La Chine face au réchauffement climatique : politiques environnementales contre croissance économique?

Mylène Gaulard[1]

 I&C 172Résumé 

La Chine est souvent présentée comme fondamentalement opposée à l’imposition de contraintes environnementales issues de négociations internationales sur la question du réchauffement climatique. Pourtant, les mesures visant à réduire les émissions de gaz à effet de serre se sont multipliées ces deux dernières décennies. Cette situation n’est pas si paradoxale lorsqu’on considère que le gouvernement chinois réussit parfaitement à concilier sa politique environnementale avec sa volonté de soutenir la croissance économique, ce qui ne serait pas forcément le cas si les critères étaient plus contraignants. Des contraintes supérieures risqueraient d’ailleurs de ne pas être respectées en raison des conflits d’intérêts déjà observés entre les politiques décidées à l’échelle nationale et les autorités locales responsables de leur application.

En novembre 2014, les représentants de la Chine et des États-Unis réunis à Pékin pour le 22ème sommet de l’APEC annonçaient l’intention de réduire les émissions de gaz à effet de serre de leur pays respectif, avec une baisse qui débuterait en 2030 pour la Chine, suivant une diminution des émissions de dioxyde de carbone par unité de PIB de 60-65 % d’ici là grâce à une place accrue (20 % contre près de 11 % actuellement) des énergies renouvelables dans la consommation d’énergie primaire, alors que les États-Unis diminueraient leurs émissions de 26-28 % sur la période 2005-2025. Un an avant le début des négociations du sommet de Paris visant à préparer les engagements qui succéderont au protocole de Kyoto, cette déclaration apparaît comme un signal fort lancé par ces deux puissances représentant 42 % des émissions mondiales.

Ayant ratifié le Protocole de Kyoto en 2002 en tant que pays « non-Annexe 1 » auquel ne sont pas assignés des objectifs d’émissions contrôlables par un organisme indépendant, la Chine affirme régulièrement son refus de se voir imposer par des instances internationales la moindre contrainte concernant la protection de son environnement et ses émissions de gaz à effet de serre, les pays industrialisés d’Europe de l’ouest et d’Amérique du nord étant à l’origine de la majorité des émissions observées depuis les débuts de leur révolution industrielle. On estime qu’entre 1900 et 2004, les États-Unis auraient ainsi contribué à 30 % des émissions mondiales cumulées, contre seulement 9 % pour la Chine[2].

Surtout, le niveau de vie chinois, avec un PIB par habitant à seulement 7600 dollars en 2014, est encore loin derrière celui des pays industrialisés (42 700 dollars pour la France, et 54 600 dollars aux États-Unis), et le respect de certaines normes environnementales constituerait une menace pour la poursuite de son rattrapage économique. Les émissions chinoises sont d’ailleurs encore faibles relativement à la population de ce pays[3], même si en volume elles ont beaucoup augmenté depuis la décennie 1980, faisant de ce pays le premier émetteur mondial depuis 2006, avec 27 % des émissions mondiales en 2014. Les émissions par tête n’atteignaient ainsi que 6,8 tonnes en 2010, contre 16,9 tonnes aux États-Unis, mais on estime que si elles continuaient à augmenter au rythme actuel, elles dépasseraient le niveau américain en 2017[4], avec un volume d’émissions deux fois plus important qu’aux États-Unis en 2020[5].

La responsabilité principale du réchauffement climatique devrait pourtant, selon les autorités chinoises, être portée par les pays riches[6] qui,  au-delà d’une réduction drastique de leurs émissions de gaz à effet de serre, devraient aider les pays en développement, par des transferts technologiques et financiers, à construire un appareil productif plus respectueux de l’environnement et des ressources naturelles. Pour cette raison, la Chine s’est positionnée aux côtés des pays en développement non-Annexe 1 du protocole de Kyoto, adoptant le principe de « responsabilités communes mais différenciées ».

