Commission Économique pour l’Afrique
Un impératif pour l’Afrique : s’industrialiser dans le contexte mondial d’aujourd’hui
L’économie mondiale connaît, depuis le tournant du siècle, des mutations profondes dans les modes de production et les structures des échanges ainsi que l’émergence de nouveaux pôles de croissance au Sud. L’essor rapide des puissances économiques telles que la Chine, l’Inde et le Brésil, la persistance des difficultés financières et économiques des pays industrialisés, la révolution des modes d’activité économique provoquée par les avancées technologiques, ont fait entrer l’humanité dans une nouvelle ère de mondialisation. Ce nouvel ordre présente à l’Afrique des défis ainsi que des perspectives qui pourraient, si l’on élabore des politiques efficaces, en conséquence, conduire à une transformation socioéconomique et politique profonde propulsant le continent au rang de nouveau pôle de la croissance mondiale.
Après deux décennies de quasi-stagnation, la croissance de l’Afrique s’est sensiblement améliorée depuis le début du XXIème siècle. Depuis 2000, le continent connaît une envolée prolongée des cours des produits de base et une croissance soutenue. Quoique celle-ci ait ralenti, régressant d’une moyenne de 5,6 % entre 2002 et 2008 à 2,2 % en 2009, sous l’effet de la crise financière mondiale et de la flambée des prix des produits alimentaires et des combustibles, l’Afrique a rapidement regagné le terrain perdu, enregistrant un taux de croissance de 4,6 % en 2010. La croissance du continent a de nouveau fléchi en 2011 en raison de la transition politique en Afrique du Nord, mais a fortement rebondi encore une fois pour atteindre 5 % en 2012, en dépit de la récession économique mondiale et des incertitudes.
Cette performance remarquable, quoique portée en grande partie par les produits de base, a été favorisée par une série de facteurs, notamment la consolidation de la demande intérieure liée à l’augmentation des revenus et à l’urbanisation croissante, l’accroissement des dépenses publiques (particulièrement en faveur de l’infrastructure), les récoltes exceptionnelles enregistrées dans certaines régions (dues aux conditions climatiques favorables), le resserrement des liens commerciaux et en matière d’investissement avec les économies émergentes (dans le cadre de leur investissement dans les ressources naturelles et les industries extractives de l’Afrique) et la relance économique après un conflit dans plusieurs pays. Compte tenu d’une prévision de 4,8 % en 2013 et de 5,1 % en 2014, par exemple, les perspectives de croissance à long terme de l’Afrique demeurent fermes également.
Cependant, cette croissance remarquable ne s’est pas traduite par la diversification économique, ni la création d’emplois en nombre conséquent, ni un développement social rapide : la plupart des économies africaines restent encore largement tributaires de la production et de l’exportation des produits de base, avec très peu de création de valeur ajoutée et peu de liens en amont et en aval avec les autres secteurs de l’économie. En effet, le mode de développement social a produit des résultats contrastés ces dernières années : des changements positifs continuent d’être enregistrés dans la majorité des domaines (notamment l’éducation, les taux de mortalité infantile et maternelle, et l’égalité entre les sexes), mais se produisent à un rythme trop lent pour permettre aux pays africains d’atteindre leurs objectifs de développement social, particulièrement certains objectifs du Millénaire pour le développement à la date butoir de 2015.
L’impact limité sur l’emploi et le développement social de la croissance tirée par les produits de base a été aggravé par les réformes libérales et la mondialisation qui, faute de politiques sérieuses mises en œuvre par les gouvernements pour promouvoir les capacités de production des économies et leur aptitude à soutenir la concurrence sur les marchés internationaux, ont laissé en héritage des mesures d’incitation et des institutions inappropriées qui constituent une menace pour la stabilité économique et politique ainsi que la cohésion sociale. Les sérieux déficits de capacité des États et des institutions, d’infrastructure physique et politique ainsi que l’incapacité d’amortir les incidences des chocs extérieurs ont contribué à ce qu’il est convenu d’appeler « le défi de la transformation » du continent. Les pays africains doivent par conséquent s’interroger sur les raisons pour lesquelles une croissance plus forte et un niveau plus soutenu des échanges commerciaux n’ont pas stimulé la diversification économique, la création d’emplois et le développement socioéconomique.
