Conseil des droits de l’homme de l’Organisation des Nations-unies
Ce texte est un extrait du « Rapport du Rapporteur spécial sur les droits de l’homme des migrants ». Il a été diffusé le 8 mai 2015 à l’occasion de la 29ème cession du Conseil des droits de l’homme. Il est signé par Monsieur François Crépeau, le Rapporteur spécial.
Les atermoiements de l’Union européenne et de ses membres au sujet de l’accueil des migrants ainsi que les débats qu’ils suscitent ont marqué l’année 2015. Il nous a semblé utile de présenter ici, au moyen d’un extrait de ce Rapport, un bilan sans concession en date du début de l’année 2015 faisant objectivement le point sur cette question du point de vue du simple respect des droits de l’homme. Cet extrait reprend les alinéas numéros 13 à 84 de ce Rapport.
Vue d’ensemble des migrations depuis 2013
On ne constate non pas une croissance soutenue des migrations d’origine hors Union européenne mais une augmentation du nombre des migrants en situation irrégulière et des demandeurs d’asile
On ne constate pas de croissance soutenue du volume total des migrations en provenance de pays tiers au cours des cinq dernières années. Selon les estimations de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), en 2012, l’Union européenne a connu une baisse de 12 % du nombre de migrants non ressortissants de ses pays membres[1]. Cette diminution globale des courants migratoires en direction de l’Union européenne traduit le fait que cette région considère désormais que, de manière générale, l’immigration de ressortissants de pays tiers n’est plus souhaitable et qu’une très forte réduction de l’immigration régulière s’impose.
Cette façon de voir les choses a des effets secondaires directs sur les courants d’immigration irrégulière. Alors que l’immigration régulière dans les pays de l’Union européenne est en recul, une tendance à la hausse de l’immigration irrégulière et des demandes d’asile est manifeste depuis le rapport de 2013. L’Agence européenne pour la gestion de la coopération opérationnelle aux frontières extérieures des États membres (FRONTEX) a signalé qu’au cours du quatrième trimestre de 2014, l’immigration irrégulière était à son plus haut niveau (100 000 entrées irrégulières) depuis 2007, année de début de la mise en commun des données dans le cadre du Réseau d’analyse des risques (FRAN) de FRONTEX.
Une augmentation notable du nombre des demandes d’asile est également à signaler. Après un niveau record en 1992 (670 000) puis en 2001 (424 200), le nombre des demandes d’asile dans l’Union européenne est retombé à un peu moins de 200 000 en 2006. À partir de ce niveau relativement bas, le nombre des demandes d’asile a recommencé à augmenter progressivement jusqu’en 2012, évolution qui s’est ensuite considérablement accélérée au point que le nombre des demandeurs d’asile avoisinait les 450 000 en 2013.
À l’échelle mondiale, la proportion de personnes déplacées par les situations d’urgence qui demandent le statut de réfugiés en Europe demeure faible. Comme l’indique le HCR, le monde connaît actuellement les plus forts taux de déplacements de populations depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale et, au début de 2015, il y avait 1,3 million de réfugiés enregistrés au Liban et 1,9 million en Turquie. En comparaison, l’Union européenne a examiné 620 000 demandes d’asile en 2014.
Les annonces migratoires divergent
Les évolutions des migrations en direction de l’Union européenne ne touchent pas tous les États de cette région de la même manière. Des pays tels que l’Allemagne, la Finlande et la France ont connu une augmentation de ces flux en 2012, alors que l’Italie, l’Espagne et le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord ont connu une diminution de l’immigration permanente[2].
Des divergences apparaissent également en ce qui concerne l’évolution des demandes d’asile, Eurostat donnant pour 2014 des chiffres qui vont de 126 705 en Allemagne à 55 au Liechtenstein. Toujours selon Eurostat, la proportion de demandes d’asile en cours de traitement en Allemagne, en Suède et en Italie allait de 37 % en 2010 à 60 % en 2014.
Migrations par voie maritime et décès en mer
Il existe bien un certain nombre d’itinéraires maritimes précaires vers l’Union européenne, mais le plus fréquemment emprunté depuis 2013 est de loin celui qui passe par la partie centrale de la mer Méditerranée. L’augmentation considérable du recours à cet itinéraire a eu pour conséquence tragique des pertes massives de vies humaines. Selon les estimations du HCR, 3 000 personnes sont mortes ou ont été portées disparues en mer en 2014. Les événements des quatre premiers mois de 2015 donnent à penser que l’utilisation de cet itinéraire et les morts de migrants qui vont de pair avec ce phénomène alors qu’elles auraient pu être évitées se poursuivent à un rythme alarmant.
La majorité des migrations par voie maritime passe certes par la partie centrale de la mer Méditerranée mais l’Union européenne sait bien que, par suite des efforts faits pour sécuriser la frontière avec la Turquie, davantage de réfugiés et de migrants empruntent l’itinéraire qui mène aux îles grecques par la mer Égée. FRONTEX a signalé que jamais le nombre des migrants empruntant ces voies-là n’a été aussi élevé qu’au cours de la période allant de juillet à septembre 2014. En octobre 2014, le HCR a averti que la situation devenait critique.
Développement de la xénophobie anti-migrant
Avec en arrière-plan un climat économique difficile, une progression des partis nationalistes populistes à l’intérieur de l’Union européenne et la tragédie des attentats terroristes de Paris au début de 2015, on constate une recrudescence de la xénophobie et des propos haineux. Cette recrudescence de la xénophobie visant les migrants constatée depuis la parution du rapport de 2013 du Rapporteur spécial représente une évolution notable de la perception des migrants en Europe ainsi qu’un obstacle à l’élaboration de politiques plus progressistes.
Faits nouveaux positifs
Les faits nouveaux positifs suivants, notamment, sont à signaler en ce qui concerne les droits de l’homme des migrants à l’intérieur de l’Union européenne :
- a) arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme et de la Cour européenne de justice, contestant les pratiques d’externalisation, la « logique de Dublin », la détention des immigrants et les problèmes d’accès à la protection sociale ;
- b) action de la responsable des droits fondamentaux de FRONTEX, Inmaculada Arnaez Fernandez, et de ses collaborateurs, s’agissant notamment de l’établissement d’un code de conduite pour les opérations conjointes de rapatriement, du manuel Vega Children Handbook et de la création d’un mécanisme de surveillance des droits fondamentaux ;
- c) opérations de recherche et de sauvetage assurées tant par le Gouvernement italien que par FRONTEX dans le cadre des programmes Mare Nostrum et Triton. Le Rapporteur spécial note toutefois que les opérations Triton ont été limitées, comme on le verra plus loin ;
- d) initiatives concernant les migrations régulières, notamment le système de la carte bleue, la directive sur les travailleurs saisonniers et le projet de directive sur les étudiants et les chercheurs ;
- e) efforts faits par le Parlement européen et la Commission européenne en réaction à la crise actuelle en Méditerranée ;
- f) attention accordée aux droits de l’homme des migrants par l’Agence des droits fondamentaux de l’Union européenne, notamment à la conférence annuelle de 2014 de cet organe.