Cette position chinoise dans les grandes négociations internationales fait pourtant oublier que les mesures prises contre le réchauffement climatique se sont multipliées depuis la décennie 1990. Bien que les autorités chinoises ne souhaitent pas être contraintes sur le plan environnemental afin de ne pas pénaliser la poursuite de la croissance et le rattrapage économique de la Chine sur l’ensemble du monde occidental, nous verrons que les politiques environnementales adoptées depuis la décennie 2000 vont parfaitement dans le sens des politiques de croissance. L’annonce faite conjointement avec les États-Unis sur la volonté d’atteindre un pic d’émissions d’ici 2030 se situe dans le prolongement des mesures prises par la Chine consistant aussi bien à encourager le développement des énergies renouvelables qu’à inciter les entreprises à produire plus proprement. Néanmoins, les particularités de l’économie chinoise font que les conflits d’intérêt entre le gouvernement central et les autorités locales rendent parfois leur application assez problématique. Ce n’est donc pas tant le manque de volonté du gouvernement chinois qui est à l’origine du refus de se voir imposer des contraintes environnementales au niveau international que l’absence d’une réelle unité politique dans un pays qui est pourtant souvent présenté par des observateurs peu rigoureux comme excessivement centralisé.

Des politiques environnementales en faveur de la croissance

Les autorités chinoises se montrent depuis longtemps très volontaristes dans la politique environnementale adoptée à l’échelle nationale. Dès le 6ème plan quinquennal (1981-1985), l’objectif du gouvernement en matière énergétique était déjà de réduire la place du charbon dans la consommation nationale[7], et si ce plan ne comprend qu’une liste de recommandations non contraignantes, il prépare la création de nouveaux organismes liés à la question énergétique et climatique. En 1988 était ainsi créé le Groupe de coordination sur le changement climatique, chargé de formuler des politiques liées au changement climatique et de coordonner les différents organismes sur ce sujet[8].

Un tel dynamisme de la politique environnementale est d’autant plus souhaitable dans un pays affrontant des niveaux de pollution aussi élevés que la Chine, risquant même de remettre en question la croissance économique des prochaines années. Des analyses pessimistes  estiment qu’une hausse du niveau de la mer liée au réchauffement climatique serait à l’origine de graves inondations et d’une perte économique de 7,5 milliards de dollars dans la riche région du delta de la Rivières des perles, de 6,9 milliards dans le delta du Fleuve Jaune etc[9]. Au-delà de la question du réchauffement climatique, le processus de combustion du charbon est surtout responsable de pluies acides liées à l’émission de particules en suspension et de gaz. En 2007, la Banque mondiale évaluait le coût de la contamination de l’air et de l’eau en Chine à 100 milliards de dollars par an[10], et sur le plan humain, elle estimait que la pollution de l’air extérieur en Chine causait entre 350 000 et 400 000 morts prématurées chaque année[11]. Les politiques environnementales servent donc à apaiser les tensions sociales causées en partie par la dégradation de l’environnement. Le nombre de manifestations n’a ainsi pas cessé d’augmenter depuis la décennie 1990, avec 10 000 « incidents de masse » répertoriés en 1993 contre 87 000 en 2005 et près de 200 000 aujourd’hui, et si la majorité concernent encore les conditions de travail en ville et les expulsions de paysans de leurs terres dans les campagnes, la révélation de nombreux scandales environnementaux, comme la présence de systèmes de purificateur d’air dans les résidences de hauts dirigeants chinois[12], rendent cette question de plus en plus sensible et porteuse d’une contestation populaire dangereuse pour le gouvernement. Pour ce dernier, il ne s’agit donc pas tant dans cette optique de lutter contre le réchauffement climatique, phénomène encore peu connu de la population[13], qui le confond d’ailleurs le plus souvent avec la pollution atmosphérique rejaillissant sur leur vie quotidienne[14], que de leur présenter sa volonté d’améliorer les conditions de vie d’un peuple risquant de remettre en question la légitimité du parti unique.

Mais derrière les mesures prises par le gouvernement chinois pour diminuer les émissions de gaz à effet de serre, on perçoit surtout le besoin de stimuler une croissance menacée de stagner dans les prochaines années, ce qui explique que toutes les politiques liées au changement climatique se trouvent sous la supervision de la Commission de Réforme et de Développement national (CRDN), l’agence étatique de planification responsable de la formulation de la plupart des politiques macroéconomiques. Chaque année depuis 2008 est ainsi publié par la CRDN un bilan des politiques menées, révélant leur efficacité et le volontarisme des élites politiques[15]. À la lecture de ce document, on réalise que l’objectif premier des autorités n’est pas tant de lutter contre le changement climatique que de limiter la dépendance énergétique de la Chine, devenue en 2010 le plus grand consommateur d’énergie, avec actuellement une part de 15 % de la consommation mondiale. Le rattrapage économique du pays s’accompagne effectivement de l’essor d’un appareil productif, représentant 70 % de la consommation nationale en énergie primaire, de plus en plus gourmand sur le plan énergétique[16].

