L’industrie gazière: un secteur stratégique pour la Russie

Par Catherine Locatelli, Université Grenoble-Alpes

Brian-Cantoni-e1484126017356L’industrie gazière est un secteur stratégique pour la Russie. Elle l’est d’abord pour son approvisionnement interne. La part importante du gaz naturel dans le bilan énergétique russe (53,5 % de la consommation d’énergie primaire soit 444 Gm3)[1] notamment dans le secteur industriel et dans le secteur électrique (49 %) lui confère une position particulière au sein de l’économie[2]. Cette industrie est ensuite, au travers des exportations, 260 Gm3, dont 190 Gm3 à destination de l’Europe[3], une variable importante des équilibres budgétaires du pays ainsi qu’un vecteur potentiel de son intégration dans l’économie mondiale. Les hydrocarbures représentent ainsi plus de 60 % des exportations de la Russie et les rentrées fiscales liées à ce secteur 41 % du budget fédéral (Yermako et Henderson, 2020).

Après avoir été longtemps au premier rang, la Russie, grâce à des réserves considérables, est (après les États-Unis) le deuxième producteur mondial de gaz naturel (679 Gm3 en 2019[4]). Son industrie est organisée autour de la compagnie gazière Gazprom, héritière directe de l’ancien ministère du Gaz soviétique. Cette holding financière née d’une réforme débutée sous M. Gorbatchev et poursuivie après l’effondrement de l’Union soviétique et de l’économie centralement planifiée est depuis 2000 détenue à 51 % par l’État russe.

L’importance de cette compagnie qui a produit 453 Gm3 de gaz naturel en 2020[5] découle de deux principaux facteurs. Fournisseur en dernier ressort du marché intérieur russe, elle est d’abord celle qui approvisionne le marché administré sur lequel les prix sont réglementés, en particulier celui des ménages. Dans les années 1990, sa fourniture a joué un rôle essentiel dans la préservation des relations inter-industrielles de l’économie russe confrontée à une transition majeure et par la même dans la stabilité sociale du pays. Cette compagnie est ensuite celle qui dispose du monopole d’exportation par gazoducs et donc l’essentiel des exportations de gaz naturel vers l’Europe et la Chine. À ce titre, elle assure les rentrées en devises liées à la rente gazière.

L’industrie gazière russe doit aujourd’hui faire face à deux enjeux importants. Tout d’abord la globalisation des marchés du gaz impose à la Russie de définir de nouvelles stratégies gazières si elle veut maintenir voire augmenter sa rente gazière. La diversification des marchés d’exportation à partir du développement d’une filière GNL (gaz naturel liquéfié) que poursuit la Russie est une première réponse à ce nouveau contexte. Les exportations de GNL sont pour l’heure principalement assurées par Novatek, un acteur privé russe, et principalement à destination de l’Asie. Mais elle ne peut être la seule. Dans le nouveau contexte gazier mondial marqué par des marchés plus concurrentiels et à certains moments des surplus d’offre conséquents, la nécessité de réformer progressivement l’industrie gazière russe s’est imposée. Les questions de rentabilité, de coûts de développement des gisements doivent désormais orienter les stratégies des acteurs russes face à la volatilité des cours mondiaux du gaz naturel. Mais cette réforme ne peut être que progressive (et difficile) tant elle pourrait impacter les équilibres économiques et externes de la Russie ainsi que la place et le rôle de Gazprom dans ceux-ci (Locatelli, 2022).

Enfin, et même s’il s’agit d’un long processus, la contrainte climatique interroge la place du gaz naturel et plus généralement celle des hydrocarbures dans l’économie russe. Imposant une transition énergétique de grande ampleur voire rapide (2050 ?), les politiques climatiques promues par la communauté internationale mettent fondamentalement en question le développement économique de la Russie basé sur la rente en hydrocarbures.

