Marc Troisvallets, Université de Grenoble
Les activités de travail en Afrique apparaissent fortement dualisées selon la distinction devenue classique entre emploi formel qui ne se développe guère et activités informelles qui prennent une place de plus en plus récurrente et importante. Ce constat ressort assez facilement en passant en revue divers rapports d’organisations internationales : Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), Banque africaine de développement (BAfD), Conférence des Nations unies pour le commerce et le développement (CNUCED), Organisation internationale du travail (OIT), Agence française de développement (AFD)…[1] qui mettent aussi en avant le paradoxe entre une croissance économique ( ramenée toujours au chiffre unique ) assez soutenue ( au-delà de rythmes annuels variables et d’une hétérogénéité des profils ) et une création d’emplois salariés atone et insuffisante vis-à-vis d’un potentiel de main d’œuvre en croissance du fait de la dynamique démographique.
Le thème de l’informalisation est finalement apparu lorsque des activités de travail ont été difficilement classifiables selon la distinction globale entre production précapitaliste dite traditionnelle et production mettant en jeu un rapport salarial. Les approches orthodoxes du développement ont le plus souvent interprété les situations intermédiaires comme s’inscrivant dans un processus de transition dans les stades du développement et comme devant devenir un résidu progressif, mais le résidu est toujours là, semble grossir et même s’étendre au secteur dit formel[2].
Ce phénomène structurel est maintenant assez bien reconnu, mais son origine et les moyens d’y remédier laissent pensif, la croissance ne sera pas assez inclusive. À l’inverse, il est possible de se demander si ce ne sont pas les caractéristiques de cette/ces croissances qui ne permettent pas de créer une amélioration de la satisfaction des besoins humains et environnementaux dans la mesure où les activités de travail qui s’organisent dans cette configuration n’en ont sans doute pas le potentiel et que ce contexte tend à reproduire l’informel.
Certes les organisations internationales évoquées semblent néanmoins considérer le secteur informel comme un point d’appui pour développer une dynamique de création d’emplois, de réduction de la pauvreté et des inégalités. Cependant, cet espoir semble se fonder sur une représentation quelque peu biaisée. Les individus et groupes d’individus relevant de ce secteur sont appréhendés comme des entrepreneurs dans un sens quasi schumpétérien. Il faudrait dès lors améliorer leur environnement professionnel (accès aux financements, à l’offre de services – eau, électricité –, infrastructures – transport, communication –, réglementation, fiscalité) pour débrider leurs possibilités : « les entrepreneurs pourraient constituer des entreprises et les faire prospérer, exploiter tout leur potentiel de production et créer des emplois de meilleure qualité pour eux-mêmes et pour les autres »[3]. Certes des activités sont répertoriées comme entreprise familiale et micro entreprise, mais la nature et les conditions d’exercice de celles-ci sont-elles à même de fonder de telles perspectives ? Y a-t-il des possibilités de passer de l’informel au formel ?
Ces problèmes se retrouvent dans d’autres régions du monde, Asie, Amérique latine et même maintenant dans divers pays du Nord où une informalisation des activités se développe avec la persistance d’un chômage élevé et une précarisation du statut des travailleurs. Il n’en reste pas moins que ce phénomène frappe d’une manière plus importante l’Afrique et particulièrement l’Afrique subsaharienne (AfSS). L’appréhension et la quantification de cette situation évolutive restent cependant problématiques. Les données statistiques ne sont pas systématiques et parfois non disponibles. En dehors de la question de savoir comment cerner quantitativement l’informel, les appareils statistiques sont souvent embryonnaires révélant les difficultés de fonctionnement des services publics.
De ce fait, cet article a une ambition limitée, pointer et illustrer de manière exploratoire un certain nombre de difficultés et de contradictions en s’appuyant sur quelques données d’enquêtes.
Le poids de l’informel
Que représente le secteur informel en AfSS ? Les données sont parcellaires, souvent anciennes et relèvent d’estimations. De plus, les situations sont hétérogènes, mais les tendances et les processus semblent assez similaires qu’ils s’agissent de pays disposant de ressources minières et pétrolières importantes ou non. Ainsi, selon Bruce Edwards, sur une population action active de l’ordre de 450 millions seulement 40 millions auraient un emploi formel[4]. Pour l’AFD, 70 à 90 % de l’emploi non agricole relèveraient de l’informel. En prenant un autre indicateur, l’accroissement du poids de ces activités est souligné puisque ce secteur aurait vu sa part dans le PIB non agricole passer de 32 % dans les années 1980 à 49 % dans les années 2000[5]. Le tableau 1 met en évidence cette progression pour un certain nombre de pays, mais aussi les absences de données.
