Alice Langlois[1]
Le Pérou une terre de conflits : des conflits miniers socio-environnementaux qui se complexifient
Le Pérou fait partie des « étoiles montantes »[2] des nouveaux marchés dits émergents. L’industrie minière est pour beaucoup dans le renforcement de cette image que le pays affiche aujourd’hui ; un pays attractif, une croissance économique des plus dynamiques au sein des pays latino-américains mais aussi une terre d’opportunités pour l’investissement étranger.
Les exportations minières représentent 65 % des exportations nationales et plus de 130 projets d’exploration minière sont en cours sur le territoire[3].
Parallèlement, on constate une augmentation du nombre de conflits dits socio-environnementaux et une résistance croissante des populations locales touchées par les projets miniers[4]. On entend par conflit socio-environnemental, la dispute de l’usage de la gestion ou du contrôle des ressources naturelles par différents acteurs. Ils dénoncent très souvent et sur la scène internationale les pressions que subissent des territoires dits vulnérables tant écologiquement que socialement[5].
La conciliation et la prévention des conflits font partie des stratégies annonçant un certain retour de l’État péruvien connu comme « facilitateur » dans le secteur minier[6]. Il se veut aujourd’hui un médiateur efficient, un spécialiste qui connaît et maîtrise ses propres territoires de conflits. Statistiques, typologies, revues, informations et publications des avancées en temps réel, les conflits sont aujourd’hui visibles dans l’agenda politique et prennent de plus en plus une tournure scientifique[7] .
Vladimir Huaroc, président de l’office national de dialogue et soutenabilité créée en 2012 à cet effet, avance que 55 % des conflits au sein du territoire péruvien sont liés à l’industrie extractive[8]. S’ils sont majoritaires dans le pays et que la question environnementale y est automatiquement liée, on constate cependant leur diversification et complexification. Les conflits sont également des processus qui permettent d’appréhender des configurations socio-spatiales mouvantes.
La Oroya est la première ville industrielle du pays. Elle est située dans les Andes centrales, région où les conflits ont eu le temps de mûrir en comparaison à d’autres lieux de tension sur le territoire national[9]. Le cas de la ville de La Oroya est considéré comme l’icône emblématique[10] des conséquences socio-environnementales de l’industrie extractive à grande échelle sur la population locale depuis presque un siècle.
Cette publication analyse les représentations que portent aujourd’hui une partie des habitants sur le complexe métallurgique. Nous avons effectué une trentaine d’entretiens et suivis dans la ville des habitant(e)s ayant tous entre 20 et 45 ans et ne travaillant pas dans l’entreprise. Même si la majorité des personnes interrogées est en transit permanent entre La Oroya et des villes de province, mais aussi de Lima, celles-ci ont grandi et passé leur enfance à La Oroya. À la fois cœur et moteur de la ville, le complexe est aussi perçu comme un générateur de tensions qui projettent à leur tour un climat d’incertitude.
Notre approche est chronologique car elle permet d’éclairer les temps forts de la gestion du complexe, moments choisis par les entretiens eux-mêmes pour raconter et projeter ainsi une succession de représentations multiples qui reflètent la construction sociale du conflit.
La Cerro de Pasco et Centromin : la nostalgie « d’une ville moderne » où le complexe fait son territoire
Lors de moments passés avec les habitants de la ville de La Oroya et d’entretiens effectués dans plusieurs endroits de la ville (campements appelés « blocs », bars et restaurants, point du vue, places, ou encore en face de l’entreprise), le complexe, el complejo, la refineria, planta ou encore chimenea apparaît au cœur des discours. C’est d’abord avec le sentiment d’avoir vécu dans une ville symbole d’un haut lieu technologique, source de travail, qui est d’abord évoqué.
Avant d’être une ville industrielle La Oroya était un carrefour entouré de plusieurs communautés paysannes vivant principalement de l’élevage[11]. Cette notion de carrefour géographique est utilisée comme référence dans les discours pour mettre en avant la position stratégique de la ville dans le territoire régional et national. Ce terme utilisé dans les descriptions tout comme dans les écrits académiques est lié à l’activité économique principale de la ville : l’industrie métallurgique. Ce n’est pas une mine à ciel ouvert qui occupe l’espace et le paysage mais un complexe industriel qui fait territoire. Maillon indispensable de l’activité minière, on y transforme plus d’une dizaine de minerais polymétalliques pour extraire entre autres de l’or de l’argent du cuivre et du plomb.
