La Révolution tunisienne, cinq ans après?

Dr. Ezzeddine Ben Hamida, Professeur de Sciences économiques et sociales, Grenoble

 

Couverture 1 n°173 -page-001L’objectif de notre contribution est de présenter une esquisse de bilan de ces cinq années, post-révolution, années d’effervescence politique et d’inquiétude économique. La Tunisie est un pays qui fait office aujourd’hui d’exception dans un monde arabe et musulman terriblement fragilisé, sérieusement menacé par des implosions internes de type territorial et ethnique.

Sur le plan économique nous exposerons l’évolution des fondamentaux macroéconomiques. Nous suggérerons également certaines pistes de réflexions et mesures à entreprendre rapidement pour impulser une véritable stratégie de développement capable de répondre aux exigences de la Révolution tout en évitant les erreurs du passé.

Sur le plan politique nous examinerons les caractéristiques du régime de Ben Ali pour comprendre, d’une part, comment il a pu se maintenir au pouvoir pendant 23 ans et, d’autre part, les raisons de son effondrement.  Nous ferons la chronique de la Révolution depuis le moment où Mohamed Bouazizi s’est immolé jusqu’à l’organisation des élections législatives et présidentielles, fin 2014. Nous nous interrogerons, pour finir, sur les significations du prix Nobel pour le Quartet tunisien.

Le bilan économique et financier : une dégradation des fondamentaux macro-économiques

 La fuite le 14 janvier 2011 de Zine Alabine Ben Ali, suite à une mobilisation et une révolte de la population comme le pays n’en avait jamais connu, a plongé le pays dans une période d’instabilité politique : l’affaiblissement de l’autorité de l’État et l’affranchissement de la population de la barrière de la peur qui régnait jusqu’alors ont accentué les protestations, particulièrement la multiplication des sit-in. L’exemple le plus bouleversant est sans conteste celui de l’occupation pendant près de 5 semaines  par des milliers de jeunes de la place « la kasbah », siège du Premier ministre, pour exprimer leur désapprobation aux deux gouvernements post-révolution de Mohamed Gannouchi. Celui-ci symbolise à leurs yeux le régime de Ben Ali. Mohamed Gannouchi a été en effet le Premier ministre du président déchu pendant près de dix ans. Dans un élan de solidarité nationale extraordinaire et en très peu de temps, ces jeunes étaient rejoints par beaucoup d’autres de leurs congénères, de toutes les régions tunisiennes particulièrement les plus déshéritées. Ils ont fini par obtenir la démission de l’ex-bras droit de Ben Ali ; le 3 mars, Foued Mbazaa (Président intérimaire) annonce la nomination de Béji Caid Essebsi à la tête du nouveau gouvernement ; aussitôt, ce dernier présente une feuille de route pour la tenue des prochaines élections constituantes en Tunisie.

Cette instabilité politique avait bien évidemment largement paralysé l’activité économique, ralenti les flux des investissements directs étrangers (IDE) et même précipité le départ de certaines entreprises non-résidentes[1]. Le dinar aussi a connu une dépréciation historique. La détérioration des termes de l’échange a fortement dégradé le pouvoir d’achat des Tunisiens.

Tableau 1 : évolution des fondamentaux macroéconomiques (2005 – 2015)

  2005 2010 2011 2012 2013 2014 Prévision 2015
Taux de croissance 3,8 3,2 -1,9 3,7 2,3 2,4 1
Taux de chômage 14,2 15,3 18,9 16,7 15,3 15,3 15
Taux d’inflation 2,4 3,3 3,5 5,1 5,8 4,9 5
Déficit budgétaire en % du PIB -2,7 -0,5 -3,2 -4,8 -6 -3,7 -5,7
Solde courant en % du PIB -0,9 -4,7 -7,4 8,2 -8,3 -8,9 -7,5
Dettes publiques et privées en % du PIB 52,5 40,7 44,5 46 48 52 54
Investissements directs étrangers

(en millions de dollars courants)

783 1513 1148 1603 1117 1060 1200
Dépréciation du dinar par rapport

à l’euro et au dollar

1€= 1,613

1$= 1,331

1€= 1,934

1$= 1,313

1€= 1,937

1$= 1,519

1€= 2,205 (oct.)

1$= 1,944 (oct.)

Sources : Divers rapports annuels de la Banque centrale tunisienne et http://data.lesechos.fr/

Graphique 1 : inflation et chômage (1962 et 2015)

graphique

Divers sources et rapports : Banque centrale, INS,…

Aussi, nous observons d’après le tableau 1 que l’économie tunisienne est entrée en 2011 en récession (-1,9 %) ; le chômage a augmenté pour atteindre officiellement 18,9 % ; le déficit budgétaire s’est dégradé (-3,2 % en 2011 contre      -0,5 % en 2010) et depuis ne cesse d’ailleurs de s’aggraver (-5,7% prévus pour 2015). Le solde courant exprimant le solde de paiement de la balance des transactions courantes était de -7,4 % en 2011 contre -4,7 %  en 2010 et à peine -0,9 % en 2005. En 2015, la situation ne s’est guère améliorée ; le solde est toujours négatif de 7,5 %. Ceci explique la montée de la dette publique qui a atteint 54 % du produit intérieur brut (PIB) contre 40,7 % en 2010, soit une augmentation de 13,3 points en 5 ans. En 2015, l’endettement de la Tunisie rapporté à ses recettes fiscales représente le ratio de 182 %.  Les Tunisiens s’endettent donc pour satisfaire leurs consommations.

Pour approfondir, du moins partiellement, l’analyse de la dégradation de ces fondamentaux macroéconomiques nous allons nous concentrer sur l’examen de quatre thèmes essentiels : le chômage, les investissements étrangers, la dépréciation du dinar et la dette publique.

