Alain Dontaine[1]
Selon Mario Draghi, « le modèle social européen est mort »[2]. En dehors de cette déclaration pour le moins brutale, on ne compte plus les évocations de l’Europe sociale. La tendance est particulièrement nette au niveau syndical et politique et la fréquence en est telle que l’on peut se demander s’il ne s’agit pas de pures incantations. Non pas que cette Europe sociale n’ait aucune existence mais plutôt que les appels renouvelés à celle-ci, sans qu’ils soient suivis d’effets notables en la matière, permettent de douter de l’efficacité de la démarche. Ces mouvements sociaux et leurs porte-paroles sont-ils en mesure d’obtenir ce qu’ils revendiquent ? Dans quelle mesure l’Europe sociale telle qu’elle se construit peut-elle leur être imputée ? Mais la question soulevée ne se limite pas à une mesure de l’efficacité du syndicalisme européen. Si chacun s’accorde à reconnaître le retard de l’Europe sociale par rapport aux avancées de la construction économique de l’Europe après plus de 50 ans d’histoire, il est sans doute permis de se demander si ce retard ne tient finalement qu’à une répartition des compétences entre le niveau communautaire et le niveau national qui pourrait justifier ce retard ou si la nature du retard est imputable aujourd’hui à des logiques établissant une hiérarchie entre libertés économiques et droits sociaux.
Nous privilégierons dans cette étude le rôle de la Confédération européenne des syndicats (CES) qui, il est vrai, n’est qu’un acteur parmi d’autres des mouvements sociaux. Ce choix repose notamment sur le fait que si d’autres acteurs peuvent être classés dans la catégorie des mouvements sociaux ils ne sont pas aussi présents sur la thématique de l’Europe sociale. Du côté du mouvement social la CES est bien l’acteur le plus engagé dans la revendication de l’Europe sociale. Toutefois traiter de la relation entre Europe sociale et mouvements sociaux nécessitent au préalable de chercher à définir ce que l’on appelle l’Europe sociale.
- Une indéfinissable Europe sociale
Les références à l’Europe sociale sont nombreuses. On les trouve aussi bien dans les discours électoraux des campagnes européennes, que dans les déclarations d’intentions de différentes institutions européennes ou dans les déclarations syndicales ainsi que dans de nombreux articles universitaires. Toutefois l’analyse du contenu de ces différentes approches permet de constater que nous n’avons pas affaire là à un concept stabilisé. De quoi parle-t-on quand on évoque l’Europe sociale ? L’Europe sociale est-elle autre chose qu’un discours électoral ? Bref qu’est-ce que l’Europe sociale ?
Une première réponse possible consiste en une déclinaison de cette expression sur le plan européen. L’État social qui s’est construit au niveau des États nations aurait-il trouvé son équivalent à l’échelle de l’Europe ?
Piketty définit cet État social comme « égalité d’accès à ces biens fondamentaux : chaque enfant doit pouvoir avoir accès à la formation, quel que soit le revenu de ses parents ; chacun doit pouvoir avoir accès aux soins, y compris – et même surtout – lorsqu’il traverse une mauvaise passe »[3] . Le périmètre constitutif de l’État social est donc large puisqu’il s’agit d’un service d’éducation et de santé pour tous et que Piketty y adjoint l’existence de revenus de remplacement et de transfert… On voit donc que pour cet auteur l’État social est celui qui offre une égalité du droit à l’éducation, à la santé et à la retraite ou si l’on préfère un ensemble de droits sociaux fondamentaux. Cette démarche rejoint celle de Castel pour qui « la fonction essentielle de l’État social était d’agir comme un réducteur de risques sociaux »[4], un État ayant « réussi à assurer les citoyens contre l’accident, la maladie, les interruptions de travail, également contre ce risque dramatique qu’était la vieillesse »[5] et « permettant à l’ensemble de la société de bénéficier des protections nécessaires pour participer à l’édification d’une nation moderne »[6]. On pourrait donc avoir ici les prémisses d’une définition très ambitieuse : si l’État social est celui des droits sociaux fondamentaux, l’Europe sociale serait celle qui garantirait ces droits au niveau européen.
Mais cette définition se heurte toutefois à un obstacle : le partage des compétences entre l’Europe communautaire et les États nationaux. Les Traités européens (articles 4 et 5 de la version consolidée)[7] consacrent les principes d’attribution et de subsidiarité selon lesquels l’Union n’a pas à intervenir en dehors des compétences qui lui sont attribuées par les Traités. La protection sociale restant à ce jour une compétence nationale, pour l’instant ces questions de protection sociale restent donc du domaine national pour l’essentiel. L’élaboration et la mise en œuvre des politiques sociales demeurant du ressort des États membres, il ne peut y avoir de transposition à l’Europe de la notion d’État social. En d’autres termes, l’Europe sociale ne peut être entendue comme ayant une nature équivalente à de l’État social.
Définir l’Europe sociale nécessite donc une réflexion à hauteur d’un périmètre plus restreint. Christophe Ramaux[8] par exemple, considère que l’Europe sociale est constituée de quatre piliers : la protection sociale, le droit du travail et la régulation des marchés du travail, le Service public et les politiques macro-économiques. Cette définition rejoint celle de la CES qui dans son appel de juin 2012 se prononce en faveur d’ « un contrat social pour l’Europe »[9] incluant ces différentes composantes : négociations collectives et dialogue social, politique économique et monétaire de croissance, fiscalité redistributive, égalité salariale, conventions collectives et taux d’imposition minimum sur les sociétés … On retrouve bien ici les quatre piliers chers à Ramaux . Cette fois la conception de l’Europe sociale est une déclinaison de l’État interventionniste tant dans le domaine social qu’économique. Il est toutefois possible d’estimer qu’en ce qui concerne l’Europe, la politique budgétaire restant l’apanage (certes de plus en plus encadré) des gouvernements nationaux et l’absence d’une telle fiscalité redistributive, cette définition relève plus du souhait et reste encore trop générale pour être opérationnelle au niveau de l’Europe.
Il est alors possible de considérer que la nature de cette Europe sociale se réduit à l’Europe de la libre circulation des travailleurs. C’est à cette lecture qu’Étienne Grass nous invite en considérant que cette libre circulation a nécessité la mise en place de règles de coordination de Sécurité Sociale (règlement n°1048/71), la reconnaissance de certains droits sociaux (accès à l’emploi, égalité de traitement dans l’application des règles de droit du travail et avantages sociaux) le tout pour faciliter et rendre effective la mobilité des dits travailleurs. Cette démarche se situe dans le droit fil de l’article 3 du traité de Lisbonne : « l’Union offre à ses citoyens un espace de liberté, de sécurité et de justice sans frontières intérieures, au sein duquel est assurée la libre circulation des personnes, en liaison avec des mesures appropriées en matière de contrôle des frontières extérieures, … »[10]. Selon cette approche, l’Europe sociale ne serait alors constituée que des éléments nécessaires à assurer une véritable circulation des personnes entendues comme facteur de production, c’est-à-dire des travailleurs. L’Europe sociale serait donc l’Europe qui permettrait par des mesures d’ordre social la mise en pratique du principe de libre circulation. Pour le coup cette fois cette approche nous semble exagérément réductrice. Au fil des directives et règlements adoptés tout particulièrement depuis 1985 ce que la CES appelle « l’acquis social » est indéniable. L’existence d’un ensemble de droits sociaux pour les travailleurs ne nous permet pas de limiter la définition de l’Europe sociale aux mesures d’accompagnement de la libre circulation des travailleurs.