La Compañia [12] ou l’entreprise Cerro de Pasco Copper Corporation présente au Pérou depuis le début du XXème siècle prend la décision au début des années 1920 de construire le complexe métallurgique dans la zone de La Oroya pour sa situation équidistante avec ses principales mines[13]. Le contexte national politique est favorable à la création du complexe métallurgique : le gouvernement d’Augusto Leguía favorise les investissements étrangers permettant le développement d’une industrie minière synonyme à l’époque de modernité tout comme l’étaient d’autres grands travaux à la même époque.
Établir la raffinerie à La Oroya était donc gage d’avancées technologiques considérables en sidérurgie et contribuait activement à la construction de la gran mineria, toujours perçue comme le pilier du développement économique du pays. L’essor des transports a joué un rôle important : la vallée du Mantaro est connectée depuis la fin du XIXème siècle à Lima et au port du Callao par voie ferrée. Le train relie Cerro de Pasco où la compañia construira une partie de la voie pour y servir ses intérêts.
Lors des entretiens effectués, cette notion de prouesse technique apparaît dans la majorité des discours. Cette idée de « modernité » est une des premières représentations sur lesquelles les personnes interrogées insistent pour se positionner en tant qu’habitants du territoire principal générateur de la gran minería.
Dès que les cheminées fonctionnent en 1922, on assiste à une période de forte croissance de l’activité minière. L’augmentation rapide des employés venus d’abord de la région puis du pays pour travailler souvent de façon temporaire ainsi que l’extension rapide et anarchique des habitations autour du complexe posent le problème de fixer les travailleurs sur le territoire et de créer la ville.
À cette période, la cuestión de los humos faisait déjà débat, dès la mise en marche de la raffinerie[14]. Elle a soulevé de nombreuses réclamations de la part des populations affectées. Les communautés paysannes étaient obligées de se déplacer et de venir travailler au sein du complexe car elles se retrouvaient dans l’impossibilité de continuer à vivre de l’élevage, les troupeaux étant affectés directement par les fumées toxiques rejetées par les cheminées. Le gouvernement ordonne une étude d’impact de l’activité sur le territoire, mais celle-ci est abandonnée au profit du développement de l’entreprise. La compañia achète les terres autour du complexe pour y installer sa propre activité d’élevage[15]. Cette cuestión de los humos n’est pas associée directement avec l’image que souhaitent projeter les personnes interrogées. C’est sous l’angle d’une ville « moderne où tout fonctionnait » et qui fût un « haut lieu de technologie en matière industrielle » que l’on raconte le complexe, avant d’aborder pourquoi il règne aujourd’hui à La Oroya un « chaos urbain » où s’entremêlent catastrophes écologiques et avenir social qui est « comme toujours incertain ».
Étant devenue un centre décisionnel important suite aux devises qu’elle génère, La Oroya devient officiellement sous la loi 9606 la capitale de la province de Yauli le 18 septembre 1942.
En 1968, lors du coup d’état de Juan Velasco Alvarado, l’entreprise Cerro de Pasco Copper Corporation est expropriée et passe dans les mains de l’État. Cette situation politique marque de forts changements sociaux au sein de la ville notamment par la baisse du nombre d’employés qui apparaissaient comme une force de travail « stable et permanente »[16].
Les années 80 montrent en plus de la crise économique et du terrorisme une période de grèves et de lutte pour les droits sociaux des travailleurs. En 1984, on incorpore les travailleurs sidérurgiques aux syndicats miniers[17].
La période de nationalisation est souvent perçue par les personnes interrogées comme étant une période de déclin général où, à l’insécurité du travail, se mêlent successivement catastrophes écologiques et problèmes de développement urbain.
« Ici, c’est un lieu stratégique ! Tu vois le chemin de fer là, tous les minerais ils partent à Lima. Direct au Callao ! La plupart des mines du pays et de tout le continent viennent raffiner leurs minerais ! Ici, (en me montrant le complexe) il y a de l’argent ! (…) Tu ne trouveras pas d’autre endroit comme ça ici au Pérou, on raffine plus de dix métaux ! (…) Et par chez toi il y a des industries comme ça ? La France et là où tu vis là…C’est quoi la principale activité l’élevage, l’industrie ? (…) Tu vois à cinq heures de l’après-midi tu écoutais ce bruit là… et tout le monde savait ce que les gens allaient faire. Oui le bruit, c’est ça l’industriel, du bruit et des sons ! C’est comme « hey », ce bruit ne t’est pas étranger, car ça fait partie de ma ville (…) c’est triste aujourd’hui de savoir que ta ville c’est tout ça là, qu’elle pollue qu’elle n’est pas belle et tout…Et en même temps toute ces jolies choses que tu as vécu aussi…cette contradiction fait que tu t’identifies non ? »
Cette citation reflète les perceptions contradictoires du complexe. D’une part, la position stratégique du complexe situé à ce « croisement », aborde la ville comme un lieu de passage.