1.  Le « modèle Gazprom » au cœur de la transformation de l’économie russe

À la suite de l’effondrement du modèle économique de l’Union soviétique, la réorganisation de l’industrie gazière russe menée dans les années 1990 a consacré une structure de gouvernance hiérarchique autour de la holding financière Gazprom. Compagnie verticalement intégrée, cette dernière se caractérise jusqu’à la fin des années 2000 par son quasi-monopole de production et son monopole de transport (gazoducs) et d’exportation. Elle est détenue à 38 % par l’État qui ne deviendra majoritaire (51 %) dans l’actionnariat de Gazprom qu’au début des années 2000. Cette structure de gouvernance est celle qui a été et demeure pour partie cohérente avec l’environnement institutionnel de la Russie.

Dans les années 1990 et 2000, le secteur gazier russe est pour l’essentiel géré par les quantités au travers de quotas de consommation. Gazprom négocie ainsi avec les grandes catégories de consommateurs la fourniture gazière à des prix administrés et régulés par l’État (Ahrend et Tompson, 2004). Ces prix régulés – maintenus sur de longues périodes à des niveaux très bas parfois même inférieurs aux coûts de production de la compagnie – contribuent à subventionner de manière importante l’économie russe[6]. Plus encore, durant les années 1990 et le début des années 2000, la compagnie continue de maintenir ses livraisons gazières à l’économie en dépit du développement sur une grande échelle des relations non monétaires. Par ce biais, elle est un élément important du maintien d’un minimum de cohérence industrielle[7] mais aussi de la préservation du consensus social[8].

La régulation par les quantités au travers des quotas de consommation – en dehors de critères de rentabilité, de coût ou de prix – offre à l’économie russe la possibilité de bénéficier d’un approvisionnement en gaz stable et à bon marché malgré l’insolvabilité d’un grand nombre de consommateurs industriels, domestiques et des distributeurs. Ainsi selon Gaddy et Hicks (1999 et 1998), la société gazière « soutient » l’ensemble du système économique en permettant à des entreprises non rentables de survivre en acceptant des non-paiements et du troc pour ses livraisons énergétiques[9]. Ces « subventions indirectes » permettent également à l’État de maintenir rentables les exportations de produits très intensifs en énergie, chimie, aluminium par exemple (Sagers et al., 1995).

Enfin pourvoyeur essentiel de devises grâce aux exportations vers l’Union européenne, Gazprom – héritière de l’ensemble des contrats – est un fournisseur de liquidités dans un environnement dominé par des relations non marchandes. Résultat d’un compromis avec l’État, la compagnie assure l’approvisionnement en gaz naturel de l’économie russe contre un accès privilégié aux devises (et donc à la rente) liées aux exportations. Une telle logique garantit la poursuite de ses investissements et donc la croissance de la production en dépit de l’insolvabilité croissante de l’économie russe.

Dans un tel contexte, la mise en œuvre d’une réforme concurrentielle du secteur gazier, telle que souhaitée par certains réformateurs russes et le FMI, aurait conduit à modifier les équilibres budgétaires, mais surtout à restructurer un modèle organisationnel qui répondait à l’incertitude radicale née de l’effondrement de l’économie centralement planifiée. Toute réforme « libérale » basée sur la dé-intégration verticale de Gazprom et sa mise en concurrence s’avérait impossible en dépit des différents projets élaborés par le ministère de l’Économie[10]. Même si dans les années 2000 disparait progressivement le phénomène des non-paiements, ce n’est qu’au prix du maintien à des niveaux très bas des prix administrés du gaz naturel empêchant les acteurs gaziers d’être rentables[11]. Selon certaines estimations, ils étaient en moyenne inférieurs au coût marginal de production de Gazprom (Tarr et Thomson., 2003 ; Dubek et al. 2006). Par ailleurs, la structure des prix intégrait d’importantes subventions croisées entre le secteur industriel et le secteur résidentiel, le second étant subventionné par le premier. Enfin, la structure de gouvernance hiérarchique de Gazprom permettait la continuité contractuelle avec les clients européens. Elle assurait la fiabilité de l’approvisionnement russe au marché européen qui en raison des conditions internes s’affirmait dans la stratégie de l’entreprise et dans celle de la Russie comme un marché prioritaire[12].

