Acteurs globalisés et ressources minières localisées : contours et enjeux de la contestation post-extractiviste en Argentine

Mathilde Denoël[1], Martine Guibert[2]

I&C 168 couvertureEn Amérique latine, l’intensification de l’exploitation minière et ses caractéristiques techniques relèvent souvent du gigantisme et la participation du secteur aux exportations en fait à la fois un reflet et un outil de la globalisation. Appelée mega-minería, quand elle revêt ces traits, elle est le miroir de relations globales de pouvoir qui impliquent une multitude d’acteurs, tant publics que privés, et elle sous-tend une imbrication complexe des échelles internationale, régionale, nationale et locale. Menée souvent par des entreprises transnationales, elle soulève des problèmes de gestion et de contrôle mais elle vient aussi questionner la globalisation, la souveraineté des États, les relations sociales, le respect de l’environnement, et, finalement, les choix de société. Ce sont d’ailleurs ces choix de société que mettent en cause les tenants du post-extractivisme. Intégrant la problématique minière à grande échelle à celle de la surexploitation des ressources naturelles dans leur ensemble, ces opposants latino-américains ont opéré un changement de paradigme : plutôt que de penser l’exploitation des ressources naturelles en termes de progrès et de rentabilité, pourquoi ne pas l’envisager depuis la perspective du respect des populations locales et de leur environnement ?

L’Argentine, à la différence de ses voisins tels que le Chili, la Bolivie ou le Pérou, n’est pas un pays de tradition minière. L’installation du modèle extractiviste sur ses terres est donc emblématique tant des phénomènes en cours que des outils mobilisés par les différents acteurs pour justifier ou contester le modèle. Ainsi, le dialogue entre le néo-extractivisme et son négatif post-extractiviste, à travers l’exemple symbolique de la mega-minería argentine, met à jour différents langages de valorisation du territoire qui s’entrechoquent dans un système globalisé et dans différentes perceptions du développement.

  1. Conditions du développement dans les années 1990 du modèle extractiviste

Comme ailleurs en Amérique latine, les réformes radicales des années 1990 vont accélérer l’ouverture de l’économie de l’Argentine. Opportunément couplées avec la réforme du Code minier, elles vont affirmer l’instauration du modèle extractiviste.

Désengagement de l’État et IDE

Après une forte baisse du PIB dans les années 1980-90 et un taux annuel moyen de croissance par tête de -2,1 %[3] , l’Argentine, comme ses voisins, se tourne vers les institutions internationales afin d’obtenir des prêts. Le gouvernement de Carlos Menem[4] applique les plans d’ajustement structurels (PAS) et opère une véritable « rupture de régime »[5] . L’Argentine devient une des économies les plus internationalisées du monde[6]. La politique d’attraction des capitaux étrangers est inédite : égalité de traitement pour les capitaux nationaux ou étrangers, suppression des conditions préalables à tout investissement direct étranger (IDE), accès au marché domestique libéralisé pour les entreprises étrangères, etc. L’Argentine reçoit entre 1990 et 1995 1,4 % des flux mondiaux d’IDE et l’équivalent d’un stock d’IDE de 24,6 milliards de dollars entre 1992 et 1995, dont 37 % destinés aux privatisations[7]. L’étude menée par la CEPAL[8] souligne qu’au cours des années 1990, l’ouverture de l’économie a permis aux entreprises transnationales exploitant des ressources naturelles en Argentine d’exporter plus de 70 % de leurs ventes (les marchés sont hors d’Amérique latine).

La décennie 1990 marque l’installation du modèle extractiviste et le recul de l’État, au profit des entreprises privées, y participe. Durant les décennies 1970 et 1980, l’État avait le contrôle sur les entreprises des secteurs dits stratégiques, comme le secteur minier. L’article 40 de la Constitution nationale de 1949 déclarait les services publics et les ressources naturelles propriétés inaliénables de l’État[9]. Or, la libéralisation et l’entrée de capitaux étrangers dans les années 1990, ainsi que la réforme du Code minier, vont faire de l’Argentine le premier pays de captation d’investissements miniers[10]. Les IDE passent de 83 millions de dollars en 1993 à un peu plus d’un milliard en 1999[11]. Entre 1995 et 1997, 1,2 milliard de dollars (fonds australiens et canadiens) ont été investis dans la mine d’or et de cuivre de Bajo la Alumbrera, dans la province de Catamarca[12]. Cet IDE minier est le plus important, il est considéré comme le premier méga-projet en Argentine.