Nonobstant ces éléments positifs, le primat constamment accordé à la sécurité continue de structurer la manière dont l’Union européenne aborde la gestion de ses frontières. Les droits de l’homme des migrants ne sont pas intégrés aux politiques de manière globale et cohérente. Le système demeure caractérisé par sa complexité, par le manque d’harmonisation entre les politiques en la matière et les normes régionales et internationales relatives aux droits de l’homme, par le partage limité des responsabilités et par l’absence de la volonté politique nécessaire pour engager les changements qui s’imposent.
Analyse de la manière dont l’Union européenne gère les migrations et contrôle ses frontières extérieures au regard des droits de l’homme des migrants
Le statu quo est désormais intenable
Le système actuel de gestion des frontières de l’Union européenne ploie sous la pression croissante des migrations irrégulières, alors même que la proportion de personnes déplacées par les crises qui cherchent refuge dans ces pays est relativement faible.
Considérant le nombre des migrants qui périssent en mer et l’ampleur des souffrances qu’ils connaissent à tous les stades du parcours migratoire, il apparaît clairement que l’Union européenne ne maîtrise pas le phénomène des migrations. L’absence de maîtrise de ce phénomène se manifeste de différentes manières, qui suscitent un large éventail de sujets de préoccupation en matière de droits de l’homme dont certains remontent à 2013 et n’ont cessé depuis de gagner en acuité et en urgence.
Précarité des itinéraires menant à l’Union européenne et droits de l’homme
Le recours à des itinéraires précaires pour atteindre l’Union européenne, en particulier ceux comportant la traversée de la Méditerranée centrale, s’est considérablement développé depuis 2013 et s’est accompagné de violations à grande échelle du droit à la vie, ainsi qu’à des violations importantes d’autres droits de l’homme à tous les stades du parcours migratoire. Cette forme de migration est dans une large mesure alimentée par des conflits et la pauvreté (facteur répulsif) mais aussi par des besoins non satisfaits sur les marchés du travail européens (facteur attractif). Bon nombre de ces migrants sont contraints d’emprunter ces itinéraires précaires par leur situation désespérée et par le manque de possibilités de migration régulière.
Des bandes organisées de trafiquants qui ont toujours une longueur d’avance sur les polices des frontières profitent de ce manque de voies de migration régulière pour faciliter, contre le versement de fortes sommes d’argent, le franchissement des frontières en empruntant des itinéraires précaires. Ces trafiquants font notoirement fi de la dignité, de la survie et des droits des migrants et exploitent systématiquement des personnes qui cherchent désespérément à atteindre des terres où elles seraient plus en sécurité.
En général, les bateaux transportant des migrants à destination de l’Union européenne partent d’Égypte ou de Libye pour traverser la Méditerranée centrale et orientale, du Maroc ou de Tunisie pour traverser la Méditerranée occidentale et de Turquie lorsqu’il s’agit de passer par la mer Égée. De nombreux migrants sont venus de très loin, y compris de pays de l’Afrique subsaharienne et du Moyen-Orient, pour entreprendre ces périples. Ceux qui ont dû traverser le Sahara ont subis un traitement horrible, allant jusqu’au viol et à d’autres formes de violence.
Lorsque les migrants parviennent jusqu’au dernier pays avant la traversée de la Méditerranée, ils y subissent souvent de nouvelles violations de leurs droits. L’Agence des droits fondamentaux de l’Union européenne a publié des informations faisant état de l’existence au Maroc de camps de fortune gérés par les migrants eux-mêmes où les conditions de vie sont très mauvaises, ainsi que de migrants logés dans de petites huttes par les trafiquants en Turquie. Ces derniers exigent généralement plusieurs milliers de dollars par personne pour la traversée en bateau vers l’Union européenne. Pour plusieurs membres d’une même famille, le prix de la traversée peut dépasser les 10 000 dollars des États-Unis.
La traversée elle-même est périlleuse, parce qu’effectuée sur des navires dotés d’un équipement minimal, avec des systèmes de navigation limités, qui ne sont pas en état de prendre la mer et transportent souvent des quantités insuffisantes de vivres, d’eau, de combustible, de mallettes de premiers secours et de gilets de sauvetage. Le nombre de personnes embarquées est en général extrêmement élevé, dépassant parfois le double de la capacité recommandée. Une fois que les migrants ont réglé le prix du voyage, ils sont souvent obligés de monter à bord même s’ils se ravisent en constatant l’état du bateau. Des migrants ont fait état de situations où il n’y avait pas de capitaine à bord et où ce sont des migrants sans expérience qui sont obligés de prendre la barre, parce que les trafiquants ne veulent pas courir le risque d’être arrêtés par les autorités.
Des cas de violence sexuelle et de mise en esclavage des femmes ont été signalés dans les situations où les trafiquants sont aussi du voyage. La traversée à partir de l’Afrique du Nord prend en moyenne entre un et trois jours mais peut durer beaucoup plus longtemps, en fonction de la nature du bateau et de l’état de la mer. Nombreux sont les bateaux qui chavirent ou partent à la dérive.
Les services de recherche et de sauvetage assurés unilatéralement par l’Italie et par FRONTEX sont une réponse à ces phénomènes alarmants. Dans un rapport adressé au Rapporteur spécial, la Commission européenne indiquait que l’opération Mare Nostrum avait sauvé plus de 160 000 personnes en mer en 2014 et que l’opération Triton aurait sauvé près de 22 300 personnes entre novembre 2014 et le début de 2015. En outre, certains navires privés ou militaires avaient permis à des migrants d’échapper à la mort. Cela étant dit, le soutien apporté aux opérations de recherche et de sauvetage par des navires marchands doit demeurer l’exception et ce sont les États qui doivent assumer au premier chef la responsabilité de ces opérations.
Les efforts faits pour protéger le droit des migrants à la vie sont certes un élément positif mais demeurent insuffisants. Les principaux problèmes en suspens ont trait, notamment, au mandat limité de l’opération Triton pour ce qui est de l’efficacité des opérations de recherche et de sauvetage si on le compare au mandat de l’opération Mare Nostrum ; à la gestion incohérente des zones de recherche et de sauvetage entre les interventions unilatérales et régionales ; aux facteurs qui dissuadent les navires privés ou militaires de venir en aide aux migrants ; au caractère limité des ressources engagées par les États membres ; et à la difficulté d’établir des protocoles de débarquement.