La particularité des sons met en avant l’idée d’un paysage sonore qui décrit l’activité industrielle au travers d’un rythme marqueur d’une temporalité quotidienne. Cette idée ne ressort pas dans la majorité des entretiens, mais elle évoque d’une autre façon le travail et le rythme quotidien auquel fonctionnait l’entreprise. C’est une image plutôt positive du complexe et par extension de « sa » ville à travers sa propre perception de l’activité industrielle.
Il exprime clairement que sa relation avec la ville est paradoxale et malgré les problèmes liés à la mauvaise qualité de l’environnement, ce n’est pas cette image qu’il privilégie dans la façon de parler et de présenter le complexe. Il évoque son propre passé et ses propres souvenirs positifs dans un espace vécu connoté aujourd’hui négativement.
« La Oroya avant, ce n’était pas comme ça, non c’était beaucoup mieux ! Je me rappelle quand j’étais enfant on consommait des produits de très bonne qualité ; Tiens, la meilleure viande de toute la région et même de tout le pays les meilleurs légumes où on les trouvait ? Ici ! (…) L’entreprise elle prenait soin de nous ! On avait même des produits de consommation que tu ne trouvais pas à Lima ; à la « mercantil» on trouvait pleins de produits importés (…) non vraiment je t’assure que c’était plus développé que Lima ! (…) L’éducation aussi et les services de santé, on avait l’Hôpital de Chulec, où il y avait même des médecins étrangers de renommée internationale[18] » !
À travers certaines pratiques et usages de l’espace urbain comme la consommation de produits ou l’accès à certains services liés à la présence du complexe, cette personne entendue évoque sa perception de ce que doit être la territorialité. Contrairement à l’autre témoignage, il n’évoquera pas le problème de la contamination, mais de la nationalisation de l’entreprise, véritable cœur du problème selon ses dires.
En réalité en utilisant le terme d’entreprise et en adoptant une attitude de gratitude envers celle-ci, il se confie : il doit sa réussite professionnelle à un ingénieur américain. Même s’il a passé son adolescence pendant la période de nationalisation, il raconte que très souvent après l’école, il allait ramasser les balles de golf, lieu où allaient se divertir les ingénieurs. Une fois il fût pris et puni par son père qui ne voulait pas qu’il sorte. Il croise alors l’ingénieur dans la rue le jour suivant : celui-ci lui demande pourquoi il n’est pas venu ramasser les balles. Il lui expliqua que son père ne voulait pas qu’il sorte. Il conclut ému que l’ingénieur avait convoqué son père le jour suivant sur son lieu de travail, en lui disant que son fils était une bonne personne et qu’il ne devait pas le punir comme cela, qu’il ne faisait rien de mal, au contraire, il venait aider à ramasser les balles. Et qu’il allait alors faire ce qui était en son pouvoir pour qu’il puisse rentrer dans le collège de Mayupampa où étudiaient les fils d’ingénieurs.
Ce témoignage exceptionnel de par l’histoire de la personne interrogée reflète une vision idéalisée du rôle de l’entreprise dans sa perception de la ville.
Mais, il met en lumière tout d’abord une très forte ségrégation spatiale où deux villes sont vécues et perçues de façons différentes avant la privatisation de l’entreprise.
D’un côté, il y a les ingénieurs qui habitaient le quartier de Chulec un quartier « ordonné » aménagé de « chalets », qui représentent une autre façon d’habiter et de vivre à La Oroya, et de l’autre, il y a les campements qui représentent le lieu de vie des ouvriers tout aussi « ordonné » et contrôlé par l’entreprise. Il insiste sur le développement anarchique des maisons qui prolifèrent aujourd’hui partout dans la ville[19].
« Tu connais Chulec ? Je t’emmène si tu veux, tu vas voir c’est superbe ! Rien à voir avec ces…ces… maisons là… »[20].
Ensuite, le témoignage sur les lieux relate la façon dont l’espace était vécu en fonction des statuts sociaux ; chaque personne a une place dans cet ordre urbain agencé par l’entreprise. Le golf construit pour les ingénieurs et les dirigeants n’était pas accessible au reste de la population. En ce sens la personne entendue se considère privilégié : il a traversé ces frontières socio-spatiales.