L’open pit

Jusqu’au début des années 1990, l’exploration et l’exploitation des rocas de aplicación[13], étaient le fait de petites et moyennes entreprises (PME) argentines. Elles répondaient à une demande majoritairement nationale, et les procédés traditionnels restaient suffisants. Mais le développement de la mega-minería, polarisée autour des minerais métallifères pour l’exportation, va nécessiter des processus d’industrialisation à grande échelle[14]. Les mines à ciel ouvert sont ainsi exploitées grâce à la méthode de l’open pit. La détection par satellite de minerais situés tout près de la surface du sol, et localisés sur des cartes topographiques et géologiques, détermine la zone d’exploitation. Pour les extraire, la roche est creusée par dynamitage, puis collectée et traitée. Le traitement de la roche par lixiviation (introduction de solvants dans la roche comme du cyanure, du mercure ou de l’acide sulfurique) permet la séparation du minerai des autres déchets. De grandes quantités d’énergie et d’eau sont utilisées. Plus la concentration du minéral dans la roche est faible, plus les quantités nécessaires de ces ressources sont importantes.

En outre, avec la mega-minería, la répartition de la valeur brute de la production par minerai diffère : alors que les rocas de aplicación participaient en 1990 à hauteur de 51,91 % à la valeur brute de la production minière, elles ne comptent en 2000 que pour 30,22 %. Dès lors, les minerais métallifères qui ne participaient qu’à hauteur de 21,44 % en 1990 représentent environ 60 % en 2000[15]. Les minerais métallifères recherchés en Argentine sont l’argent, le cuivre, le lithium, l’or, le plomb et le zinc, et, dans une moindre mesure, le béryl, le cadmium et l’uranium.

Transnationalisation et nouvelle carte minière

La logique spatiale des acteurs de l’activité minière s’appuie sur une conception du territoire qui articule compétitivité et intégration aux espaces globalisés et qui, en valorisant les flux de connexion internationaux, se reflète dans la transnationalisation des acteurs. Alors qu’au début des années 1990, 10 entreprises transnationales avaient investi dans le secteur, on en dénombrait près de 60 en 2003. De même, si la région latino-américaine est ancrée dans une longue tradition minière, l’Argentine restait, jusqu’à la décennie 1990, en retrait de l’activité. Son statut va changer et, en 1998, elle concentrait 9,5 % des budgets totaux en exploration minière étrangère de la région. Pareillement, si avant la mise en place des politiques d’ouverture de l’économie, l’investissement étranger moyen en exploration était estimé à 6 millions de dollars, il s’élevait à 130 millions en 1997[16]. Les PME de capital national qui travaillaient dans l’exploration et l’exploitation de matériaux de construction se sont reconverties dans la vente d’équipements importés ou ont disparu. Ainsi en Argentine, le secteur d’exploitation minière métallifère est dès lors dominé par les grandes entreprises de capital étranger, associées à des projets d’envergure et orientées vers le marché extérieur.

Cette conception verticale du territoire et la transnationalisation des acteurs engendrent un déplacement de l’activité vers les provinces présentant un potentiel compétitif à l’international, soit vers celles du Nord-Ouest. Alors que la région centrale concentrait plus de 45 % de l’activité en 1995 et que celle du Nord-Ouest ne pesait que pour 15 % environ, celle-ci représente, en 2000, 60 % de la production, et la région centre, 14 %[17]. La région du Cuyo enregistre une légère augmentation de l’activité minière, passant de 11,5 % en 1995 à 15,5 % en 1999. La région de la Patagonie voit, elle, sa participation stagner jusqu’à l’installation du projet de mega-minería de Cerro Vanguardia (or et argent), ce qui va provoquer une croissance de la production régionale de 150 % en un an. Enfin, la région du Nord-Est, spécialisée en rocas de aplicación, est la seule à enregistrer une diminution de la production en 1995 et 1999.

Le modèle extractivo-exportateur a donc requalifié les régions argentines en fonction de leur dotation en ressources minières demandées à l’international ; elles sont les terres d’élection des méga-projets transnationaux.