Dans cette perspective, l’informel ne peut guère être considéré comme un résidu, mais plutôt comme un produit de processus historiques dont les principales étapes sont rappelées régulièrement. Sans entrer dans les détails, les indépendances, selon des calendriers divers, ont conduit souvent à promouvoir des programmes d’industrialisation, des entreprises publiques et des administrations ( plus ou moins efficaces ). Les problèmes d’endettement des années 1980 et les plans d’ajustement structurel se traduisant par des privatisations et une austérité budgétaire ont manifestement contribué au recul des emplois formels. Les emplois dits formels semblent se concentrer dans quelques secteurs extravertis, mines, pétrole, agrobusiness d’exportation (cacao, coton…avec présence directe ou indirecte de firmes transnationales [FTN] ) et ce qui reste d’administration publique ( ce sont d’ailleurs les principaux secteurs où des luttes syndicales subsistent encore un peu[6] ). Ces activités créent peu d’emplois formels et peuvent aussi déstabiliser les activités agricoles plus traditionnelles qui n’ont guère d’opportunités d’évoluer par manque de moyens sans parler des cessions de terres à des firmes étrangères. La diversification des activités reste limitée ( le tableau 2 donne quelques indications sur la dépendance vis-à-vis de quelques produits ). Ceci alimente un exode rural, des urbanisations sans lien avec une industrialisation et aussi des flux migratoires extérieures.
Au total, les activités manufacturières et agricoles sont en régression. Le graphique 1 illustre cette tendance et montre que l’AfSS est dans une situation très problématique. La baisse de la part de l’industrie et de l’agriculture dans le PIB laisse penser que la part des services augmente, mais cela ne peut guère être interprété comme un signe de modernisation dans la mesure où le poids de l’informel y est prépondérant. Cette dualisation des activités de travail conduit souvent à opposer une économie d’enclave extravertie et une économie de survie informelle alimentée par des personnes et des ménages qui cherchent envers et contre tout à trouver quelques ressources pour survivre et qui constitue le principal secteur permettant d’absorber les flux (liés à l’accroissement démographique ) de jeunes cherchant une activité. De ce fait, les taux de chômage officiels sont souvent relativement faibles, mais divers selon les pays. Le graphique 2 illustre pour les jeunes (15 à 24 ans) cette relation entre chômage et informalité. Le groupe de pays où l’informalité est la plus élevée et aussi celui où le taux de chômage est le plus faible[7].
Tableau 1 Contribution du secteur informel à l’emploi et la création de valeur en Afrique subsaharienne
Source: AFD, opus cité, 2011, p.181.
Graphique 1 Part des activités manufacturières et de l’agriculture dans le produit intérieur brut de l’Afrique, de l’Indonésie et de la Thaïlande, 1965-2013
Perspectives économiques en Afrique, BAfD, OCDE, PNUD 2015
Tableau 2 Nombre de produits représentant plus de 75 % des exportations des pays africains, 2013
Perspectives économiques en Afrique, BAfD, OCDE, PNUD 2015
Graphique 2 Taux de chômage des jeunes et informalité
Source : Page, John, Youth, Jobs, and Structural Change: Confronting Africa’s “Employment Problem”, Working Paper, Series N° 155, African Development Bank, Tunis, 2012, p.29
Caractéristiques des activités informelles
La difficulté est d’essayer de repérer à quelles activités ce secteur peut correspondre et si celles-ci peuvent constituer un potentiel de développement, la base d’un entreprenariat étant sensée pouvoir fonder une dynamique articulée permettant des effets d’entraînement. Des éléments plus concrets sur le contenu des activités de travail vraiment exercées sont ici utiles pour dépasser et réévaluer des indicateurs plus globaux comme le taux d’emploi, le taux de chômage ou même l’IDH…
Les données existantes sont dans l’ensemble assez anciennes et parcellaires. Une enquête fournit un premier recensement des « unités de production informelles »[8] (UPI) hors agriculture et de leurs caractéristiques. Elle ne concerne pas toute l’AfSS, mais néanmoins un nombre significatif de pays puisqu’elle a été menée dans les sept capitales[9] de l’Afrique de l’ouest[10] entre 2001et 2003.
Son intérêt est qu’il s’agit d’une des rares enquêtes comparatives existantes menée selon une méthodologie similaire sur les questionnements envisagés ici et fournissant ainsi des données ayant une certaine cohérence. Des enquêtes ont eu lieu ultérieurement, mais seulement dans quelques pays : en 2005 au Cameroun[11] pour l’ensemble du pays, en 2008 à Abidjan[12] et en 2011 au Bénin[13]. Les données fournies confirment le constat initial et la non réduction des problèmes[14].
