Rafika Barhoumi et Soumaila Doumbia, respectivement à l’Institut Supérieur de Gestion de Tunis et à l’Université de Ségou, Mali. Ce texte a été rédigé en septembre 2012.
La crise de la dette en Europe a donné une nouvelle jeunesse à la question de l’ajustement macroéconomique. Or, certains pays en développement, y compris les pays d’Afrique noire francophone, sont sous ajustement depuis 30 ans. Ils ont expérimenté des mesures semblables à celles que la Grèce met en œuvre depuis l’éclatement de sa crise. En fait, vers la fin des années 1970 et au début des années 1980, l’accroissement du poids de la dette et la récession économique ont convaincu de la nécessité du rétablissement des « grands équilibres macroéconomiques » dans ces pays. D’une part, les transactions commerciales et financières avec le reste du monde devaient s’équilibrer (équilibre du solde global de la balance des paiements) et d’autre part, les recettes fiscales devaient permettre le financement des dépenses publiques (équilibre budgétaire). Ces deux équilibres sont identiques, ou du moins sont intimement liés, au regard des modèles qui sous-tendent l’ajustement macroéconomique. L’ajustement renvoie en fait à l’adaptation des structures de production (l’offre) permettant à la balance des paiements de revenir à l’équilibre.
Les mesures d’ajustement sont basées sur quelques modèles économiques dont le modèle d’absorption (Alexander, 1951), l’approche monétaire de la balance des paiements (Polak, 1957) et le modèle de Mundell-Fleming[1]. À ces modèles, s’ajoute l’approche moderne de l’ajustement. Ces approches ont la même philosophie en ce sens qu’elles visent à réduire l’absorption (constituée en partie par les dépenses publiques) de sorte à dégager des excédents budgétaires pour faire face aux besoins de l’État, y compris en matière de remboursement de la dette. Dans la pratique, l’application de ces programmes se traduit par l’instauration des « mesures d’austérité » pour les uns ou par l’application des « politiques économiques saines » pour les autres. Aussi, différents types de programmes ont été expérimentés (programmes de stabilisation, programmes de redressement ou d’ajustement macroéconomique)[2].
Équilibrer le budget de l’État revient soit à accroitre ses capacités financières (augmentation des impôts via un élargissement de l’assiette des impôts ou une hausse du taux d’imposition) ou à réduire ses dépenses (réduction des dépenses de fonctionnement et des subventions, privatisation des entreprises publiques, suppression des prix garantis aux producteurs, etc.). De telles mesures ont des conséquences économiques et sociales très importantes comme en témoigne actuellement ce qui se passe en Grèce. Dans les pays africains francophones, elles ont été suivies par la dévaluation du franc CFA en 1994, amenant à une très forte baisse du pouvoir d’achat en vue de rétablir l’équilibre monétaire. Suite à cette mesure, du jour au lendemain, une proportion importante des biens et des services devient inaccessible au même prix, ce qui frappe prioritairement les plus vulnérables.
Au niveau macroéconomique, la plupart des pays concernés n’ont pas été en mesure de mettre en œuvre l’ensemble des programmes. Les pays qui les ont expérimentés ont connu une baisse du revenu par tête donc une accentuation de la pauvreté. Si les programmes d’ajustement continuent d’être appliqués et qu’on parle encore d’ajustement macroéconomique dans ces pays, c’est parce que les mêmes déséquilibres persistent. Dans ce contexte, au niveau individuel, il importait et il importe encore et avant tout de s’en sortir. S’en sortir sans aucune aide de l’État. Avoir un esprit entrepreneurial souvent sans en avoir la formation ni l’accompagnement nécessaire, comme l’accès au circuit formel de financement ou à l’information nécessaire à la réalisation des démarches administratives. Être ingénieux est la qualité qu’il faut pour survivre dans un environnement où l’État semble absent à tous les niveaux de la vie des citoyens. C’est ainsi que les mesures d’ajustement (aux côtés de la croissance rapide de la population, de la sécheresse dans certaines régions, des famines, etc.) ont participé à l’accroissement de l’informalité des économies africaines en général et de celles des pays francophones en particulier. Aussi, les comportements des acteurs en termes de stratégies de survie peuvent avoir de multiples facettes[3]. Il ne convient pas de les réduire à une simple variable d’ajustement. De fait, le jeu des acteurs peut donner lieu à de nombreuses ramifications dont les effets incertains peuvent à la fois participer au processus d’ajustement, mais aussi contribuer à l’aggravation des problèmes que l’ajustement cherchent à résoudre.