2. La nécessaire évolution du secteur gazier russe pour répondre aux nouveaux enjeux des marchés internationaux d’hydrocarbures

Progressivement s’impose à partir de la fin des années 2000, la nécessité de mettre la rente en hydrocarbures au service de la modernisation de l’économie russe. Il importe notamment de limiter l’impact d’une volatilité de plus en plus forte des prix sur les marchés des hydrocarbures. Les perspectives de décarbonation du mix énergétique mondial, en particulier les hausses limitées de la demande gazière (voire d’une baisse s’agissant de l’UE) d’ici 2050, renforcent la nécessité de diversifier l’économie des pays producteurs d’hydrocarbures et sans doute la nécessité de prix du pétrole et du gaz naturel relativement conséquents. En effet, ces politiques de diversification de grande ampleur supposent des moyens financiers considérables. À court terme, ceux-ci ne pourront provenir que de la rente en hydrocarbures. Il importe donc pour la Russie de tenter de préserver sa rente gazière (voire de l’augmenter) alors même que divers facteurs risquent de l’éroder. Une demande gazière plus faible en raison de politiques climatiques contraignantes pourrait conduire à une concurrence plus aigüe entre des producteurs à la recherche de débouchés. La question des coûts de production sera centrale et les producteurs les plus compétitifs seront avantagés et susceptibles de préserver sur du plus long terme leur part de marché. Dans un tel contexte, préserver la rente gazière suppose des changements dans les logiques de l’industrie gazière russe. Ainsi, pour garder sa part de marché notamment en Europe, Gazprom doit sans doute faire évoluer sa stratégie vers une plus grande efficience.

  • La réforme de l’industrie gazière russe

 L’importance du secteur gazier dans les équilibres économiques internes et externes de la Russie, les implications économiques et sociales d’une réorganisation de grande ampleur ainsi que les contraintes institutionnelles, économiques et politiques propres à ce pays expliquent les spécificités et les principales caractéristiques de la réforme qui se met progressivement en place.

Cette dernière procède d’un certain nombre de changements incrémentaux qui résultent d’une recombinaison entre des anciennes et des nouvelles formes institutionnelles. Les arrangements institutionnels « importés » (notamment ceux empruntés à la réforme concurrentielle de l’Union européenne) sont adaptés au contexte institutionnel de la Russie. Si son marché gazier intérieur est de plus en plus orienté par les logiques de marché (prix, concurrence), il persiste toutefois un certain nombre d’institutions héritées des années 1990, voire de l’économie planifiée. L’introduction de nouvelles règles, normes, pratiques au côté d’anciennes institutions, ont conduit à un marché que l’on peut qualifier de dual, constitué d’un marché administré et d’un marché libre. Mais à partir des années 2010, la redéfinition des rapports entre le marché administré et le marché libre débouche progressivement sur des segments de marché (industrie, secteur électrique) que l’on peut qualifier de quasi concurrentiels (Henderson et Moe, 2017). Ainsi, depuis 2016 la fourniture des indépendants et des compagnies pétrolières représente plus de 40 % de la consommation gazière russe. En 2018, leur part dans la production était de 32 %.

Il se dessine ainsi une configuration originale du secteur gazier russe autour des deux compagnies d’État Gazprom et Rosneft (compagnie pétrolière) et d’un acteur privé, l’indépendant Novatek. L’opérateur historique, à qui il incombe d’être le garant en dernier ressort de la fourniture gazière sur le marché intérieur, est préservé mais à ses côtés, l’État favorise l’émergence de franges concurrentielles.

Tableau 1 : Les principaux acteurs du secteur gazier russe

 

Statut

Principaux actionnaires, en %

Implication dans le gazier

Gazprom

État

État : 50,2 ¹

ARD : 24,1

Autres : 25,6

Plus important producteur russe de gaz; Monopole du réseau de gazoducs; Monopole des exportations par gazoducs.