En outre, nombreuses sont les références à un « modèle social européen ». Ainsi Robert Salais évoque le modèle social européen pour déplorer que l’Europe n’a pas cherché à le préserver. Et c’est d’ailleurs parce que « le modèle social européen est menacé »[11] que la CES a lancé son appel, déjà mentionné, à contrat social en 2012. S’agirait-il de l’Europe sociale ? Selon la Charte des droits sociaux fondamentaux de 1989 et la déclaration de Barcelone en 1999, le modèle social européen est fondé sur « une économie performante, un niveau élevé de protection sociale, l’éducation et le dialogue social ». Sur son site internet, la CES présente l’Europe sociale comme étant caractérisée par cinq éléments constitutifs : « des droits sociaux fondamentaux, y compris la liberté d’association et le droit de grève, la protection sociale et des instruments de redistribution des richesses, le dialogue social et la consultation avec les travailleurs, une réglementation sociale et de l’emploi et la responsabilité des États pour le plein emploi, les services d’intérêt général, la cohésion économique et sociale ».[12]
Avant d’en conclure à l’identité entre Europe sociale et modèle social européen, il convient de s’interroger sur cet autre concept. Or la suite de l’appel de la CES est une énumération d’une longue liste de revendications qui nous montre que l’existence même de ce modèle est sujet à caution. En effet la CES ne se contente pas de vouloir le défendre ce qui serait une preuve de son existence, le contenu de ses revendications démontrent à lui seul que le modèle n’existe pas. C’est d’ailleurs ce qu’affirme L’Horty[13]. Selon lui le modèle social européen n’existe pas du simple fait que les systèmes sociaux sont fondamentalement différents dans leur logique et leur fonctionnement. Contrairement aux attentes de certains, l’intégration économique n’a pas produit de convergence sociale et il n’y a donc pas de modèle social européen. Le passage de l’Europe sociale au modèle social européen ne nous a guère avancé. Nous retrouvons à nouveau une expression très utilisée mais dont la définition n’est pas du tout stabilisée. Mathieu et Sterdyniak estiment d’ailleurs qu’il s’agit là d’une notion « ambigüe », « le concept n’a pas de contenu précis puisqu’il doit englober des modèles très différents, le Royaume Uni comme la Suède ou l’Italie »[14]. Ce contenu imprécis tient sans aucun doute au fait qu’en Europe coexiste au moins quatre modèles différents ; selon la typologie établie par Esping-Andersen[15] on peut repérer un modèle scandinave, un libéral, un continental et un méditerranéen. Telle est la raison qui pousse les deux auteurs à préférer parler des modèles sociaux européens. Toutefois au-delà de cette pluralité de modèles, Mathieu et Sterdyniak estime qu’une carac-téristique commune émerge : il s’agit de l’idée que « la société doit fournir à chacun de ses membres certains biens de base (éducation, santé), qu’elle doit assurer à tous un certain minimum vital, qu’elle doit protéger les individus contre certains risques (maladie, chômage, vieillesse) »[16]. Le (ou les) modèle(s) social(aux) européen(s) serai(en)t donc cette société européenne caractérisée par un haut niveau de protection sociale. Si cette définition décrit bien la situation des pays européens et donc de l’Europe, elle nous semble peu pertinente puisque l’Europe sociale ne le serait que du fait des politiques suivies dans les différents pays… De substantif le social deviendrait un simple adjectif dont l’origine serait national. Cette répartition des compétences entre le national et l’européen rend l’expression d’Europe sociale bien fragile. « Au total, l’intervention de l’Europe en matière sociale concerne surtout la politique de l’emploi, plutôt que la protection sociale. L’Europe essaie de promouvoir le dialogue social et d’établir des droits communs à tous les travailleurs européens (santé, sécurité, non-discrimination). Par contre, elle n’a aucun pouvoir en matière d’organisation de la protection sociale (retraite, assurance maladie ou chômage, famille). »[17] C’est d’ailleurs ce que nous dit aussi Jean Claude Barbier : « sans politiques nationales, il n’y a pas d’Europe sociale ».[18] Mais si cette expression est juste elle ne l’est une fois encore qu’au regard de la définition que l’on donne à l’Europe sociale. Si on entend par Europe sociale, protection sociale alors JC Barbier a raison, si on entend politiques sociales ou droit des travailleurs alors cette affirmation est contestable !
Cette multiplicité des grandeurs de l’Europe sociale conduit Salais à préférer parler « des Europes sociales », chacune présentant des caractéristiques communes. Il y aurait ainsi, pour cet auteur, une Europe des droits économiques et sociaux pour les citoyens et les travailleurs, une Europe où la solidarité et la justice sociale imposeraient leur loi au marché, une Europe où le social serait un « facilitateur du marché » et enfin une Europe sociale depuis 1990 « qui s’oppose à l’État social national au nom de l’harmonisation vers le bas et coordonne sa détérioration »[19]. Au final, tout au plus peut-on dire que nous trouvons en Europe des systèmes nationaux de protection sociale et un ensemble de droits sociaux réduisant de manière plus ou moins importante les risques de l’existence mais dans la mesure où l’essentiel des protections relève de la compétence nationale, si on peut en effet parler de modèles sociaux européens au pluriel afin d’en souligner la diversité, on ne peut identifier ces modèles à une Europe sociale.
Malgré le partage de compétences défavorable à la constitution d’une Europe sociale, il vrai toutefois que l’ « UE est devenue de plus en plus impliquée dans les affaires sociales »[20]. En outre il est indéniable que des éléments constitutifs d’une Europe sociale existent (Comité européen d’entreprise, égalité hommes/femmes, maxima horaires, …). Ainsi, en l’absence d’une véritable Europe sociale, équivalent impossible de l’État social au niveau européen du fait de l’absence même d’État européen et du principe de subsidiarité, nous pouvons considérer que le plus pertinent est sans doute de définir l’Europe sociale comme l’ensemble de ces mesures à caractère social qui ont été prises depuis la création de l’Europe elle-même. Bien que la politique sociale communautaire soit régulièrement qualifiée de parent pauvre de l’intégration européenne, ces éléments d’une Europe sociale existent et s’il faut parler d’Europe sociale, ils en constituent le fondement. Il s’agit désormais d’un ensemble de droits mis en place par une suite de directives qui assure l’existence cette Europe sociale. Il existe bel et bien un acquis communautaire constitué d’un ensemble de droits. Mais ces droits sont essentiellement ceux des travailleurs. Ainsi l’Europe sociale dont on parle est surtout celle de droits et donc de protection pour une partie de la population européenne, la population active.
- Des mouvements sociaux et un syndicalisme désarmés
Chacun accepte de reconnaître l’apport incontestable des mouvements sociaux dans la mise en place de l’État social au niveau national. Pendant plus d’un siècle le mouvement ouvrier et les syndicats se sont mobilisés pour obtenir la satisfaction d’un certain nombre de revendications à caractère social. En dépit de toutes les nuances exprimées ci-dessus sur la notion même d’Europe sociale il est possible de se demander si ces mobilisations ont eu lieu au niveau européen et si elles y ont rencontré les mêmes succès ? Y a-t-il eu une transposition « naturelle » de ces luttes dans un nouvel espace politique, « l’Europe », et qui seraient à l’origine des éléments de politiques sociales constituant l’action communautaire dans ce domaine ? Quelle y a été et y est le rôle des mouvements sociaux dans la mise en œuvre de ces mesures à caractère social ? Attaché à comprendre la dynamique de construction des droits du travail évoqués ci-dessus, nous limiterons notre étude à l’action syndicale au niveau européen.
Force est de reconnaître que la présence de mouvements sociaux européens à l’initiative de la CES est pour le moins modeste. La constitution de tels mouvements est difficile. Plusieurs raisons peuvent être invoquées. Il y a tout d’abord le fait que certaines législations nationales sur le droit de grève ne reconnaissent pas les actions de solidarité. C’est le cas en Lettonie, Luxembourg, Pays-Bas et Royaume-Uni. En Allemagne et en Italie, de telles actions sont possibles mais les dispositions régissant ces actions de solidarité sont relativement complexes. En Espagne, sa légalité doit être déterminée au cas par cas. Il s’agit donc là d’une limite juridique importante quand il s’agit d’organiser une mobilisation à l’échelle de l’Europe. Ensuite les représentants des organisations syndicales elles-mêmes siégeant au sein des institutions européennes ont souvent tendance à le faire en tant qu’expert des questions sociales plutôt que comme représentants des salariés. Et comme, selon Corinne Gobin, il y aurait au sein de la CES depuis 1991 un fort « courant gestionnaire »[21], la CES elle-même ne cherche pas à susciter de telle mobilisation si ce n’est qu’occasionnellement. Cette situation s’explique assez bien par le modèle de la construction européenne. « Le modèle de la “participation” qui se met en place au sein du système de l’Union européenne (…) rend très difficile à la fois l’élaboration de politiques sociales fondatrices de droits démocratiques et le développement de mouvement sociaux de contre-pouvoirs »[22]. Il y aurait « institutionnalisation du syndicalisme au niveau européen »[23]. Une telle institutionnalisation n’oriente pas la CES vers la recherche de mobilisations sociales et la construction de rapports de force. C’est ce que Bourdieu dénonçait déjà en 1999 quand il en appelait à « un mouvement social européen » dans une tribune parue dans Le Monde Diplomatique[24] . Il y regrettait que la CES « se comporte avant tout en “partenaire” soucieux de participer dans la bienséance et la dignité à la gestion des affaires européennes en menant une action de lobbying bien tempéré »[25]. « La pensée concordataire »[26] qui en découle valorise le consensus social et, renforcée par le fatalisme économique ambiant, ne favorise pas l’action revendicative. C’est aussi l’avis d’Hélène Michel selon qui certains syndicalistes reprennent à « leur compte les conceptions de la Commission européenne selon lesquelles le lobbying serait sinon la bonne du moins la seule forme légitime de défense et de représentation des intérêts dans un système démocratique »[27].