L’objet de cette contribution est d’analyser le rôle joué par l’économie informelle suite à l’application des programmes d’ajustement structurel dans les pays d’Afrique noire francophone. Nous allons montrer que ce rôle complexe ne peut se résumer uniquement à celui d’une variable d’ajustement où une économie formelle trop codifiée, trop rigide, trop corrompue et mal gérée se déverserait, grâce à la magie de l’ajustement, sur une économie informelle flexible, dynamique, mieux adaptée aux préceptes libéraux et qui, grâce à l’initiative privée, ne laisserait aucune chance à l’inefficacité économique. De fait, l’ajustement peut se faire à minima et dans un contexte d’aggravation des difficultés économiques (pauvreté et misère) dont la manifestation la plus évidente est la baisse quasi-généralisée de l’espérance de vie. Dans un premier temps, l’accent portera sur le comportement des acteurs face aux mesures d’ajustement et d’augmentation de la pauvreté. Ensuite, nous verrons le dynamisme des activités informelles dans ce contexte. Enfin, une attention particulière portera sur le comportement du marché du médicament afin de montrer que l’ajustement à tout prix peut générer des problèmes importants capables de réduire la croissance à long terme et ralentir de ce fait le processus de développement économique. La conclusion discutera brièvement des orientations à suivre face aux problèmes rencontrés.
L’ajustement macroéconomique, la pauvreté et les jeux des acteurs
L’application des mesures d’ajustement était censée favoriser le développement du secteur privé, y compris les activités informelles[4]. D’où la privatisation des entreprises publiques, la libéralisation des prix, du marché du travail, du commerce extérieur et des filières d’exportation. La promotion de l’épargne et de l’investissement privés figure aussi dans les recettes. Les mesures d’ajustement ont eu des conséquences importantes sur une partie des travailleurs de l’économie formelle. Certains ont été purement et simplement mis au chômage tandis que d’autres, ceux qui ont gardé leur emploi, ne parvenaient plus à satisfaire leurs besoins de première nécessité du fait d’une baisse importante de leur pouvoir d’achat. Il en a résulté une augmentation importante de la pauvreté et de la misère. L’accroissement du coût de la vie s’est traduit par l’exclusion d’une partie d’entre eux. La baisse du pouvoir d’achat a conduit à des arbitrages dont les conséquences sont tout aussi graves, notamment sur le long terme. En fait, les individus ont été de plus en plus obligés de privilégier les besoins de très court terme, comme l’alimentation, au détriment des dépenses sociales, éducatives ou de santé. Dans un tel contexte, la famille va jouer un rôle important. Une famille nombreuse, pour des raisons à la fois sociologiques et économiques, est synonyme de richesse dans la mesure où elle détient suffisamment de bras pouvant contribuer à la survie du groupe et à l’augmentation de son influence. La solidarité familiale joue un rôle remplaçant le système de sécurité sociale dans les pays occidentaux. Puisque dans une même famille cohabitent les actifs occupés et les inactifs, les premiers soutiennent les derniers, essentiellement composés de jeunes, de vieillards, de personnes malades, voire les étudiants et les chômeurs. Dans un environnement dépourvu de système de retraite, l’enfant peut subvenir aux besoins de ses parents quand ceux-ci n’auront plus la force nécessaire pour le faire. Il faut noter que la solidarité ne se limite pas à la seule famille. Elle s’élargit parfois à la communauté, les membres d’un même village ou d’une même ethnie. La multiplication des épisodes de sécheresse conjuguée avec l’accroissement des difficultés économiques renforcent les replis communautaires créateurs des formes de solidarité originales. Dans certaines