiques d’auto-ajustement des « Réformateurs » (sous l’égide de M. Hamrouche, chef de gouvernement de septembre 1989 à juin 1991) et d’ajustement sous contrainte du FMI (un accord d’un an avec le FMI, dit stand by, de mai 1994 à mai 1995, que prolonge un nouveau programme de trois ans, d’avril 1995 à mars 1998, dit programme de facilité de financement élargie) en sont deux modalités d’illustration ; à l’autre pôle, le refus du rééchelonnement de la dette extérieure, le retour au dirigisme économique et à la « solution pétrolière » constituent les préoccupations majeures des gouvernements de S.A. Ghozali ( chef de gouvernement du 5 juin 1991 au 29 juin 1992) et surtout de B. Abdesselam ( chef de gouvernement du 4 juillet 1992 au 10 octobre 1993). L’estimation des effets économiques et sociaux de ces réformes montre que si d’un côté on enregistre un effet d’apurement dans certains domaines (réduction des déséquilibres interne et externe…), de l’autre, on relève une insuffisance majeure quant à la mise en place d’une nouvelle dynamique de croissance, l’ensemble confirmant plutôt une tendance à un ajustement par le bas.
Dès son élection comme Président de la République le 27 avril 1999, Bouteflika met en œuvre une politique de réconciliation nationale, pour mettre fin à la décennie noire[26] : dans une première étape en faisant adopter, par référendum du 16 septembre 1999, une loi dite de « concorde civile » qui consacre la reddition de milliers d’intégristes ayant rejoint le maquis ; la seconde, en septembre 2005, en s’appuyant sur un nouveau référendum qui plébiscite massivement la « Charte pour la paix et la réconciliation nationale ».
La révision de la Constitution de 1996, qui établissait la limite de deux mandats, est adoptée par simple vote de l’APN (Assemblée populaire nationale) le 12 novembre 2008, permettant ainsi à Bouteflika de briguer un troisième puis un quatrième mandat.
Jusqu’en 2013, l’ère Bouteflika coïncide avec une période d’augmentation des prix du pétrole. Le prix annuel moyen du baril de pétrole dépasse les 100 $, les réserves de change atteignent 200 milliards de $ et le fonds de régulation des recettes 37 milliards de $. Mais cette formidable rente pétrolière (le chiffre de 1000 milliards de $ est avancé) n’est pas mise à profit pour diversifier l’économie. Elle a surtout été captée par des oligarques, proches du cercle présidentiel, et alimentant plutôt, un « capitalisme de connivence »[27].
En 2014, les prix du pétrole entament une chute vertigineuse. Le prix annuel moyen du baril de pétrole passe de 105 $ en 2013 à 96 $ en 2014, 49 $ en 2015 et 40 $ en 2016. Pour amortir le choc, le gouvernement puise dans les réserves de change qui passent de 200 M de $ en 2013 à 60 M en 2018 ; il réduit les dépenses publiques, de 9 % en 2016 puis de 14 % en 2017. La décélération de la croissance, 1,7 % en 2017 et moins de 2 % en 2018, ne permet pas d’absorber les jeunes qui se présentent sur le marché du travail ; près de 12 % de la population active est au chômage. Une nouvelle crise économique et sociale se profile, amplifiée par la montée d’un sentiment d’humiliation d’une large fraction de la population face au choix des décideurs d’imposer un nouveau mandat à un Président malade, incapable de s’exprimer. Le « Hirak », initié le 28 février 2019, vaste mouvement populaire d’opposition, est né de cette conjonction, ouvrant pour l’Algérie une période d’instabilité politique.
A la lumière de l’histoire économique de l’Algérie, la sortie d’un modèle économique reposant sur la rente pétrolière impose une double rupture : rupture par rapport à la dépendance aux hydrocarbures et la nécessité de diversifier l’économie algérienne en menant notamment une politique de réindustrialisation ; rupture par rapport au capitalisme de connivence, prédateur et inefficace. L’économie de production doit supplanter l’économie de rente.
Notes :
[1] Le projet d’étude de l’économie de l’Algérie de 1962 à 2019 s’appuie sur une périodisation qui distingue cinq phases :
la période 1962-1965 caractérisée par la concurrence entre deux modèles ;
la période 1965-1978 intitulée « Accumulation étatiste et capitalisme d’État » ;
la période 1989-1998 : les réponses à la crise : entre étatisme économique et économie de marché ;
la période 1999-2019 : vers un capitalisme de connivence ?