Des obstacles d’une autre nature peuvent encore être identifiés. Il y a des questions culturelles qui donnent aux organisations syndicales des traditions et des histoires si différentes qu’elles en constituent de véritables difficultés pour l’émergence d’une organisation syndicale européenne unifiée. Qu’il s’agisse de relations professionnelles, d’attachement à la notion de service public, du rôle et du poids de l’État la convergence des systèmes sociaux n’a pas eu lieu et les profondes différences qui demeurent rendent très difficile la mobilisation syndicale au niveau européen. L’exemple de la résistance aux directives de libéralisation du rail en est une bonne illustration. L’incapacité des organisations syndicales à lire dans le projet européen les mêmes enjeux et menaces et à y opposer les mêmes stratégies a conduit à une « grande cacophonie syndicale » selon l’expression de Nadia Hilal[28]. Malgré ces difficultés les organisations syndicales de cheminots ont fini par tenter d’organiser des mobilisations européennes. Des défilés à Bruxelles en 1996 et 1998, une euro grève en 2008, d’autres manifestations et actions diverses ont eu lieu. Mais ce mouvement social européen n’a pas remporté le succès escompté. La mobilisation a été faible et n’a pu peser sur les décisions des institutions européennes. Les difficultés linguistiques cumulées à cette situation générale, on comprend le manque de cohésion interne de la CES qui lui-même ne favorise pas la définition d’axes de revendications prioritaires et mobilisateurs.
Et la difficulté est encore accrue, selon Corinne Gobin, par le fait qu’il existe une « dépendance idéologique et financière de l’euro-syndicalisme à l’égard du pouvoir communautaire »[29] .
Enfin l’absence même de véritable citoyenneté européenne en est aussi une explication. Comment participer à une mobilisation si on ne se sent pas membres de la société européenne ? Dans la mesure où il n’y a pas d’État social européen alors que l’intervention de celui-ci a été constitutive de l’institution de la citoyenneté au niveau des États nations, son absence européenne limite la conscience d’une telle citoyenneté et, de fait, la possibilité de participer à des mouvements sociaux à cette échelle. Considérant qu’il n’existe pas d’espace public européen – au sens de lieux où un temps serait consacré à exprimer leurs exigences, revendications, points de vue par des citoyens – Maximos Aligisakis explique que « l’Europe n’est pas encore une société »[30] et que ce faisant il ne peut y avoir de mouvement sociaux à son échelle.
Quoiqu’il en soit de ces nombreuses explications, il apparaît que « plus de 25 ans après la création de la CES en tant que telle, peu de travailleurs syndiqués connaissent l’existence de cette organisation »[31] et que dès lors la participation aux mobilisations organisées par celle-ci n’est pas évidente. Force est donc de constater que l’activité des institutions européennes et ses conséquences sociales n’ont pas ouvert la voie à la constitution d’une unité syndicale capable de mobiliser des forces sociales à l’échelle correspondante. Telle est la principale faiblesse des mouvements sociaux européens aujourd’hui.
Il n’y a donc pas eu transposition « naturelle » du syndicalisme national au syndicalisme européen.
Pourtant des mobilisations ont eu lieu. La première « euro manifestation » a été organisée le 14 novembre 1975. Ces mobilisations sont toutefois le plus souvent symboliques et la participation s’y limite aux cadres des appareils syndicaux. La liste de ces actions en faveur de l’Europe sociale n’est pas insignifiante : en avril 1993, journée d’action européenne « ensemble pour l’emploi et l’Europe sociale », en décembre 2000, à Nice, 80 000 personnes défilent « pour l’Europe de l’emploi et des droits sociaux », en mars 2003 c’est « Pour l’Europe sociale », en mars 2005, selon la CES, 1.6 millions de personnes auraient défilé dans toute l’Europe pour « défendre l’Europe sociale » et en avril 2011 c’est pour dire « Non à l’austérité – Pour l’Europe sociale, pour des salaires équitables et pour l’emploi » que les salariés européens sont à nouveau appelés à manifester. Une nouvelle euro manifestation est enfin convoquée à Bruxelles le 4 avril 2014 afin de protester contre le fait que « la dimension sociale de l’Union est extrêmement faible » et pour demander plus de protection sociale.
Mais la CES ne se contente pas de mobiliser dans la rue. Elle cherche aussi à peser sur les parlementaires européens. Ainsi un « Manifeste de la CES »[32] a également été élaboré en vue des élections européennes de juin 2014 afin de faire pression sur les candidats. Ce manifeste constate que le modèle social européen est affaibli et revendique « une autre politique européenne pour une Europe sociale, une Europe du plein emploi, soucieuse de ses générations futures ». « Nous réclamons (…) la garantie que les libertés économiques ne peuvent avoir la priorité sur les droits sociaux fondamentaux ». Cette suite de déclaration est la conséquence logique du constat amer que la CES tire désormais du bilan de la décennie écoulée : « un changement de cap est nécessaire si l’on veut que l’Europe sociale devienne réalité » (déclaration du 23/04/2013) et qui finit par avouer un échec dans sa déclaration du 20/12/2013 : « L’UE n’a pas tenu sa promesse sur la dimension sociale »[33]. Cette déclaration est à mettre en perspective avec les passages du site de la CES consacrés à l’Europe sociale.
« L’UE a non seulement apporté un demi-siècle de paix mais aussi le progrès économique et social. Le principe central qui sous-tend l’Union est fondé sur la solidarité et la cohésion : la croissance économique doit favoriser le bien-être social global et ne doit pas se faire au détriment d’une partie de la société »[34]. L’écart entre ces vœux et convictions de la CES et l’évolution actuelle réservée à la thématique de l’Europe sociale rend le bilan de la mobilisation sociale plus que modeste.
- La diversité d’acteurs et de modes de production de l’Europe sociale
La difficulté syndicale à construire des mobilisations sociales permettant d’arracher des concessions n’a pas empêché, nous l’avons déjà évoqué, l’existence d’une production sociale à l’échelle de l’Europe. Quelle y a été la place de la CES ? Nous l’avons vu, certains auteurs estiment que la CES ne cherche pas à construire un rapport de force et a une nette préférence pour la négociation entre partenaires. L’Europe sociale y a-t-elle trouvé son chemin ? Répondre à cette question nécessite de repérer différentes étapes au cours desquelles acteurs et modes de production de l’Europe sociale ont varié.
Du Traité de Rome aux années quatre-vingt.
Le traité de Rome prévoyait l’adoption de directives dont l’objectif étaient la mise en pratique des principes de libre circulation. C’est le sens des articles 49 [35]et 51[36] par exemple. L’Europe sociale s’est ainsi construite au fil de l’activité normative de la Commission. Dès le début l’objectif même de Marché Commun a impliqué une dimension sociale. La libre circulation des travailleurs entre des espaces nationaux régis par des systèmes de protection sociale différents nécessitait la mise en place de convention permettant à ceux-ci de continuer à bénéficier de cette protection quel que soit le pays où ils étaient actifs. C’est donc tout logiquement que les directives européennes concernent d’abord les travailleurs et sont prises à l’initiative des seules institutions européennes.
C’est non seulement logique mais cela correspond à une théorisation de longue date qui veut que l’Europe sociale se construira naturellement comme conséquence de l’intégration économique. Dès 1931, dans un mémorandum du BIT concernant un projet d’union douanière, est affirmé l’inutilité d’un volet social en dehors de 3 questions : la libre circulation, la compatibilité entre les différents systèmes nationaux d’assurance sociale et la protection face au chômage frictionnel induit par la constitution du marché européen. La justification théorique reposait sur la certitude que les bénéfices de la croissance tirée de la constitution de ce grand marché profiteraient à tous. Cette certitude sera fortement présente en 1948 et ce jusqu’à la signature du Traité de Rome. Ainsi, par exemple, suite aux interrogations du gouvernement français, le BIT a confié une étude sur ce sujet à un groupe d’expert dirigé par Bertil Ohlin dont le rapport en 1956 nie la nécessité d’une harmonisation sociale du fait des effets positifs pour tous de l’ouverture commerciale à la condition toutefois que les dépenses sociales ne s’accroissent pas plus vite que les gains de productivité [37]! Ce rapport est ensuite devenu « une des principales références théoriques des négociations sur la CEE »[38]. Le traité de Rome s’en est donc remis « aux forces du marché pour l’amélioration des conditions sociales »[39]. L’article 117 du Traité confirme qu’au sujet de l’amélioration des conditions de vie et travail, les États membres « estiment qu’une telle évolution résultera tant du fonctionnement du marché commun, qui favorisera l’harmonisation des systèmes sociaux, que des procédures prévues par le présent traité et du rapprochement des dispositions législatives, réglementaires et administratives. » C’est bien la concurrence et le partage des gains de croissance qui doit conduire à l’amélioration du niveau de vie et des conditions de travail, le tout encadré par un certain nombre de directives mettant en application les principes du Traité. Nul n’est donc besoin d’une participation syndicale.