  1. Années 2000, néo-extractivisme et vision éco-efficiente du territoire

La crise économique, politique et sociale qui arrive à son paroxysme en 2001, marque un tournant dans le paysage politique et économique argentin (et ailleurs en Amérique latine). Entre autres répercussions, il y a la mobilisation de nouvelles classes militantes, la mise en place d’un gouvernement progressiste au discours national-populaire, et, dans le même temps, l’affirmation du modèle néo-extractiviste.

Le Kirchnerisme en appui aux méga-projets miniers

Boccardi et alii[18] affirment que si les années 1990 ont marqué le passage d’un État programmateur à un État administratif et où les frontières entre celui-ci et les entreprises privées se sont effacées, le gouvernement de Néstor Kirchner a accentué « son rôle fondamental dans la construction des conditions économiques, légales et sociales le rendant possible »[19]. Par exemple, C. Kirchner reconnait que « les secteurs énergétique et minier sont les deux secteurs qui nécessitent le plus grand capital intensif et qui sont les plus risqués parce que ce sont des investissements franchement millionnaires (…) tout cela nécessite une réflexion politique depuis le secteur public afin de l’articuler avec le secteur privé »[20] (traduction de l’auteur). Ainsi, si l’extractivisme classique suppose une présence affaiblie et faible de l’État, dans le cas du néo-extractivisme, l’État, certes plus présent et plus volontaire dans le traitement du social, reste le moteur et la caution d’une dynamique d’exploitation-exportation des ressources naturelles.

Par ailleurs, les conditions juridiques d’implantation du modèle extractiviste restent inchangées et même valorisées, comme en témoigne le discours de N. Kirchner en 2004 lors de la mise en place du « Plan Minero Nacional »[21] : « (…) nous croyons en un processus où se consolide le développement de la production, comme cela commence aujourd’hui à être visible dans la province de San Juan, ou comme en témoignent les processus de recherche et de production qui sont lancés dans le reste de l’Argentine, nous sommes absolument convaincus que ce processus va s’affirmer, que se développeront la production minière, les exportations, les sources de travail, et que les recettes vont fortement augmenter (…). Il est également très important que le développement de l’exploitation minière, qui concentre les investissements, soit accompagné d’une croissance durable (…), que les gens perçoivent que l’exploitation minière est synonyme de progrès, de travail, d’amélioration de la qualité de la vie, directement induits par le développement et la croissance économique dans la région où se développe ce type d’investissement (…). Nous allons donc jouer, depuis le gouvernement national, à fortement soutenir le secteur » (traduction de l’auteur).

Ce discours, où le territoire ou les ressources exploitées ne sont jamais mentionnées, est emblématique sur deux aspects : d’une part, création d’un Secrétariat d’État, dépendant du Ministère de la Planification Fédérale, des Investissements Publics et des Services, affirmant le repositionnement de l’État comme acteur central, d’autre part, légitimation de l’exploitation minière comme politique nationale de développement. Boccardi et alii[22] remarquent que le néo-extractivisme témoigne d’une nouvelle étape dans les relations entre capital et État et d’une désagrégation des frontières entre public et privé. Ainsi, l’ex-Secrétaire d’État à l’activité minière, Jorge Mayoral, ingénieur minier, a des intérêts personnels à travers des participations dans des entreprises minières[23] et il déclarait par exemple lors de la cérémonie de clôture de ARMINERA 2007 (VIème Exposición Internacional de Minería à Buenos Aires) : « C’est vous, ce sont les projets, les opérateurs et les prestataires de services, qui créent plus de mille emplois directs en ce moment en Argentine, et qui font de la création de plus de 165 000 emplois indirects, un véritable pic historique jamais atteint, affirmant l’activité minière dans le contexte national comme un secteur très actif dans la construction d’un pays plus juste ». (Jorge Mayoral, cité par Boccardi et alii[24]) (traduction de l’auteur).

L’arrivée au pouvoir de C. Kirchner en 2007 n’a pas été synonyme de rupture. Au contraire, la présidente soutient que l’exploitation minière peut permettre le développement du pays, notamment de par d’importantes retombées fiscales, et qu’elle doit donc être soutenue. L’Argentine comptait 336 projets d’activité minière en 2007 (soit 740 % de plus qu’en 2003) et 403 en 2009[25]. En 2012, 13 mines métallifères sont en exploitation et 18 sont recensées par le site officiel de « Argentina Mining[26] », en 2014, comme des méga-exploitations (carte 1).