communautés comme chez les Soninkés du Mali, l’individu, quoique détenteur de son revenu ou de sa richesse, appartient avant tout au groupe. Le groupe décide et élabore sa stratégie que l’individu est tenu de respecter. La décision d’entreprendre une activité est une décision communautaire dont l’objectif s’inscrit parfois dans une logique de diversification des sources de revenus. Puisque les seuls revenus agricoles ne suffisent plus à satisfaire les besoins du groupe, en raison de la pluviométrie incertaine, de l’instabilité des cours des produits agricoles, l’émigration aussi bien en Occident qu’en Afrique centrale, le commerce formel comme informel et diverses autres activités informelles sont apparus comme des moyens efficaces de diversifier les sources de revenu de la communauté. Au départ, l’individu reçoit un soutien important (pas seulement monétaire) de la communauté ; il se doit en retour d’être reconnaissant envers elle[5]. La même logique s’applique à beaucoup d’autres familles (au sens africain du terme) où l’envoi de l’un des membres « en aventure » (à l’étranger pour réussir sa vie) est souvent financé de façon collective. La personne soutenue, une fois à l’étranger, a l’obligation morale de renvoyer l’ascenseur.
La solidarité a sans doute permis à beaucoup de pays africains d’amortir les effets collatéraux des politiques d’ajustement. Toutefois, il a été montré que ce système de solidarité présente également le problème du « passager clandestin », certains membres de la famille cherchant à en profiter abusivement ou à tourner le dos dès lors qu’ils estiment que les bénéfices de leur appartenance au groupe sont nuls. Par ailleurs, la question de l’opportunité d’une famille nombreuse dans un contexte de plus en plus difficile se pose. Au-delà de la réponse déjà évoquée, elle s’explique aussi par le paradoxe de l’ajustement. L’accroissement de la déscolarisation consécutive aux difficultés de la vie quotidienne en est une raison de taille. En fait, l’arbitrage des ménages en faveur des besoins de court terme se traduit par la déscolarisation, notamment des filles. Or, l’expérience montre que l’augmentation du niveau d’instruction des filles est un puissant remède contre une fécondité élevée.
L’ajustement macroéconomique et la dynamique des activités informelles
Il n’est pas évident de comparer les difficultés des pays, mais il suffit de regarder le contexte d’autres pays sous ajustement macroéconomique pour se rendre compte que peu de pays accepteraient le degré de misère que les pays africains ont connu durant les trois dernières décennies. Dans un environnement de plus en plus difficile, deux solutions semblent permettre aux populations de s’en sortir : partir loin de la misère et de la pauvreté (émigration que nous avons déjà évoquée) ou se débrouiller, dit-t-on souvent du côté de l’Afrique. À ces solutions, s’ajoutent le développement de la ruse, de la corruption et d’autres activités illicites que nous laisserons de côté. Il importe de regarder de près la deuxième solution qui est le but de cette réflexion. Face à la montée du chômage, de la misère et de la pauvreté, la poly activité est dès lors devenue une possibilité pour survivre. Elle n’explique pas nécessairement la création et le développement d’activités informelles. Toutefois, la flexibilité et l’absence de règles strictes permettant d’encadrer les activités informelles en font un domaine facile d’accès. Les activités informelles ont ainsi absorbé une partie importante des chômeurs et des « poly actifs » déversés par les activités formelles, les premiers en quête d’une activité et d’un revenu et les seconds en quête d’un revenu complémentaire. Ces activités constitueraient une alternative à l’interventionnisme étatique donnant lieu à de l’inefficacité économique, créatrice de déficits macroéconomiques.