Pour l’enquête initiale, le tableau 4 fournit les principaux résultats et l’encadré 1 les commente globalement[15]. Il est à noter que le nombre d’UPI repérées correspond approximativement au nombre de ménages des sept capitales. Même si un ménage peut disposer de plusieurs UPI, cela montre encore une fois l’ampleur du phénomène.
En termes de caractéristiques, il ressort un certain nombre de points forts :
– la pauvreté : la population concernée fait partie des plus pauvres même s’il existe des inégalités au sein de ce groupe comme entre patrons d’un réseau plus vaste (en proportion faible) et petits vendeurs ambulants, pauvreté en niveau de revenu et multidimensionnelle (ci-après) ;
– la précarité : absence de locaux, manque d’accès à certaines ressources (eau, électricité, téléphone d’ailleurs souvent privatisés), absence de protection sociale et le plus souvent de contrat de travail ;
– des activités essentiellement commerciales et de services de proximité tournées vers les ménages relevant d’une circulation de biens et de services et peu d’une activité manufacturière. De ce fait, il faut rester prudent avec le terme « industrie » : « La confection rassemble les activités de filature et de tissage, l’habillement et la maroquinerie […].
Le secteur des « autres industries et agro-alimentaire« , rassemble notamment les activités de transformation et de conservation de fruits, de séchage et fumage de poissons, de fabrication de produits alimentaires divers (pain, pâtes, couscous, farine, produits laitiers et glaces), et de production d’eau de table et de boissons non alcoolisées
Au sein du secteur commercial, 75 % des UPI font de la vente au détail hors d’un magasin. Appartiennent à cette catégorie les commerçants qui disposent leurs marchandises sur des étales à l’air libre dans les marchés, les rues ou aux abords des bâtiments publics, les ménagères qui exposent quelques produits de consommation devant leur domicile afin de gagner un revenu d’appoint, ou encore les jeunes vendeurs ambulants qui sillonnent tous les lieux à forte fréquentation (marchés, rues, bureaux) et proposent en général les mêmes produits que les commerçants fixes (fruits et légumes, céréales, tubercules, viande, poissons, boissons, tabac, etc.). Cette catégorie inclut également les vendeurs de carburant »[16].
Tableau 3 Répartition par branches des activités des UPI
Source: STATECO N°99, 2005, opus cité, p.66
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Encadré 1
Le secteur informel dans les principales agglomérations de sept États membres de l’UEMOA : Performances, insertion, perspectives
Les enquêtes auprès des Unités de Production Informelles (UPI) dans les capitales économiques des pays de l’UEMOA ont été réalisées entre la fin 2001 (Bénin) et la mi 2003 (Sénégal).
Les activités informelles sont plus tournées vers les secteurs de circulation des biens (45 % des UPI exercent dans la branche “commerce”), les deux autres secteurs se partageant également le complément (28 % pour les UPI industrielles et 26 % pour les UPI de services). Le secteur informel se caractérise par une grande précarité des conditions d’activité : moins de 22 % des UPI disposent d’un local spécifique pour leur activité. Les UPI exerçant dans des activités marchandes des 7 agglomérations génèrent plus de 2,3 millions d’emplois, confirmant que le secteur informel est de loin le premier pourvoyeur d’emplois en milieu urbain, même s’il s’agit massivement de micro-unités (1,53 personnes par UPI).
La précarité et l’absence de protection sociale sont les caractéristiques principales des emplois du secteur informel. Si 31 % des emplois dépendants sont salariés, 5 % des employés bénéficient d’un contrat écrit.
Dans toutes les villes, on note que le revenu moyen du secteur informel est supérieur au salaire minimum.
Le secteur informel est caractérisé par la faiblesse ou l’absence de capital dans le processus de production.
Les principales sources de financement du capital du secteur informel sont l’épargne, le don ou l’héritage (entre 65 % et 95 % de la valeur du capital). Les autres modes de financement tels que le micro-crédit, le crédit bancaire restent rares.
En ce qui concerne les performances et l’insertion des entreprises du secteur informel dans le tissu économique, on relève d’une part que le revenu d’exploitation des UPI représente près de 85 % de la valeur ajoutée, conséquence de la faiblesse des rémunérations versées (12% en moyenne régionale) et de la faible contribution fiscale (2 %). D’autre part, en amont du système productif informel, il apparaît que le secteur informel est quasiment son propre fournisseur (87 % des matières premières consommées par le secteur informel proviennent des entreprises du secteur informel). En aval du système productif, les ménages constituent le principal débouché de la production informelle (66 % de la production).