Pourtant dès les premières étapes institutionnelles de la construction européenne des structures syndicales correspondantes sont apparues à l’initiative de la Confédération internationale des Syndicats libres (CISL). Ainsi en 1952, les forces syndicales du secteur du charbon et de l’acier sont associées à la mise en place de la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA). On trouve la présence de deux à trois syndicalistes parmi les neufs commissaires de la haute Autorité dont Paul Finet[40] qui en sera même le Président. La présence syndicale est donc forte, y compris jusque dans la structure exécutive.
Mais lors de la constitution de la Communauté économique européenne (CEE), une rupture politique est réalisée au profit d’ « une gestion administrative et technique des problèmes »[41]. Les craintes syndicales exprimées dès le 3ème congrès mondial de la CISL en 1953, vis-à-vis du risque de dumping social n’y font rien. Si ce congrès émet le vœux que l’intégration économique soit accompagnée d’une intégration sociale afin d’éviter que la mise en concurrence n’entraîne une détérioration des prestations sociales et des conditions de travail, la construction sociale de l’Europe s’est faite dans un premier temps en l’absence de mouvements sociaux et à vrai dire en l’absence des représentants des salariés : les syndicats.
C’est un vieux débat qui est alors tranché en 1957. En effet déjà, lors du Congrès de l’Europe à La Haye en 1948, la question de la place des travailleurs et de leurs représentants dans la construction a été posée. Deux options s’y opposaient : les syndicats défendaient la « participation nécessaire des travailleurs à la gestion de l’entreprise et de tous les organismes de coordination »[42]. L’autre proposition rejetait la participation au profit de l’idée d’association. Le compromis alors trouvé entre ces partisans de l’Europe tranche en défaveur des organisations syndicales pour que « travailleurs et organisations représentatives soient étroitement associés à la création et au développement de l’économie de l’Europe unie »[43]. Le syndicaliste Jean Mathé de la CGT-FO s’en est plaint amèrement: « nous voulons participer à la construction de la maison qui abritera les européens (…), nous voulons être des maçons, des couvreurs, des architectes, nous voulons aussi être parmi les gérants tandis qu’on nous propose simplement le rassemblement des matériaux »[44]. Robert Salais en conclut que l’Europe qui va se construire est une Europe sans les travailleurs. Déjà en retrait parmi les européanistes eux-mêmes en 1948, le syndicalisme européen partisan d’une Europe des travailleurs sera défait avec le Traité de Rome dans lequel toute perspective d’Europe des travailleurs elle-même disparaît au profit de la libre circulation…
Salais attire notre attention sur les deux exceptions que constituent alors les articles 119 et 120. Il s’agit de l’établissement de l’égalité salariale hommes/femmes et de l’établissement d’horaire hebdomadaire maximum de travail. Mais dans l’esprit des concepteurs du Traité, il ne s’agit là non pas des prémisses d’une Europe sociale mais tout simplement de protéger la concurrence d’ « avantages concurrentiels indus »[45]. Le Traité de Rome clairement inspiré par l’ordolibéralisme allemand néglige toute participation des organisations syndicales à la mise en place des institutions européennes. L’article 118 B se contente d’ailleurs de demander à la Commission de s’efforcer « de développer le dialogue entre partenaires sociaux au niveau européen ». Conformément aux principes de l’ordolibéralisme, il s’agit de fixer «le cadre juridique au sein duquel la concurrence se déploie»[46]. Étant donné que « l’ordre économique ne peut pas être isolé de l’ordre politique et social »[47], il s’agit de protéger « l’individu en général quel que soit son rôle en tant qu’acteur sur le marché, contre le pouvoir totalitaire du monopole »[48]. Et comme selon Eucken – un des théoriciens de l’ordolibéralisme – « la concurrence distribue la richesse (…) en protégeant l’individu contre l’exploitation économique par les monopoles »[49] on comprend là que l’ordre concurrentiel et ses effets redistributifs, rend inutile toute perspective d’Europe sociale. L’État, ici l’Europe, doit fournir le cadre et les garanties nécessaires pour que chacun puisse agir librement à la poursuite de ses propres intérêts en définissant les règles du jeu. Il s’agit donc d’une politique ordonnatrice qui fait du principe de la concurrence un principe constitutionnel.[50] Les différentes mesures sociales qui sont prises à ce moment dans le cadre de la construction européenne ne visent pas à la création d’un État social européen mais simplement à créer un environnement social et juridique favorable à la structure de la concurrence, ce que Laval appelle « une société de marché encadrée juridiquement et réglementairement »[51].
Ainsi les institutions européennes apparaissent comme les véritables protecteurs du marché. Cette protection s’exerce entre autre au moyen de l’établissement d’un ordre juridique, voire constitutionnel, qui garantit l’existence d’un ordre libéral concurrentiel. L’ordre économique et l’ordre social doivent être tous deux fondés sur des règles et des institutions. Un tel ordre n’implique pas nécessairement la participation des syndicats et ce sera le cas. La première phase de la construction européenne marginalise les salariés et les syndicats. Toutefois l’absence de représentation syndicale n’empêche pas l’existence de quelques directives à caractère social.
La directive européenne du 9 février 1976 introduit la notion d’égalité de traitement en application de l’article 119. La directive enjoint les États à prendre des mesures afin de supprimer toutes les dispositions discriminatoires envers les femmes et contraires au principe de l’égalité de traitement. L’objectif est d’éliminer les distorsions de la concurrence entre secteurs employant de la main d’œuvre féminine et secteurs employant de la main d’œuvre masculine.
Il y a aussi le règlement 1408/71 du 14 juin 1971 et son règlement d’application n°554/72 qui organisent la coordination des régimes de Sécurité sociale. Une fois de plus la lecture des considérants nous éclaire sur l’objectif recherché : « Considérant que les règles de coordination des législations nationales de sécurité sociale s’inscrivent dans le cadre de la libre circulation des personnes »[52] En 1980, la première directive cadre est adoptée qui fixe des seuils minimaux de sécurité en matière de conditions de travail, d’hygiène et de sécurité des travailleurs. Mais celles-ci ne poursuivent qu’un seul objectif permettre le libre jeu de la concurrence afin d’assurer le bon fonctionnement du marché. Si cette première période de la construction européenne se marque par des « débuts timides de la dimension sociale »[53] il n’en demeure pas moins vrai que les premières politiques à caractère social sont mises en œuvre. Ces politiques sont l’œuvre de l’action de la Commission européenne, sans la moindre participation des organisations syndicales. La Commission européenne se dote aussi d’un Programme d’action sociale le 21 janvier 1974 qui va déboucher sur deux directives : une première en 1975 sur les licenciements collectifs et une autre en 1977 sur le transfert d’entreprises. Il n’y a toutefois à cette époque qu’un seul pilote dans l’avion.
Les années quatre-vingt, le « moment Delors ».
Les inquiétudes syndicales quant au risque de remise en cause des protections sociales et du droit du travail sous l’effet de la mise en concurrence se confirment à la fin des années 60 et la création de la CES en 1973 en a été une conséquence. Il s’agit alors d’affirmer une volonté de reconquête d’un statut syndical reconnu dans la construction européenne.
C’est une nouvelle phase qui commence à s’ouvrir avec la constitution de la CES. Son objectif est de « promouvoir le modèle social européen »[54] c’est-à-dire « une société combinant une croissance économique soutenable accompagné d’un niveau de vie et de travail en hausse constante y compris le plein emploi, la protection sociale, l’égalité des chances, des emplois de bonne qualité…. »[55]. L’arrivée sur la scène européenne de la CES est une rupture du fait qu’il s’agit de l’apparition d’un nouvel acteur revendiquant sa participation à la construction européenne. Il faut toutefois remarquer que le vocabulaire utilisé par la CES est étrangement proche de celui des institutions européennes et que, ce faisant, la CES se déclare prête à occuper une place de partenaire et non d’opposant. Ceci ne l’empêche pas d’organiser les premières euro manifestations, en faveur des 35 heures à l’époque.