Le défi majeur qui se pose aux pays africains est de savoir comment concevoir et mettre en application des politiques efficaces pour promouvoir l’industrialisation et la transformation économique. En dépit de quelques progrès accomplis dans le secteur manufacturier au cours de la décennie écoulée, le continent n’est pas encore parvenu à inverser la tendance à la désindustrialisation qui a caractérisé son changement structurel ces dernières décennies : entre 1980 et 2010, la part du secteur manufacturier dans la production totale s’est rétrécie revenant de plus de 12 % à environ 11 %, alors qu’elle demeure à plus de 31 % en Asie de l’Est où les industries à forte intensité de main d’œuvre ont induit une croissance forte et soutenue et permis de sortir des millions de citoyens de la pauvreté.
L’Afrique accuse également du retard par rapport à l’Asie de l’Est à d’autres égards. Cette région a affiché non seulement un revenu par habitant en hausse, mais également une part croissante des exportations mondiales et des revenus au cours des quatre dernières décennies (Cf. tableau ci-dessous). Les politiques industrielles ont particulièrement connu du succès en Asie de l’Est en raison de l’engagement et de la vision des dirigeants et des institutions politiques qui ont mis au point et appliqué des critères stricts de performance pour les industries, lesquelles bénéficiaient de subventions et de mesures protectionnistes avec l’appui d’une administration publique compétente en grande partie à l’abri des pressions politiques.
Tableau : Au moment où l’Afrique se désindustrialisait, l’Asie de l’Est tournait à plein régime
1970 | 1980 | 1990 | 2000 | 2010 | |
Afrique | |||||
PIB nominal par habitant (en dollars) | 246 | 900 | 780 | 740 | 1 701 |
Part de la production mondiale (en %) | 2,75 | 3,65 | 2,22 | 1,85 | 2,73 |
Part des exportations mondiales (en %) | 4,99 | 5,99 | 3,02 | 2,31 | 3,33 |
Asie de l’Est | |||||
PIB nominal par habitant (en dollars) | 335 | 1 329 | 3 018 | 4 731 | 8 483 |
Part de la production mondiale (en %) | 9,83 | 12,94 | 18,14 | 21,53 | 20,69 |
Part des exportations mondiales (en %) | 2,25 | 3,74 | 8,06 | 12,02 | 17,80 |
Source : Banque mondiale, Indicateurs du développement dans le monde, 2012
Les stratégies d’industrialisation de l’Afrique n’ont cependant pas transformé ses économies. Les germes de ses malheurs ont été semés durant la période coloniale, mais la situation a empiré après les indépendances suite à l’échec des politiques industrielles souvent générées par l’extérieur.
L’héritage colonial est le résultat de l’esprit d’exploitation du colonialisme en Afrique, qui a laissé derrière des structures, des institutions et des infrastructures qui ne profitent pas aux Africains. À titre d’exemple, les routes et les chemins de fer construits durant la période coloniale étaient principalement destinés à assurer l’évacuation des minéraux et autres matières premières de l’intérieur de l’Afrique à ses ports pour être acheminés en Europe. Ces éléments d’infrastructure n’avaient pas été construits pour relier une partie du continent à l’autre et ils constituent un héritage dont les effets négatifs sont encore ressentis au cours du XXIème siècle, la production et l’exportation des produits de base étant orientées vers les besoins des anciennes puissances coloniales et non la création de valeur ajoutée.
Puis est venue la série des échecs des politiques après les indépendances : d’abord les politiques de substitution aux importations dans le cadre desquelles les pays africains avaient décidé de s’industrialiser, ensuite les programmes d’ajustement structurel, qui ont contraint les pays africains à se désindustrialiser (ces deux mécanismes étant imposés de l’extérieur). Les premières stratégies d’industrialisation du continent pilotées par les États étaient axées sur la substitution aux importations et caractérisées par des investissements publics massifs et l’appartenance des entreprises et des institutions financières à l’État, outre une série de mesures dont les barrières tarifaires et non tarifaires, l’encadrement du crédit et les restrictions de change dont l’objectif était de protéger les industries naissantes. Mais la plupart des gouvernements n’avaient pas les compétences financières et en matière de gestion nécessaires pour gérer les entreprises et les institutions financières publiques et les politiques visant à canaliser les investissements vers l’industrie ont faussé les prix des facteurs et les taux de rendement. Ainsi, alors que les stratégies de substitution étaient couronnées de succès ailleurs, particulièrement en Asie de l’Est, elles ne sont pas parvenues à déclencher une industrialisation soutenue en Afrique, conduisant à des déficits croissants et insoutenables, à la stagflation et à des crises de la dette dans plusieurs pays vers la fin des années 1970. Pour aider les pays africains à faire face aux crises économiques qui sévissaient, le Fonds monétaire international et la Banque mondiale ont imposé des programmes d’ajustement structurel au cours des années 1980 et 90. Ces programmes reposaient sur le principe selon lequel les marchés sont efficaces alors que les interventions gouvernementales ne le sont pas, du fait qu’elles entraînent une distorsion des signaux du marché.