Les taux d’enregistrements des UPI dans les différents registres officiels sont très faibles notamment l’enregistrement au fisc (moins de 1 % des UPI des sept capitales économiques. Le non enregistrement est surtout dû au manque d’information et la méconnaissance des procédures. En général, les entreprises du secteur informel ne souffrent pas des tracasseries administratives.
Globalement, plus d’un chef d’UPI sur deux rencontre des difficultés dans l’exercice de son activité notamment par rapport à l’écoulement de la production, l’accès au crédit et à son coût élevé, l’inadéquation du local d’activité, les difficultés pour assurer un approvisionnement régulier en matières premières.
Source : UOMEA, opus cité
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Tableau 4 LE SECTEUR INFORMEL EN CHIFFRES
Source : UOMEA, opus cité
– un manque de formation : la part de cette population n’ayant pas d’instruction ou un niveau réduit est une des plus importantes d’où des problèmes de maîtrise technique et commerciale ;
– les connexions avec le secteur formel sont plus que limitées ; sans doute des liens avec des réseaux d’importations de biens, de pièces doivent parfois se nouer, mais ceci reste de la circulation ; même s’il est noté une certaine croissance des échanges intra-régionaux, l’origine et le contrôle de la production, surtout industrielle, renvoient à des dépendances extérieures ;
– ce secteur apparaît aussi extrêmement atomisé (beaucoup d’« auto-entrepreneurs ») en termes d’intérêts et de représentations collectives ; si son existence est indéniable, si son importance incontestable, son organisation est quelque peu inexistante ; comment peut-il se valoriser, se prendre en charge et produire une ligne alternative de développement ? (ce problème sera repris ci-après).
Conséquences et processus
Au total, ce secteur ne dispose guère d’une base d’accumulation propre permettant de diversifier les activités et de s’insérer dans des activités industrielles (ce qui suppose des machines, des savoirs, des locaux…) et d’accroître la productivité. Les constats faits par les organisations internationales sont moins allusifs sur ces questions, mais leurs mises en perspective et leurs origines sont appréhendées de manière assez contradictoire. Ainsi, si les problèmes d’inégalités et d’exclusion sont mis en avant, ces situations ne seraient qu’un frein pour que les pays africains bénéficient de retombées positives de la croissance pour réduire la pauvreté[17]. Comment réduire ces problèmes ? A été mis en avant le rôle des pouvoirs publics : « Les pouvoirs publics doivent fournir les infrastructures et les services sociaux requis et défendre les droits des groupes marginalisés »[18]. De quels moyens disposent-ils pour mener une telle politique ? Avec un secteur informel important, la base fiscale est réduite limitant les investissements publics et la promotion d’une protection sociale[19].
Les investissements directs étrangers (IDE) et aussi en partie l’aide publique au développement (APD) restent tournés vers un nombre de secteurs et de pays assez limités. L’essentiel va au pétrole, gaz, automobile et aux infrastructures[20] le plus souvent orientées vers les besoins des exportations ce qui ne peut guère réduire la dualisation.
Par ailleurs, ces flux sont contrebalancés par des sorties de flux financiers illicites dont le montant estimé dépasse les flux d’IDE et d’APD : « Les flux financiers illicites s’appuient sur des pratiques telles que l’évasion fiscale (y compris les fausses factures et les prix de transfert abusifs), le blanchiment d’argent, les pots-de-vin versés par des multinationales ou l’abus de pouvoir d’agents publics.[…] Les fonds financiers internationaux (FFI) captent des capitaux qui pourraient être investis dans des services sociaux et publics de base cruellement indispensables. Ils affaiblissent aussi les systèmes financiers africains et sapent les structures de l’État »[21]. Ce type de pratiques interroge les comportements des élites politiques et économiques qui par ailleurs contribuent et s’associent aux préconisations des organisations internationales.
Par ailleurs, des actions de partenariat, en particulier dans l’agriculture, mettant en rapport des FTN et des petits producteurs, sont montrées en exemple, mais principalement pour le café, le cacao, l’horticulture. Des aides à la formation et à la constitution de coopératives seraient bénéfiques à la réduction de la pauvreté[22], mais il est possible de se demander si cela ne s’accompagne pas aussi d’une formation d’emplois informels dans des structures qui tendent vers le formel[23]. La justification donnée serait que ce type de stratégie permettrait d’insérer des petits producteurs dans des chaînes de valeur mondiales, credo des organisations internationales qui restent toujours dans une optique de globalisation.
Si la valorisation d’une telle approche est très prégnante, les nuances apportées méritent d’être évoquées : « Cette approche finit par ne profiter qu’à un nombre restreint d’individus, de communautés, de produits, de pays ou de régions. On sait que la plupart des chaînes de valeur privilégient les agriculteurs, les transformateurs et les négociants plus aisés, au détriment des acteurs les plus pauvres.[…] La participation à des chaînes de valeur expose les petits producteurs, les pauvres et les femmes à des risques, dont celui d’une baisse de leurs revenus, du fait de rapports de force inégaux en termes de pouvoir et de contrôle des ressources »[24].