Cette expérience témoigne de la symbolique de « la raffinerie » et par extension du pouvoir de l’entreprise qui continuait à exercer son contrôle fort sur la population. Dans ce cas particulier, l’ingénieur représente alors, l’éducation, le bon goût, les loisirs, mais est aussi perçu comme ayant le « pouvoir de » ; par sa décision personnelle il a permis à la personne entendue de faire passer certaines frontières.
Finalement, ce sont des relations paternalistes qui dureront plus de 50 ans qui marquent la mémoire de cet habitant comme toute une partie de la population. L’entreprise assumait des responsabilités collectives qui lui permettaient de ne pas être à son tour menacée[21]. Les représentations actuelles d’une partie des habitants de la ville associent au paternalisme la notion d’ordre social et spatial : les campements étaient des lieux « sûrs » et il n’y avait pas ce climat actuel « d’insécurité » et la ville de façon générale fonctionnait au niveau des services qu’elle apportait aux habitants tels que l’éducation et la santé.
Ainsi, dans les mémoires collectives « le complexe » est chargé de symboles. Il est le marqueur d’une urbanité dépendante de l’activité minière.
Le complexe est l’image emblématique qui représente la création même de la ville. Il est présent sur le blason de la mairie, c’est un repère géographique et temporel. Plaques commémoratives, peintures ou encore parc dédié aux ouvriers[22]. Les panneaux d’entrée et de sortie de la ville donnent le ton : Bienvenidos a La Oroya capital metalúrgica de Sudamerica. Cependant, la raffinerie et sa gestion ont toujours été critiquées : les luttes sociales et environnementales constituent un autre moment de « cristallisation » des représentations. Par la notion d’environnement et la présence de nouveaux acteurs on assiste à une complexification des relations sociales sur le territoire de la ville : le complexe représente les conséquences des relations homme-environnement. Autrement dit, il est responsable d’une catastrophe écologique et sociale depuis plus d’un siècle.
De « la capitale métallurgique sud-américaine » à « une des dix villes les plus polluées du monde » : un contexte enfin favorable à une cuestión de los humos de plus en plus complexe ?
Un second temps fort dans la façon qu’ont les personnes interrogées de décrire le complexe apparaît dans les discours. Lorsque l’entreprise nationale Centromin Perú est vendue et que le secteur repasse dans la gestion privée, la classe ouvrière est considérablement affaiblie et la ville perd son rôle principal : un fond stable de travail. En même temps, La Oroya est projetée sur la scène internationale comme étant une des villes les plus contaminées au monde.
Alberto Fujimori arrive au pouvoir en 1990 lors d’une crise économique et sociale. Le pays a perdu la confiance des investisseurs étrangers, doit payer une dette internationale et sort du conflit armé qui a particulièrement affecté les centres miniers[23]. Ces idées de violence et d’insécurité sont souvent évoquées lors de la description de ce qu’était la vie quotidienne dans les « blocs ». La plupart des personnes interrogées témoignent des affrontements entre groupes armés, des alertes à la bombe autour des campements ou encore de la difficulté à pouvoir acheter de la nourriture à cause des taux record d’inflation.
Lors de cette période de crise, la ville doit faire face à la dislocation de l’organisation du secteur ouvrier. Cet « ajustement » est annoncé nécessaire par le gouvernement pour la modernisation du secteur minier. Contrairement à d’autres secteurs celui-ci fût un des seuls à bénéficier de l’appui de l’État [24].
Le complexe est alors caractérisé par la gestion privée et la responsabilité sociale, il reflète la perte du travail, mais aussi de droits et de services. À cette altération de « modernité » vient s’ajouter de nouveau la cuestión de los humos ; le lien santé-environnement place la raffinerie responsable d’une situation de crise sociale et environnementale globale.
Redonner confiance aux investisseurs étrangers, ne passe pas seulement par le processus privatisation. La crise environnementale est un problème global auquel s’intéressent des institutions internationales. Depuis mars 1987, le rapport Brundtland remis à l’ONU influence de nombreux pays sur les façons de penser leurs relations homme-environnement. Le Pérou en 1990 à travers la loi 27 980 instaure le code de l’environnement. Le Plan de Adecuación de Manejo Ambiental ou PAMA est le programme qui permet de mettre en place une gestion environnementale pragmatique et efficace. À La Oroya, Centromin Perú avait accepté de mettre le PAMA à exécution mais la situation de crise nationale a considérablement ralenti son exécution.