Le chômage en Tunisie : un chômage structurel de masse

 Fin 2015, le nombre de demandeurs d’emploi est de plus de 650 000 personnes, ce qui correspond à environ 15 % de la population active.  En réalité, si on compte les non inscrits, cette proportion atteint aisément les 35 % ; les inégalités régionales en la matière sont carrément décourageantes ! Autre élément de taille : 69 % des chômeurs sont âgés de moins de 30 ans. Le nombre des diplômés du supérieur parmi eux est de  près 170 000 personnes[2].

Le graphique 1 montre que les autorités tunisiennes butent depuis plus de cinquante ans sur cette question cruciale. Ainsi, le niveau le plus bas du chômage n’a été  atteint qu’en 2004 avec 13,9 % ! L’année 1967 marque une « performance » exceptionnelle 30 % de la population active tunisienne étaient à la recherche d’emploi[3].

Soixante ans après l’indépendance et après une révolution exceptionnelle contre le chômage, la pauvreté, la misère et pour la dignité, la réponse des autorités tunisiennes à cet épineux problème demeure la même : nous nous rappelons en effet d’un entretien, en juillet 2012, au palais de Carthage avec un des « ex conseillers » du Président Moncef Marzouki, chargé des affaires économiques, qui nous expliquait que l’ « émigration constitue un levier important pour réduire le nombre de chômeurs sur notre sol »[4]. Il ajoutait : « Le Qatar et la Libye, sont les deux principaux pays qui pourraient nous aider à absorber une partie de nos demandeurs d’emploi »[5].

La persistance du chômage de masse en Tunisie n’est pas due à l’inflation, c’est-à-dire à une perte de compétitivité causée par la hausse des prix ; elle s’expliquerait par l’inadéquation durable entre l’offre et la demande de travail. Il s’agit donc d’un chômage fondamentalement structurel qui est dû :

– à l’évolution du niveau et de la structure de la population : évolution socio-démographique, déclin et émergence de certains métiers et secteurs d’activités… ;

– au manque certain de grandes structures industrielles capables d’absorber cette « armée ». En effet, d’après une étude réalisée récemment par l’INS et la Banque mondiale, il en ressort que 86 % des sociétés tunisiennes, en 2010, sont de type unipersonnelle. Elles ne créent qu’à peine 20 % de la valeur ajoutée. En revanche, le total des entreprises de 100 employés et plus ne dépasse pas 0,5 %. Elles concentrent, tout de même, 37 % de tous les emplois contre 28 % pour les entreprises unipersonnelles toutes regroupées. Elles créent 35,4 % de la valeur ajoutée. Ceci crée des inadéquations (qualitative et quantitative) entre les formations professionnelles et universitaires et les besoins potentiels en qualifications de l’appareil productif[6].

Des IDE en baisse et un bilan très mitigé

 Les IDE sont passés de 1 513 millions de dollars en 2010 à 1 148 millions de dollars soit une baisse de plus de 24 %. La reprise des investissements étrangers en 2012 (1 603 millions de dollars) s’explique par une vague de privatisation des entreprises publiques dans le secteur industriel, mais surtout dans le secteur des services : l’État tunisien a cédé en effet 15 % du capital de Tunisiana en faveur de la société Qatar Telecom (637 millions de dinars tunisiens, soit environ 425 millions de dollars) et de 13 % du capital de la Banque de Tunisie en faveur de la Banque fédérative du crédit mutuel (BFCM France) pour 218 millions de dinars tunisiens, soit 145,3 millions de dollars (Cf. Rapport de la Banque centrale 2013). Sur ce même registre, nous pouvons constater que l’analyse en filigrane de la ventilation des IDE à destination de la Tunisie, au cours de ces 40 dernières années, montre que l’essentiel de ces flux (plus de 70 %), depuis la loi 72-38 du 27 avril 1972, se sont concentrés sur le secteur énergétique[7]. L’industrie manufacturière n’a réussi à drainer qu’à peine 25 % de ces investissements ; le secteur du textile, plus précisément la branche confection, en a concentré la part du lion (70 %).  Le transfert des technologies tant espéré par les autorités ne s’est pas fait ; du moins, il n’est pas à la hauteur des efforts consentis. Et le chômage est resté toujours supérieur à 15 %.

En réalité, ce qui a gravement manqué à notre stratégie de développement et d’intégration dans la division internationale du travail (DIT), c’est une stratégie globale de maîtrise et de contrôle de plus de segments de filières.  C‘est-à-dire, il aurait fallu que notre structure industrielle soit capable d’assurer l’approvisionnement en input du processus de production du produit. À titre d’exemple, pour produire un pantalon en jeans,  une meilleure maîtrise de la branche filature et de celle du tissage aurait permis de réduire la dépendance extérieure. Cette orientation stratégique d’ouverture sur l’extérieur et d’insertion dans la DIT a été suivie, amplifiée et renforcée par tous les gouvernements ayant succédé à Hédi Nouira[8], pendant près de 40 ans (1972 – 2010). Rien donc de fondamental n’a changé[9].

La Tunisie, jusqu’à un passé très récent, avait à tord sous estimé les opportunités que pourraient lui offrir ses échanges avec les pays africains. Depuis l’indépendance, déjà vieille de 60 ans, elle a été constamment tournée vers les pays du Nord. D’ailleurs, politiquement avait-elle le choix ? Aujourd’hui, plus de 80 % de nos échanges internationaux se font avec l’Union européenne (UE). La ventilation par pays montre que près de 60 % de ses échanges se réalisent avec la  France. Il s’agit donc plutôt d’une très forte inclusion économique que de simples échanges commerciaux relativement indépendants. La Tunisie est devenue une des périphéries de la machine européenne, particulièrement de l’hexagone.  Il est temps par conséquent de diversifier nos partenaires et de renforcer nos relations commerciales avec surtout nos voisins africains.

Dépréciation continue du dinar

Concernant la dépréciation du dinar nous observons qu’entre décembre 2005 et octobre 2015, le dinar s’est déprécié par rapport à l’euro de 27 % et de près de 32 % par rapport au dollar. La dépréciation est encore plus préoccupante si l’on remonte à 2001, c’est-à-dire au moment de l’introduction de l’euro : nous sommes passés en effet de 1,1 dinars pour 1 euro à 2,2055 dinars aujourd’hui, soit une dépréciation de plus de 50 % en 14 ans.