En 2008, la Chine est par exemple devenue importatrice nette de charbon, une source d’énergie qui lui assure 66 % de ses besoins. Sous couvert de lutte contre le réchauffement climatique, le charbon étant responsable de 80 % des émissions chinoises de CO2[17], le gouvernement a récemment adopté des mesures visant à réduire son utilisation. L’exploitation de mines dont la production se situe sous le seuil des 300 000 tonnes par an est par exemple désormais interdite, et dans de grandes villes comme Pékin, Shanghai et Canton, on prévoit même de supprimer l’utilisation de charbon d’ici six ans ; notons également que depuis janvier 2015, l’usage de charbon contenant plus de 3 % de soufre est interdit sur tout le territoire. Ces mesures contribuent à expliquer la chute des importations de charbon, mais aussi des émissions de plus en plus faibles de dioxyde de carbone, passées d’une croissance annuelle de 9 % en 2011 à moins de 3,5 % depuis 2012.

La Chine est aussi devenue l’un des plus grands importateurs de pétrole, sa deuxième source (18 %) d’énergie primaire, alors qu’elle en était encore un exportateur net au début des années 1990. De même, elle importe 32 % de son gaz naturel (5 % de son énergie primaire), source d’énergie dont elle est pourtant le 7ème plus grand producteur au monde. Afin de limiter cette dépendance énergétique, des réductions de l’intensité énergétique, définie comme le ratio entre la consommation d’énergie et la valeur ajoutée dégagée, sont depuis les années 1980 recommandées par les autorités. Alors qu’entre 1978 et 2000, cette intensité n’avait cessé de baisser, avec une croissance économique chinoise qui atteignait 9 % contre une hausse annuelle de la demande d’énergie de 4 %, l’intégration du pays à l’Organisation mondiale du commerce en 2001 a renversé la tendance[18]. À partir de 2006, les autorités s’engageaient donc à réduire l’intensité énergétique de 20 % sur la période 2005-2010, un objectif qui fut presque atteint avec une baisse de 19,1 % observée effectivement[19].

Dès le 11ème plan quinquennal (2006-2010), des objectifs précis sont devenus contraignants pour les entreprises publiques et les différents échelons des gouvernements locaux[20]. Ce plan a notamment mis en place le programme des « Top 1000 » imposant des objectifs de réduction de l’intensité énergétique pour les 1000 entreprises les plus consommatrices en énergie, qui devaient alors signer des accords avec les autorités locales pour engager leur responsabilité dans la poursuite de ces objectifs, alors que ces dernières signaient dans le même temps des contrats de responsabilité avec le gouvernement central. Observons que le Programme national sur le changement climatique, publié en 2007, était alors le premier engagement véritable d’un pays en développement sur la question du réchauffement climatique, et s’appuyait largement sur les gouvernements locaux. Suite à la réussite du plan sur cette question, le Premier Ministre Wen Jiabao[21] s’engageait lors du Sommet de Copenhague de 2009 à réduire l’intensité des émissions de CO2, c’est-à-dire le ratio entre les émissions et la valeur ajoutée de la production, de 40-45 % d’ici 2020 relativement au niveau de 2005, et les déclarations du mois de novembre 2014 annonçaient une baisse de cette intensité carbonique de 60-65 % pour 2030.

Afin d’atteindre ces objectifs, la Commission de Réforme et de Développement national a notamment sélectionné sept provinces et villes (Pékin, Tianjin, Shanghai, Chongqing, Hubei, Guangdong et Shenzhen) pour établir des zones à faible empreinte carbone s’appuyant sur des marchés pilotes d’échanges de quotas d’émissions (ETS, Emissions Trading Systems) dont le fonctionnement a démarré en 2013[22], marquant les premiers pas d’un marché national prévu pour 2016, avec des réussites comme la ville de Shenzhen qui devrait parvenir à un pic d’émissions entre 2017 et 2020.