À une échelle globale et d’un point de vue entrepreneurial, la certification via de nouvelles normes d’application volontaires internationales (ISO 14 000 pour le management environnemental et ISO 26 000 pour la responsabilité sociale) apparaissent comme la contribution de la part des entreprises à leur réflexion sur les rapports « société-homme-environnement ».
À La Oroya, on passe à un nouveau mode d’organisation industrielle. La responsabilité sociale marque un changement d’idéologie et de nouvelles formes de relations avec les employés de l’entreprise. Doe Run Perú arrive en 1997 et accepte de mettre en place le PAMA dès l’acquisition du complexe. Elle demande cependant plusieurs délais supplémentaires au gouvernement et au Ministère des Énergies et des Mines pour moderniser une partie de la fonderie responsable des fumées toxiques. Ces demandes de délais sont soutenues par une partie des travailleurs et les hommes politiques locaux inquiets de l’incertitude qui plane sur le fonctionnement de l’entreprise.
Au début des années 2000, la décentralisation fait également partie des objectifs fixés par l’État et le canón minero est également mis en place dans le but de pouvoir redistribuer localement les richesses liées à la rente minière[25].
2007 et 2009 sont deux années d’accélération des tensions. D’un problème de santé publique dénoncé par les habitants, de la succession de délais de mises aux normes accordés à l’entreprise par le gouvernement et l’entrée de nouveaux acteurs sur la scène locale et internationale, l’idée d’une catastrophe environnementale sans précédent dans l’histoire du pays ressurgit et ce à plusieurs échelles en même temps.
« On est dans une des villes les plus polluées au monde selon une étude internationale (…) On n’est pas cagado, ici on est plomado (rires) ! ».[26]
Cette donnée marque le début des tensions et du non-respect du PAMA par Doe Run Perú. C’est aujourd’hui une des caractéristiques de la ville qui surgit dans la majorité des discours. L’étude du Blacksmith Institute a créé son propre classement des villes les plus polluées de la planète[27] ; la position de La Oroya oscille entre la 5ème et la 7ème place. C’est cette image qui est désormais médiatisée et encore utilisée par les personnes interrogées : un symbole supplémentaire dans les représentations des populations locales.
D’une raffinerie moderne, on distingue désormais le complexe qui pollue la ville où une certaine perception de la qualité de vie apparaît comme « considérablement dégradée ». Le lien santé-environnement n’est pas vu seulement comme un nouveau problème, c’est également un droit qu’une partie des habitants revendiquent.
Cette donnée est utilisée également de façon plus agressive que la cuestión de los humos : elle est diffusée et utilisée par les organisations non gouvernementales (locales ou internationales) qui portent la parole d’une crise environnementale globale.
La seconde partie de la citation est une blague fait par la personne entendue. Elle souligne sa propre perception d’un contexte global par l’utilisation du mot cagado (froussard) tout comme du conflit socio-environnemental. Le mot plomado (de plomb) appuie la spécificité de la situation locale.
En 2009, le gouvernement d’Alan García refuse d’accorder un nouveau délai à Doe Run Perú. Le complexe ferme plusieurs mois et cette interruption représente également un moment fort dans les mémoires collectives des habitants.
Dans ce contexte, l’entreprise se présente comme celle qui « fait », celle qui agit là où les acteurs apparaissent divisés et de plus en plus nombreux[28].
Cela laisse penser que l’idée de pollution et de conflit socio-environnemental est associée à la gestion de l’entreprise et des actions faites sur le territoire pour pallier le non- respect du PAMA.
Le classement de La Oroya parmi les villes les plus contaminées au monde est une donnée qui est utilisée pour qualifier la ville alors qu’elle a surtout servi à la dénonciation et diffusion du contexte de crise environnementale dans lequel se trouvent les habitants.
Finalement, La Oroya, devient une ville incertaine, où le sentiment de sécurité n’existe plus qu’il soit social ou spatial.
Ainsi, le complexe est connoté négativement avec des référents liés à la notion d’environnement et par extension aux conséquences de l’activité minière sur les habitants de la ville. Il fait référence à un passé plus récent et d’une expérience vécue par les personnes interrogées qui est marquée par la dégradation « du vivre à La Oroya ».
Actuellement, les personnes interrogées dissocient la gestion entrepreneuriale et le complexe en tant qu’objet à cause d’une part, du changement de gestionnaire et d’autre part, parce que les habitants se posent la question du devenir de La Oroya en tant que ville.
Quelles perspectives d’avenir pour une ville « intermédiaire » ?
Depuis 2011, le groupe RENCO a entamé un processus d’arbitrage international contre l’État péruvien faisant basculer le « conflit Doe Run » à une autre échelle. Il se transforme en étant le premier cas où l’investisseur réclame 800 millions de dollars dans le cadre la protection des traités de libre commerce[29].