Le phénomène de poly activité a été accentué par l’accroissement de la population et par l’exode rural. Le taux de fécondité élevé a contribué à l’augmentation de la part des jeunes dans la population. Celle-ci représente 20 % de la population du continent africain, soit 200 millions de personnes, ou 37 % de la population en âge de travailler, mais aussi et surtout 60 % des chômeurs[6]. De ce fait, les jeunes Africains subissent pleinement la pauvreté. Si le phénomène de chômage des jeunes n’est pas une exception africaine, son niveau très élevé et la structure démographique du continent en font un cas particulier. Cette population jeune, véritable réservoir de main-d’œuvre, est synonyme de dynamisme, de créativité et d’espérance. Elle est un atout majeur qui participe du dynamisme et du développement du secteur informel.
Dans un premier temps, le jeune inexpérimenté est d’abord apprenti, un élève dont le seul objectif est d’apprendre. À ce stade, il est rarement rémunéré et perçoit en général une sorte d’indemnité de participation dont le but est de l’encourager dans cette démarche mutuellement bénéfique. Bénéfique pour le jeune qui investit dans son capital humain et qui pourra exercer une activité dans un futur plus ou moins long en fonction de la difficulté du métier et de ses capacités à assimiler les tâches qui lui sont enseignées. Bénéfique pour le maître qui emploie gratuitement ou presque un facteur de production dont le coût est souvent considéré comme trop élevé dans les pays de l’Afrique noire francophone[7]. La main-d’œuvre gratuite que constitue le jeune apprenti participe du dynamisme de l’affaire. Au final, ce système profite aussi à la société qui s’interroge de plus en plus sur l’avenir de la jeunesse. Le jeune, quand il acquiert la connaissance et le savoir-faire, est rémunéré en conséquence. Il n’est d’ailleurs pas rare de voir, sur ce plan, certains comportements identiques dans les activités dites formelles. En fait, la formation du jeune coûte au maître en termes de temps et d’énergie, bien que généralement négligeable au regard de ce que le jeune lui rapporte. Il souhaite profiter le plus longtemps possible de cet investissement. Il ne voit donc pas d’un bon œil que le jeune qu’il a mis du temps à former soit débauché par un concurrent. Il arrive aussi que, ce qui est d’ailleurs l’objectif recherché, le jeune formé devienne maître. Il s’agit là d’un véritable processus de reproduction sociale qui peut être constaté dans divers métiers (couture, transports, mécanique, etc.).
L’accroissement des difficultés économiques (sécheresse, chute des cours des produits agricoles, isolement, etc.) conduisent également les jeunes des campagnes à venir chercher des emplois dans les grandes villes. Ce phénomène, au départ saisonnier, devient de plus en plus permanent. L’exode rural alimente les grandes villes en main-d’œuvre dont profitent les activités informelles. De ce point de vue, celles-ci ont joué le rôle d’amortisseur durant la période d’ajustement macroéconomique, voire au-delà. Elles ont permis à des familles entières de survivre. Cette contribution positive des activités informelles au dynamisme des économies africaines a soulevé d’autres questions, notamment celle de la formalisation et les limites de telles activités dans le processus de développement économique.
Les activités informelles sont souvent considérées comme des activités qui échappent au contrôle des autorités publiques en raison de l’inadaptation des réglementations officielles. Si une telle affirmation n’est pas erronée, elle ne prend pas en compte la dimension politique de la question. Les raisons du développement des activités informelles et de leur dynamisme (renchérissement du coût de la vie, exacerbation de la pauvreté se traduisant par l’incapacité d’une partie importante de la population à satisfaire ses besoins essentiels y compris en matière de santé, l’incapacité des autorités à assurer le plein-emploi et à soutenir les populations fragiles, etc.) expliquent en partie le manque de volonté de l’État de procéder à une campagne sérieuse de formalisation des activités informelles. En outre, la croissance démographique accentue ce phénomène. Les populations jeunes, notamment citadines, qui se retrouvent dans les activités informelles, ont parfois fait des études supérieures. Le chômage massif des jeunes et l’absence de l’État dans la vie quotidienne des citoyens comme sa perception négative (État corrompu, clientéliste, etc.) expliquent son embarras à procéder à une formalisation des activités informelles. De surcroît, la bombe à retardement que constitue la jeunesse en termes de capacité de nuisance semble être la première raison de la méfiance des autorités à l’égard des activités informelles, voire leur refus de les formaliser.