[2] G. Destanne de Bernis « Les industries industrialisantes et les options algériennes », Revue Tiers-Monde, n°47, juillet-septembre 1971, pp. 545-563. Sur cette stratégie appliquée en Algérie de 1967 à 1977, cf. » La stratégie de développement de l’Algérie : État démiurge et industries industrialisantes » in: Abdelhamid Merad Boudia, Économie du Développement , une perspective historique , L’Harmattan , 2012, p. 78-88
[3] « Synthèse du bilan économique et social de la décennie 1967-1978 », rapport rédigé par une équipe du MPAT (ministère du plan et de l’aménagement du territoire), Alger, 1980.
[4] Cf. H. Benissad, De la planification socialiste à l’économie de marché, éditions Enag, 2004, pp. 25 et suiv.
[5] Le baril de pétrole brut algérien voit son prix bondir de 14 à 37 $ en 1979-80 et les avoirs en devises gonflent de 1,8 à 3,4 milliards de $ ; cf. H. Benissad, ouvrage cité, p. 34 et ss.
[6] Adopté en 1966, le plan Valhyd (valorisation des hydrocarbures) consiste en un processus d’intensification des hydrocarbures. Les recettes tirées serviraient à alimenter le financement de l’industrialisation de l’Algérie en vue d’instaurer dans un intervalle de trente ans, 1976-2005, une croissance économique autonome qui ne dépendra plus des variations haussières ou baissières du marché pétrolier. Ce plan sera abandonné au début des années 80.
[7] B. Abdesselam a critiqué ce renversement de la politique énergétique ; le manque à gagner est chiffré à 5,1M de $, soit 40M sur une période de 8 années. Cf. mon article, « Industrialistes et Réformateurs face à la crise algérienne » in Recherches Internationales, n° 43-44, hiver-printemps 1996 « L’Algérie dans la tourmente », pp. 107-143.
[8] Cf. A. Benbitour, l’Algérie au troisième Millénaire, Défis et potentialités, éditions Marinoor, pp 67-68
[9] Cf. Benbitour, ouvrage cité.
[10] Cf. Benissad, De la Planification socialiste à l’économie de marché, ouvrage cité, pp. 27 et 36.
[11] Cf. H. Temmar, L’Économie de l’Algérie, les stratégies de développement, t.1, éditions OPU, p. 64
[12] Les critères de restructuration ont été définis par une firme de consultants américaine, Mc Kinsey and Co ; cf A. Boudersa, La ruine de l’économie algérienne sous Chadli, éditions Rahma, 1993, p.375.
[13] Cf. Dahmani, L’Algérie à l’épreuve, Economie politique des réformes, 1980-1997, Casbah éditions, Alger,1999, p.68
[14] Cf. H.A.Temmar, L’économie de l’Algérie, Les stratégies de développement,t.1, editions OPU, 2015, p. 70
[15] Cf.El Kenz, Prométhée et Hermès, Ecrits d’exil, Casbah éditions, Alger, 2009, pp. 157-194.
[16] Cf. El Kenz, ouvrage cité, p. 184-185 ; cf, aussi, Dahmani, p. 72 et ss.
[17] Cf. Dahmani, ouvrage cité, p. 69.
[18] Cf. Tlemçani, État Bazar et globalisation, l’aventure de l’infitah en Algérie, éditions El Hikma1999, p. 77
[19] Cf. Benbitour, ouvrage cité, p. 63
[20] La crise économique et sociale qui a suivi la chute du cours du pétrole fin 85/début 86, a constitué le terreau des émeutes d’octobre 1988, où des milliers d’Algériens ont manifesté dans la rue pour protester contre la hausse des prix, le chômage et les mesures d’austérité.
[21] « Industrialistes », groupe formé par les cadres dirigeants des grandes entreprises, les cadres des administrations sectorielles et en particulier ceux du ministère de l’Industrie et de l’Énergie, favorable à une industrialisation en profondeur. Parmi les membres éminents de ce groupe figurent Ghozali, Liassine et Abdesselam, le chef de file.
[22] Belaid Abdesselam, Le pétrole et le gaz naturel en Algérie : comment les Algériens ont gagné la bataille de la récupération du pétrole et du gaz, éditions ANEP, 2012.
[23] Le groupe des « Réformateurs » s’insurge contre le « délire industrialiste » et la direction centralisée de l’économie et propose la mise en place d’institutions favorables à une économie décentralisée et susceptibles de mettre en œuvre les mécanismes d’une économie de marché. Hidouci, Goumeziane, Hadj Nacer et M. Hamrouche, chef de file, en sont les principaux représentants.
[24] G. Hidouci, Algérie, la libération inachevée, éditions La Découverte, Paris,1995.
[25] S. Goumeziane, Le mal algérien : Economie politique d’une transition inachevée 1962-1994, éditions Fayart, 1994.
[26] Qualificatif qui désigne les violences qui ont caractérisé la décennie 90.
[27] Capitalisme de connivence, crony capitalism en anglais, appelé aussi capitalisme de clientèle ou encore capitalisme politique.