Actuellement, le complexe est en vente. Un fait a ravivé les tensions au niveau local pendant le travail de terrain. L’entreprise a négocié le départ de 750 travailleurs en « âge de prendre la retraite ». Les mois de mai, juin et juillet 2014 ont été des mois de pression et de négociation. Plusieurs manifestations ont eu lieu suite à « l’offre » de l’entreprise qui souhaitait mettre en place des départs en retraite avec 5 mois de salaire.
Lors du travail de terrain, il a été constaté ce climat d’incertitude dans lequel se trouvaient les habitants à cause des communiqués de l’entreprise. Celle-ci annonçait sa fermeture formelle si une solution n’était pas trouvée pour le 17 mai 2014. Actuellement, les acheteurs potentiels du complexe ont jusqu’au 8 Décembre 2014 pour se présenter et l’entreprise n’a pas cessé de fonctionner.
Les représentations du complexe métallurgique sont imprégnées du contexte local. Elles apparaissent de plus en plus mouvantes et soulèvent le questionnement sur l’avenir de la ville. Les habitants sont divisés et conscients de la catastrophe écologique réelle, mais portent un regard critique sur les organisations non gouvernementales qui ont dénoncé la situation environnementale, car « rien n’a changé ». Dénoncer les conditions de vie dans une des villes les plus polluées du monde n’est pas la priorité actuellement. Les habitants me disent dans plusieurs entretiens que cette image a « assez affecté la ville » même si la « dépollution » reste un des défis importants aux yeux des personnes entendues. C’est l’idée de record qui est vécue comme un préjudice, une lassitude. Les personnes interrogées ont le sentiment d’être catalogué comme étant des personnes « malades ». Plusieurs fois prise à témoin, on m’a demandé de regarder et d’affirmer si je voyais des personnes souffrantes.
« Nous dépendons encore aujourd’hui en majorité de l’entreprise même si tu ne travailles pas dans le complexe. C’est le fond de travail de la majorité des gens ici, sans ça la ville meurt, les gens migrent ! Regardes si ça, (en me montrant du doigt la cheminée) si ça, ça ne fonctionne plus qu’est-ce que l’on fait ici ? Maintenant la situation est critique et tous les commerces qui tournent autour même avec Chinalco ![30] ».
Cet habitant, constate la dépendance de la ville avec le complexe. Il appuie son point de vue en expliquant que le grand projet minier de Toromocho[31] qui se situe dans la province de Yauli ne règlera pas la question de la migration qui est selon lui un des problèmes de La Oroya. En effet, il explique par une relation de cause à effet que si le complexe ferme, les commerces qui se sont construits fermeront également et que les habitants partiront. On constate que la majorité des personnes entendues affirment cette relation de cause à effet.
Finalement, le complexe est perçu comme étant en perte de vitesse tant d’un point de vue technologique qu’au niveau du travail qu’il génère pour les habitants de la ville. Cependant, il est dissocié actuellement de l’entreprise et de la vie en ville. Le complexe participe à la construction de processus identitaires. Les passés « récents » qui sont évoqués remontent à la création de la ville. Les représentations sont également construites sur les tensions sociales liées à la gestion et à l’idéologie que l’entreprise fait valoir sur le territoire encore actuellement.
Une notion construite mais qui reste cependant présente et centrale dans les discours autour des relations des habitants à La Oroya est celle d’une ville cosmopolite :
« Ici personne n’est un Oroino pur –pur ! Dans les « blocs » tu avais celui de Pasco celui de Trujillo, celui de Huancavelica celui de Junín (…), on est cosmopolite, ça oui c’est une particularité de cette ville à cause de la « caretera central » (…). Ici même les ingénieurs étaient étrangers, il y en avait pleins[32]! (…) Tu te rappelles dans les « blocs » le weekend, on faisait tous des pachamancas, tu connais la pachamanca ? C’est un plat typique d’ici, disons des Andes centrales ! On faisait le trou entre les « blocs », on faisait chauffer les pierres, aujourd’hui ça c’est perdu ça ».
Cette idée de cosmopolitisme est aussi associée au souvenir d’un savoir vivre ensemble au sein des « blocs ».