Les activités de recherche et de sauvetage représentent certes une composante capitale du traitement des problèmes de droits de l’homme des migrants qui cherchent à atteindre l’Union européenne par des itinéraires périlleux mais il faut aussi examiner les causes profondes qui les amènent à emprunter ces itinéraires. L’un des facteurs clefs à cet égard a trait au manque de voies de migration régulière qui correspondent aux véritables besoins en main-d’œuvre de l’Union européenne et aux besoins humanitaires et de protection des personnes qui fuient des situations de crise humanitaire. La réponse collective de l’Union européenne à la crise syrienne exprime un refus particulièrement intransigeant d’offrir aux Syriens la moindre possibilité réelle de migration. La plupart des États membres de l’Union ont préféré faire la sourde oreille, et il n’y a donc rien d’étonnant à ce que les migrants se tournent vers les trafiquants.
Considérant la préférence croissante accordée à l’itinéraire qui passe par la Méditerranée centrale, il y a fort à parier que, quelles que soient les mesures mises en œuvre par l’Union européenne, les migrants continueront d’arriver, et qu’il est impossible de rendre les frontières de l’Europe « étanches ». Les risques que les migrants sont disposés à prendre pour atteindre des terres plus sûres montrent bien que les mesures de police des frontières ne sauraient constituer un facteur de dissuasion efficace face au désespoir de personnes qui fuient des situations de guerre, d’insécurité, de violence et d’extrême pauvreté.
Externalisation
L’évolution préoccupante du recours à l’externalisation s’est poursuivie depuis la publication du rapport de 2013. L’Union européenne a adopté l’Approche globale des questions relatives aux migrations et à la mobilité en tant que cadre d’élaboration des politiques qui peut avoir à l’avenir une grande portée en matière de gouvernance des migrations et de maîtrise des frontières. Ce document contient un ensemble vaste et complexe de mécanismes décisionnels et juridiques plus ou moins associés, ainsi qu’un certain nombre de projets à exécuter dans les pays de transit et d’origine.
Les partenariats pour la mobilité sont une composante essentielle de cette approche et ont occupé une place de choix dans le dialogue organisé récemment par l’Union européenne à propos de sa gestion des migrations et des frontières. Ces partenariats couvrent un large éventail de questions qui vont de l’aide au développement à la facilitation de la délivrance des visas, en passant par les programmes de migration circulaire et la lutte contre les migrations non autorisées, y compris la coopération en matière de réadmission. L’Union européenne a signé depuis 2013 des accords de partenariat pour la mobilité avec l’Azerbaïdjan, la Jordanie, le Maroc et la Tunisie. Elle a également adopté un cadre d’action commun sur les migrations et la mobilité avec le Nigéria.
De manière générale, l’Approche globale des questions relatives aux migrations et à la mobilité manque de transparence et de clarté quant au contenu de fond de ses éléments multiples et complexes. En outre, nombre d’accords conclus dans le cadre de cette approche n’ont pas de fondement solide en droit international et ne sont généralement pas assortis de mesures de suivi et de définition des responsabilités, ce qui peut instaurer des rapports de pouvoir déséquilibrés entre pays et une sujétion de la mise en œuvre aux politiques du moment. L’Union européenne a néanmoins continué d’utiliser cette approche pour promouvoir une plus grande « sécurité ». Les partenariats pour la mobilité n’ont apparemment guère débouché sur un surcroît de droits de l’homme ou sur des avantages en matière de développement, faute de clarté quant aux spécifications et aux produits des projets en question. Le primat général de la sécurité et le manque de cohérence des politiques dans l’ensemble de cette approche créent le risque que les avantages tirés des projets relatifs aux droits de l’homme et au développement soient escamotés par les effets secondaires de politiques davantage axées sur la sécurité.
Les accords de réadmission constituent un domaine particulièrement préoccupant. La législation de l’Union européenne contient certes des mesures de protection contre de telles pratiques mais des renvois et des refoulements vers les pays d’origine ou des pays tiers ou l’État de droit est fragile et les systèmes d’asile déficients ont été effectués sous le couvert général d’accords bilatéraux. La Cour européenne des droits de l’homme a contesté la légalité de ce type de pratiques. En 2012, statuant en affaires Hirsi Jamaa et al. c. Italie, elle a estimé que l’Italie avait violé les articles 3, 4 et 14 de la Convention pour la protection des droits de l’homme et des libertés fondamentales en renvoyant en Libye des migrants somaliens et érythréens voyageant en mer. L’argumentaire du Gouvernement italien invoquait en l’espèce l’accord bilatéral de réadmission en vigueur entre l’Italie et la Libye. L’arrêt de la Cour, qui donnait raison aux requérants et leur accordait une indemnisation, fait valoir que les accords bilatéraux ne sauraient être utilisés pour justifier des pratiques qui sont incompatibles avec les droits de l’homme. En 2014, en l’affaire Sharifi et al. c. Italie et Grèce, la Cour européenne des droits de l’homme a rendu un arrêt sur le traitement de migrants en situation irrégulière qui étaient entrés en Italie en provenance de Grèce puis avaient été renvoyés en Grèce, d’où ils craignaient d’être de nouveau renvoyés dans leur pays d’origine respectif. La Cour a estimé que tant l’Italie que la Grèce avaient violée les articles 3 et 13 de la Convention pour la protection des droits de l’homme et des libertés fondamentales et que l’Italie avait en outre violé l’article 4 du Protocole no 4 à la Convention.
En 2014, la Commission européenne a lancé un projet pilote mettant en place au Pakistan et en Ukraine un mécanisme destiné à assurer le suivi du respect des droits de l’homme des rapatriés. Ce projet est exécuté par l’Organisation internationale des migrations en collaboration avec des partenaires locaux. Le Rapporteur spécial engage instamment l’Union européenne à veiller à sa mise en œuvre efficace et à analyser et publier les résultats de cette expérience. En outre, dès à présent, nul ne devrait être renvoyé dans un pays quel qu’il soit en application de l’Approche globale des questions relatives aux migrations et à la mobilité sans contrôle par un mécanisme efficace de surveillance post-rapatriement du respect des droits de l’homme.
Persistance du recours à la détention comme outil de maîtrise des frontières
À l’issue d’un périple souvent extrêmement long, dangereux et difficile, s’achevant dans l’Union européenne, les migrants en situation irrégulière et les demandeurs d’asile sont placés en détention pour cause d’immigration. La détention est aussi communément pratiquée par de nombreux États pour les migrants qui sont en instance de renvoi soit parce que leur demande de protection n’a pas abouti soit parce qu’ils figurent dans la base de données Eurodac parmi les personnes initialement entrées par un autre pays de l’Union.