Par ailleurs, dans nombre de ces pays, les citoyens ont une image négative de l’impôt. Le prélèvement de l’impôt est accepté quand les citoyens perçoivent ses retombées positives dans leur vie quotidienne. L’ampleur de la corruption décourage plus d’un à remplir son devoir civique. L’exemple du commerce et des transports montre bien les rapports particuliers qui se sont établis entre commerçants, transporteurs, policiers et douaniers où tous les maillons de la chaîne sont affectés par la corruption. Le concours d’entrée à la douane n’est-il pas ainsi devenu l’un des plus prisés des concours de la fonction publique parce que ce corps offre des possibilités d’enrichissement illicite dans un environnement caractérisé par une baisse importante du pouvoir d’achat ? Aussi, au Mali, le mépris affiché par une partie de la population à l’égard de l’enseignement ne rentre-t-il pas dans la même logique ?
Il ne s’agit pas d’accabler ces pays qui seraient plus corrompus que les autres. Nous considérons d’ailleurs la corruption comme un phénomène universel dès lors que les contrôles sont peu nombreux ou inefficaces. Il s’agit de montrer les jeux complexes entre les autorités et les populations qui contribuent à la fois à l’affaiblissement des États, mais aussi à l’accroissement des activités non contrôlées par ceux-ci. En définitive, une réflexion politique sur les activités informelles questionne la légitimité des États. Un tel questionnement est redoutable puisqu’il renvoie à la légitimité des politiques qu’exercent les fonctions de l’État. Puisque ceux-ci manquent généralement de légitimité, il en découle un laisser-faire pour maintenir un certain équilibre social. Aussi, l’ajustement obtenu est davantage assimilable à un ajustement social qu’à un ajustement économique. Un tel ajustement ne peut renvoyer qu’à un optimum social particulier qui ne peut être qu’un optimum de second rang. En effet, quand l’État perd la main sur les secteurs aussi importants que l’éducation ou la santé, l’équilibre de long terme sera nécessairement affecté. En outre, l’un des objectifs importants des mesures d’ajustement, qui est la recherche de la compétitivité, ne saurait être obtenu avec une population n’ayant pas accès à l’éducation et à la santé. D’où l’intérêt de faire un point sur le mode d’ajustement du secteur pharmaceutique pour illustrer certaines limites des activités informelles dans l’atténuation des effets de la crise économique.
Le secteur pharmaceutique, un ajustement par le moins disant
La baisse du pouvoir d’achat des populations africaines du fait des licenciements ou de la dévaluation les a obligées à faire des arbitrages entre les différents biens et services dans leur panier de consommation. L’accroissement du coût des médicaments dans les monnaies locales, la croissance de la population qui nécessite une augmentation des ressources pour faire face aux besoins dans le domaine de la santé, la faiblesse des subventions et des dépenses publiques sanitaires ont conduit une partie de la population à opter pour un traitement informel des différentes affections. Ce type de traitement a été rendu possible par l’existence de pharmaciens ambulants ou de la « pharmacie par terre ». Ce secteur bénéficie de la confiance d’une catégorie de la population en raison de l’efficacité supposée ou avérée de certains des médicaments offerts par les « pharmaciens informels ». Une telle confiance n’est pas surprenante puisqu’une partie des médicaments provient de détournements sur les stocks publics, d’où parfois, la disponibilité des mêmes médicaments dans les pharmacies formelles et dans les « pharmacies par terre », ce qui renforce davantage la perception positive qu’ont certains à l’égard de la « pharmacie par terre ». En dépit du doute qui plane sur la qualité des médicaments de la « pharmacie par terre », voire de la nocivité de certains d’entre eux, du mode d’approvisionnement le plus souvent illicite des « pharmaciens par terre », de leur déficit de formation, ce secteur a connu un succès certain et un essor incontestable dans beaucoup de pays africains. Comment comprendre cet essor ?