Or dans le même temps où la CES se crée, la mise en place du Programme d’action sociale s’accompagne d’un changement notable. Celui-ci est repérable dans la résolution qui annonce la création de ce programme social. On y découvre que « les chefs d’État ou de gouvernement (…) ont souligné qu’une action vigoureuse dans le domaine social revêt pour eux la même importance que la réalisation de l’union économique et monétaire » ou encore qu’« un tel programme implique des actions tendant à réaliser le plein et le meilleur emploi, l’amélioration des conditions de vie et de travail ainsi que la participation croissante des partenaires sociaux aux décisions économiques et sociales de la Communauté et des travailleurs à la vie des entreprises » et enfin que l’objectif est désormais la « participation croissante des partenaires sociaux aux décisions économiques et sociales de la Communauté ».[56] On assiste donc à un tournant : désormais la Commission ne sera plus seule à porter les mesures de politique sociale. Les syndicats, et donc la CES qui vient de naître, vont pouvoir y participer.
Mais c’est surtout au début des années 80 que la nature de cette seconde phase va se révéler : c’est « le moment Delors » évoqué par Étienne Grass et que Jean Claude Barbier n’hésite pas à qualifier d’ « âge d’or »[57].
C’est en effet à partir de ce moment que « les partenaires sociaux » vont participer à la production des normes communautaires. Des rencontres, voulues par Delors dès son arrivée à la tête de la Commission, de Val Duchesse en 1985 à l’institutionnalisation du dialogue social européen en 1991 et au protocole sur la politique sociale du traité de Maastricht en 1992, de l’avis de nombreux observateurs, nous assistons là à la véritable naissance de l’Europe sociale.
Il ne s’agit pas d’un simple changement de méthode de travail. À partir du lancement du dialogue social européen, Delors modifie aussi la nature du processus de construction. « Les élites mobilisées dans la construction européenne ne se réduisent plus aux cercles dirigeants de l’économie et des institutions politiques et s’ouvrent aux représentants des salariés »[58] C’est en quelque sorte le retour des organisations syndicales et donc des travailleurs dans la construction européenne. C’est l’ « institutionnalisation formelle de la consultation des partenaires sociaux »[59] On ne peut donc considérer que Jean Mathé a enfin été entendu car le dialogue social européen qui se met en place n’a pour objet que « d’associer les représentants des partenaires sociaux européens aux projets de la Commission »[60]. L’expression de Claude Didry est parfaitement pertinente. Il se construit en effet, suivant cet auteur, en l’absence de mouvements sociaux, un « euro corporatisme » ou si l’on préfère un néo-corporatisme européen[61]. L’absence même de société européenne déjà évoquée crée une situation où « la socialisation reste cantonnée au niveau des élites ou des acteurs économiques lobbyistes »[62].
Par la méthode du dialogue social européen, il s’agit d’associer les « partenaires sociaux » à la production de normes européennes. Le syndicalisme européen ne pouvant s’appuyer sur des mouvements sociaux européens s’est replié sur cette forme de représentation. Ce qu’on appelle les « acteurs sociaux » vont donc participer à l’harmonisation des conditions de concurrence sur les marchés. Cette harmonisation refusée par le rapport Ohlin, interdite par les Traités se fraie un chemin par l’association des syndicats au travail de la Commission. Nous insistons sur le terme « association » et non co-production ! Il ne s’agit pas de donner aux représentants des salariés un pouvoir de production de la norme européenne, il s’agit bien plutôt de donner à la norme européenne une légitimité syndicale du fait de son association. Tout au mieux les acteurs sociaux peuvent-ils négocier des accords collectifs qui peuvent se transformer en directive sur approbation du Conseil européen. On est loin de la maison commune construite et cogérée par les représentants des salariés dont rêvaient certains syndicalistes à la sortie de la seconde guerre mondiale. Il s’agit surtout comme le dit très bien Didry d’ « associer les représentants des partenaires sociaux aux projets de la commission »[63]. En d’autres termes l’objectif est de puiser dans l’association de ces partenaires la légitimité qui fait défaut à la Commission. De leurs côtés, les partenaires en question jouent parfaitement le jeu et c’est une véritable négociation collective qui voit le jour.
Le bilan de cette période en matière de production de normes européennes est éloquent : en juin 1989, directive sociale sur l’hygiène et sécurité au travail, directive sur le travail temporaire, le temps partiel , les contrats de travail à durée limitée, en 1994 directive sur les comités d’entreprise européens, directive sur l’information et la consultation des salariés, deux directives sur l’égalité homme/femme en 1986, en 1995, les congés maternité, le congé parental, les discriminations, … Au total, c’est près de 30 directives à caractère social qui ont été adoptées durant cette période. Le dialogue social européen est bel et bien devenu un « mode de production de l’Europe sociale »[64].
La nature de l’Europe sociale qui se construit alors change. Elle peut être vue comme enfin celle des travailleurs c’est-à-dire celle où un socle de droits leurs sont accordés. Ceci se voient aussi dans les Traités puisqu’en 1987 l’Acte unique étend les compétences communautaires à la santé et à la sécurité au travail, que les Traité de Maastricht et d’Amsterdam font de l’emploi une question d’intérêt communautaire, le Traité de Lisbonne en 2000 fixant même l’objectif du plein emploi en … 2010 !
Bien sûr, on peut regretter la lenteur de ce travail d’élaboration. Ainsi le projet Vredeling de comité d’entreprise européen présenté en 1980 a dû attendre la directive de septembre 1994 pour être mise en application. Et si Jean Claude Barbier et Fabrice Colomb estiment à juste titre que « le rôle du droit du travail et de la protection sociale est resté marginal au niveau de l’Union », il n’en demeure pas moins vrai qu’une Europe sociale est apparue à cette époque. De réelles avancées dans la construction de droits ont été réalisées. Elles ont été concentrées sur le domaine du droit du travail car c’est dans ce domaine que la volonté des États de conserver l’exclusivité de la compétence en matière sociale pouvait être prise en défaut. L’existence du marché intérieur et tout particulièrement des grandes entreprises de taille européenne nécessitait, conformément aux préceptes de l’ordolibéralisme, un minimum de règles communes pour assurer le bon fonctionnement de ce marché intérieur.
Une Europe sociale se construit donc mais c’est une Europe de droits des salariés au service de la concurrence libre et non faussée. Là est toute l’ambiguïté. Cette Europe sociale est-elle une Europe protectrice des travailleurs ? Les directives citées plus haut du fait de leur existence permettent de répondre positivement. Mais une première nuance doit être immédiatement apportée : pour l’essentiel il ne s’agit jamais de conquêtes mais d’harmonisation des législations nationales. S’il s’agit éventuellement de la construction d’un droit du travail européen, il est à minima. Ce droit social européen est mis en place comme mesure d’accompagnement de la création d’un espace de concurrence libre et non faussée. Il est difficile d’y voir plus … tel est l’opinion de Jean Claude Barbier qui y voit « des dispositions minimales » ou de Robert Salais qui nous parle pour sa part de « problématique d’harmonisation des conditions de concurrence sur les marchés »[65]. Par-dessus le marché, si cette Europe sociale qui se construit alors peut-être analysée comme celle des droits des travailleurs, une définition plus large de l’Europe sociale, celle des 4 piliers de Christophe Ramaux, nous amène à un constat encore moins positif des processus en cours. Ramaux fait en effet de l’Acte unique de 1986, ni plus ni moins que le moment de « déconstruction » de l’Europe sociale ! En effet dans ce traité les services publics (SP), qui ne sont pas reconnus en tant que tels, sont qualifiés de services d’intérêt économique général (SIEG) et sont ouverts à la concurrence. On en voit aujourd’hui les conséquences avec la question de la SNCM et des aides versées par l’État à cette entreprise privée au titre de mission de SP et dont l’Europe exige le remboursement. De la même façon, l’objectif louable d’ « un niveau d’emploi élevé » (art III-117 et III-205) débouche sur le recul de l’âge de la retraite. Le niveau d’emploi visé ne se mesure en effet qu’en taux d’emploi et non en taux de chômage. Bref l’Europe des travailleurs qui se construit est contradictoirement aussi celle qui procède à la dérégulation du marché du travail, l’ouverture des SP à la concurrence, la perte de la politique monétaire et l’encadrement de la politique budgétaire, bref à la déconstruction des 4 piliers de l’État Social. Et tout ceci au moment même où les organisations syndicales sont associées au projet de la Commission … On comprend que pour des auteurs comme L’Horty « l’Europe sociale n’existe pas » !