Outre les économies d’énergie qu’il permet, l’argument environnemental permet aussi de restructurer l’appareil productif, avec une élimination progressive des entreprises les plus polluantes et les plus consommatrices en énergie situées dans les 19 secteurs actuellement en surcapacités de production. Dès 1999, afin de respecter la nouvelle loi sur la conservation d’énergie promulguée en 1997, de nombreuses petites entreprises ne respectant pas les nouvelles normes en termes d’intensité énergétique furent fermées[23]. Des objectifs chiffrés sont aussi fixés depuis 2003 afin d’éliminer les capacités de production excessives dans certains secteurs de l’industrie lourde en surcapacité de production, comme l’acier, l’aluminium… Des centrales thermiques à charbon, les plus petites notamment, et de nombreuses entreprises de l’industrie lourde furent pour cette raison fermées dès le 11ème plan quinquennal. Cette politique fut poursuivie avec le 12ème plan quinquennal, des objectifs étant désormais attribués à plus de 10 000 entreprises[24], le programme des « Top 1000 » ayant atteint les résultats souhaités[25]. Les fusions acquisitions sont alors encouragées, avec par exemple l’objectif donné en 2013 d’avoir concentré 90 % de la production nationale d’aluminium dans les 10 plus grandes entreprises en 2015. La même année, le gouvernement ordonna la fermeture de 2000 mines à charbon d’ici la fin 2015 ainsi que la suppression des centrales électriques les plus petites, accompagnant la fermeture de plus de 1500 entreprises dans le secteur de l’acier, du ciment, de l’aluminium, du verre plat etc. Enfin, depuis juillet 2014, le gouvernement autorise la construction de nouvelles capacités de production dans ces secteurs en contrepartie uniquement de la fermeture des capacités les plus obsolètes.

Pour parvenir plus facilement à son objectif de réduction de l’intensité énergétique, le 11ème plan quinquennal se donnait aussi pour buts d’atteindre une part de 10 % d’énergie renouvelable dans la production d’énergie nationale en 2010, de 15 % en 2020, et d’avoir un taux de couverture forestier de 20 % en 2010[26] alors que ce dernier n’était que de 12 % en 1980 (18 % en 2008). Par le biais de politiques fiscales préférentielles et de subventions, le 10ème plan quinquennal (2001-2005) encourageait déjà le développement des énergies renouvelables, et notamment des éoliennes[27], mais ce n’est qu’à partir de 2006 que ces énergies connaissent réellement leur envolée sur le sol chinois en raison de la volonté des autorités de transformer la Chine en pays incontournable sur ce créneau apparemment très porteur. Alors qu’elle apparaissait déjà en 2007 comme le leader dans le secteur des énergies renouvelables, avec une production de 42 GW, contre 23 GW aux États-Unis[28], et qu’elle était même devenue le premier producteur mondial d’hydroélectricité en 2004[29], le gouvernement indiquait en 2007 sa volonté de voir ces industries, qui  représentaient encore moins de 5 % du PIB[30], contribuer à 8 % de celui-ci en 2015 et à 15 % en 2020[31]. Les entreprises productrices d’électricité qui possédaient une capacité supérieure à 5 gigawatts devaient par exemple présenter au moins 3 % de leur production électrique provenant de sources renouvelables en 2010, 8 % en 2020. De même, les compagnies de distribution d’électricité devaient se procurer au moins 10 % de leur électricité auprès de sources renouvelables en 2010[32].

Alors que le gouvernement américain annonçait des investissements d’un montant de 18,6 milliards de dollars, soit 0,13 % du PIB, dans le secteur des énergies renouvelables en 2009, les investissements chinois atteignaient 34,6 milliards de dollars (0,39 % du PIB)[33]. Toutes les mesures prises ont notamment stimulé l’implantation d’éoliennes sur le territoire chinois, faisant de la Chine l’un des plus grands producteurs d’éoliennes au monde. Sinovel, 2ème producteur mondial, après avoir débuté en 2004, comme Goldwind (3ème producteur mondial), dans la sous-traitance d’entreprises étrangères, ce qui lui permettait de profiter de transferts technologiques considérables, a par exemple longtemps été soutenu par les autorités chinoises. De 2005 à 2009, la CRDN obligeait ainsi tous les parcs d’éoliennes installés dans le pays à utiliser au moins 70 % de composants locaux, Le protectionnisme chinois explique d’ailleurs que la part des entreprises étrangères de ce secteur installées en Chine était de 75 % en 2004, contre seulement 10 % en 2010. Le pays est aussi devenu en très peu de temps le plus grand producteur de panneaux solaires, à l’origine de plus du tiers de la production mondiale malgré une faible consommation nationale, plus de 90 % de la production est encore destinée à l’exportation, bien que le projet Golden Sun, lancé en 2009, encourage l’installation de panneaux solaires[34], alors qu’en 2003 sa production ne représentait que 1 % du total mondial.