Les conditions de la formation et de la reproduction d’un secteur informel semblent toujours réunies alimentant un cercle vicieux d’inégalités et d’exclusions et finalement de pauvreté. Ce type de processus n’est sans doute pas sans liens avec le développement de conflits armés, de trafics et de déstructuration des sociétés.
Perspectives
Les organisations internationales produisent de nombreuses recommandations, mais leurs mises en œuvre ne sont guère au rendez-vous. Des orientations, des stratégies, des plans, des mises en cohérence sont suggérés, mais si des réalisations sont pointées, leurs motivations et leurs conséquences peuvent être contradictoires.
Pour ne prendre qu’un exemple, est mise en avant en termes d’infrastructures la constitution de corridors économiques devant désenclaver et articuler des territoires. L’optique reste toujours de faciliter la circulation de biens qui devrait aiguillonner la production par plus de débouchés (Adam Smith semble-t-il ?), mais les réalisations peuvent aussi avoir des effets excluant : « les corridors peuvent induire des « effets tunnels », c’est-à-dire faire le vide dans les territoires voisins et exclure ceux qui ne bénéficient pas d’avantages concurrentiels solides. Les couloirs économiques peuvent entraîner la disparition des entreprises locales qui pourraient être compétitives en ajustant leurs opérations mais ne parviennent pas à saisir pleinement les conséquences de la mise en place du corridor. Ainsi, le couloir de développement de Maputo suscite des inquiétudes, car il ouvre la porte de l’industrie sud-africaine à la concurrence étrangère sans préparer suffisamment les territoires concernés. Par ailleurs, en Tanzanie, on reproche au SAGCOT d’être « piloté de l’extérieur » au bénéfice des élites et des étrangers, sans véritable intervention d’acteurs tels que le ministère de l’Agriculture ; ce corridor pourrait exclure 90 % des petits exploitants agricoles »[25].
La question n’est donc pas seulement de savoir et de s’interroger sur la pertinence des modèles proposés, mais surtout de replacer ces contradictions dans le panorama des forces et intérêts en présence qui façonnent une politique pas toujours propice au développement humain. Les chaînes de valeur peuvent aussi être comprises comme des chaînes de pouvoir, enjeux de rivalités et d’alliance entre élites, mais dont les couches populaires sont exclues. Sur quelles représentations peuvent-elles s’appuyer ? Comment faire émerger des revendications ? Comment les faire converger ? Comment les faire vivre pour infléchir cette configuration ? Les données et les informations sont, dans ce domaine, très parcellaires et souvent inexistantes (tout au moins dans notre position d’observateur extérieur[26]). Un travail plus minutieux sera nécessaire pour dépasser l’impression d’une situation chaotique et brouillée. Il ne s’agit ici, encore une fois, que d’évoquer quelques pistes de réflexion.
Si la mise en avant de l’objectif d’un travail décent (ce qui suppose principalement une amélioration des rémunérations, des conditions de travail la mise en œuvre d’une protection sociale) est devenue un leitmotiv, cette perspective est aussi revendiquée par les populations et ceci s’exprime dans tout un ensemble de mouvements sociaux.
Quelques données globales ont été produites et, bien qu’imparfaites, fournissent quelques tendances. Répertoriées sous le qualificatif de protestations civiles (terme qui n’est pas neutre), la BAfD recense divers motifs de revendications affichés dans des manifestations. Le graphique 3 les décrit[27]. Ainsi, les salaires, les conditions de travail et les services publics viennent en première position. Les thèmes plus politiques sont présents, mais viennent derrière ce qui laisse pensif sur la qualité de la presse, occidentale en particulier, qui focalise le plus souvent l’attention que sur cette dimension[28]. Le graphique 4 fournit une estimation de l’évolution de ces protestations. Elle intègre les mouvements dits des « printemps arabes » qui contribuent à l’accroissement des dernières années, mais le niveau reste élevé en 2014.
Graphique 3 Principaux motifs des protestations civiles en Afrique, 2014
Dix premières causes des manifestations en 2014 (en % du total de manifestations recensées)
Sources : Calculs des auteurs sur la base d’informations vérifiées par l’AFP et Reuters, Perspectives économiques en Afrique, BAfD, OCDE, PNUD 2015, p.138.
Des mouvements sociaux sont là ce qui indique que le fatalisme, l’attentisme, la passivité ne sont pas une caractéristique de l’Afrique.