Certains cas de détention d’immigrants dans des pays membres de l’Union européenne sont contraires au droit international des droits de l’homme parce que cette détention est définie en droit interne comme n’étant ni raisonnable, ni nécessaire ni proportionnée et parce qu’elle n’est pas décidée au cas par cas. Il y a en outre un certain nombre de problèmes de droits de l’homme concernant les effets de la détention. De nombreux migrants s’estiment traités de manière dure et punitive alors même que la migration irrégulière n’est en aucune façon constitutive d’une infraction pénale. La détention prolongée sans fondement clair a manifestement sur la santé mentale des migrants en situation irrégulière et des demandeurs d’asile des effets dévastateurs qui se manifestent par exemple par des troubles liés à un stress post-traumatique et des états d’angoisse et de dépression. Cette situation est souvent aggravée par des conditions de détention inadmissibles, s’agissant notamment du mauvais état des toilettes et des douches et de l’absence d’hygiène dans les cuisines, auxquelles il faut ajouter le manque d’accès aux soins de santé et aux activités physiques et récréatives.
La détention prolongée des immigrants peut aussi être source d’obstacles durables à la jouissance par les migrants de leurs droits économiques et sociaux même après leur libération. Les travaux de recherche du HCR donnent à penser que la détention tend à marginaliser des migrants pourtant désireux de travailler. Une absence durable du marché du travail et le lourd passif psychologique et mental de la détention peuvent amener l’immigrant à dépendre constamment du soutien des pouvoirs publics.
La présence d’enfants parmi les détenus est particulièrement préoccupante. Les enfants se voient généralement accorder des protections supplémentaires par les États membres et bon nombre de politiques nationales excluent leur placement en détention. Toutefois, lorsque l’âge de l’enfant n’est pas connu, situation fréquente parmi les sans‑papiers ou les personnes qui viennent de pays dépourvus d’un bon système d’enregistrement des naissances, des enfants peuvent être détenus ou gardés dans des centres d’accueil jusqu’à ce que leur âge soit établi, ce qui peut prendre des semaines, voire des mois. Dans certains cas, lorsqu’ils sont en détention, les enfants vivent et dorment parmi les adultes sans aucun aménagement particulier à raison de leur jeune âge et sans accès à l’éducation. Dans d’autres cas, les familles sont séparées dans différentes sections du lieu de détention, en fonction de l’âge et du sexe. La détention des enfants, même pour de courtes périodes, peut causer des dommages psychologiques graves. Il a été clairement établi par le Comité des droits de l’enfant que la détention d’immigrants n’est absolument jamais dans l’intérêt supérieur de l’enfant et que les familles migrantes ne doivent pas être séparées. En conséquence, les mineurs non accompagnés et les familles avec enfants devraient toujours relever de solutions autres que la détention.
Des solutions autres que la détention sont à l’étude. À titre d’exemple, les réformes juridiques engagées en Italie ont ramené de dix-huit à trois mois la durée de la détention des immigrants et en Grèce, le Gouvernement a annoncé un changement de politique visant à réduire les durées de détention et à libérer de nombreux détenus. Plusieurs pays ont opté pour des lieux d’accueil plus ouverts, en particulier pour des migrants vulnérables tels que les enfants et les familles. En dépit de ces changements dont il convient de se féliciter, la détention prolongée d’immigrants et ses conséquences préjudiciables aux droits de l’homme des migrants demeurent une réalité dans nombre d’États membres.
Accès à la justice
Le Rapporteur spécial relève une évolution prometteuse en ce qui concerne l’accès à la justice, en ce sens que des organismes nationaux et régionaux sont apparemment disposés à aider les migrants à lutter pour leurs droits.
Cela étant dit, des obstacles systématiques au droit d’accès à la justice existent dans de nombreux États membres de l’Union européenne. D’importantes restrictions en matière de ressources font que les États membres rechignent à investir dans les services qui facilitent l’accès des migrants à la justice, tels que l’aide juridique et les services de traduction et d’interprétation. La crainte qu’ont les migrants d’être découverts et/ou expulsés s’ils font valoir leur droit d’accès à la justice est également un obstacle essentiel. Des différenciations en matière d’accès à la justice persistent, en fonction des droits invoqués, du type et de la nationalité des migrants et de la juridiction considérée. Enfin, l’absence de règles faisant spécifiquement devoir aux tribunaux d’appliquer des sanctions et/ou accorder des indemnisations à raison des violations des droits de l’homme des migrants constitue un autre obstacle important.
Des inquiétudes concernant l’accès à la justice ont été exprimées dans un certain nombre de décisions de tribunaux européens. Dans ses décisions en les affaires Louled Massoud c. Malte (2010) et Suso Musa c. Malte (2013), la Cour européenne des droits de l’homme a estimé que la manière dont les deux requérants avaient été traités constituait une violation des paragraphes 1) et 4) de l’article 5 du fait que la détention n’était pas intégralement légale et que la procédure visant à déterminer si elle l’était n’avait pas été convenablement appliquée. En juin 2014, la Cour européenne de justice a rendu un arrêt important en l’affaire de Bashir Mohamed Ali Mahdi, soulignant que, dans le droit de l’Union européenne, l’absence de pièces d’identité ne doit pas servir à justifier la prolongation de la détention d’un immigrant et les migrants doivent avoir accès à la justice pour contester cette détention.
Empreintes digitales et liberté de circulation dans le système de Dublin
Il y a un contraste frappant entre les graves restrictions apportées à la circulation des demandeurs d’asile dans le cadre du système de Dublin et la mobilité dont bénéficient les citoyens de l’Union européenne au titre de la liberté de circulation. En vertu du régime de Dublin, les demandeurs d’asile sont tenus de faire statuer sur leur demande dans le pays qui est réputé responsable de leur entrée sur le territoire commun de l’Union européenne, qui est souvent le premier pays d’entrée sur ce territoire. Une fois que leurs empreintes digitales ont été prises, elles sont introduites dans la base de données Eurodac, que tous les États membres peuvent consulter. Si un migrant dont les données personnelles se trouvent dans Eurodac demande protection à d’autres États membres, il est généralement renvoyé dans le premier pays membres par lequel il est entré sur le territoire de l’Union.