Exportateurs de gaz par gazoduc vers l’Europe et la Chine; Exportateurs de GNL vers l’Asie (Sakhaline), principal partenaire Shell.

Nombreux projets de GNL dont le Baltic LNG.

Rosneft

État

État : 50

Actionnaires étrangers

-BP (RU) : 19,8

-QH Oil Investments (Qatar) : 18, 9

Principale compagnie pétrolière russe produisant du gaz.

Projets d’exportation de GNL avec ExxonMobil (Sakhaline 1).

Novatek

Privé

Privés russes : 45,9

Gazprom : 10

Actionnaire étranger :

Total (France): 16,5

Principal producteur indépendant de gaz.

Principal exportateur de GNL russe : Capacité de 16, 5 millions de tonnes/an à partir de Yamal GNL, plus 2e projet de GNL, Arctic LNG 2, à partir de 2023.

Exportation vers l’Asie et l’Europe.

¹Au travers de ROSNEFTEGAZ détenue à 100 % par l’État russe.

Sources : Gazprom, Novatek, Rosnef ; Ménard et al (2020).

Les modifications des rapports entre les deux marchés sont le fruit d’une réforme progressive des prix accompagnée d’une monétarisation croissante des échanges. La réforme envisagée en 2006[13] d’une parité (en netback) des prix intérieurs avec ceux des marchés européens, liant pour la première fois les deux marchés, n’a jamais été réellement appliquée en raison de ses implications économiques (accroissement des coûts de production industriels, inflation…) et de ses enjeux redistributifs. Il n’en demeure pas moins que de fortes augmentations des prix administrés du gaz (280 % pour le secteur industriel et 307 % pour le secteur résidentiel entre 2006 et 2017) ont eu lieu permettant d’accroitre la compétitivité de Gazprom mais aussi de faire émerger une réelle concurrence entre les ventes de Gazprom (prix administrés) et celles des autres acteurs (prix libres).

Si des hausses importantes ont permis d’aligner les prix administrés sur les prix libres du marché non régulé[14], la question de la libéralisation totale des prix du gaz naturel bute toujours sur les implications sociales d’une mesure qui conduirait à ne plus subventionner les ménages. Ceci reviendrait à une nouvelle distribution de la rente gazière. En effet, le maintien, pour cette catégorie, de prix administrés inférieurs à ceux des marchés internationaux revient à opérer au travers de Gazprom et à leur profit une distribution de grande ampleur de la rente réalisée sur les marchés internationaux (Henderson et Moe, 2019). Dans ces conditions, mener à son terme la réforme de l’industrie gazière est-elle politiquement et socialement possible ?

Enfin, poursuivre la réforme de l’industrie gazière pose inévitablement la question du maintien du monopole d’exportation de Gazprom. Mais instaurer à l’international, en particulier sur le marché européen ou chinois, une concurrence entre Gazprom et certains acteurs russes risquerait de peser sur les prix et donc de diminuer sensiblement la rente en hydrocarbures si essentielle pour l’État[15] (voire le pouvoir de négociation de Gazprom avec ses partenaires étrangers). L’État russe s’est toujours refusé à une telle évolution. Même si en 2014, les exportations en matière de gaz naturel liquéfié ont été partiellement libéralisées[16], Gazprom reste seul maître de celles par gazoduc. Reste qu’un certain nombre d’acteurs russes, dont la puissante compagnie pétrolière d’État Rosneft, demandent à pouvoir accéder librement aux marchés internationaux afin de valoriser leur production gazière.