En clair, si nous prenons 2001 comme année de référence, les prix nominaux  des produits importés ont déjà été multipliés par deux à cause de la détérioration des termes de l’échange, et ceci sans parler d’ailleurs de l’effet inflation qui peut avoir d’autres causes pour origine[10]. La dégradation du pouvoir d’achat des Tunisiens est donc réelle ; le plus regrettable dans cette situation est qu’il s’agit d’une inflation importée, incompressible : en 10 ans l’indice des prix a plus que doublé, passant ainsi d’une augmentation annuelle de 2,4 % en 2005 à 5 % en 2015 avec un pic de 5,8 % en 2013. Aussi, la hausse des prix n’est pas liée à l’augmentation des revenus ou encore à la croissance incontrôlée de la masse monétaire.

La dépréciation du dinar est due à la nature de son régime de change mais aussi à l’importance (près de 80 %) des échanges de la Tunisie avec l’UE et surtout à la dégradation des fondamentaux économiques.

Les autorités monétaires de ce pays avaient opté, depuis très longtemps, pour un « régime de change d’arrimage souple » (intermédiaire) [voir encadré 1] : la valeur du dinar exprimée en devises, peut varier par rapport à la monnaie d’ancrage, le dollar, dans une fourchette prédéfinie par les responsables tunisiens. La Banque centrale intervient pour maintenir la valeur du dinar dans les limites autorisées. En clair, une appréciation du dollar par rapport à l’euro pourrait se traduire par l’appréciation de la monnaie nationale par rapport à celle de l’UE.

Cependant, vu l’intensité des échanges extérieurs de la Tunisie avec l’UE et ses besoins sans cesse croissant en cette devise, d’une part, et la dégradation du solde de sa balance des transactions courantes, d’autre part, il est logique que le dinar se déprécie par rapport à l’euro.


Encadré 1 :   Les différents régimes de changes

Régimes de change Régime d’arrimage ferme (change fixe) Régime d’arrimage souple (intermédiaire) Régime de change flottant
Mécanismes

et

fonctionnement

La valeur d’une monnaie, exprimée en devises, est toujours la même. Elle est fixée par les autorités publiques, et la banque centrale intervient sur le marché monétaire pour maintenir la parité fixe (cours pivot). Des modifications du cours pivot (dévaluation ou réévaluation) peuvent toutefois être autorisées sous certaines conditions.

Deux possibilités sont offertes aux pays qui optent pour ce régime de change :

1/ Dollarisation intégrale : Le dollar donne cours légal à la monnaie d’un autre pays (comme le Panama, solution extrême).

2/ Système de caisse d’émission (en anglais currency board) : la Banque centrale doit conserver des avoirs extérieurs d’un montant au moins égal à la monnaie locale en circulation et aux réserves bancaires (cas du peso argentin de 1991 à 2001 ou encore de Hong Kong).

La valeur d’une monnaie exprimée en devises, peut varier par rapport à la monnaie d’ancrage dans une fourchette étroite (plus au moins 1%) ou large (plus au moins 30 %). La Banque centrale intervient pour maintenir la valeur de la monnaie dans les limites autorisées.

La Chine : depuis juillet 2005 le yuan est ancré sur un panier de devises (dollar, euro, yen, …). Ce sont toujours les autorités chinoises qui définissent le taux de change officiel, ce qui laisse toujours une interrogation sur la composition du panier de devises. Les pays développés accusent la Chine de ne pas jouer le jeu des changes flottants pour maintenir sa devise sous-évaluée afin de favoriser ses exportations.

Autres exemples de pays : Russie, Algérie, Argentine, Iran, etc.

La valeur d’une monnaie exprimée en devises dépend de l’offre et de la monnaie sur le marché monétaire.

 

Le change euro/dollar est un taux de change flottant.

 

Exemples de pays : les États-Unis, la zone euro, la Suisse, le Brésil,…En fait, presque tous les pays industrialisés et émergents.

 

 

Avantages Il suppose une politique budgétaire et structurelle solide et une faible inflation. Il offre plus de certitude concernant la tarification des transactions internationales. Ce régime accorde aux pays une marge de manœuvre au niveau de la politique monétaire, pour faire face aux crises conjoncturelles. Une politique monétaire « indépendante ».
Inconvénients Un tel régime ne permet pas de politique monétaire indépendante : le taux de change et le taux d’intérêt sont liés à ceux du pays de la monnaie d’ancrage. Vulnérable à l’égard des crises financières, le pays peut être contraint de dévaluer fortement sa monnaie, voire même d’abandonner l’arrimage. Risque de spéculation

Nota bene : en 2008, le FMI recensait  48 pays avec un régime de change fixe (arrimage ferme) et 60 pays avec un régime intermédiaire (arrimage souple) et 79 pays avec un régime de taux flottant. Ces derniers sont en net progrès depuis le début des années 1990.


La dette : Une épée de Damoclès ?

Fin 2015, la dette publique et privée représente environ 54 % du PIB contre 40,7 % en 2010 (tableau 1). La dette publique concentre à elle seule 85 % de la dette globale ; rapportée au PIB, le taux d’endettement baisse pour atteindre seulement 46 % (tableau 2). En revanche, le ratio exprimant le rapport du volume de la dette aux recettes fiscales s’avère inquiétant ; en effet, il est de l’ordre de 182 %. Autrement dit, il faut doubler les recettes fiscales pour tomber à des niveaux d’endettement acceptables. D’où l’urgence d’une véritable réforme du système fiscal, particulièrement les régimes forfaitaires (avocats, médecins,…) et la lutte contre l’économie informelle. Celle-ci pourrait représenter selon certains rapports du FMI plus de 30 % du PIB.

Par ailleurs, La part de la dette d’origine extérieure dans le total de la dette globale est d’environ 65 %.  L’essentiel de celle-ci (60 %)  est libellé en euros. La dépréciation du dinar ne fait donc qu’aggraver davantage la situation de l’endettement du pays vis-à-vis de l’extérieur.