Ces revendications et ces mouvements permettent aussi de souligner qu’il ne suffit pas d’afficher des droits, des normes, des valeurs pour que ceux-ci soient mis en œuvre. L’OIT souligne d’ailleurs assez régulièrement que l’adoption de conventions par les États, ne se traduit pas automatiquement par des mises œuvre effectives. Les gouvernements, les employeurs n’ont pas une tendance innée à respecter leurs engagements et peuvent avoir des stratégies pour les contourner[29]. Dès lors l’OIT rappelle aussi l’importance des organisations de travailleurs(ses) pour faire vivre ces normes. C’est bien entendu une caractéristique de l’OIT fondée sur le tripartisme.
Graphique 4 Protestations civiles en Afrique, 1996-2014
Il serait dès lors possible de penser que les mouvements sociaux en Afrique peuvent être des points d’appui pour imposer des évolutions positives et des alternatives. Cependant, ceux-ci sont aussi confrontés à des contradictions et doivent faire face à des défis.
Si des mouvements sociaux sont repérables, il n’en reste pas moins que leurs composantes sont multiples. Cette diversité qui ne va sans doute pas sans divergences, est quelque peu occultée par la mise en avant de la notion de société civile, ensemble d’associations, d’ONG locales ou internationales censées représenter les intérêts et les souhaits des populations dans une représentation particulière qui exclue les organisations syndicales.
Dans une analyse critique, Leonard Gentle[30] souligne que la société civile est devenue une nébuleuse qui, au lieu d’être une force de transformation, a pu être détournée comme instance de légitimation des politiques ultra-libérales (post ajustement structurel) de libre marché et de relais à la pénétration des entreprises privées dans la sphère de ce qui devrait être des services publics. Nombre d’ONG, à travers leurs financements, peuvent apparaître comme des palliatifs au retrait de l’État, en particulier, mais pas seulement dans le secteur informel alors que leurs moyens pour peser sur les orientations politiques sont pour le moins limités[31].
La valorisation de la société civile va de pair avec une répression antisyndicale qui ne désarme pas. La Confédération syndicale internationale[32] en donne régulièrement un panorama : arrestations, intimidations et même des assassinats sont toujours là. Cette tendance est également soulignée par Frédéric Thomas[33] dans la présentation d’un numéro d’Alternatives Sud sur les luttes syndicales. L’ensemble du numéro donne des exemples de nombreux pays des diverses régions du Sud qu’il serait trop long de résumer ici, mais l’AfSS est bien représentée.
Cette prégnance de la répression semble indiquer que les organisations syndicales sont toujours considérées par les gouvernements comme une force à maîtriser et qu’elles constituent un potentiel de contestation important[34].
Ceci étant, elles sont elles-mêmes prises dans des contradictions et des ambiguïtés. Frédéric Thomas, mais aussi Olivier Blamangin[35] en retracent les principales.
Si les organisations syndicales ont souvent joué un rôle important dans les mouvements d’indépendance en AfSS et fourni des leaders politiques, cette liaison a pu devenir embarrassante avec certaines formes d’institutionnalisation. Les populations ont pu ainsi perdre confiance dans celles-ci. Un exemple typique est la Cosatu en Afrique du Sud[36]. La question de l’indépendance des organisations est donc devenue récurrente. Avec des mouvements de « démocratisation » dans les années 1990, de nouvelles organisations se sont formées, mais démultipliant les représentations, parfois y compris à l’initiative d’employeurs : de là, la question de l’unité syndicale.
La base sociale des syndicats s’est aussi érodée par le déclin du salariat privé et public (en termes de grèves, les mines, la santé, l’éducation restent particulièrement représentées) et par l’accroissement de l’informalité auquel ils étaient peu préparés. Du secteur informel se dégage des revendications, mais les représentations peuvent être multiples. Les personnes principalement auto-employeurs peuvent être prises entre des prises de conscience des mauvaises conditions de vie et de travail et un individualisme lié aux rivalités concurrentielles qui traversent ce secteur pouvant donné lieu à des manipulations politiques y compris sur le registre ethnique : la question d’une unité d’action est donc aussi posée devant permettre des convergences. C’est une question éminemment politique, en construction.
Notes:
[1] BAfD, OCDE, PNUD Perspectives économiques en Afrique, 2015 ( voir aussi éditions 2013 et 2014 ) ;
OIT, World employment and social outlook, ILO, Research Department, Geneva, 2015 ;
CNUCED, Rapport 2014 sur le développement économique en Afrique, 2014 ;
AFD, Transition démographique et emploi en Afrique subsaharienne, avril 2011.