  • Devenir un acteur global du marché gazier : enjeux économiques et géopolitiques

 La réforme concurrentielle des industries gazières de l’Union européenne qui l’a conduit à chercher à diversifier ses fournisseurs et à limiter le pouvoir de marché de la Russie en Europe met fondamentalement en cause l’importance de la rente gazière de la Russie. Les surplus d’offre qui ont marqué le marché européen à la fin des années 2010 et la menace crédible des exportations de GNL en provenance des États-Unis – à la suite du développement de la production de gaz de schiste – ont conduit Gazprom à profondément réviser sa stratégie d’exportation et tout particulièrement ses contrats de long terme dans le but de demeurer compétitif. Ce n’est qu’au travers de baisses significatives de ses prix que la compagnie a pu préserver voire augmenter sa part de marché en Europe (Boussena et Locatelli, 2017). Mais la flexibilisation des contrats de long terme (introduction de référence aux prix spot dans la clause d’indexation des prix des contrats de type Take Or Pay ; plus grande flexibilité de la clause Take Or Pay) modifie la répartition de la rente gazière entre pays exportateurs et pays importateurs : en faveur des pays importateurs quand les prix sur les marchés spot sont bas mais en faveur des pays exportateurs quand les prix sont élevés.

Enfin, la rente pourrait être fortement affectée par les politiques climatiques qui seront mises en œuvre. Deux facteurs sont susceptibles de jouer. D’une part, les échanges entre l’UE et la Russie devraient être profondément affectés par la baisse drastique de la demande gazière européenne qu’implique l’objectif de la neutralité carbone (Green Deal) en 2050 (Leonard et al., 2021). D’autre part, la possible introduction d’une taxe aux frontières de l’UE (Carbon Border Adjustment Mechanism), envisagée dès 2023, pourrait renchérir de manière significative le coût des exportations gazières russes et donc limiter la demande gazière. Cette taxe serait perçue non par la Russie mais par les pays importateurs.

Tableau 2 : Prix et volumes des ventes de gaz de Gazprom en Europe  

 

2012

2016

2017

2018

2019

2020

Volume, Gm3

130

228,3

242

243,2

232,4

174

Prix moyen, $US/1000 m3

402

176

200

247

210,6

143

Source : Gazprom, différentes années.

La principale réponse économique et géopolitique de la Russie au travers de ses compagnies (Gazprom et l’indépendant Novatek) à ces changements est celle de la diversification des marchés d’exportation afin de s’assurer d’une demande gazière suffisante sur le moyen-long terme. Elle cherche à se positionner en acteur global d’un marché gazier de plus en plus mondialisé et ainsi à accroître son insertion internationale. Cette stratégie implique deux évolutions majeures. La première consiste en un pivot gazier vers l’Asie (Henderson et Moe, 2019), région qui notamment avec la Chine et l’Inde, sera déterminante de la demande gazière mondiale future. Même s’il n’en est qu’à ces débuts, le développement des exportations d’hydrocarbures vers l’Asie soit par gazoduc soit par GNL est l’objectif prioritaire de la Stratégie énergétique à 2035 de la Russie (Mitrova et Yermakov, 2019), cette région pouvant représenter dès 2030 plus de 40 % des exportations totales du pays alors qu’elles étaient très faibles au début des années 2000[17]. Cela ne signifie pas pour autant de substituer le marché asiatique au marché européen mais bien d’avoir une stratégie globale d’exportation. À terme, un des enjeux de la diversification des exportations vers l’Asie, pourrait être pour la Russie de se positionner en tant que swing gas supplier entre l’Europe et l’Asie (Paik, 2015).

Tableau 3: La demande gazière de l’Asie en 2050 selon les scénarios de l’AIE (en Gm3)

 

2020

Stated Policies

Announced Pledges

Sustainable Development

   

2030

2050

2030

2050

2030

2050

Asie Pacifique

839

1114

1442

1105

1164

1146

880

Chine

322

454

521

443

314

438

359

Inde

63

133

207

133

206

173

142

Source : AIE/WEO (2021).