Tableau 2 : la dette publique et les recettes fiscales (en milliards de dinars courants)

2012 2013 2014 2015
PIB 70,6 76,3 82,5 89,4
Dettes 28,7 31,5 36,7 41,1
Taux d’endettement / PIB

Dont : Administrations

Autorités  monétaires

Entreprises publiques

40,6%

 

27,9%

0,3%

12,4%

41,3%

 

26,1%

1,8%

13,4%

44,5%

 

27,7%

3,8%

13%

46%

 

29,8%

3,6%

12,6%

Recettes fiscales (RF) 14,9 16,3 20, 4 22,6
Taux d’endettement/RF 192% 193% 180% 182%

 Graphique 2 : Évolution de la dette tunisienne de 1991 à 2015

graphique 173-page-001.jpg

Source : http://data.lesechos.fr/pays-indicateur/tunisie/dette-publique.html

Le graphique 2 sur l’évolution de la dette tunisienne entre 1991 et 2015 montre que les autorités tunisiennes ont cherché, dans le passé, à réduire leur endettement. Mais à quel prix ? En 1996, le taux d’endettement par rapport au PIB avait atteint le seuil de 70 % ; 14 ans après cette proportion n’était que de 40,7 %. Les politiques d’austérités (budgétaire, monétaire salariale), les privatisations des entreprises publiques et l’externalisation de certaines activités jadis assurées par l’État, n’ont fait qu’aggraver la pauvreté, le chômage et le délabrement des institutions étatiques (l’Éducation nationale, la recherche, les équipements, etc.). La Révolution tunisienne trouve donc fondamentalement son origine dans les politiques économiques ultralibérales mises en œuvre entre 1996 et 2010. Cette orientation était une exigence du processus de Barcelone (Accord de libre-échange euro-méditerranéen, signé en novembre 1995). Des politiques ultralibérales imposées par la force et la tyrannie.

Pour calmer la grogne et les revendications sociales, devant l’élan inflexible de la mobilisation des citoyens, un élan qui s’explique fondamentalement par l’affranchissement de la barrière de la peur, les autorités tunisiennes ont recouru  très souvent à l’augmentation des dépenses de l’État en augmentant significativement les salaires des fonctionnaires, en embauchant massivement dans la fonction publique mais surtout en instaurant des allocations sociales pour les 700 000 chômeurs.

Mais un endettement extérieur pour assurer une forme de gestion sociale du chômage peut constituer une menace pour la souveraineté nationale. En effet, si les emprunts contractés ne justifient pas un investissement rentable à moyen et long terme, le risque d’une situation de surendettement est réel, dans le cas tunisien. En effet, la Tunisie s’est trouvée exposée à l’opinion des agences de notation et les emprunteurs avaient exigé des primes de risque plus élevées. Le FMI et la Banque mondiale exigent depuis 2012 de la Tunisie des contreparties politiques (davantage de privatisation des entreprises et banques publiques et de déréglementation de certains secteurs d’activité) en échange de prêts.[11]

Que faudrait-il faire, alors ?

 Si l’on observe le niveau d’endettement de 1996 et 1997 (70 % du PIB), nous pouvons dire sans trop de risque que la Tunisie dispose encore d’une légère marge de manœuvre : elle peut encore emprunter particulièrement auprès de nos partenaires du Golfe ou encore des nouveau pays émergents, voire même organiser un emprunt obligataire national où la bourgeoisie tunisienne et certains Tunisiens résidents à l’étranger pourraient apporter, grâce à un sursaut patriotique, leur concours à cet effort national. Ces nouveaux emprunts doivent impérativement et nécessairement être investis dans un grand programme d’infrastructures (routes, hôpitaux, universités…). Il faudrait donc une politique budgétaire expansionniste, active, contra-cyclique, en somme une politique de relance par l’investissement.   Pour que cette politique atteigne son objectif, son optimum, et que le principe du multiplicateur keynésien joue pleinement, il faudrait, obligatoirement, confier les travaux à des entreprises tunisiennes tout en leur fixant l’obligation de n’utiliser, dans la mesure du possible, que des produits et des matériaux locaux. Autrement, nous courons deux risques majeurs :

1/ l’argent injecté dans le circuit économique, au prix d’un endettement, risquerait de relancer, en cas d’importation excessive, l’économie de nos partenaires, surtout chinois – dont la qualité des produits laisse d’ailleurs à désirer – et européens. Les exemples de la France en 1975 et en 1981 en sont des belles illustrations : Jacques Chirac en 1975, Premier ministre de Valéry Giscard d’Estaing, puis Pierre Mauroy, Premier ministre socialiste de François Mitterrand, avaient, tous deux, mis en place une politique de relance par la consommation. Ces choix se sont avérés contreproductifs : une hausse excessive de l’inflation – près de 10 % en 1983 et un taux d’intérêt qui a atteint les 14 % – et, surtout, un déficit chronique du commerce extérieur, la hausse de la consommation ayant entraîné une forte augmentation des importations.

2/ Un endettement extérieur excessif pourrait avoir pour conséquence la perte de notre souveraineté à l’instar de l’Égypte en 1882 ainsi d’autres nations : Terre-Neuve (une grande île au large de la côte atlantique de l’Amérique du Nord) a renoncé à sa souveraineté au profit de l’Angleterre en 1934 sous le poids d’une dette devenue insoutenable. Autre exemple assez frappant : le bombardement par l’Allemagne, la Grande-Bretagne et de l’Italie, en 1902, des ports du Venezuela considéré comme mauvais payeur[12].

 2/ Le bilan politique : un cheminement démocratique couronné par le prix Nobel de la paix

Avant de faire le bilan des réalisations politiques, de s’interroger aussi sur la signification du prix Nobel de la paix, il est utile de rappeler les principales caractéristiques du régime de Ben Ali pour mieux comprendre le niveau de tyrannie qu’il exerçait sur le pays et comment il a pu s’y maintenir pendant 23 ans.