Nous voyons parfaitement ici comment en donnant un contenu, une définition différente, à la notion d’Europe sociale on peut avoir un point de vue radicalement opposé sur la nature de l’Europe qui se construit.
Les années 2000, une troisième période ?
Pourquoi parler d’une nouvelle étape ? Il y a tout d’abord le constat de la faible production de directives dans les années 2000. Etienne Grass déclare même que l’ « acquis communautaire ne se développe plus »[66]. Pourtant les questions sociales reviennent régulièrement dans les préoccupations des institutions européennes mais sous une autre forme. L’objectif premier n’est manifestement plus de produire des normes sous formes de directives ou règlements.
Que s’est-il passé pour qu’un tel changement ait lieu ?
La question de l’emploi, de la lutte contre le chômage, est devenue prioritaire. L’installation durable de l’Europe dans le chômage de masse nécessite la recherche de solutions. Ainsi le sommet du Luxembourg de 1997 pour l’emploi a décidé de la Stratégie européenne de l’emploi (SEE) et a cherché à favoriser l’employabilité, l’esprit d’entreprise, l’adaptabilité, l’égalité des chances, … L’inscription du titre « emploi » dans le Traité d’Amsterdam ou encore la Stratégie de Lisbonne vont dans le même sens. En quoi cela change-t-il la donne ? C’est que la Commission porte désormais dans ses solutions pour lutter contre le chômage une critique des législations en matière de protections de l’emploi et de poids des systèmes de protection sociale. Cette nouvelle approche n’est pas compatible avec la poursuite d’une codification d’un droit du travail européen. Ainsi le rapport Kok de 2004 « facing the challenge » prend position en faveur de la flexibilisation des marchés du travail avec la volonté de réduire les charges administratives et autres qui pèsent sur les entreprises. Il préconise de flexibiliser le marché du travail. De son côté l’Agenda social de 2005 s’attaque de front au « poids du social » en affichant l’objectif de modernisation du modèle social européen à propos de l’emploi, de l’égalité des chances et des modèles du marché du travail inclusifs. Le coup d’arrêt trouve donc ici une première explication.
Mais ce sont aussi les instruments utilisés par la Commission qui change à ce moment. C’est par exemple l’adoption des MOC (Méthodes Ouvertes de Coopération) dont un des premiers résultats est la définition de la SEE (Stratégie européenne pour l’Emploi). Cet outil permet tout à la fois à la Commission d’intervenir dans un champ qui ne relève pas de ses compétences et d’imposer le principe des « bonnes pratiques ». Il s’agit de comparer les situations et politiques nationales et de proposer la généralisation de « ce qui marche » ! Les MOC adoptées au Sommet de Lisbonne deviennent le « mode de gouvernance privilégiée de l’Union en ce qui concerne la politique sociale »[67] et succèdent à la négociation collective propre à l’euro corporatisme.
Le passage au MOC modifie en profondeur le mode de production des normes européennes. En réalité il ne s’agit plus tant de normes que de « textes non contraignants, dits “outils de nouvelles générations”, comme des “codes de conduite”, des “discussions conjointes”, … »[68]. C’est tout le travail de la Commission qui en est changé car elle porte désormais son attention sur les « institutions du marché du travail, sources de rigidités potentielles, plus qu’au statut des travailleurs. Il ne s’agit plus de garantir aux salariés des compensations sociales à l’approfondissement de l’intégration économique, mais de redéfinir le sens même des droits sociaux, de plus en plus liés aux exigences de performances économiques »[69]. Koster repère « une certaine dématérialisation des revendications sociales au nom de principes généraux, comme un “haut niveau d’emploi”, ou la “cohésion sociale” »[70] … Il s’agit là d’un véritable tournant. Patrick Hassenteufel et Jean Marie Pernot constatent que le dialogue social européen, mis en place dans les années quatre-vingt, « parti d’une ambition de production de règlements communautaires, (…) s’est dilué dans une floraison d’avis et de recommandations dont la portée générale, proche de celle des codes de conduites internationaux, est sans effets normatifs contraignants »[71] et Jean Vincent Koster de conclure que « la capacité des partenaires sociaux européens à s’inscrire dans un processus de production réglementaire (…) est donc réduit »[72].
Et c’est ainsi que malgré leurs efforts, les « partenaires sociaux » vont avoir de plus en plus de mal à obtenir la poursuite d’une production réglementaire ce qui explique le ralentissement repéré. Toutefois, lors de la déclaration de Laeken en décembre 2001, les « partenaires sociaux », dans une déclaration commune, revendiquent le fait d’être une force de proposition et d’expertise et à ce titre proposent la mise en place de nouvelles procédures au service de la mise en œuvre de la Stratégie de Lisbonne. En plus de la possibilité que les accords entre partenaires soient repris par la Commission sous forme d’une directive, ils obtiennent la reconnaissance d’ « accords autonomes » dont l’application repose sur les partenaires sociaux eux-mêmes dans chaque pays. La voie autonome a été très utilisée. C’est près d’une dizaine d’accords qui ont vu le jour dont quatre interprofessionnels sur le télétravail en 2002, le stress au travail en 2004, la lutte contre le harcèlement et les violences au travail en 2007 et sur les marchés inclusifs en 2010. Enfin quatre accords sectoriels ont également été transformés en directives. Si il y a ralentissement, la production normative n’a pas disparu.
Mais un autre changement est également apparu : il s’agit de l’instauration du dialogue avec la société civile. L’exacerbation de la crise de légitimité de la Commission européenne suite à la démission de J. Santer a nécessité une réponse. Celle-ci réside entre autre dans la parution du « Livre blanc sur une nouvelle gouvernance européenne » en 2001. La Commission y affiche la volonté de faire participer la société civile à la prise de décision. La parution du « Livre vert sur l’initiative européenne en matière de transparence » le 3 mai 2006, et qui s’inscrit à la suite du Livre blanc, confirme la nouvelle orientation de la Commission. Il s’agit de mettre en œuvre le passage au dialogue avec la société civile.
C’est ainsi qu’une situation nouvelle s’ouvre pour la CES. Dans le nouveau dispositif qui se met en place, celle-ci n’est plus qu’un groupe d’intérêts parmi d’autres. Ces autres sont principalement constitués par une série d’ONG qui couvre le champ du social au-delà des questions spécifiquement socio-professionnelles. Nous assistons donc au cours de cette opération à une redéfinition du « périmètre des affaires sociales dans un sens plus large que celui en vigueur dans le dialogue social »[73]. L’objectif de la Commission est bien entendu de trouver par cette large association d’acteurs sociaux une plus grande légitimité démocratique. Hélène Michel qualifie ce nouveau schéma de « néo-corporatisme sectoriel[74] » du fait de l’institutionnalisation de la représentation de secteurs différents de la vie sociale. Si l’Europe demeure dans le schéma néo corporatiste, la place de la CES en est considérablement changée. Cette institutionnalisation nouvelle inclut désormais tous les acteurs d’un secteur, aussi bien les organisations et associations de défense d’intérêts sociaux qu’économiques et met ainsi sur un même plan les représentants et défenseurs d’intérêts différents et mêmes opposés. Ainsi la CES se retrouve dans une situation où elle est mise en concurrence « avec des structures de coordination appelées ONG. Le syndicalisme comme mode légitime de représentations d’intérêts en dehors de la sphère du travail se trouve donc remis en cause »[75]
La CES n’apparaît plus que comme un lobby parmi d’autres, logique du lobbying défendue en tant que telle par le Livre vert d’ailleurs. Le système européen est désormais un « schéma triangulaire où la “société civile” complète le marché et le pouvoir politiques. Cette société civile s’exprimerait par une multitude d’associations et d’organisations réunies dans le partage d’une vision de “pluralisme communautaire” »[76]. Le pluralisme est assuré le grand nombre d’associations et organisations représentants une large diversité d’intérêts particuliers. Si Corinne Gobin nous parle de « démocratie de participation des notables »[77] Jean Leca pour sa part ose une analogie, « une sorte de modernisation des États généraux de la Monarchie française »[78].