Enfin, cette idée de perte d’un savoir vivre ensemble est liée aux représentations actuelles sur le complexe. En effet celui-ci ne génère plus cette idée d’un « vivre ensemble». Même s’il a été mentionné la très forte ségrégation sociale et spatiale précédemment, le « vivre ensemble » représente actuellement le manque d’un projet de développement urbain pour la ville. Les mobilités quotidiennes, hebdomadaires montrent que les habitants vont et viennent et sont toujours en mouvement dans et en dehors de la ville. Le complexe est toujours associé alors au passage et au mouvement.
« La Oroya est une ville cosmopolite (…), mais ici on n’a pas de culture comme à Jauja ou Huancayo pour te dire ».
Cette idée de culture ressort assez souvent dans les entretiens comme étant un manque. Très souvent les personnes entendues se comparent à d’autres lieux plus ou moins éloignés de la ville. On peut affirmer que le pays connaît actuellement un « boom culturel » ; dans la vallée du Mantaro, une partie du Pérou se met en scène et se raconte à travers des pratiques culturelles telles que les fêtes dites « traditionnelles », la musique ou encore des évènements liés à l’identité d’une localité. Ils rentrent dans un processus plus large de construction d’identités multiples qui composent le pays et qui attirent chaque année de plus en plus de touristes. Qu’il soit national ou international ce secteur est en pleine croissance. Dans ce contexte les habitants de La Oroya affirment qu’ils « n’ont pas de culture » alors qu’ils se sentent « oroinos » et se disent « cosmopolites ».
Malgré cela on constate tout de même quelques changements qui n’avaient pas été observés lors de précédents travaux de terrain : La Oroya « change » d’image comme le dit le slogan de l’actuelle gestion municipale. Silencieusement l’entreprise participe à cette transformation. À en croire le magazine édité par Right Business « Llankay[33] », on peut « redécouvrir » La Oroya et même visiter une partie du complexe. Sur la quatrième de couverture du magazine, deux personnes visiblement étrangères parées de deux appareils photos arborent le sourire d’une visite enchanteresse du parc appartenant à l’entreprise.
Enfin, depuis 2013 plusieurs articles et petits reportages web crées par la presse nationale et locale incitent à la visite de La Oroya. Le complexe industriel deviendrait-il un enjeu identitaire ? Lorsque l’on regarde ces reportages, on note que ce n’est pas la ville de La Oroya qui est mise en avant mais les alentours comme les communautés paysannes, des lieux où l’on peut observer la nature, faire des randonnées ou encore observer d’anciennes ruines. Le monde rural autour de la ville est valorisé et apparaît comme étant « inchangé » par l’activité minière.
Ville « à la pointe de la technologie » sous la gestion de Cerro de Pasco Cooper Corporation et Centromin, le complexe est d’abord perçu comme le moteur de la ville assurant son bon fonctionnement. Même si les problèmes sociaux et environnementaux ont toujours été mentionnés, c’est l’image d’une ville qui fonctionne, le souvenir d’une urbanité qu’elle que soit son idéologie qui importe pour les personnes interrogées. Les « nouvelles » tensions sont portées par une multitude d’acteurs et diffusées par les médias lors du rachat du complexe par Doe Run Perú en 1997 et du non-respect des normes environnementales mises en place par l’État.
De « capitale sidérurgique sud-américaine », la ville est projetée sur la scène internationale comme faisant partie des villes les plus « polluées au monde ». Malgré cette image de ville chaotique, le complexe et son fonctionnement est vecteur de représentations qui reflètent aujourd’hui l’évolution d’une économie minière globale de plus en plus agressive et qui soulignent la nécessité de réfléchir à une échelle locale sur la ville et la territorialité.
Le fait qu’il n’y ait pas de réponse au conflit laisse la population divisée et le climat d’incertitude ressenti suite aux différentes perceptions du complexe. Cela souligne le manque d’un projet urbain où les habitants puissent vivre et travailler dans cette ville. Finalement, les représentations racontées de façon chronologique par les habitants soulignent les défis urbains des pouvoirs locaux à savoir planifier la ville. Ainsi les représentations du complexe permettent d’apporter un regard sur l’urbanité et sur les processus de construction des identités collectives.
Notes:
[1] Anthropologue, doctorante CERMA/Mondes américains, UMR 8168 ; Institut Français d’Etudes Andines (IFEA, UMIFRE 17, CNRS-MAE).
[2] Guía de negociaciones e Inversiones en el Perú, Guide p. 43
[3] Guía de negociaciones e Inversiones en el Perú, Guide p. 69
[4]C. Salazar, K. Grieco, 2013 :151
[5] César Bedoya et al., « Évolution des conflits sociaux et environnementaux au Pérou : Une lecture générale », Problèmes d’Amérique latine, 2013/1 N° 88, p. 77-94.