Enfin, notons que dans le but de maintenir la stimulation du secteur des énergies non fossiles, le 12ème plan quinquennal (2011-2015), qualifié de « vert » par les spécialistes internationaux de la question environnementale, comprend sept « industries stratégiques émergentes » parmi lesquelles on trouve les nouvelles énergies renouvelables, la protection environnementale et les véhicules propres. Quelques mois avant l’instauration du 13ème plan quinquennal (2016-2020), on peut déjà affirmer que l’objectif de parvenir en 2015 à une part d’énergie renouvelable de 11,4 % dans la consommation nationale est presque atteint, la place des énergies non fossiles dans la production énergétique totale étant aussi proche de 30 %[35]. L’énergie hydraulique et la biomasse constituent pourtant encore plus de 90 %  de cette consommation et production, et il est donc important de ne pas se leurrer sur l’envergure de la percée des énergies solaire et éolienne. Bien que la réussite chinoise dans ce domaine semble désormais incontestable, avec des énergies renouvelables qui ne représentaient que 3,4 % de la consommation énergétique chinoise en 1978, il semble subsister certains problèmes, que nous exposerons plus loin, dans le développement de ce secteur.

 Des blocages observés surtout au niveau infranational

Alors que la Chine est plutôt réfractaire à l’imposition autoritaire d’une obligation de réduction de ses émissions de gaz à effet de serre au niveau international, on ne peut pas nier la présence d’une politique environnementale sans doute plus active encore que celle des pays les plus riches[36]. Cette situation n’est cependant pas si paradoxale si on considère que cette dernière cherche essentiellement à instaurer des fondements plus solides pour la poursuite de sa croissance économique, ce que des engagements internationaux trop stricts risqueraient de compromettre. Des contraintes rigides seraient aussi très difficiles à respecter car le gouvernement central n’est pas toujours en mesure de contrôler l’application locale des décisions prises au niveau national, notamment dans les régions les plus pauvres de l’ouest du pays[37], les intérêts des collectivités locales et ceux du gouvernement étant loin d’être identiques. Il ne faut effectivement pas oublier que les plans quinquennaux chinois ne constituent depuis la décentralisation des années 1980 que des lignes directrices non contraignantes pour les politiques économiques et sociales décidées réellement[38].

La mise en place infranationale des politiques de lutte contre le réchauffement climatique est effectivement le résultat de tractations plus ou moins opaques entre les différentes autorités[39], avec la responsabilité de 95 % des objectifs attribués aux gouvernements locaux contre seulement 5 % pour le gouvernement central[40]. Or, les fonctionnaires évoluant au sein des collectivités locales sont évalués en fonction de la croissance économique de leur province, canton ou municipalité, et seuls leur importent les résultats de court terme strictement économiques. Il est vrai que depuis le 11ème plan quinquennal, la carrière et la rémunération des fonctionnaires locaux dépendent également de leur succès obtenu dans l’atteinte des objectifs environnementaux décidés par le gouvernement[41], mais ces derniers restent encore secondaires relativement aux résultats purement économiques[42]. Seuls les dirigeants des grandes entreprises publiques apparaissent plus enclins à respecter les objectifs qui leur sont imposés, car les perspectives de promotion sont beaucoup plus probables : par exemple, l’ancien directeur de la plus grande usine d’acier du Shanxi, Taiyuan Iron and Steel, fut promu vice-gouverneur de la province après avoir fortement baissé l’intensité énergétique de son entreprise[43].