La réponse tient à la fois à la faiblesse du pouvoir d’achat et aux pratiques propres des activités informelles dont la « pharmacie par terre ». Un individu atteint d’une affection particulière, dans la norme des choses, se rend dans un centre de santé pour d’abord effectuer un diagnostic de son affection. Une fois le diagnostic établi, il se rendra dans une pharmacie formelle pour se procurer les médicaments prescrits. Enfin, le patient suivra le traitement, ce qui nécessite, dans certains cas, son hospitalisation. Ce processus est coûteux en termes d’argent, de temps et d’énergie (se déplacer et payer pour la consultation, se déplacer et payer pour les produits prescrits, l’hospitalisation si elle a lieu peut également donner lieu à des frais). Dans des pays où la sécurité sociale rudimentaire est réservée à une poignée de privilégiés, le traitement informel des pathologies est donc tentant. De fait, le pharmacien ambulant commence sa carrière en suivant une formation beaucoup moins longue et moins organisée que celle suivie par le pharmacien formel. Cette formation est suivie auprès d’autres membres de la profession. Elle vise à acquérir des connaissances sur les produits de la pharmacie informelle. Elle offre la possibilité au jeune apprenti de se faire des réseaux pour s’approvisionner, y compris à crédit, et faire connaissance avec ses premiers clients. Une fois formé, il se déplace souvent chez le patient (gain de temps et d’argent pour ce dernier puisque le coût de transport est nul). Il s’improvise médecin généraliste et fait des diagnostics le plus souvent basés sur une description orale des sensations du patient. Le diagnostic gratuit est suivi d’une ordonnance orale en vue du traitement du patient. Le patient se procure les médicaments prescrits sur place. En outre, le pharmacien ambulant offre au patient la possibilité de se procurer les produits en très petite quantité, voire à l’unité (un ou deux comprimés en lieu et place d’un paquet de vingt) et parfois à crédit. Il arrive même que le patient à force de s’approvisionner finisse par connaître le type de médicament et la quantité qui lui convient au regard de sa pathologie, de la gravité de son état et de ses possibilités financières. De fait, l’automédication est une pratique généralisée.
Dans le contexte de forte érosion du pouvoir d’achat, la structure d’organisation de la pharmacie ambulante semble particulièrement adaptée aux revenus faibles et irréguliers de certaines catégories de la population. Il n’est pas sûr que les médicaments vendus par les pharmaciens ambulants soient moins chers que ceux de la pharmacie formelle, mais c’est le fait de vendre le médicament à l’unité qui est adapté au faible pouvoir d’achat des patients. La commercialisation des comprimés en détail a d’ailleurs été mise en place comme l’une des mesures visant à faire face aux déficits ou aux gaspillages des médicaments dans certains pays occidentaux. Or, une telle pratique est monnaie courante en Afrique depuis au moins les années 1980. De surcroît, le gain de temps (absence de files d’attente), d’argent (pas de coût de transport et de frais de consultation) et les liens sociaux qui s’établissent rendent la « pharmacie par terre » attrayante pour certaines catégories de la population. Autrement dit, c’est la capacité des activités informelles à pénétrer les réalités sociales des pays africains qui fait sans doute leur succès.