La deuxième évolution est relative au développement d’une nouvelle filière technologique, le GNL, seul capable de connecter les trois marchés régionaux du gaz naturel et de permettre des arbitrages selon les conditions de rentabilité sur ces trois marchés. Là encore, les objectifs de la Russie sont ambitieux puisqu’elle entend d’ici 2035 se situer parmi les tout premiers fournisseurs mondiaux de GNL[18]. C’est principalement Novatek, acteur gazier privé, qui est pour l’heure l’artisan de ce développement.

Dans ce contexte, on voit se développer une interdépendance croissante entre la Russie et la Chine. La première est un fournisseur important d’hydrocarbures de la Chine, en contrepartie de quoi cette dernière s’impose progressivement comme un acteur majeur du financement de certains projets énergétiques. Les banques chinoises ont ainsi financé à plus de 58,6 % le projet de GNL de Yamal développé par Novatek (50,1%), Total (20%) et le Silk Road Fund (9,9%)[19]. Les sanctions occidentales contre la Russie expliquent pour partie cet état de fait. Mais cela ne préfigure-t-il pas de bouleversements plus structurels ? Le retrait progressif des investisseurs internationaux dans le cadre de la lutte contre le réchauffement climatique qui se dessine depuis la fin des années 2010 pourrait le laisser présager. Il ferait de la Chine (mais pas seulement) un acteur incontournable du financement des nouveaux projets internationaux d’hydrocarbures. Dès lors le développement d’échanges significatifs entre le premier importateur mondial et le deuxième exportateur mondial d’hydrocarbures prend toute son importance (Abbas et Locatelli, 2022).

Tableau 4 : Les principales sources de financement de Yamal LNG

Entités

En % du financement

China Development Bank et l’Export-Import Bank of China (Chine)

58,6

Russia’s national Welfare Fund (Russie)

12,4

Gazprombank et Sberbank

21,2

Japan Bank for International Cooperation (Japon)

1,1

Source : Henderson et Yermakov (2019).

***

L’industrie gazière russe et la compagnie Gazprom ont joué un rôle central dans la transition économique russe. Le « modèle Gazprom » issu du démantèlement du ministère de l’Industrie du gaz soviétique a permis au mieux de répondre à certaines contraintes de la transformation du système économique russe, en particulier celles liées au développement sur grande échelle des non-paiements.

Progressivement ce modèle tend à évoluer pour tenter de répondre à des marchés gaziers plus concurrentiels et plus volatils notamment en termes de prix ainsi qu’aux enjeux induits par la contrainte climatique. Sur le long terme, celle-ci impose de « sortir » à un rythme plus ou moins rapide des hydrocarbures. Il s’agit d’un bouleversement total pour des pays dont le développement économique est basé sur les revenus liés aux exportations d’hydrocarbures. A court terme, il importera pour la Russie de préserver la rente gazière en s’adaptant à un environnement plus concurrentiel et plus incertain afin de la mettre au service de la diversification de l’économie. Les implications politiques et sociales de ces évolutions pourraient être considérables.

Bibliographie :

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Notes :

[1] Il s’agit de l’année 2019. BP (2021).

[2] Cette importance résulte d’une politique de substitution du pétrole par du gaz naturel menée dans les années 1980. Il s’agissait alors de privilégier le pétrole pour l’export car source essentielle de la rente en hydrocarbures et des rentrées en devises.

[3] Il s’agit de l’année 2019. BP (2021). Compte tenu de l’impact de la crise liée au Covid-19, l’année 2020 n’est pas représentative.

[4] BP (2020).

[5] Gazprom (2021).

[6] Les relations entre la holding financière Gazprom et ses sociétés sont dominées par un mécanisme de coordination particulier, les prix de cessions internes. Ceux-ci sont les prix auxquels la holding Gazprom achète, au travers de Transgaz, le gaz aux sociétés de production. Pendant de nombreuses années, ces prix ont été établis à un niveau inférieur aux coûts de production du gaz (Kryukov et Moe, 1996). Par ce biais, ils ont permis de garder les sociétés de production en déficit et donc de limiter considérablement leur autonomie. L’organisation de Gazprom a ainsi tendu à préserver la centralisation du financement des investissements (Locatelli, 2003).