Les préoccupations environnementales passent donc le plus souvent au second plan, et la fermeture requise de certaines entreprises considérées comme trop petites ou trop polluantes, lorsqu’elle est imposée autoritairement par le gouvernement central, est très mal perçue par les fonctionnaires locaux qui tentent alors de trouver des solutions pour éviter une chute de la production locale et contourner le démantèlement coûteux de certaines entreprises en situation de surcapacités. La province de Xinjiang a par exemple connu l’ajout illégal de vingt nouveaux hauts fourneaux dans le secteur de l’acier au premier semestre 2013, alors que les surcapacités étaient déjà importantes et que l’intensité énergétique de ce secteur atteint depuis toujours des niveaux élevés. De même, dans le Hebei, province du nord-est du pays dans laquelle le taux de pollution de l’air est le plus élevé de Chine, de petites entreprises très polluantes ont simplement déplacé leurs équipements vers des zones moins contrôlées de la province[44].

La majorité des entreprises publiques sont contrôlées par ces autorités locales et non par le gouvernement, ce qui rend d’autant plus complexe l’application rigoureuse des politiques environnementales décidées au niveau national ainsi que la vérification des objectifs d’intensité énergétique atteints[45]. Le refus du gouvernement chinois de voir les émissions nationales de CO2 contrôlées par un organisme indépendant s’explique ainsi par l’opacité des mesures actuelles : en 2010, on trouvait par exemple une gigatonne de différence (sur un total d’environ 10 !) dans les émissions de gaz à effet de serre entre les données agrégées des différentes provinces et les statistiques nationales[46]. On peut d’ailleurs craindre que les baisses d’intensité énergétique et carbonique affichées par le gouvernement depuis le 11ème plan quinquennal ne soient que le résultat d’une manipulation des comptes, les collectivités locales n’étant dans leur majorité sûrement pas parvenues aux objectifs donnés[47]. Seules les zones pilotes à faible empreinte carbone peuvent se prévaloir d’une véritable baisse de leur intensité énergétique, mais cette dernière s’explique surtout par le fait que ces zones se situent dans les régions les plus riches du territoire chinois[48] et qu’elles sont à l’origine de phénomènes croissants de délocalisations vers l’intérieur des terres ou les pays voisins[49] .

Soulignons que 80 % des dépenses publiques reposent aujourd’hui sur les collectivités locales alors qu’elles ne collectent que 50 % des recettes, situation responsable d’un lourd déficit budgétaire et d’une montée des phénomènes de surendettement en leur sein. Dans un tel contexte, la priorité est donc mise d’abord sur la préservation des entreprises existantes ainsi que sur l’attraction de nouveaux investisseurs, quel que soit leur impact environnemental[50]. Les gouvernements locaux continuent donc à offrir des tarifs préférentiels pour les entreprises implantées sur leur territoire, avec des prix très bas pour l’énergie non renouvelable[51]. Dans l’ouest du pays, plusieurs provinces ont par exemple augmenté leurs capacités de production dans le secteur de l’aluminium en raison des subventions de l’électricité et du faible prix du charbon. Les entreprises de distribution d’électricité préfèrent également s’appuyer encore sur le charbon, beaucoup moins coûteux, et ce d’autant plus que les prix de l’électricité sont fixés par le gouvernement, ce qui ne permet pas de répercuter la hausse des coûts de production causée par l’énergie renouvelable sur les consommateurs.

Seul le mécanisme de développement propre (MDP), consistant pour les entreprises des pays développés à transférer des activités émettant peu de gaz à effet de serre dans des pays en développement en contrepartie de l’obtention de crédits carbone commercialisables ou directement utilisables par elles, permet de rendre les politiques de lutte contre les émissions de CO2 plus séduisantes pour les autorités locales. Le pays concentrait déjà 51 % des projets compris dans le MDP en 2012[52], une situation qui profite alors surtout aux gouvernements locaux, initiateurs de la majorité des projets, avec les deux tiers des projets signés avec des entreprises étrangères effectués au sein d’entreprises détenues par des collectivités[53]. Le secteur des éoliennes a notamment été considérablement stimulé ces dernières années grâce au MDP : les prix de l’énergie éolienne, imposés par le gouvernement central, sont considérés comme très faibles, mais la vente des certificats de réduction des émissions (ou « crédits carbone ») augmente considérablement la rentabilité de ce secteur[54]. Depuis quelques années, les prix faibles des crédits carbone rendent cependant beaucoup moins attractifs les projets issus du MDP.