Toutefois, une telle adaptation trouve ses limites dès lors que la maladie est jugée grave par le patient ou que la prise en charge peut s’avérer difficile en dehors d’une structure sanitaire adéquate. Autant dire que la « pharmacie par terre » est sollicitée surtout pour les pathologies considérées comme passagères. Au-delà de cette limite, une autre de celles-ci tient au fait que les patients semblent se contenter du traitement informel lorsque le mode d’administration du médicament se fait surtout par voie orale. La confiance accordée au pharmacien ambulant a donc sa limite, mais il est possible de se procurer auprès d’eux des médicaments comme des anti-inflammatoires, des antibiotiques, des anti-diarrhéiques, des analgésiques, etc. et ce sans prescription préalable d’un pharmacien reconnu par les autorités. Les pharmaciens ambulants rencontrent également des difficultés, en raison de leur maigre capital, dans le mode de conservation des médicaments. Ceux-ci sont exposés dans des conditions inadéquates, ce qui à terme peut être problématique. D’autre part, la question de la qualité des médicaments se pose avec force. Il importe de noter qu’au-delà des médicaments détournés, le marché est rempli de médicaments issus du commerce illicite avec l’Afrique anglophone (le Nigeria notamment) et les pays asiatiques. Certains laboratoires fournissent aussi des médicaments à des non professionnels. Il se pose alors la question de la qualité, voire de la nocivité de certains de ces médicaments. Des incidents importants liés à la prise des produits de la « pharmacie par terre » ont souvent été répertoriés. Enfin, soulignons les problèmes liés aux dates limites d’utilisation des médicaments, souvent falsifiées par cupidité. L’ensemble de ces limites peuvent créer des problèmes importants sur l’état de santé de la population.
Pour conclure, quel équilibre et quel optimum économiques et sociaux ?
L’ajustement dans le secteur pharmaceutique et de manière générale dans le domaine de la santé, se fait par le moins disant, ce qui n’est pas nécessairement une situation optimale. Sur le plan économique, l’équilibre de long terme sera sous-optimal du fait de la mauvaise santé. Sans doute, la faiblesse actuelle de l’espérance de vie dans la plupart de ces pays est en partie due à la situation déliquescente des systèmes sanitaires. Sur le plan social, il s’agit d’un équilibre fragile, car selon la Banque mondiale (2009), le jeune africain moyen est une jeune femme de 18 ans et demi, vivant dans la campagne, alphabétisée, mais déscolarisée. Cette jeunesse va-t-elle accepter de se contenter indéfiniment de cet équilibre, de l’arbitrage entre différentes préoccupations de survie de très court terme ? L’émigration que certains pays voient comme une alternative ne constitue-t-elle pas un autre piège lié à un jugement de court terme ? Si elle donne lieu à des retombées financières pouvant contribuer à l’équilibre de la balance des paiements, elle donne également lieu à une fuite massive des bras et des cerveaux nécessaires au décollage économique. Il semble judicieux d’augmenter les investissements, les subventions et les contrôles dans le domaine de la santé et de l’éducation, voire de procéder à une reprise en main par l’État de ces domaines particuliers, car autrement, les situations atteintes ne s’insèrent pas dans une stratégie de développement de long terme.
Notes:
[1] R. A. Mundell, « The Appropriate Use of Monetary and Fiscal Policy for Internal And External Stability », Staff Papers, FMI, vol. 9, 1962 ; M. Fleming, « Domestic Financial Policies under Fixes and Foating exchange Rates », Staff Papers, FMI, vol. 9, 1962.
[2] Ces termes ne sont pas synonymes (Cf. Philippe Hugon, 1989).
[3] Philippe Hugon, « Incidences sociales des politiques d’ajustement », Revue Tiers Monde, n°117, tome 30, 1989.
[4] Ibid.
[5] Ce passage résulte d’un entretien avec un doctorant soninké, Gaoussou Sylla. Ce dernier effectue un travail très riche sur la question, notamment en lien avec la question migratoire.
[6] Banque mondiale, Africa Development Indicators, Youth and Employment in Africa, the Potential, the Problem, the Promise, Washington, 2008/9.
[7] Notons que la dévaluation du franc CFA a été principalement justifiée par la perte de compétitivité des pays de la Zone CFA. Cette perte de compétitivité a été en partie expliquée par le coût important de la main-d’œuvre dans ces pays. Le choix de dévaluer (ajustement monétaire) s’explique par la crainte du coût politique et social d’une baisse drastique des salaires (ajustement réel). Dévaluer le franc CFA procurerait le même résultat, car les salariés seraient pris d’illusion monétaire. Hypothèse que la théorie dominante réfute !