Un régime autoritaire et oligarchique :

Le régime de Ben Ali n’était pas de type totalitaire, mais plutôt autoritaire, despotique, même si par beaucoup aspects il s’apparente en effet  au totalitarisme. Dominique Chagnollaud écrivit « Les régimes autoritaires se caractérisent par le refus du jeu démocratique (élections libres, compétitions électoral) »[13]. Guy Hermet, quant à lui, définit l’autoritarisme comme étant « (…) un rapport gouvernants-gouvernés reposant de manière suffisamment permanente sur la force plutôt que sur la persuasion. Également, une relation politique dans laquelle le recrutement des dirigeants relève de la cooptation et non de la mise en concurrence électorale des candidats aux responsabilités politiques »[14].

Aussi, l’absence du pluralisme politique et donc d’élection transparente et démocratique, une méfiance et une intolérance à l’égard de la société civile, des organisations de façade qui dissimulent le fait que le pouvoir réel est exercé par le parti, le Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD), l’absence de hiérarchie, car le chef de l’État revendiquaient personnellement l’entière responsabilité de toutes les actions commises par n’importe quel membre du gouvernement, une  police secrète,… font de Ben Ali un général totalitaire.

Ce régime acceptait des espaces de liberté relative ; il n’a pas cherché à contrôler formellement l’ensemble des activités privées, car il croyait au libéralisme économique. Un libéralisme de type oligarchique, une catégorie « d’affairistes » lui a permis de se maintenir au pouvoir. Samir Amin, dans son ouvrage « L’implosion du capitalisme, automne du capitalisme, printemps des peuples ? », écrivait à propos de ce type de régime : « Les bouleversements entraînés par le capitalisme des oligopoles du centre impérialiste collectif nouveau (la triade États-Unis / Europe / Japon) ont véritablement déraciné les pouvoirs de toutes ces anciennes classes dirigeantes des périphéries pour leur substituer ceux d’une nouvelle classe que je qualifierais “d’affairistes”. Ce terme est d’ailleurs en circulation spontanée dans beaucoup de pays du Sud. L’affairiste en question est un “homme d’affaires”, pas un entrepreneur créatif. Il tient sa richesse de ses relations avec le pouvoir en place et les maître étrangers du système qu’il s’agisse des représentants des États impérialistes (de la CIA en particulier) ou des oligopoles. Il opère comme un intermédiaire, fort bien rémunéré, qui bénéficie d’une véritable rente politique dont il tire l’essentiel de la richesse qu’il accumule. L’affairiste n’adhère plus à un système de valeurs morales et nationales quelconque. À l’image caricaturée de son alter ego des centres dominants il ne connaît plus que la “réussite”, l’argent, la convoitise qui se profile derrière un prétendu éloge de l’individu. Là encore les comportements maffieux, voire criminels, ne sont jamais éloignés »[15].

 Chronique d’une révolution

 L’histoire retiendra le 17 décembre 2010, jour où  Mohamed Bouazizi s’est immolé, comme étant la date ayant scellé la chute du régime tyrannique de Ben Ali[16]. La gifle infligée à ce jeune commerçant ambulant par la jeune fille, agent de la police municipale de Sidi Bouzid, en présence ses collègues, est le point d’orgue du paroxysme de la tyrannie du régime policier qu’exerçait le chef d’État déchu sur les Tunisiens.

La multiplication des foyers de contestation dans les régions les plus déshéritées, l’affranchissement de la population, peu à peu, de la barrière de la peur et de la chape de plomb de l’appareil répressif du régime, associées au refus de l’armée de tirer sur les foules ont accéléré les mouvements de contestation et amplifié la mobilisation. En somme, l’attitude de l’armée a sonné le glas du régime. Le 14 janvier Zine Alabine Ben Ali a été « poussé » par son bras droit le Général Ali Sariati à partir ; il lui avait soutenu qu’il n’était plus en mesure d’assurer sa sécurité et qu’il était nécessaire qu’il parte pour au moins 24 heures[17].

Le 3 mars, Foued Mbazaa, Président par intérim, nomme Béji Caid Essebsi à la tête d’un nouveau gouvernement en remplacement de Mohamed Gannouchi. Cette date est importante car elle marque à ce moment là une rupture totale avec les ténors de l’ancien régime[18]. Aussitôt, Béji Caid Essebsi fixe une feuille de route pour la tenue des prochaines élections constituantes en Tunisie.

Ces élections ont eu lieu le 23 octobre 2011 dans une transparence totale. Une première dans un monde arabe qui n’a jamais connu de régime démocratique. Ennahdha[19] avait obtenu une majorité relative avec 90 sièges suivie par le CPR[20] (30 sièges) et Ettakatol[21] (21 sièges). Ensemble, ils avaient concentré  141 sièges sur les 217 élus, soit 65 % du total.

Hamadi Jabali[22], issu d’Ennahdha, avait formé un gouvernement composé de 86 ministres et secrétaires d’État alors même que le gouvernement japonais, troisième puissance mondiale après les États-Unis et la Chine, avec 8,4 % du PIB mondial contre respectivement 20,6 % et 10,4 %, n’est composé que de 18 ministres. Suite à l’assassinat de Chokri Belaïd, figure emblématique du Front populaire, le 8 février 2013, Hamadi Jabali,  visiblement secoué par la gravité et la violence de l’acte, présente le soir même sa démission en direct sur la chaîne nationale en s’adressant aux Tunisiens.

Ali Laraayedh[23], ministre de l’intérieur, succède à son ancien compagnon de cellule. Près de 6 mois après, le 25 juillet, Mohamed Brahmi, élu de la constituante, a été assassiné devant chez lui, selon le même modus operandi que Chokri Belaïd. Ce second assassinat politique a embrasé le pays et attisé la haine de l’opposition tunisienne : il s’agit en effet d’un élu conservateur qui venait tout juste de se rallier au Front populaire pour former un « Front du salut national ». Il avait aussi violement critiqué le gouvernement et le fonctionnement de l’Assemblée constituante qui tardait à élaborer et promulguer la nouvelle Constitution, une Constitution très attendue car elle marquera le départ d’une Deuxième République avec un véritable régime démocratique. Au même moment, le terrorisme a pris de l’ampleur ; la peur et la psychose se sont emparées de la population. L’armée tunisienne et les forces de sécurité, avec plus de 160 morts dans leurs rangs, ont été les premières victimes de ces actes terroristes.