Surtout, la multiplication d’éoliennes et de panneaux solaires sur le territoire chinois ne constitue en aucune façon le signe d’une croissance chinoise plus propre si, comme nous l’observons en Chine, les installations ne sont pas raccordées au réseau national en raison du refus des compagnies d’électricité d’utiliser une énergie aussi coûteuse, notamment dans le cas de l’énergie photovoltaïque[55] : par exemple, le tiers des éoliennes ne sont pas connectées à un réseau central d’électricité[56], situation qui n’est pas améliorée par le fait que la majorité des équipements, éoliennes aussi bien que panneaux photovoltaïques, sont concentrés au nord et nord-ouest du pays, des régions éloignées des grands centres de consommation nationaux[57]. Seule 1,2 % de l’électricité consommée annuellement en Chine provient de l’énergie éolienne[58], moins de 0,5 % de la photovoltaïque, et en 2010, aucun des six plus grands producteurs d’électricité ne respectait l’objectif des 3 % d’énergie renouvelable[59]. Sans un contrôle de l’utilisation effective des installations issues du MDP, ce dernier en devient absurde[60], et le développement des énergies renouvelables sur le sol chinois ne constitue alors qu’un simple subterfuge pour masquer les difficultés à réduire la part des énergies fossiles dans la consommation nationale.

Conclusion

 Le refus catégorique de la Chine de se voir imposer des politiques de réduction de ses émissions de gaz à effet de serre n’est pas le signe d’un refus absolu de toute politique environnementale. Bien que le pays se situe encore parmi les pays en développement portant une moins lourde responsabilité historique que les pays riches dans les émissions effectuées lors des deux siècles précédents, les autorités chinoises n’ont cessé d’adopter depuis dix ans des mesures censées lutter contre le réchauffement climatique. Une telle contradiction dans la politique environnementale chinoise, entre la bonne volonté observée au niveau national et  la position de mauvais élève dans les négociations internationales, révèle le besoin du gouvernement d’utiliser des mesures spécifiques non seulement pour lutter contre le réchauffement climatique mais surtout pour stimuler la croissance économique grâce à un meilleur positionnement des entreprises chinoises dans le commerce des énergies renouvelables, accompagnant une moindre dépendance énergétique et la fermeture des usines les moins productives.

Plus préoccupée de la croissance de court terme que de cette stratégie macroéconomique de moyen/long terme, les autorités locales sont au contraire beaucoup plus réticentes à appliquer les mesures décidées à un niveau national. Les conflits d’intérêts entre ces dernières et le gouvernement central expliquent d’ailleurs, avec le besoin de ne mettre en place que des mesures favorables à la croissance économique, la volonté de la Chine de ne pas s’engager au niveau international sur des normes trop contraignantes qui ne seraient de toute façon pas respectées. Il est donc fort à parier qu’à la Conférence de Paris sur le climat de décembre 2015, la COP 21, la Chine continuera de marquer sa spécificité de pays encore retardataire sur le plan économique pour refuser la moindre contrainte sur sa politique environnementale, et ce d’autant plus dans le contexte actuel de ralentissement de sa croissance[61] risquant d’accentuer les difficultés économiques de collectivités locales déjà sérieusement fragilisées par le problème du surendettement.

 

Notes:

[1] Maître de conférences en économie, Université Grenoble Alpes, chercheur du GREG, Centre de recherche en économie de Grenoble.

[2] Jean-Paul Maréchal, « La Chine, les États-Unis et la difficile construction d’un nouveau régime climatique », Revue de la régulation, n°13, printemps 2013.

[3] Jimin Zhao, « Climate Change Mitigation in Beijing, China », case study prepared for Cities and Climate Change, Global Report on Human Settlements 2011 ; sur le site : http://www.unhabitat.org/grhs/2011

[4] Jolene Lin, « Climate Governance in China : Using the “Iron Hand” », in Benjamin Richardson, Local Climate Change Law : Environnemental Regulation in Cities and Other Localities, Edwar Elgar Publishing, 2012.

[5] Lisa Williams, « China’s Climate Change Policies ; Actors and Drivers », Lowy Institute for International Policy, juillet 2014.

[6] Lynette H. Ong, « The Apparent “Paradox” in China’s Climate Policies », Asian Survey, vol.52, n°6, 2012.