Carte 1 – Localisation des méga-projets miniers en Argentine en 2013

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Le néo-extractivisme : une vision éco-efficiente du territoire

Le néo-extractivisme, prolongement de l’extractivisme classique, est le vecteur d’une vision éco-efficiente du territoire, qui exclut toute vision alternative de ce dernier et qui repose sur une classification des territoires en termes de potentiel exploitable, de terres viables / non-viables. Deux catégories existent : les territoires efficients, et ceux pouvant êtres vidés (vaciables) ou sacrifiés (sacrificables)[27].

La catégorie des territoires efficients s’est imposée dans les années 1990. En rompant avec l’idée d’un modèle global de territoire pensé depuis les sphères étatiques, l’ouverture  de  l’économie et  le recul de l’État ont entraîné le démantèlement des régulations qui garantissaient aux économies locales une intégration dans l’économie nationale argentine, les connectant ainsi directement à l’économie de marché. Cette distinction des territoires en termes de viabilité se reflète dans l’estimation des territoires locaux selon leur taux de rentabilité.

La deuxième catégorie est née avec l’installation de méga-exploitations minières. Les entreprises transnationales choisissent des zones relativement isolées et/ou appauvries, qu’elles pointent comme étant des territoires dénués d’autres intérêts que celui de leurs ressources. Reposant sur une forte asymétrie sociale, cette approche a entraîné, par la minimisation des économies locales, le déplacement ou la disparition de certaines communautés. Cette idée de territoire pouvant être vidé repose, en Argentine, sur l’imaginaire fort du désert : « Les fonctionnaires de l’État national ou régional utilisent cette “métaphore”, tellement ancrée dans l’imaginaire politique et culturel argentin, afin de permettre l’installation de l’activité minière à grande échelle comme seule alternative productive dans des régions connaissant le “désert de pierre” »[28] (traduction de l’auteur). Ce discours développé par les pouvoirs publics laisse entendre que l’installation d’entreprises se justifie, car ce sont elles qui apporteront un développement qui semble impossible autrement.

Cependant, le concept de développement durable a participé à la complexification de la lisibilité de modèles tels que le modèle extractivo-exportateur. En effet, « il ne s’agit pas uniquement de repositionner la relation société-nature, mais d’inventer un « nouveau » cadre délibératif afin de se mettre d’accord sur les modalités socio-politiques susceptibles de conduire à des changements dans les modes de vie et dans notre rapport à la nature. Opter pour le développement durable signifie s’inscrire dans un débat prenant en compte les atteintes à l’humanité et à l’environnement naturel de la croissance économique[29] ».

Or, dans le secteur des activités minières, l’idée de développement durable a induit l’intégration des problématiques écologiques dans l’objectif de rationalité. Une activité « durable » est d’autant plus efficiente, et le territoire préservé (dans certaines limites), qu’elle permet d’assurer une « bonne » exploitation des ressources qu’il contient[30]. Cette éco-efficience repose, notamment, sur la responsabilité sociale entrepreneuriale (RSE) qui vise à combiner la philanthropie entrepreneuriale et l’idée plus générale de responsabilité des entreprises quant à l’impact social et environnemental de leurs activités[31].

En Argentine, la RSE a trouvé grand écho. La CAEM[32], en 2014, tout en soulignant les liens entre activité minière et marché mondial affirme que « Les entités boursières internationales – bourses de valeur – où cotisent les entreprises minières sont sensibles aux crises environnementales et sociales qui pourraient se produire ». L’activité minière se doit, pour une meilleure sécurité financière, d’éviter les crises socio-environnementales. Enfin, et de manière moins décelable, les entreprises transnationales, en tissant des liens avec les universités, les écoles, les institutions locales des villes petites ou moyennes de proximité, se transforment en acteur social englobant. Mais ce rôle peut être contesté : « Les organisations sociales ont constaté que les grandes entreprises minières dans les provinces de Catamarca, Tucumán, San Juan et Chubut effectuent des donations aux écoles et hôpitaux de ces provinces, essayant d’acquérir indirectement des soutiens et de limiter l’exercice de leur opinion par les communautés[33] » (traduction de l’auteur).

Cependant, le modèle néo-extractiviste fait face à une opposition croissante de la part des mouvements socio-environnementaux, qui essaient d’imposer, par le biais d’actions directes ou juridiques, le respect de leurs approches de la territorialité.