Aussitôt, un élan national de mobilisation (connue sous le nom mobilisation du Bardo) s’est constitué et une gigantesque manifestation (plus d’un million de personnes) s’est organisée le 13 août 2013 dans tout le pays, à l’occasion de la fête des femmes (jour férié en Tunisie), exigeant la démission du gouvernement et, pour beaucoup, la dissolution de l’Assemblée constituante (AC)[24]. Dès la fin juillet d’ailleurs 42 élus de l’opposition se sont retirés de l’assemblée pour soutenir la population et exprimer leur désapprobation des dérives de la majorité au sein de l’AC. Celle-ci, sous l’égide de son Président, Mustapha Ben Jaafar, a suspendu le 6 août ses travaux. La mobilisation a duré plus d’un mois et a pris pour siège la place du parlement, le Bardo. En effet, Le pays se dirigeait vers l’inconnu et était sur le point de sombrer dans l’insécurité totale ; l’ombre de la guerre civile planait, tétanisait la population ainsi que l’opposition tunisienne.

Dès lors, l’Union générale tunisienne du travail (UGTT, voir encadré 2) est intervenue pour appeler à l’organisation d’un dialogue national entre la coalition hétéroclite au pouvoir et l’opposition, les protagonistes ayant fini par accéder à l’appel. Le 17 septembre, l’initiative est rendue publique ; L’Union tunisienne de l’industrie, du commerce et de l’artisanat (UTICA), le Conseil de l’Ordre national des avocats de Tunisie et la Ligue tunisienne des droits de l’Homme avaient rejoint l’UGTT pour parrainer ce dialogue. Le Quartet était né.

Après 3 mois de négociation marathon, Mehdi Jomaa, un technocrate, fut choisi le 14 décembre 2013 comme futur Chef du gouvernement. Ali Laraayedh a présenté sa démission le 9 janvier 2014. La nouvelle Constitution a été adoptée le 24 janvier et les dates pour les élections législatives et présidentielles ont été fixées.


Encadré 2 :
L’Union générale tunisienne du travail  (UGTT) est la principale centrale syndicale de Tunisie avec 750 000 adhérents, fondée le 20 janvier 1946 par Farhat Hached, figure emblématique de la lutte contre l’occupation française. Il fut lâchement assassiné dans une opération terroriste commise par les services spéciaux français le 5 décembre 1952.
L’UGTT a joué un rôle central dans la lutte pour l’indépendance. Elle était à l’origine d’une exceptionnelle mobilisation des Tunisiens le 17 août 1946, c’est-à-dire à peine 7 mois après sa création. Par son action et sous son égide elle a donné naissance le 23 août au Front pour l’Indépendance, un Front qui a rassemblé tous les syndicats et les partis politiques, toutes tendances confondues. En 7 mois le travail accompli par l’UGTT a été gigantesque ; elle a donné un nouveau souffle aux aspirations du peuple et a lancé un mouvement irréversible pour la libération et l’indépendance.
En janvier 1947, une Union des Syndicats des artisans et petits commerçants, l’ancêtre de l’UTICA aujourd’hui, a été créée sur intervention de Farhat Hached et Saleh Ben Youssef (néo-Destour).
L’UGTT est devenue, au lendemain de l’indépendance en 1956, une composante importante du Front national réuni autour du parti au pouvoir et a adhéré totalement à son programme pendant une quinzaine d’années, avant de devenir le principal contre-pouvoir au régime de Bourguiba. L’omnipotence du parti destourien et l’absence d’une opposition structurée et dynamique ont contraint la centrale syndicale à servir d’espace de contestation. Durant les années 1970, le secrétaire général Habib Achour n’hésitait pas à rejeter les décisions du gouvernement au nom de l’intérêt des travailleurs. Le divorce fut consommé en 1978. Et Habib Achour fut arrêté.
Sous le régime de Ben Ali, l’UGTT a été sérieusement affaiblie. Noyautée de l’intérieur, la centrale, fer de lance du mouvement d’indépendance, est rentrée en inhibition pendant près de 20 ans. C’est seulement après la Révolution que la base a repris le dessus. Depuis, l’UGTT s’est montrée inflexible et refuse toute compromission avec les partis au pouvoir.
Par son initiative de septembre 2013, pour l’organisation d’un dialogue national entre la coalition hétéroclite au pouvoir et l’opposition,  l’UGTT est revenue à ses fondamentaux, à sa vocation première et donc à son rôle historique : mouvement de libération  et défense des intérêts du peuple. Le prix Nobel de la paix revient donc en large partie aux efforts de la centrale syndicale et à son charismatique et incontournable Secrétaire général Houcine Abbasi. J’ai envie aussi de dire, il s’agit là de la remise d’une décoration posthume à Farhat Hached.
Source :
Habib Boularès, «  Histoire de la Tunisie », éd. CERES Editions, Tunis, 2012
Sur le site : https://fr.wikipedia.org/wiki/Union_generale_tunisienne_du_travail

Prix Nobel de la paix : quelles significations ?

Le Quartet tunisien a permis de sauver la Révolution par le dialogue et le consensus. Il a permis à la Tunisie d’éviter de sombrer dans une guerre civile sans fin. La « somalisation » de ce pays à l’instar de la Syrie ou encore de la Libye planait, en effet ; elle était palpable, voire par certains aspects assez tangible surtout après les assassinats politiques de Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi. L’attitude républicaine de l’armée a permis aussi l’aboutissement de ce dialogue national : son refus de prendre position pour l’un ou l’autre des antagonistes, de s’immiscer directement dans les conflits entre la majorité et l’opposition, de se concentrer uniquement sur les aspects sécuritaires, ont été décisifs pour la réussite de ce cheminement démocratique.