Les règles de Dublin n’ont pas été accompagnées par une normalisation effective des procédures et critères en matière d’asile, si bien que les migrants qui veulent rester dans l’Union européenne sont incités à se rendre dans des pays autres que celui par lequel ils sont entrés en premier. En outre, dans le cadre du système de Dublin, les migrants sont souvent retenus dans les pays de première entrée, où les possibilités économiques sont souvent très limitées. Ainsi, l’Italie a dû faire face à un afflux considérable de demandeurs d’asile en même temps qu’à un ralentissement durable de son économie. Les immigrants se sont donc retrouvés bloqués là où il n’y a pas d’emploi disponible pour eux, ce qui a des conséquences désastreuses pour les migrants comme pour la société qui les accueille.
Ce système est aussi générateur de tensions aux frontières lorsque de nombreux migrants refusent de laisser prendre leurs empreintes digitales. Des informations troublantes ont fait récemment état de cas d’usage de la force par les responsables de la gestion des frontières pour recueillir les empreintes digitales des migrants. Ce système crée aussi un marché plus grand pour les trafiquants et encourage les migrants demandeurs de protection à emprunter des itinéraires précaires à travers l’Europe parce qu’ils sont forcés de le faire de manière irrégulière pour éviter d’être découverts et contraint de laisser les autorités prendre leurs empreintes digitales. Il est déconcertant de voir que les règles et les pratiques de l’Union européenne ont abouti à la réapparition au sein même de l’Union de filières de trafic qui avaient disparu avec l’instauration de la liberté de circulation.
La Commission européenne a pris note en 2014 de la question de la prise forcée des empreintes digitales. Elle a demandé aux États membres de l’Union des renseignements sur les cadres juridiques en vigueur et les procédures communes. Certains pays tels que la Grèce, Malte et l’Italie ont rendu légale l’utilisation de la force en cas de résistance des migrants, tandis que d’autres pays tels que l’Autriche et l’Irlande ont interdit cette pratique. Les réponses reçues de tous les gouvernements donnent à penser que les migrants et les demandeurs d’asile sont rarement opposés à ce que leurs empreintes digitales soient prises et certains gouvernements ont indiqué qu’il est très difficile de contraindre une personne qui ne veut absolument pas coopérer. Même des pays comme Malte, qui a évoqué le manque de coopération des migrants au point de débarquement, ont indiqué que les intéressés pouvaient en général être rappelés plus tard pour que leurs empreintes soient prises. Les informations fournies par les États membres sont certes encourageantes mais des cas ponctuels troublants signalés par des migrants et des agents qui se trouvent en première ligne donnent à penser qu’il y a eu recours à la force dans les pays de première entrée dans l’Union européenne.
La Cour européenne des droits de l’homme a statué récemment sur deux affaires importantes en rapport avec la logique de Dublin. Comme on l’a vu plus haut, en 2014, la Cour a jugé, en l’affaire Sharifi et al. c. Italie et Grèce, que ces deux pays avaient violé les articles 3 et 13 de la Convention pour la protection des droits de l’homme et des libertés fondamentales. En l’affaire Tarakhel c. Suisse, en novembre 2014, la Cour a statué sur le refus par la Suisse d’examiner la demande d’asile des membres d’une famille afghane et sa décision de les renvoyer en Italie sans s’assurer que leurs droits de l’homme seraient protégés. La Cour a estimé qu’il y avait eu violation de l’article 3 de la Convention et a examiné les « carences systémiques » des règles italiennes. En 2011, en l’affaire M. S. S. c. Belgique et Grèce, la Cour a estimé que la Belgique avait violé l’article 3 de la Convention en expulsant un migrant afghan vers la Grèce en dépit des défaillances systémiques des dispositions régissant l’asile et la protection sociale dans ce pays.
Parallèlement à cette jurisprudence, on constate d’autres signes d’échec de la logique de Dublin et de péremption des restrictions à la liberté de circulation. Ainsi, FRONTEX a fait état de réformes importantes des politiques en matière de détention engagées par les États frontaliers, membres de l’Union européenne qui pourraient permettre une plus grande liberté de circulation et une diminution du nombre des rapatriements effectifs.
Travailleurs migrants
Les itinéraires précaires à destination de l’Europe examinés plus haut sont des voies de migration mixte parce qu’ils sont aussi empruntés par des migrants économiques qui, faute de voies de migration régulière des travailleurs vers l’Union européenne, sont prêts à risquer leur vie pour y parvenir. Quelques progrès ont été enregistrés en ce qui concerne l’ouverture de voies de migration économique grâce à l’instauration du système de la carte bleue et l’adoption de la directive sur les travailleurs saisonniers. Toutefois, la carte bleue est peu utilisée dans les États membres de l’Union européenne et les possibilités d’emploi de migrants peu qualifiés sont rares. Dans les secteurs qui ne sont pas suffisamment réglementés, le travail domestique, l’aide à la personne, la construction, l’agriculture et le tourisme notamment, les migrants qui cherchent du travail mais ne peuvent pas obtenir un visa prennent la voie irrégulière et peuvent se retrouver en situation vulnérable face aux abus, aux violences, aux restrictions à leur liberté de circulation et à l’exploitation économique.
La relation entre le statut de migrant en situation irrégulière et les abus sur le marché du travail est certes complexe mais le premier a tendance à accroître la vulnérabilité aux seconds. Contraints par les circonstances, les travailleurs sans-papiers accomplissent des tâches qui leur sont financièrement, physiquement et psycho-logiquement très coûteuses. L’impact des mécanismes du marché du travail européen sur la dynamique des migrations irrégulières et sur les souffrances des travailleurs migrants en situation irrégulière ne retient guère l’attention. Les incidences en matière de droits de l’homme du recours aux itinéraires maritimes précaires ont été éminemment visibles alors que les souffrances vécues par les travailleurs migrants sans-papiers vivant dans l’Union européenne sont éminemment invisibles.
Les travailleurs migrants qui tentent de survivre dans l’Union européenne se découvrent cibles du racisme et de la xénophobie. Les abus en rapport avec le marché du travail et la xénophobie au sein du reste de la population se renforcent mutuellement. L’on a ainsi pu dire que les employeurs n’embauchent pas de travailleurs étrangers même hautement qualifiés et ne tirent pas le maximum des possibilités que recèlent ces travailleurs à l’intérieur de l’Union européenne, si bien que la performance des travailleurs migrants sur le marché du travail n’est pas à la hauteur de leur niveau d’instruction, en partie à cause d’attitudes xénophobes.
Le fait que les États membres de l’Union européenne s’abstiennent de ratifier la Convention internationale pour la protection des droits de tous les travailleurs migrants et des membres de leur famille exprime une intention de ne pas être tenus comptables des atteintes aux droits de l’homme des travailleurs migrants sans-papiers.