[7] Olga Alexeeva, Yann Roche, « La Chine en transition énergétique : un virage vers les énergies renouvelables ? », Vertigo, vol.14, n°3, décembre 2014.

[8] Lynette H. Ong, article cité, 2012.

[9] Kelly Gallagher, « China Needs Help with Climate Change », Current History, novembre 2007.

[10] Jane A. Leggett, « China’s Greenhouse Gas Emissions and Mitigation Policies », CRS Report for Congress, 18 juillet 2011.

[11] Lynette H. Ong, article cité, 2012.

[12] Olga Alexeeva, Yann Roche, article cité, 2014.

[13] He Gang, « La société chinoise face au changement climatique », Perspectives chinoises, n°1, 2007.

[14] Jolene Lin, article cité,2012.

[15] CRDN, China’s Policies and Actions on Climate Change, The National Development and Reform Commission, Pékin, 2014 ; sur le site : http://en.ccchina.gov.cn

[16] Lynette H. Ong, article cité, 2012.

[17] Lynette H. Ong, article cité, 2012.

[18] Lynette H. Ong, article cité, 2012.

[19] Jane A. Leggett, article cité, 2011.

[20] Da Zang, Valérie Karplus, Cyril Cassica, Xiliang Zhang, « Emissions Trading in China : Progress and Prospects », Energy Policy, n°75, décembre 2014.

[21] Jimin Zhao, article cité, 2011.

[22] Da Zang, Valérie Karplus et alii, article cité, 2014.

[23] Olga Alexeeva, Yann Roche, article cité, 2014.

[24] Kevin Lo, « A Critical Review of China’s Renewable Energy and Energy Efficiency Policies », Renewable and Sustainable Energy Reviews, n°29, 2014.

[25] Kevin Lo, article cité, 2014.

[26] Jimin Zhao, article cité, 2011.

[27] Jane A. Leggett, article cité, 2011.

[28] Kelly Gallagher, article cité, 2007.

[29] Olga Alexeeva, Yann Roche, article cité, 2014.

[30] Lynette H. Ong, article cité, 2012.

[31] Jolene Lin, article cité,2012.

[32] Kelly Gallagher, article cité, 2007.

[33] Lynette H. Ong, article cité, 2012.

[34] Olga Alexeeva, Yann Roche, article cité, 2014.

[35] Olga Alexeeva, Yann Roche, article cité, 2014.

[36] Jimin Zhao, article cité, 2011.

[37] Olga Alexeeva, Yann Roche, article cité, 2014.

[38] Lynette H. Ong, article cité, 2012.

[39] Lisa Williams, article cité, 2014.

[40] Bing Xue, Bruce Mitchell, Yong Geng et alii, « A Review on China’s Pollutant Emissions Reduction qssessment », Ecological Indicators, n°38, 2014.

[41] Da Zang, Valérie Karplus et alii, article cité, 2014.

[42] Jolene Lin, article cité, 2012.

[43] Jolene Lin, article cité, 2012.

[44] Olga Alexeeva, Yann Roche, article cité, 2014.

[45] Lynette H. Ong, article cité, 2012.

[46] Bing Xue, Bruce Mitchell et alii, article cité, 2014.

[47] Jolene Lin, article cité, 2012.

[48] Da Zang, Valérie Karplus et alii, article cité, 2014.

[49] Dai Yue Huang, Chao Liu, Gilles Puel, « La politique de transition vers une industrie des TIC sobre en carbone en Chine », Autrepart, n°69, 2014.

[50] Jolene Lin, article cité, 2012.

[51] Kevin Lo, article cité, 2014.

[52] Da Zang, Valérie Karplus et alii, article cité, 2014.

[53] Jolene Lin, article cité, 2012.

[54] Jolene Lin, article cité, 2012.

[55] Kevin Lo, article cité, 2014.

[56] Lynette H. Ong, article cité, 2012 ; Lisa Williams, article cité, 2014.

[57] Olga Alexeeva, Yann Roche, article cité, 2014.

[58] Olga Alexeeva, Yann Roche, article cité, 2014.

[59] Kevin Lo, article cité, 2014.

[60] Jolene Lin, article cité, 2012.

[61] Mylène Gaulard, Karl Marx à Pékin : les racines de la crise en Chine capitaliste, Édition Démopolis, Paris, 2014.