Concrètement, ce Consensus a abouti sans effusion de sang, à la démission du gouvernement d’Ali Laraayedh, un gouvernement qui a cherché par tous les moyens à noyauter l’administration publique par ses hommes de paille pour instaurer à terme un État islamique dont la doctrine sociale aurait été la charia[25]. Le Quartet a permis donc aux Tunisiens d’éviter la balkanisation de la région et de subir ainsi le sort des Syriens et des Libyens : la paix a été maintenue, des vies humaines ont été préservées, sauvées.

L’œuvre du Quartet a montré aussi que le dialogue constructif et le consensus sont possibles dans le monde arabo-musulman dans une nation qui n’a jamais connu d’expérience démocratique pérenne.

Le Quartet a permis aussi à l’UE et surtout à nos voisins proches comme l’Italie et la France d’éviter les conséquences tragiques des flux migratoires et l’internationalisation du conflit. L’effondrement de la Tunisie aurait eu des conséquences terribles sur le régime algérien (2500 km de frontières communes avec la Tunisie et la Libye) et des retombées dramatiques sur l’Europe du Sud. C’est là que réside d’ailleurs tout le sens de la décoration de la Légion d’honneur remise au Quartet tunisien, le 8 décembre 2015, par François Hollande.

L’exemple de la récente crise des réfugiés syriens a montré à quel point les autorités européennes sont frileuses, craintives, à l’égard de cette question dramatique. La Turquie compte fin 2015 plus de 2 millions de réfugiés sur son sol. Ces réfugiés sont devenus pour les autorités turques une précieuse carte de négociation avec l’UE. Le processus d’adhésion, qui avait été officiellement ouvert en 2005 et était au point mort, « doit être relancer », avait martelé le Premier ministre turque, Ahmet Davutoglu. La Commission européenne avait d’ailleurs versé fin octobre 3 milliards d’euros à la Turquie pour qu’elle accepte de garder les réfugiés sur son sol jusqu’à la résolution de crise syrienne.

La crise algérienne des années 90 constitue un autre exemple assez illustrant des risques des flux migratoires auxquels l’UE pourrait être amenée à faire face : entre 1993 et 2003 plus de 100 000 demandes de statut de réfugié politique ont été déposées en France qui, finalement, n’a accordé ce statut qu’à 19 623 demandeurs. C’est l’Allemagne qui en a accordé le plus (44 000), la Grande-Bretagne seulement 11 600[26].

Ce qu’il faut retenir

 L’instabilité politique qu’avait connu la Tunisie suite à la Révolution et la montée de l’insécurité se sont traduites tout naturellement par une dégradation des fondamentaux macro-économiques : baisse des IDE de près de 30 % entre 2010 et 2014, montée de l’endettement de plus de 13 points entre 2010 et 2015, chômage toujours supérieur à 15 %, dépréciation de plus de 20 % du dinar, etc.

Ennahdha en accédant au pouvoir fin 2011 n’avait pas de programme économique. En revanche – cela est clair aujourd’hui –, elle avait

un projet d’islamisation du pays : noyautage de l’administration publique et des lieux de culte (plus de 4 000 jeunes Tunisiens – certains parlent de 6 000 –sont partis en Syrie et en Libye. (Cf. Mustapha Kâali, 2014 et 2015)

La mobilisation de la société civile a permis la naissance du Quartet tunisien. Les lauréats du prix Nobel avaient réussi à obtenir la démission du gouvernement d’Ali laraayedh ;  le parti de Rached Gannouchi a été évincé du pouvoir au profit d’une équipe de technocrates dont le chef du gouvernement était Mehdi Jomâa. Des élections libres et transparentes ont pu  se tenir fin 2014.

La Révolution tunisienne a permis à la Tunisie d’entamer son cheminement vers la démocratie : la liberté d’expression et de conscience sont désormais des acquis indiscutables. Le pluralisme politique observé, les débats qui agitent les leaders d’opinion et les contestations de beaucoup des choix et orientations des gouvernements successifs sont le résultat de la Révolution. Cependant, il est urgent de se concentrer sur les questions économiques et de lutter efficacement contre la pauvreté et l’exclusion sociale. Il n’y pas de démocratie sans paix social et sans État de droit.

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Notes:

[1] Le nombre d’entreprises étrangères ayant quitté la Tunisie en 2011 est de 172. Ces départs se sont soldés par la perte de près de 9 000 emplois. Cf.Hayekel Tlili, quotidien le Temps du 25 janvier 2012.

[2] Il n’est pas inutile de rappeler que la population active tunisienne compte un peu plus de 4 millions de personnes. Elles se répartissent comme suit : 18,3 % exercent dans le secteur agricole (en France, le secteur agricole ne concentre qu’à peine 1,8 % de la population active), 31,9 % dans l’industrie (27 % pour notre partenaire européen) et 49,8 % dans les services (plus de 70 % pour l’hexagone). Par ailleurs, nous dénombrons près de 591 000 fonctionnaires, ce qui représente un peu plus de 15 % de la population active (contre 22,8 % pour la France).

[3]Curieusement, il s’agit de l’année de création de l’Office de la formation professionnelle et de l’emploi (OFPE) chargé d’organiser, développer et planifier l’émigration. L’émigration a donc été la réponse spontanée à la crise qui secouait le pays, au chômage et au sous-emploi du monde rural notamment.

[4]L’émigration peut en effet constituer une solution, mais une solution partielle et par conséquent très insuffisante. Même si les transferts des revenus en provenance de notre diaspora (plus d’un million de personnes) sont une source non négligeable de devises (près de 3 milliards de dinars en 2012).

[5]Le lecteur notera que la Libye, sensée éponger notre crise de l’emploi, sombre aujourd’hui dans le terrorisme et vit des dissensions sécessionnistes !