Élaborer des cadres fondés sur les droits de l’homme est axé sur la mobilité au bout d’une génération
Tous les problèmes de droits de l’homme examinés ci-dessus sont l’expression de tensions à l’intérieur des systèmes de gestion des frontières et des migrations dans l’Union européenne. Ils disent clairement que le statu quo n’est tout simplement pas tenable. Le fait d’ignorer ces signaux d’alarme et de continuer de déverser des ressources dans un système de fermeture inefficace et paradoxal ne peut que déboucher sur un surcroît de souffrances humaines qui pourraient être évitées, ainsi que sur un gaspillage de ressources et la perte des coûts d’opportunité inhérents à l’exploitation des bienfaits d’une mobilité organisée.
L’élaboration d’un cadre fondé sur les droits de l’homme, en s’attaquant aux problèmes les plus pressants et en confortant la volonté politique nécessaire pour garder le cap des réformes tout au long d’une génération, permettra à l’Union européenne de miser sur les avantages économiques et sociaux inhérents à la mobilité.
Élaborer un cadre fondé sur les droits de l’homme
Les États contractent en vertu du droit international des obligations et des devoirs consistant à respecter, protéger et réaliser les droits de l’homme. À ces obligations et devoirs des États en vertu du droit international répondent des normes internes au système européen des droits de l’homme qui s’appliquent à tous, sans considération de nationalité ou de statut administratif.
Établir pour les migrations un cadre fondé sur les droits de l’homme permettrait d’assurer l’application de ces obligations et devoirs aux personnes qui se trouvent dans les situations de vulnérabilité caractéristiques des migrations. Il s’agit d’un cadre fondé sur l’égalité et la non-discrimination, le devoir de protéger et l’accès à la justice. En défendant le principe d’égalité et de non-discrimination, les États reconnaissent que les droits de l’homme appartiennent à tous et que les migrants doivent être traités comme des égaux en droits quel que soit leur statut migratoire au regard du territoire souverain dans lequel ils se retrouvent. Lorsque les migrants sont considérés comme des égaux en droits, il en découle tout naturellement un devoir de les protéger dans toutes les phases du processus migratoire si des violations de leurs droits se produisent en un point donné quel qu’il soit. En tant qu’égaux en droits, les migrants doivent avoir accès à la justice pour obtenir réparation d’une injustice éventuelle.
La création d’un cadre fondé sur les droits de l’homme et reposant sur les dispositions et principes fondamentaux du droit international et régional exige des mesures propres à mettre immédiatement un terme aux souffrances généralisées subites aux frontières de l’Union européenne.
Une première mesure d’une importance capitale consiste pour l’Union européenne à porter les opérations de recherche et de sauvetage en mer au moins au même niveau que l’opération Mare Nostrum. Des efforts ont certes été faits mais il importe au plus haut point que l’Union européenne augmente les ressources consacrées à venir en aide aux personnes en détresse en mer. Le Rapporteur spécial exhorte l’Union européenne à renforcer ses capacités de recherche et de sauvetage tout en faisant également ceci : respecter le principe du non-refoulement ; autoriser les migrants irréguliers à débarquer immédiatement au port le plus proche ; fournir des informations, des soins et un soutien aux migrants ; traiter les demandes d’asile avec équité ; et aider dans des circonstances exceptionnelles les navires marchands à procéder aux opérations de recherche et de sauvetage sans courir le risque de subir des représailles ou d’être harcelés parce qu’ils seraient considérés comme complices des trafiquants. Les priorités doivent être claires : lutter contre les opérations des trafiquants importe moins que sauver des vies humaines. L’argument selon lequel il ne faudrait pas accroître les capacités de recherche et de sauvetage afin de ne pas encourager le trafic est moralement, politiquement et juridiquement irrecevable lorsque des vies humaines sont en jeu.
L’élaboration d’un cadre fondé sur les droits de l’homme ne se limite pas à la protection en mer. Accélérer la création de solutions autres que la détention, en particulier pour les enfants, constitue un autre sujet de préoccupation auquel il convient d’accorder la priorité.
À long terme, l’Union européenne doit dresser le bilan de l’échec durable de la logique de Dublin et élaborer des formules de solidarité entre ses États membres et d’élargissement de la liberté de circulation des migrants en Europe. À l’inverse de la logique actuelle, les demandeurs d’asile devraient pouvoir déposer leur demande dans le pays de leur choix et l’Union européenne devrait tirer parti des initiatives en cours et accorder aux pays qui recueillent les demandes d’asile un soutien financier et technique adéquat et proportionné. L’harmonisation des conditions de dépôt des demandes et des procédures de détermination du statut de réfugié à l’échelle de toute l’Union européenne devrait constituer la première des priorités, afin d’éviter un « dumping de l’asile » et un surcroît de pression sur les pays qui offrent les meilleures conditions.
L’élaboration d’un cadre fondé sur les droits de l’homme nécessitera un engagement continu et la création de bon nombre d’autres voies de migration régulière, dont les possibilités de réinstallation des réfugiés. Le moyen le plus efficace de le faire est d’engager un processus d’ouverture de voies de migration régulière en étudiant à cet effet toute une série de formules possibles.
En premier lieu, bon nombre de personnes qui traversent actuellement la Méditerranée ont, grâce aux trafiquants, manifestement besoin d’une protection internationale, à l’instar de la plupart des Syriens et des Érythréens. L’on ne saurait s’attendre à ce que les Syriens vivent indéfiniment dans les camps ou les villes de Jordanie, du Liban ou de Turquie, sans aucune perspective de vie meilleure. Si aucune autre solution n’est disponible, les réfugiés vont tenter leur chance auprès des trafiquants dans l’espoir d’un avenir pour eux-mêmes et leurs enfants, tout comme de nombreux Européens l’ont fait dans des circonstances similaires dans le passé. Par des programmes de réinstallation des réfugiés et d’autres possibilités, de visas humanitaires notamment, l’Union européenne a tout à fait les moyens de se doter des mécanismes nécessaires pour offrir un refuge, pendant un certain nombre d’années, à un million de réfugiés déplacés par de grands conflits en Syrie et ailleurs. Avec des pays partenaires du Nord et d’ailleurs, la création d’un programme fiable sur le long terme amènera les réfugiés à opter en grand nombre pour la réinstallation plutôt que de dépenser des dizaines de milliers d’euros et de risquer leur vie et celle de leurs enfants entre les mains des trafiquants. Le champ d’action des trafiquants s’en trouverait considérablement réduit, de même que le coût des procédures de détermination du statut de réfugié en Europe.