[7] En Russie, le gaz naturel est un input important pour la production d’électricité thermique. Il l’est également pour la pétrochimie et certaines industries grosses consommatrices d’énergie.

[8] On estime ainsi qu’en 1997 seules 45 % des ventes de gaz auraient été payées (72% en 1996) dont seulement 6% seulement réglées en liquide. En 1997, 39% des ventes auraient été réglées en troc (51 % en 1996). Bagratian et Gürgen (1997) ; Stern (1998).

[9] Cette approche est également développée par Woodruff (1999).

[10] La réforme initialement envisagée, portée par les partisans de la thérapie de choc, par le Comité d’État à la Propriété puis par G. Greff, ministre du développement économique et du commerce (Kryukov et Moe, 1996), était calquée sur celle, concurrentielle, des industries de réseau menée par l’Union européenne dans les années 1990. Les projets de restructuration étaient centrés sur la dé-intégration verticale de la compagnie Gazprom. Il s’agissait de séparer les fonctions de production et de transport (selon une logique d’unbundling patrimonial) afin d’isoler les segments concurrentiels de ceux en monopole naturel. Dans une perspective concurrentielle, l’objectif était également de créer six producteurs à partir des sociétés de production détenues à 100 % par Gazprom. Ce dernier aurait alors été réduit à sa seule fonction de gestionnaire du réseau de gazoduc assurant le transport du gaz naturel. Il aurait été en monopole naturel régulé détenu par l’État avec un accès des tiers.

[11] La politique de prix énergétiques administrés fixés par l’État à des niveaux très bas, inférieurs aux prix sur les marchés internationaux, sans révisions sur de longue période et incorporant de fortes subventions croisées entre l’industrie et les ménages a été un des principaux moyens d’extraire la rente sous l’économie soviétique (Sagers et al., 1995).

[12] Les prix du gaz naturel sur le marché européen assurent à Gazprom une meilleure rentabilité que pour les ventes sur son marché intérieur. A titre d’exemple, en 2001, ces prix étaient de 10 $/1 000 m3 pour les ménages et de 15 à 16 $/1 000 m3 pour les industriels, contre une moyenne de 120 $/1 000 m3 pour les exportations vers l’Europe de l’Ouest.

[13] A partir de la deuxième moitié des années 2000, la nécessité d’investir dans de nouvelles zones de production face à l’épuisement des gisements de Gazprom, de limiter la croissance de la demande gazière favorisée par les bas prix du gaz et plus généralement de corriger les distorsions du marché gazier, conduit l’État à relancer le processus de réforme.

[14] Ces derniers pouvant même dès 2012 (sur certains segments) être inférieurs aux prix réglementés.

[15] Les quelques études effectuées à ce sujet tendent en effet à montrer qu’une libéralisation des exportations gazières érode de manière significative le profit de monopole de la Russie sur ses exportations (Tarr, 2010).

[16] L’ouverture en la matière reste cependant très partielle et contrôlée par l’État. Seules les compagnies d’État (Rosneft, Gazprom) ou les compagnies qui, détenant des ressources gazières, ont une licence pour construire une usine de GNL (soit Novatek) et ont le droit d’exporter du GNL. Il s’en suit que seuls Notavek, Rosneft et Gazprom répondent aux conditions requises pour exporter du GNL (loi sur les exportations gazières).

[17] Energy Strategy of Russia : For the Period up to 2030. Institute of Energy Strategy, ministère de l’Énergie de la Fédération de Russie, 2010, Moscow.

[18] La Russie envisage de produire près de 140 Millions de tonnes de GNL en 2035 (30 millions de tonnes en 2019) soit une part de plus de 10 % des échanges mondiaux de GNL.

[19] Autre exemple de cette implication, la banque chinoise (CDB) au côté de la banque russe de développement (VEB) serait prête à financer pour partie le projet gazier Nakhoda dans l’Extrême orient russe.