[6] Pour approfondir l’analyse des causes et la nature du chômage en Tunisie, nous renvoyons le lecteur à notre contribution « L’histoire du chômage en Tunisie (1962 – 2012) : Un mal dont la responsabilité est collective » publiée en février 2014 et disponible sur le site : http://www.leaders.com.tn/ipad/article/13463

[7] La loi 72-38 du 27 avril 1972 est un véritable tournant dans la stratégie tunisienne de développement. En effet, la Tunisie a connu dans les années soixante une expérience de développement socialiste de huit années, sous le gouvernement d’Ahmed Ben Salah. Cette expérience s’est soldée par un échec dû à une paysannerie farouchement opposée au processus d’étatisation des moyens de production et d’expropriation des terres. Contrairement aux pays ex-communistes (la Russie, les pays d’Europe centrale et orientale) ou encore en phase de transition (la Chine, Cuba, Viêt-Nam, etc.) dans lesquels la paysannerie a joué un rôle actif dans la révolution ayant conduit au modèle de développement dirigiste, les socialistes radicaux tunisiens ont, à la fois, négligé ceux qui auraient pu être leurs alliés (paysannerie, ouvriers, petits commerçants) et renforcé leurs rivaux (bourgeoisie privée) tout en sous-estimant l’influence étrangère.

[8] Premier ministre tunisien de 1970 à 1980.

[9] Voir notre article « Les investissements étrangers en Tunisie : un territoire en quête d’attractivité », revue tunisienne Le Manager , août 2014.

[10] Pour approfondir ce point, nous revoyons le lecteur à notre contribution sur les origines de l’inflation en Tunisie, disponible sur le site suivant :

http://www.leaders.com.tn/article/13767-essai-sur-les-origines-de-l-inflation-en-tunisie.

[11]Ailleurs, dans le cas de la Grèce, certains parlementaires allemands indélicats avaient même suggéré qu’elle cède quelques-unes de ses îles pour alléger sa dette ! En voyant l’engouement de certains de nos partenaires occidentaux pour l’île de Jerba, il est permis de s’inquiéter ! Autre exemple assez illustrant : celui de l’Égypte de 1875 dont la dette publique avait été multipliée par 33 en 10 ans et était devenue absolument « hors de contrôle ». Il fallait, en effet, emprunter aux banques européennes pour financer des travaux d’infrastructures réalisés par des entreprises européennes, mais aussi le train de vie excessivement coûteux, dispendieux, d’Ismaël pacha, le vice-roi d’Égypte. Riaz Akhoune et Vincent Lepage écrivirent : « Les Anglais et les Français, placèrent le pays sous tutelle en exerçant un contrôle dual : pendant plusieurs années, le ministre des finances de l’Égypte ne fut autre qu’un banquier anglais et le ministre des travaux publics, un banquier français, avant que le pays ne soit finalement directement placé sous protectorat en 1882 ». (revue Diplomatie, n°54, janvier-février 2012).

[12] Voir revue Diplomatie, n°54, janvier-février 2012.

[13] Dominique Chagnollaud, « Sociologie politique », Dalloz, Paris, 2015.

[14] Guy Hermet, « Totalitarismes », Economica, 1985.

[15] Samir Amin, L’implosion du capitalisme, automne du capitalisme, printemps des peuples, Éditions Delga, Paris, 2012.

[16] Après une violente altercation avec un agent de la police municipale à Sidi Bouzid (au centre du pays), le jeune commerçant ambulant Bouazizi, sans le savoir, a changé le cours de l’histoire non seulement de la Tunisie mais aussi de beaucoup d’autres pays arabes. La date (de la Révolution) retenue par les autorités tunisiennes est celle du vendredi 14 janvier, jour de la fuite de Ben Ali.

[17] Voir aussi à ce propos la transcription des communications téléphoniques qui ont eu lieu, dans la nuit du 14 au 15 janvier 2011, entre Ben Ali, son Premier ministre Mohamed Ghannouchi, son ministre de la Défense Ridha Grira, Mahmoud Cheikhrouhou, le commandant de bord de l’avion qui transportait le couple présidentiel en Arabie Saoudite, et Hédi Baccouche, ancien Premier ministre de Ben Ali. Site :

www.tunisie-secret.com/Exclusif-l-echange-telephonique-qui-a-scelle-le-destin-de-la-Tunisie_a104.html

[18] Aujourd’hui nombreux d’entres eux occupent des postes de responsabilité de premier plan à l’instar du Premier ministre  et son ministre de l’intérieur.

[19] Le terme « Ennahdha » signifie en arabe « la Renaissance ». Il s’agit d’un parti conservateur dirigé par Rached Gannouchi – aucun lien de parenté avec l’ex-Premier ministre de Ben Ali, Mohamed Gannouchi –.

[20] Congrès pour la république, parti de Moncef Marzouki, l’ancien Président .

[21] Forum démocratique pour le travail et les libertés, parti de Mustapha Ben Jaafar, ancien Président de l’Assemblée constituante.

[22] Ancien prisonnier du régime Ben Ali ayant passé plus de 18 ans derrière les barreaux dont près de 13 ans en isolement. Il a été aussi condamné à la peine capitale avant d’être gracié.

[23] Lui aussi ancien prisonnier du régime Ben Ali. Il a à son actif, plus de 17 ans en prison et deux condamnations à mort pour terrorisme.

[24] Pour approfondir ces points nous renvoyons le lecteur à nos contributions publiées in le quotidien tunisien francophone La Presse :

1/ « Quelle architecture pour le prochain gouvernement », http://www.journallapresse.tn/12122015/74476/quelle-architecture-pour-le-prochain-gouvernement.html

2/ « Quel Président pour la Tunisie de demain ? », http://www.journallapresse.tn/08122015/83740/quel-president%C2%A0pour-la-tunisie-de-demain.html

[25] Avec plus de 4 000 djihadistes, la Tunisie détient en Syrie le triste record du contingent étranger le plus nombreux. Ces jeunes sont tous partis au moment où Ennahdha était au pouvoir, c’est-à-dire au moment où Ali Laareydh était encore Ministre de l’intérieur puis Premier ministre.

[26]https://fr.wikipedia.org/wiki/Immigration_alg%C3%A9rienne_en_France.