En deuxième lieu, les trafiquants et les patrons exploiteurs de main-d’œuvre instaurent actuellement sur les marchés du travail de l’Union européenne la mobilité dont un bon nombre de ces marchés ont besoin pour prospérer. Avec un peu d’imagination en matière d’octroi de visas de travail à tous les niveaux de qualification, y compris pour la main-d’œuvre à bas salaires, l’Union européenne pourrait rationaliser le nombre de migrants entrés par des moyens irréguliers. En liaison avec des contrôles des entrées et des sorties et d’autres initiatives facilitatrices, l’octroi de visas pluriannuels et à entrées multiples pourrait inciter les migrants à venir travailler dans l’Union européenne et à retourner dans leur pays d’origine tout en respectant les conditions d’octroi de leur visa. Pour qu’un tel plan réussisse, l’Union européenne et ses États membres devront réduire considérablement les marchés du travail au noir et l’exploitation sur les lieux de travail au cours de la prochaine décennie, car ces pratiques attirent l’immigration irrégulière à la demande de patrons exploiteurs : des mécanismes d’inspection du travail plus rigoureux et des syndicats plus puissants seront nécessaires pour obtenir de tels résultats.
Pour appuyer pleinement la mise en œuvre d’un cadre fondé sur les droits de l’homme pour les migrations régulières à l’échelle de toute l’Union européenne, il faudra donc : accroître les capacités de recherche et de sauvetage ; faciliter l’accès des migrants à la justice ; concevoir des solutions autres que la détention ; renforcer les mécanismes d’inspection du travail nécessaires pour garantir les droits de tous les travailleurs dans l’Union européenne, y compris les travailleurs migrants ; mettre en place des programmes massifs de réinstallation à l’intention des réfugiés ; et créer de multiples possibilités d’obtention d’un visa de travailleur pour inciter les migrants à opter pour les voies de migration régulière.
La bonne mise en œuvre de cette combinaison de politiques oblige à contester les nombreuses perceptions croisées et négatives des migrants et des migrations qui se sont imposées dans les débats, les discours, les politiques et la politique dans l’Union européenne. La stricte séparation conceptuelle entre les migrations selon qu’elles sont internes ou externes, qui s’exprime par la liberté de circulation à l’intérieur de l’espace Schengen et la sécurisation des frontières extérieures, est incompatible avec le cadre fondé sur les droits de l’homme pour les migrations, qui repose sur l’égalité et la non‑discrimination. Cette distinction repose aussi sur l’hypothèse que l’étanchéité des frontières internationales est chose possible, ce qui est clairement démenti par le fait que le statu quo est intenable.
Le fait que de nombreuses parties prenantes assimilent les migrants à des « illégaux » va à l’encontre du but recherché et n’est corroboré ni par les faits ni par les dispositions du droit international. Les migrants qui arrivent dans l’Union européenne sans papiers sont certes en situation irrégulière (ou « sans papiers » ou encore « non autorisés »), mais ils n’ont pas commis un acte criminel. L’assimilation des migrants en situation irrégulière à des « illégaux » a sans conteste facilité le recours à la détention des immigrants. Elle a aussi eu des effets sur la perception des migrants par le grand public, légitimant des politiques non conformes aux garanties des droits de l’homme et contribuant à la xénophobie et la discrimination.
L’idée assez répandue selon laquelle les migrants « volent le travail » d’autrui est également un fantasme nuisible. De nombreux écrits économiques[3] ont mis en évidence la manière dont les migrants complètent, et non concurrencent, les nationaux, suscitant ainsi un accroissement de la productivité générale de l’économie. Une étude sur quatorze années[4] portant sur les effets des migrations autres que celles internes à l’Union européenne sur 15 pays de l’Europe occidentale a permis de constater qu’en occupant les emplois manuels, les migrants ont poussé les nationaux vers des emplois plus hautement qualifiés et mieux rémunérés. L’étude faisait également état d’une augmentation notable des qualifications plus complexes chez les nationaux à la suite des migrations. Le marché du travail s’est adapté sans répercussions notables sur les taux d’emploi des nationaux. Les effets de la récession mondiale ont réduit mais pas éliminé ce phénomène positif, démentant ainsi l’argument selon lequel un revers économique peut justifier des politiques plus répressives.
Dans le même ordre d’idée, l’assimilation des migrants à un « fardeau » n’est ni conforme à la réalité ni productive. Nombreux sont les débats qui, dans l’Union européenne, sont centrées sur la nécessité de partager le « fardeau » des migrations irrégulières sur différents États membres. Sur un arrière-fond de difficultés financières et démographiques dans de nombreux pays et d’appels politiques à l’austérité, faire comme si les migrations externes étaient un « fardeau » contribue là aussi à légitimer un surcroît de sécurisation des frontières et encourage les attitudes publiques négatives. La société a incontestablement une responsabilité à l’égard des migrants et un surcroît de solidarité pour le partage de cette responsabilité est certes encouragé mais les migrations en elles-mêmes ne sont pas, et ne devraient pas être, assimilées à un fardeau. De nombreux écrits économiques donnent à penser que, comme tous les autres travailleurs, consommateurs et contribuables, les migrants contribuent à la croissance économique des sociétés sans gros inconvénients. En fait, la perception des migrations en tant que fardeau s’explique avant tout par les ressources financières, technologiques et humaines nécessaires pour appliquer les politiques contre-productives et sécuritaires et remédier à leurs effets secondaires indésirables (encore que prévisibles). Considérant que les migrants sont des êtres humains dotés de droits, l’Union européenne et ses États membres devraient parler du partage d’une responsabilité et non d’un fardeau.
Le fondement normatif de conceptions plus positives et réalistes des migrants réside dans d’abondantes analyses factuelles, ainsi que dans les valeurs fondatrices de l’Union européenne que sont le respect de la dignité humaine, la liberté, la démocratie, l’égalité, l’état de droit et la protection des droits de l’homme pour tous, comme le prouvent le solide régime des droits de l’homme et les instruments internationaux relatifs aux droits de l’homme que les États membres de l’Union ont ratifiés.
Tabler sur la mobilité au bout d’une génération
L’application des valeurs fondamentales de l’Union européenne à des politiques qui reposent sur les faits et non sur une fiction aboutit à des politiques qui facilitent la mobilité et célèbrent la diversité. L’élaboration à long terme du cadre fondé sur les droits de l’homme examiné plus haut revêtira de plus en plus une importance capitale au regard des intérêts internes et externes de l’Union. Au cours des vingt-cinq années à venir l’Europe connaîtra des changements de grande ampleur sur les plans de la démographie, de la société et du marché du travail.