[6] V. Bos, 2014 :5
[7] Op. cit.
[8] Interview donnée à Vladimir Huaroc le 12 mars 2014, TV Perú.
[9] Manuel, Glave, Juana, Kuramato, « La minería peruana: lo que sabemos y lo que aún nos falta por saber » in, Grupo de Análisis para el Desarrollo, Investigación, políticas y desarrollo en el Perú, Lima: Grade, 2007. p. 135-182.
[10] Fernando Bravo-Alarcón, El problema ambiental de La Oroyay su construcción social y política. traves del análisis de las propuestas institucionales legales participativasde remediación, Tesis presentada para optar el grado de Magíster en Desarrollo Ambiental, Lima, PUCP, 2012, 219 p.
[11] José De Echave, Emma Gomez, Doe Run vs. Perú, Lecciones de una demanda injusta, Lima 2013 ; Pablo Vega-Centeno, « Los efectos urbanos de la minería en el Perú: del modelo de Cerro de Pasco y La Oroya al de Cajamarca », Apuntes 68, 2011, p.109-136. p.113.
[12] C’est une autre façon de dénommer l’entreprise par les habitants de La Oroya à l’époque de la présence de Cerro de Pasco Copper Corporation. Cf note 3
[13]José De Echave, Emma Gomez, op. cit. 2013.
[14] Fernando Bravo-Alarcon, op. cit. 2012.
[15] José De Echave, Emma Gomez, op. cit. 2013.
[16]Manuerl Glave, Juana Kuramato, op. cit. 2007.
[17] Ibidem.
[18]La personne interrogée a 45 ans. L’entretien a été fait sur un banc à côté de la mairie, son lieu de travail. Il a deux enfants.
[19] Plusieurs personnes interrogées ont mentionné ce fait, même les gérants de plusieurs hôtels situés le long de la caretera central. Ils évoquent la « bulle immobilière de La Oroya » qui n’est autre qu’un développement rapide de la construction anarchique de logements, car non loin de là se trouve le grand projet minier de Toromocho. Les travailleurs n’avaient pas de quoi se loger… « Les gens ici ont bien compris et ont attrapé l’opportunité ». Une des conclusions générale sur ce phénomène est que « ça ne durera pas », et que « c’est comme d’habitude » selon les témoignages lors d’une discussion informelle.
[20] Construites de façon anarchique aux alentours de la mairie, il me montre les maisons à plusieurs étages sans toit et toujours en attente d’un étage supplémentaire.
[21] Homel, op. cit.
[22] Actuellement il continue à avoir ce rôle symbolique, le parc a été construit durant la dernière gestion municipale.
[23] Manuel Glave, Juana Kuramato, op. cit. 2007.
[24] Ibidem.
[25] V. Bos, 2015 p. 15
[26] Entrevue à Marcavalle, la personne entendue a 30 ans, ne travaille pas, habite Marcavalle. La blague est un jeu de mot pour dire que cette idée de futur raté d’avance est lié au plomb.
[27] Sur le site : http://www.blacksmithinstitute.org/projects/regions/latinamerica.
[28] Suarez, op. cit.
[29] José De Echave, Emma Gomez, op. cit. 2013.
[30] La personne entendue a 42 ans, travaille en dehors de La Oroya, vit la semaine à La Oroya (Sa mère vivant encore à La Oroya) et rentre le weekend à Huancayo où il y possède une maison. Il est célibataire sans enfant et travaille dans le secteur minier dans une entreprise qui fabrique des bouteilles d’oxygènes.
[31] Le projet de Toromocho est un des plus anciens « méga projets » à l’échelle de la région. Il est situé dans la province de Yauli dans le district de Morococha. Cette mine de cuivre à ciel ouvert, représente 2500 emplois directs et 7500 indirects. Une partie des personnes interrogées vivant à La Oroya font partis des employés directs de l’entreprise Chinalco.
[32] Entretien réalisé sur les marches de l’escalier des « blocs » à Marcavalle derrière l’ancien terrain militaire avec plusieurs personnes ayant de 29 à 34 ans. Ils habitent en majorité à Marcavalle, Santa Rosa de Sacco, deuxième pôle dynamique où des activités commerciales se sont développées. Les personnes entendues travaillent toutes « temporairement pour plusieurs mois pour le grand projet minier de Chinalco ». Ils ont grandi à La Oroya et vivent entre La Oroya, Toromocho et Lima.
[33] Llankay, « Re descubre La Oroya, Mucho por conocer », mars 2014. Llankay signifie travail en Quechua.