[2] La définition standard du secteur informel en est une illustration : un ensemble d’unités de production faisant partie du secteur institutionnel des ménages en tant qu’entreprises individuelles et qui regroupent : les entreprises informelles de personnes travaillant pour leur propre compte, […] pouvant employer des travailleurs familiaux et des salariés de manière occasionnelle ; les entreprises d’employeurs informels […] qui emploient un ou plusieurs salariés de façon continue ». Ces entreprises peuvent être définies selon un ou plusieurs des critères suivants : i) la taille des unités inférieure à un niveau déterminé d’emploi ; ii) le non enregistrement de l’entreprise ou de ses salariés. (Cf. 15ème Conférence internationale des statisticiens du travail, CIST, 1993)
Le concept s’est étendu depuis la CIST de 2003 à l’emploi informel des travailleurs employés dans le secteur formel, mais dont l’une des caractéristiques est, entre autres, une absence de protection sociale. Cette extension prend finalement en compte de nouvelles pratiques d’utilisation de la main d’œuvre, déstructurantes, et a conduit à la notion d’économie informelle.
Le cas de l’agriculture reste cependant problématique car comment prendre en compte les activités dites traditionnelles ? Les données sont souvent hors agriculture, in AFD, 2011, opus cité, p.28-29.
[3] BAfD, OCDE, PNUD, Perspectives économiques en Afrique, 2015, p.169.
[4] (sans précision de date), Finances & Développement, mars 2015.
[5] AFD, opus cité, 2011.
[6] Voir par exemple le site suivant pour quelques exemples : http://www.afriquesenlutte.org/
[7] Les rapports internationaux déjà cités soulignent aussi que le taux de chômage des jeunes ayant un diplôme est plus important laissant penser que ceux-ci cherchent à éviter l’informel.
[8] Les unités de production informelles sont dépourvues de numéro d’enregistrement administratif et/ou de comptabilité écrite formelle
[9] Les capitales économiques de sept pays de l’UEMOA sont Abidjan, Bamako, Cotonou, Dakar, Lomé, Niamey et Ouagadougou.
[10] Union économique et monétaire ouest africaine, le secteur informel dans les principales agglomérations de sept États de l’UEMOA : Performances, insertion, perspectives, Principaux résultats de l’Enquête 1-2-3, phase 2, Secteur Informel, 2001-2003, Instituts Nationaux de la Statistique, AFRISTAT, DIAL, www.uemoa.int/Documents/Publications/../RapSectInform2.pdf.
[11] Enquête Emploi Secteur Informel, 2005, Institut National de la Statistique – Cameroun, MINEPAT, MR-INS-EESI-2005-v01,www.nada.stat.cm/index.php/catalog/10/overview
[12] Étude sur le Secteur informel à Abidjan en 2008, AGEPE – Agence d’étude et de promotion de l’emploi – Ministère de la Fonction Publique et de l’Emploi –, http://www.agepe.ci/telecharger-fichier-joint/180
[13] Enquête Modulaire Intégrée sur les Conditions de vie des Ménages de 2011, Deuxième édition de l’Enquête modulaire intégrée sur les conditions de vie des ménages, Bénin, INSAE, sur le site : http://www.insae-bj.org/emicov.html?file=files/enquetes…/emicov/…2011
[14] Des informations plus parcellaires peuvent apparaître dans d’autres types de rapports plus récents comme par exemple, Koné, Koko, Siaka, Transition vers le marché du travail des jeunes femmes et hommes en République Togolaise, Work4Youth Publication Series No. 5, Bureau International du Travail. – Genève: BIT, 2013 ;
Une recension plus systématique des sources d’informations serait nécessaire pour procéder à une actualisation plus fine et à une comparaison plus large. Les différences entre pays de l’AfSS sont notables. Pour ne prendre qu’un exemple, en Afrique du Sud le secteur informel semble plus réduit du fait sans doute d’une diversification plus prononcée, mais le taux de chômage apparaît plus élevé et le mode d’insertion internationale reste problématique pour créer des emplois. D’une manière plus générale, la thématique du gap, toujours là, dans la création d’emplois décents chère aux organisations internationales indique bien une pérennisation de l’informel.
[15] Pour une présentation plus détaillée, voir, Alain Brilleau, Siriki Coulibaly, Flore Gubert, Ousman Koriko, Mathias Kuepie, Eloi Ouedraogo, « Le secteur informel : Performances, insertion, perspectives, enquête 1-2-3, phase 2 », STATECO N°99, 2005.
[16] STATECO N°99, 2005, opus cité, pp.66-67.
[17] « L’exclusion et les inégalités – à la fois intergénérationnelles et intragénérationnelles – empêchent la croissance économique et le progrès technologique de se traduire en recul de la pauvreté et développement humain durable », BAfD, OCDE, PNUD, Perspectives économiques en Afrique, 2015.