À l’horizon 2025, plus de 20 % des ressortissants de l’Union européenne seront âgés de plus de 65 ans, en particulier dans la tranche des plus de 85 ans. La population des personnes âgées aura presque doublé, passant de 87,5 millions en 2010 à 152,6 millions en 2060. L’on s’attend également à ce que la part des 80 ans et plus passe de 5 à 12 %[5]. Parallèlement, de nombreux États membres connaissent des taux de fécondité inférieurs au taux de remplacement de la population. Un taux moyen de fécondité de 2,1 enfants par femme est jugé nécessaire pour maintenir la population à un niveau stable d’une génération à l’autre dans les pays développés. Les statistiques démographiques de l’ONU donnent à penser qu’entre 2010 et 2015, les taux de fécondité se situeront en dessous de la barre des 2,1 enfants dans tous les pays de l’Union européenne, avec une moyenne régionale de 1,6.
Compte tenu de ces évolutions démo-graphiques, la main-d’œuvre européenne se réduit. En 2010, pour la première fois, les travailleurs quittant le marché du travail pour cause de départ à la retraite étaient plus nombreux que ceux qui entraient sur le marché du travail. L’Union européenne et l’OCDE prévoient que, avec une croissance zéro des migrations, la population en âge de travailler aura diminué de 3,5 % à l’horizon 2020. Sur les cinquante prochaines années, elle compterait près de 42 millions de personnes en moins[6].
Ces changements pourraient bien exacerber et élargir les lacunes actuelles en matière de qualifications au sein de l’Union européenne. Sur l’ensemble des entreprises qui ont répondu à l’enquête sur les sociétés européennes de 2013, 40 % ont indiqué qu’en dépit de taux de chômage élevés, elles avaient des difficultés à trouver des candidats ayant la bonne gamme de qualifications. Ces évolutions démographiques vont rendre encore plus pressante la nécessité d’établir un équilibre entre l’offre et la demande de main-d’œuvre. Selon aussi bien l’Union européenne que l’OCDE, pour atteindre ses objectifs en matière d’emploi à l’horizon 2020, l’Union européenne devra recourir à tout un ensemble de politiques et réexaminer la manière dont elle pourrait utiliser les qualifications de migrants extérieurs à l’Union.
En ce qui concerne ces qualifications, le Centre européen de développement de la formation professionnelle a établi des projections selon lesquelles il y aurait principalement besoin de travailleurs moyennement ou hautement qualifiés tandis que la demande de travailleurs peu qualifiés diminuerait. Toutefois, cette demande serait encore importante en 2025 puisqu’il y aurait besoin de près de 43 millions de travailleurs de ce type. Ce chiffre doit être jugé à l’aune de l’objectif de l’Union européenne pour 2020 concernant l’augmentation de la proportion de ses citoyens ayant fait des études supérieures et de l’augmentation d’ores et déjà rapide de cette catégorie de citoyens. Selon les chiffres du même Centre, entre 2002 et 2013, la proportion de personnes âgées de 30 à 34 ans ayant fait des études supérieures a augmenté de 13 % et le nombre total de diplômés de l’enseignement supérieur de 57 %.
Une autre raison d’adopter une approche fondée sur les droits de l’homme tient au fait que l’Union européenne doit demeurer compétitive à l’échelle mondiale. Le Forum économique mondial a noté des tendances divergentes entre les pays européens, dont certains, Allemagne, Pays-Bas, Suède et Royaume-Uni notamment, font partie des 10 pays les plus compétitifs au monde alors que d’autres restent à la traîne. Le pays de l’Union européenne occupant le rang le plus élevé était l’Allemagne, en cinquième place, et le dernier était la Grèce, à la quatre-vingt-unième place[7]. Il y a actuellement peu de migrations de travailleurs hautement qualifiés originaires de pays extérieurs à l’Union dans la plupart des États membres, en raison des obstacles à l’accès légal et d’une réticence informelle des employeurs à recruter en dehors de la région. Tout ceci montre combien une approche caractérisée par l’accent mis sur la sécurité peut s’introduire dans tous les aspects des migrations.
Des migrations bien organisées permettraient aux États membres de mieux comprendre les niveaux de qualification des migrants extérieurs à l’Union et d’aider à la mise en œuvre de stratégies réalistes de réponses aux lacunes et pénuries en matière de main-d’œuvre afin d’entretenir et consolider leur compétitivité internationale. Les migrants en situation irrégulière ne peuvent pas être présumés faiblement qualifiés. Ceux qui le sont peuvent néanmoins apporter des contributions importantes, considérant l’objectif de renforcement des capacités des Européens et le maintien prévu de la demande de travailleurs peu qualifiés.
Une politique de migration organisée, fondée sur la mobilité et les droits de l’homme, pourrait également aider l’Union européenne à renforcer les effets de ses politiques sur les plans de l’action humanitaire et du développement. En 2013, les envois de fonds des migrants approchaient les 404 milliards de dollars, comme le souligne le rapport de 2013 du Rapporteur spécial. Les migrants qui passent d’un pays ayant un indice faible de développement humain à un pays ayant un indice plus élevé connaissent en moyenne une augmentation de leur revenu (multiplié par 15), un doublement de leur taux de scolarisation et une diminution de leur mortalité infantile (divisée par 16). Lorsque les droits fondamentaux sont véritablement promus, respectés et défendus dans le cadre de processus migratoires bien gérés, les résultats obtenus dans le domaine du développement peuvent être encore plus importants.
L’attachement à une transformation générationnelle de la politique de migration intégrant l’idée que la mobilité externe peut présenter autant d’avantages que la mobilité interne permettra à l’Union européenne et à ces États membres d’être mieux armés pour faire face à ces changements économiques, sociaux et démographiques par des voies qui soutiennent la reprise, favorisent la croissance et améliorent la compétitivité internationale. Il permettra en outre à l’Union européenne de véritablement promouvoir ses valeurs fondatrices dans ses relations avec le reste du monde, comme envisagé dans son Traité constitutionnel.
Notes:
[1] OCDE, « Is migration really increasing ? », Migration Policy Debates, mai 2014.
[2] OCDE, article cité (mai 2014).
[3] David Card, « The impact of the Mariel Boatlift on the Miami labor market », 1990 ; Giovanni Peri, « Immigrants’ effect on native workers : new analysis on longitudinal data », 2015 ; Andri Chassamboulli et Giovanni Peri, « The labor market effects of reducing the number of illegal immigrants », 2015.
[4] Francesco D’Amuri et Giovanni Peri, « Immigration, jobs and employment protection : evidence from Europe before and during the Great Recession », 2012.
[5] Commission européenne, Population Ageing in Europe, Facts, Implications and Policies, 2014.
[6] Ibid. Voir aussi OCDE et Union européenne, « Migration Policy Briefing », 2014.
[7] Forum économique mondial, The Global Competitiveness Report 2014-2015, Genève, 2014.