Par conséquent, la planification du développement à long terme a été abandonnée et les politiques industrielles ont été négligées dans la plupart des pays africains. Le modèle de développement axé sur le marché a éliminé les interventions gouvernementales inefficaces mais n’a pas mis en place les conditions nécessaires au développement, ni apporté de solution aux nombreuses défaillances des marchés constatées dans les économies africaines, telles qu’une pénurie aigüe de compétences techniques conjuguée à un faible développement de l’esprit d’entreprise et de faibles taux d’investissement. Les gouvernements africains ont concentré leur action sur la stabilité macroéconomique et les réformes institutionnelles afin de protéger les droits de propriété et de garantir l’exécution des contrats, souvent sur les conseils des bailleurs de fonds et des institutions multilatérales de développement, sans définir de stratégie cohérente face aux défaillances du marché et aux externalités qui restreignaient l’investissement, la croissance et la diversification économique.
En conséquence, la croissance de l’Afrique s’est effondrée durant les « décennies perdues » qu’ont été les années 80 et 90 alors que le chômage montait en flèche et que les bases de la production et des exportations devenaient plus concentrées. Faute de politiques industrielles tendant à remédier aux défaillances des décisions et des marchés (particulièrement en ce qui concerne l’information et la coordination), les pays africains ont été incapables jusqu’ici de diversifier et de traduire la forte croissance récente et l’intensification des échanges en un développement social et économique.
Très récemment, la structure du système mondial a rendu pratiquement impossible pour l’Afrique de tirer parti de la mondialisation ou de progresser dans les chaînes de valeur, ce qui nécessite que le continent infléchisse le programme mondial en sa faveur.
Promouvoir l’industrialisation fondée sur les produits de base en tant que moteur de la croissance et de la transformation économique
L’Afrique regorge de ressources humaines et naturelles considérables qui peuvent être mises à profit pour promouvoir l’industrialisation et la transformation économique structurelle par des stratégies de création de valeur ajoutée dans tous les secteurs (agriculture, industrie et services), bien que tous les pays africains ne soient pas riches en ressources naturelles, en effet certains sont pauvres en ressources. Outre une population croissante, à prédominance jeune et urbaine, le continent possède nombre de ressources naturelles dont de vastes terres et des sols fertiles, le pétrole et des ressources minérales. L’Afrique possède environ 12 % des réserves mondiales de pétrole, 42 % des réserves d’or, entre 80 et 90 % des réserves de métaux du groupe du chrome et du platine, 60 % des terres arables et de vastes ressources en bois.
Fort de richesses aussi abondantes et de la demande mondiale croissante de matières premières, les gouvernements africains établissent actuellement de nouveaux partenariats, s’emploient à accroître les investissements dans les infrastructures et à acquérir du savoir-faire et de la technologie. Cependant, l’Afrique peut mieux faire. La production et l’exportation des matières premières à l’état brut équivalent à un abandon de recettes énormes du fait de la non-création de valeur ajoutée, à l’exportation d’emplois vers les pays qui peuvent ajouter de la valeur aux produits et à l’exposition à de hauts risques inhérents à la dépendance à l’égard des produits non renouvelables et des fluctuations de la demande et des prix des produits de base. Plutôt que de compter sur les exportations de matières premières, le continent devrait ajouter de la valeur à ses produits de base afin de promouvoir une croissance soutenue, la création d’emplois et la transformation économique.
Si les économies africaines exportatrices de produits de base ont grandement tiré avantage des récentes hausses soutenues des prix de leurs exportations de produits primaires et d’une augmentation des rentes tirées des ressources, on ne saurait cependant compter sur ces rentes pour jouer le rôle moteur de la croissance et du développement. La raison est que non seulement les produits de base sont non renouvelables, mais aussi que la création de valeur ajoutée aiderait les pays africains à réduire leur exposition au risque de fluctuation des cours de ces produits et dans le même temps à passer à des produits à plus forte valeur et plus diversifiés et à des marchés finaux sur lesquels les prix dépendent plus des fondamentaux du marché que de la spéculation.