[18] BAfD, OCDE, PNUD, Perspectives économiques en Afrique, 2014.
[19] « Les systèmes fiscaux n’ont pas encore donné toute leur mesure pour remédier aux fortes inégalités, ayant relativement peu d’effets redistributifs. […] L’importance du secteur informel conjuguée à de faibles taux de recouvrement, une forte évasion fiscale (faible moralité fiscale) et l’impuissance des administrations fiscales complique encore la réforme budgétaire au service d’un développement solidaire. Sans oublier que de nombreux pays riches en ressources manquent de capacités pour négocier des contrats susceptibles de promouvoir une transparence accrue et d’améliorer les recettes publiques tirées des industries extractives, BAfD, OCDE, PNUD, Perspectives économiques en Afrique, 2015.
[20] Voir, ibid., p.56.
[21] Ibid., p76 et p.77.
[22] Ibid., p.53.
[23] Dans certains cas, il est possible de se demander si la promotion de coopératives n’est pas un moyen pour renforcer de l’informel dans le cadre d’une relation de sous-traitance.
[24] BAfD, OCDE, PNUD, Perspectives économiques en Afrique, 2014.
[25] BAfD, OCDE, PNUD, Perspectives économiques en Afrique, 2015, p.203 ; il ne s’agit pas ici de passer en revue toutes les propositions.
[26] Les organisations internationales sont elles-mêmes peu intéressées par cette question ; par exemple, la base de données statistique de l’OIT sur les grèves est très pauvre, la France n’est même pas recensée…alors l’AfSS…
[27] Ces données concernent l’ensemble de l’Afrique, donc y compris l’Afrique du Nord.
[28] Le fait que les revendications affichées puissent être multiples est masqué ; par ailleurs, les données produites ne référencent pas les grèves.
[29] Par exemple la lutte contre les discriminations bute toujours sur des pratiques qui contredisent les déclarations de bonnes intentions et les normes adoptées. Des rapports de force doivent se créer sur les lieux de travail pour imposer des changements. Voir, « Rapport global du BIT : Plus insidieux et moins visible : tel est le nouveau visage de la discrimination au travail », présenté dans Travail, Le magazine de l’OIT, n°57, avril 2007
[30] Leonard Gentle, « The state, markets and “civil society”: Limiting struggles and limiting democracy », ILRIG (International Labour Research and Information Group), http://www.ilrig.org/2014/index.php/news/77-the-state-markets-and-civil-society-limiting-struggles-and-limiting-democracy, 19 nov. 2013.
Dans une optique proche, voir, Caroline Broudic, « Les ONG, cheval de Troie du néolibéralisme ? », Humanitaire, n°39, 2014.
[31] Kléber Ghimire montre à une autre échelle qu’un mouvement comme l’altermondialiste peut aussi être traversé d’ambiguïtés et de contradictions similaires, la convergence des points de vue n’étant pas toujours là pour créer des rapports de force pérennes , Organization Theory and Transnational Social Movements : Organizational Life and Internal Dynamics of Power Exercise Within the Alternative Globalization Movement, Lexington Books, avril 2011.
[32] La Confédération syndicale internationale, L’indice CSI des droits dans le monde, 2015, cf. site : www.ituc-csi.org/IMG/…/infographic_index2015_worst_countries_fr.pdf…
Le Nord n’est pas absent du tableau.
[33] Frédéric Thomas, « Les syndicats du Sud face au dérèglement néolibéral », Alternatives Sud, État des résistances dans le Sud. Luttes syndicales, vol. 21, n°4, 2014.
[34] Florence Jaumotte et Carolina Osorio Buitron indique ainsi pour le Nord que la baisse du taux de syndicalisation s’accompagne d’une hausse des inégalités, « Le pouvoir et le peuple », Finances & Développement, mars 2015.
[35] Olivier Blamangin, « Nouveau cycle de luttes sociales et politiques en Afrique subsaharienne : Enjeu pour le mouvement syndical », Pambazuka News, 2010-06-14, Numéro 150, sur le site :, http://pambazuka.org/fr/category/features/65239.
Olivier Blamangin est conseiller confédéral de la Confédération Générale des Travailleurs de France (CGT). Cette communication a été présentée lors du colloque organisé par la Fondation Gabriel Péri et le Parti de l’indépendance et du travail-Sénégal, à Dakar, les 18 et 19 mai 2010.
[36] Pour plus de précision, voir, Patrick Bond, « Les raisons de Marikana : la crise des mines de platine en Afrique du Sud », Informations et Commentaires, n° 162, janvier – mars 2013.