Enfin Grass voit aussi dans l’affaiblissement de la démarche normative par le jeu des directives les conséquences des élargissements successifs. Nous avons déjà évoqué l’existence de quatre modèles sociaux en Europe et nous savons la difficulté qu’il y a à réaliser une convergence de ces modèles mais les derniers élargissements s’opposent radicalement à l’existence d’un modèle social européen unique. Là où des pays avaient des systèmes différents du fait de parcours historiques et de cultures distinctes mais partageaient un haut niveau de protection sociale, l’élargissement à des pays aux systèmes sociaux si différents et surtout peu développés a stoppé tout net le processus d’harmonisation au niveau du droit des salariés. Si l’élargissement n’est pas le seul responsable il n’en demeure pas moins qu’il rend très difficile une convergence sociale européenne.
Une approche très libérale de la question du chômage, un changement de méthodes au détriment des directives, une mise en concurrence de la CES qui conduit à son affaiblissement et enfin les conséquences des élargissements sont les éléments d’explication qui nous permettent de comprendre ce ralentissement de la production normatives contribuant à l’apparition d’une Europe sociale.
La Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) et l’Europe sociale : du ralentissement au « quasi-effondrement »[79] ?
Selon de nombreux auteurs, nous serions entrés dans une nouvelle phase. Selon Étienne Grass le principal producteur de la norme européenne en matière de droits des travailleurs seraient désormais la CJUE. Il fait de la Cour de justice le principal acteur d’une plus grande convergence entre États et même « le principal moteur de l’Europe sociale »[80]. « Ce sont les juges de Luxembourg qui, dans la période actuelle, ont créé l’essentiel des droits nouveaux en matière sociale reconnus aux salariés et citoyens européens »[81]. Il est vrai que la CJUE par sa jurisprudence construit un véritable droit social européen. L’arrivée de ce nouvel acteur représente un double changement de nature.
Tout d’abord, il s’agit là d’un acteur qui écrit le droit en dehors des partenaires sociaux. Cette évolution permet de nous interroger sur la fin du modèle néo corporatiste et si tel était le cas la fin de l’association des organisations syndicales à la conception de l’Europe sociale ? En outre Josef Drexl estime pour sa part que la jurisprudence de la Cour en matière de protection à accorder à la concurrence, à savoir la protection de la structure de la concurrence elle-même, relève de la conception ordolibérale. Dans son arrêté Glaxo Smith Kline du 6/10/2009, la CJUE le montre de manière éclatante : « la Cour a jugé que l’article 81 CE vise, à l’instar des autres règles de concurrence énoncées dans le traité, à protéger (…) la structure du marché et, ce faisant, la concurrence en tant que telle »[82].
Le second changement de nature est à rechercher dans la jurisprudence de la CJUE elle-même. Un tournant de conception serait-il à l’œuvre ? Alain Supiot voit dans les récents arrêtés et jugements de la Cour une référence à une « nouvelle doctrine sociale ». Il s’agit des arrêtés Viking, Laval et Rüffert de 2007.
Ces différentes affaires touchent à l’exercice des droits syndicaux dans l’Union européenne confronté à l’une des libertés économiques fondamentales, la libre prestation de services. La Cour y juge que le droit de grève ou d’action syndicale doivent respecter le droit communautaire (considérants 40 à 47). Or, l’action collective menée par un syndicat peut dissuader une entreprise de faire usage de sa liberté d’établissement et donc de ce fait être contraire au droit communautaire. En outre dans son considérant 90, la Cour estime que si le droit d’action collective doit être respecté il vaut veiller à ce que les moyens utilisés « ne vont pas au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre cet objectif ».
Dans les cas Rüffert et Luxembourg contre Commission, la décision de la Cour revient à accepter la mise en concurrence de salariés de nationalités différentes au sein d’un même pays. Les réactions critiques du Parlement européen en 2008 ou du BIT en 2010 qui a exprimé sa « grande préoccupation » à cet égard n’y ont rien fait. Supiot s’en alarme d’autant plus que selon lui il s’agit là d’un problème qui va au-delà de la jurisprudence. Il y voit la disparition même du marché intérieur, « d’un marché institué par le droit »[83]. Les récents accords de Libre échange avec le Canada (octobre 2013) semblent lui donner raison.
Les arrêts suscités établissent une hiérarchie. Ils subordonnent les droits sociaux aux libertés économiques. Ils ne « peuvent être invoqués pour justifier des restrictions imposées au plein exercice des libertés économiques ». On le voit avec l’arrêt Viking (C-438/2005) qui limite le droit de grève à la protection des emplois existants à condition de ne pas menacer le droit à la liberté d’établissement. De la même façon, l’arrêt Laval (C-341/2005) restreint l’action syndicale et le droit de grève. La CES en a bien conscience puisque dans son appel de juin 2012 en faveur d’un contrat social elle estime que le modèle social européen est menacé et affirme « que les droits sociaux fondamentaux doivent avoir la priorité sur les libertés économiques »[84]. Ainsi la jurisprudence de la CJUE serait-elle en train de conforter les libertés économiques en tant que normes supérieures de l’ordre juridique européen. En faisant preuve d’un véritable activisme juridique, la Cour interprète les Traités et contribue à la constitution d’un droit communautaire traitant des questions sociales dont l’objectif semble être de supprimer les obstacles aux libertés économiques. Si tel est le cas, alors le droit social n’apparaît plus que comme « une exception aux règles du marché, fondée sur la particularité qu’elle est agie par le principe de solidarité »[85]. On comprend qu’avec une telle logique l’Europe sociale ne peut être qu’une Europe de droits minimaux et de règles sociales minimalistes. Jean Claude Barbier estime que la Cour, avec la Banque centrale européenne, contribue aujourd’hui à une « uniformisation par l’économie et le droit »[86]. Par sa jurisprudence elle serait en passe de créer un rapport de supériorité des libertés économiques sur les services publics et sociaux ainsi que sur le droit du travail et les conventions collectives. Selon lui, la CJUE « vérifie simplement, en considérant les libertés économiques comme boussole, que l’exercice des droit sociaux ne vient pas s’opposer à ces libertés »[87] et il y voit un « traitement différentiel, inégalitaire, des libertés économiques et des droits sociaux »[88].
Un droit social est en construction du fait de l’activité de la CJUE. Mais on le voit ce droit social pose de nombreuses questions. Tout particulièrement si son objectif est de créer un espace de concurrence libre et non faussée, y a-t-il là œuvre de construction d’une Europe sociale ou faut-il y voir au contraire une déconstruction de celle-ci par soumission du social à l’ordre économique ?
Conclusion
L’Europe sociale, même si elle ne s’y limite pas, est avant tout l’ensemble des droits des travailleurs ayant fait l’objet de directives européennes. Dans un premier temps, elle s’est construite en l’absence des représentants des travailleurs eux-mêmes. Il s’agit alors bien plus d’une Europe des travailleurs que d’une véritable Europe sociale et, qui plus est, se fait sans la participation des travailleurs eux-mêmes.
Toutefois le besoin d’asseoir davantage de légitimité a conduit dans une seconde étape à associer plus étroitement les « partenaires sociaux », syndicats de salariés et patronat, à l’édification d’un ensemble de droits protégeant les travailleurs dans la mise en place du marché intérieur.
Mais la phase la plus récente qui fait suite au départ de J. Delors et à l’arrivée de M. Barroso présente une toute autre logique. S’il est possible de regretter que l’époque précédente se limitait à l’élaboration de droits des travailleurs, loin d’une véritable logique de protection digne d’un État social, l’évolution récente des logiques mises en œuvre conduit à s’inquiéter de l’avenir de l’ Europe sociale. La nouvelle configuration nous conduit à poser l’hypothèse de la fin du modèle de construction de celle-ci par une accumulation de droits. Aujourd’hui l’Europe sociale apparaît comme prise en tenaille entre, d’une part, la mondialisation et la concurrence intra-européenne et, d’autre part, la CJUE et la Commission européenne. C’est désormais une véritable menace qui pèse sur l’existence même de l’Europe sociale. En effet les premiers par la concurrence poussent à une harmonisation par le bas de la protection sociale existant dans chaque pays et les seconds par l’affaiblissement de la représentation syndicale et une jurisprudence consacrant la suprématie des droits économiques sur les droits sociaux organisent la mise en place d’une Europe sociale où le social n’est là que pour assurer un fonctionnement satisfaisant du marché, en somme un social à minima. Dès lors si on parle encore d’Europe sociale, il est légitime de se demander si une telle Europe des minima ne se fonctionne pas au service de la destruction des États sociaux nationaux ?