En effet, l’intervention des agents financiers sur les marchés et la financiarisation en conséquence du commerce des produits de base ont fréquemment conduit ces marchés à passer d’un cadre où l’on vend au prix du jour à un cadre soumis aux rapports de force sur le marché, en partie parce qu’ils sont fortement concentrés et souvent caractérisés par une asymétrie de l’information. Les agents financiers sont devenus des acteurs clefs dans l’orientation de la spéculation et du comportement moutonnier et ont créé des distorsions sur les marchés de produits de base, avec notamment une tendance haussière des cours du café et du cacao et des prix bas sans précédent pour le coton.
Cette attitude a rendu les pays plus vulnérables aux fluctuations sur les marchés de produits de base, tandis que les prix artificiellement élevés de certains produits de base réduisent l’incitation à la création de valeur ajoutée. La promotion d’une industrialisation fondée sur les produits de base pourrait offrir un puissant outil aux pays africains pour s’attaquer à cette « tyrannie de la financiarisation ». De même, la production de nombre de matières premières constitue une activité à forte intensité de capital, qui empêche la création d’emplois et la distribution de rentes tirées de leur exploitation. Une trajectoire de croissance plus durable, inclusive et équitable dans les économies exportatrices de produits de base passe par la possibilité de l’établissement de liens en amont et en aval pour la production de ces produits.
Une des conséquences des facteurs susmentionnés est que, bien que la croissance de l’Afrique ait excédé la moyenne mondiale au cours des années 2000, elle ne s’est pas traduite par une réduction correspondante de la pauvreté à un moment où le niveau de pauvreté chutait dans d’autres parties du monde, ce qui donne une image biaisée de la réduction de la pauvreté dans le monde. De même, la dispersion de la production à l’échelle mondiale a entraîné des avantages inégaux qui ont plus profité aux économies de l’Asie de l’Est et du Sud-Est, en particulier à la Chine.
Ainsi, comment l’Afrique peut-elle éviter de se marginaliser dans l’économie mondiale et réaliser une croissance économique inclusive ? L’édition 2013 du Rapport économique sur l’Afrique, intitulé : « Tirer le plus grand profit des produits de base africains : l’industrialisation au service de la croissance, de l’emploi et de la transformation économique », soutient qu’une réponse réside dans des politiques industrielles efficaces et l’industrialisation fondée sur les produits de base, de même que le renforcement des liens industriels avec le secteur des produits de base. En plus d’offrir des avantages comparatifs à moyen et long terme, l’industrialisation fondée sur les produits de base peut, avec des politiques industrielles pertinentes, servir de tremplin pour une diversification à long terme et la compétitivité dans de nouveaux secteurs autres que ceux des matières premières dans les pays africains riches en produits de base
La thèse exposée dans les publications sur « la malédiction des ressources » appuie le contraire, à savoir que les produits constituent une forme indésirable de spécialisation économique qui sape la viabilité de l’activité industrielle, quoique la dynamique économique mondiale suggère que le compromis entre les produits de base et l’industrie ne se justifie plus. Le déplacement du centre de gravité économique du monde des économies à revenu élevé du Nord vers les pays à faible revenu du Sud laisse entrevoir une inversion de la tendance à la baisse sur le long terme des termes de l’échange entre produits de base et produits manufacturés. […]
Par ailleurs, au cours de la décennie écoulée, on a assisté à un profond changement dans la structure des chaînes de valeur mondiales dans un grand nombre de secteurs, les grandes entreprises s’employant à externaliser les compétences non essentielles et à promouvoir de ce fait l’établissement de liens. Cela donne à penser que nous inaugurons peut-être une nouvelle ère dans la relation entre l’exploitation des produits de base et la croissance de l’industrie, si les gouvernements africains mettent en place des politiques visant à faciliter et accélérer une telle dynamique. Dans la mesure où l’on ne saurait compter sur les sociétés contrôlant les chaînes de valeur mondiales pour promouvoir l’établissement de liens au-delà de leurs propres intérêts, les gouvernements africains devraient mettre en œuvre des mesures stratégiques pour donner aux entreprises locales les moyens de s’insérer dans les chaînes de valeur régionales et mondiales pour y entrer en concurrence.
Note:
[1] Ce texte est un extrait du Rapport économique sur l’Afrique en 2013 de la Commission économique pour l’Afrique (Addis Abeba, 2013) sous le titre repris ici de “Tirer le plus grand profit des produits de base africains. L’industrialisation au service de la croissance, de l’emploi et de la transformation économique”. Il est issu du résumé de ce rapport aux pages 6 à 10.