Notes:
[1] Université Grenoble-Alpes
[2] Déclaration au Wall Street Journal, 24/02/2011, consultable sur le site : http://online.wsj.com/news/articles/SB10001424052970203960804577241221244896782.
[3] Thomas Piketty, Le capital au XXIème siècle, Édition du Seuil, Paris, 2013.
[4] Robert Castel, Peut-on vaincre l’insécurité sociale ?, Le temps des cerises, Paris, 2005.
[5] Ibidem.
[6] Robert Castel, « Pour un nouvel État social », Alternatives économiques, HS, septembre 2004.
[7] Journal officiel de l’Union européenne, consultable en ligne sur le site : http://eur-lex.europa.eu/LexUriServ/LexUriServ.do?uri=OJ:C:2012:326:FULL:FR:PDF.
[8] Christophe Ramaux, « De l’État social à l’Europe Sociale ? », in : L’Europe qui se fait, sous la dir. de G. Boismenu et I. Petit, consultable sur le site : http://books.openedition.org/editionsmsh/1015.
[9] Un contrat social pour l’Europe, consultable sur le site : http://www.etuc.org/a/10023.
[10] Journal officiel de l’Union européenne, op.cit.
[11] Robert Salais, Le viol d’Europe. Enquête sur la disparition d’une idée, Presse universitaire de France, Paris, 2013.
[12] « L’Europe sociale », consultable sur le site : http://www.etuc.org/r/817
[13] Yannick L’Horty, « L’Europe sociale n’existe pas », IDÉES, 2008/4, n°154, 2008.
[14] Catherine Mathieu et Henri Sterdyniak, « Le modèle social européen et l’Europe », Revue de l’OFCE, n°104, janvier 2008.
[15] Gustà Esping Andersen, The Three Worlds of Welfare Capitalism. Princeton University Press, 1990.
[16] Catherine Mathieu et Henri Sterdyniak, article cité, 2008.
[17] Ibidem.
[18] Jean Claude Barbier, La longue marche de l’Europe sociale, Presses universitaires de France, Paris, 2008.
[19] Robert Salais. op. cit., 2013.
[20] Hans W. Micklitz, « La constitution économique européenne revisitée », Revue internationale de droit économique, 2011.
[21] Corinne Gobin, « De l’UE à… l’européanisation des mouvements sociaux ? », Revue internationale de politique comparée, vol 9, n°1, 2002.
[22] Corinne Gobin, article cité, 2002.
[23] Corinne Gobin, citée par Hélène Michel, « Le syndicalisme dans la “gouvernance européenne”. Formes de représentations et pratiques de défense des intérêts sociaux en question », Politique européenne, 2009/1, n°27.
[24] Pierre Bourdieu, « Pour un mouvement social européen », Contre feux 2, Raisons d’agir, 2001.
[25] Op. cit., 2001.
[26] Op. cit., 2001.
[27] Hélène Michel, « Le syndicalisme dans la “gouvernance européenne”. Formes de représentations et pratiques de défense des intérêts sociaux en question », Politique européenne, 2009/1, n°27.
[28] Nadia Hilal, « L’Europe, nouvelle figure de la crise syndicale : les syndicats face à la libéralisation du rail en Europe », Politique européenne, 2009/1.
[29] Nadia Hilal, article cité, 2009.
[30] Maximio Aligisakis, « Quelle conception du lien social dans le cadre de l’intégration européenne ? Interrogations et défis ? », Pensée Plurielle, 2012/1.
[31] Corinne Gobin, article cité, 2002.
[32] Consultable sur le site de la CES : http:// www.etuc.org/a/11819
[33] L’ensemble de ces déclarations est consultable sur le site de la CES : http://www.etuc.org/r/661
[34] Consultable sur le site de la CES, Le modèle social européen, Fiches thématiques (Fact sheets : background information) : http://www.etuc.org/a/2777
[35] « Le Conseil (…) arrête, par voie de directives ou de règlements, les mesures nécessaires en vue de réaliser progressivement la libre circulation des travailleurs. »
[36] « Le Conseil adopte dans le domaine de la sécurité sociale les mesures nécessaires pour l’établissement de la libre circulation des travailleurs »
[37] « Il n’y a aucune raison sérieuse de penser que des marchés internationaux libres empêchent en quoique ce soit l’amélioration des standards de vie des travailleurs à mesure de l’accroissement de la productivité, par le biais de l’accroissement des salaires, des prestations sociales ou des conditions de travail » Rapport Ohlin, cité par Robert Salais, op. cit., 2013.
[38] L. Mechi, « Du BIT à la politique sociale européenne : les origines d’un modèle », Le mouvement social, 2013/3, n°244, 2013.
[39] Ibidem.
[40] Syndicaliste belge, secrétaire général de la FGTB et de la CISL.
[41] Corinne Gobin, article cité, 2002.
[42] Cité par Robert Salais, op. cit., 2013.
[43] Congrès de La Haye, résolution économique et sociale, 1948, cité par Robert Salais, op. cit., 2013.
[44] Cité par Robert Salais, op. cit., 2013..
[45] Robert Salais, op. cit., 2013.
[46] François Denord, « Néo-libéralisme et “économie sociale de marché” : les origines intellectuelles de la politique européenne de la concurrence (1930-1950) », Histoire, économie et société, 2008/1.
[47] Joseph Drexl, « La constitution économique européenne – l’actualité du modèle ordolibéral », Revue internationale de droit économique, 2011/4.
[48] Joseph Drexl, article cité, 2011.
[49] Joseph Drexl, article cité, 2011.
[50] Ce qui se retrouvera pleinement dans le projet du Traité constitutionnel européen (TCE) présenté et rejeté par une majorité de français au référendum de 2005
[51] Christian Laval, « Mort et résurrection du capitalisme libéral », Revue du MAUSS, 2007/1.
[52] Règlement 1408/71, consultable sur le site : http://www.eleiss.fr/docs/textes/1408-71/ considerants.html
[53] Jean Claude Barbier, op.cit., 2008.
[54] CES, Nos objectifs, consultable sur le site : www.etuc.org/r/64,
[55] Ibidem.
[56] Texte en ligne, consultable sur le site : http://admi.net/eur/loi/leg euro/fr 374Y0212 01.html
[57] Jean Claude Barbier, op. cit., 2008.
[58] Claude Didry, « L’émergence du dialogue social en Europe : retour sur une innovation institutionnelle méconnue », L’année sociologique, 2009/2, vol.59, Presses universitaires de France, 2009.
[59] Jean Claude Barbier, op. cit., 2008.
[60] Claude Didry, article cité, 2009.
[61] Sur cette notion, voir Bruno Jobert.
[62] Maximio Aligisakis, article cité, 2012.
[63] Claude Didry, article cité, 2009.
[64] Patrick Hassenteufel et Jean Marie Pernot, « Les syndicats à l’épreuve de l’Europe », Politiques européennes, n°26, décembre 2009.
[65] Robert Salais, op. cit., 2013.
[66] Étienne Grass, « Communauté réduite aux acquêts », Revue française des affaires sociales, n°1, 2012.
[67] Jean Vincent Koster, Revue française des affaires sociales, n°1, 2012
[68] Ibidem.
[69] Ibidem.
[70] Jean Vincent Koster, article cité, 2012.
[71] Patrick Hassenteufel et Jean Marie Pernot, article cité, 2009.
[72] Jean Vincent Koster, article cité, 2012.
[73] Hélène Michel, article cité, 2009.
[74] Ibidem.
[75] Hélène Michel, article cité, 2009.
[76] Corinne Gobin, article cité, 2002.
[77] Ibidem.
[78] Jean Leca, « Sur la gouvernance démocratique : entre théorie normative et méthodes de recherche empirique » , La démocratie dans tous ses états. Systèmes politiques entre crise et renouveau, sous la dir. de C. Gobin et B. Rihoux, Bruylant, Louvain-La-Neuve, 2000, cité par Corinne Gobin, article cité, 2002.
[79] Jean Claude Barbier, op. cit., 2008.
[80] Étienne Grass, article cité, 2012.
[81] Ibidem.
[82] Cité par Joseph Drexl, article cité, 2011.
[83] Alain Supiot, Revue française des affaires sociales, n°1, 2012.
[84] Un contrat social pour l’Europe, consultable sur le site : http://www.etuc.org/a/10123
[85] Jean Claude Barbier et Fabrice Colomb, Revue françaises des affaires sociales, n°1, 2012.
[86] Jean Claude Barbier, op.cit., 2008.
[87] Ibidem.
[88] Ibidem.