  1. La contestation du modèle en place : entre biens communs et perceptions alternatives des territoires

L’opposition à la mega-minería s’ancre dans un réseau complexe de relations de pouvoir auquel participent les acteurs institutionnels et la société civile.

Les assemblées citoyennes 

La mobilisation induite par la crise de 2001 se distingue d’autres moments historiques par la visibilité et la légitimité qu’elle a obtenue sur la scène nationale. Si de nombreuses organisations existaient déjà et se renforcèrent, d’autres, telles que les assemblées de quartier, virent le jour. Elles se caractérisent par un processus de « démocratisation de la démocratie » affirmant, depuis le point de vue de la démocratie participative et directe, un regard sur la démocratie représentative en place, réaffirmant le caractère de citoyen des participants, et donc leur habilitation à exercer une certaine vigilance sur le pouvoir, et exprimant le peu de représentativité des institutions formelles[34].

C’est dans ce contexte de mobilisation que les problématiques environnementales se sont affirmées. À Esquel (province de Chubut), la mobilisation a été forte contre la concrétisation d’un méga-projet métallifère minier en 2002 par l’entreprise transnationale Minera El Desquite, puis Meridian Gold Inc. (entreprise états-unienne rachetée en 2007 par l’entreprise transnationale canadienne Yamana Gold) qui l’a rachetée au début de l’installation de l’activité. Après un long processus d’opposition mené par « la Asamblea de Vecinos Autoconvocados de Esquel por el No a la Mina » (Assemblée des Voisins Autoconvoqués de Esquel pour le Non à la Mine) et, après que l’audience publique prévue le 4 décembre 2002 durant laquelle devait être présenté « El Informe de Impacto Ambiental » (Rapport d’Impact Environnemental)[35] eut été repoussée, un référendum fut organisé par le gouvernement provincial. Ce premier référendum mené en Argentine depuis la réforme constitutionnelle de 1994 a eu pour résultat 81 % de « non à la mine », avec une participation de 75 %[36]. La première loi provinciale d’interdiction de l’activité, tout comme l’arrêt du projet en cours, sont actés. Surtout, ce « NO » est considéré comme la naissance du « No a la Mina » argentin, et comme un antécédent tant à l’échelle nationale que continentale[37]. Il a participé en 2003 à la création de la red de Comunidades Afectadas por la Minería (Red CAMA).

En 2006, alors que se tient à Córdoba un sommet des présidents des pays du Mercosur, des groupes écologistes s’y sont retrouvés à l’initiative du « Grupo Ecológico 9 de julio Valle del Carmen ». La « Unión de Asambleas Ciudadanas contra la contaminación y el saqueo » (Union des assemblées citoyennes contre la pollution et le pillage) (UAC), héritée de la red CAMA, a été créée. Elle réunit des groupes originaires de tout le pays s’opposant à la mega-minería, mais aussi à l’agrobusiness, la déforestation, l’appropriation de territoires occupés par des populations locales, la spéculation immobilière ou la pollution urbaine entre autres, ainsi que certains mouvements de pays voisins, tels que « El movimiento anti Pascua-Lama » chilien. Non partisane, elle repose sur les principes de consultation populaire, d’autodétermination des communautés, d’anti-impérialisme, d’horizontalité et de solidarité. Elle compte plus de 70 organisations de base[38] et a organisé, entre 2006 et 2011, quinze rencontres nationales dans des villes moyennes de l’Argentine. L’UAC a aussi généré, selon Wagner[39], la création des UACs régionales ; elle souhaite construire un réseau à l’échelle continentale[40].

Cette mise en réseau à l’échelle de l’Argentine, couplée à des protestations longues[41] a débouché sur l’interdiction de l’activité minière à ciel ouvert dans cinq provinces et à des restrictions juridiques dans trois d’entre elles (Carte 2).

Si tous les pays ayant développé des méga-exploitations minières ont connu des conflits socio-environnementaux[42], le collectif Voces de Alerta[43] en ayant recensé plus de 120 dans le sous-continent, leur lecture doit être faite depuis l’échelle provinciale et régionale avant d’être perçue dans leur ensemble national[44]. En effet, la régionalisation de l’exploitation des ressources naturelles a provoqué une grande fragmentation des scénarii miniers. Dans les provinces comptant avec une classe moyenne aisée, liée au territoire productif local, l’opposition a trouvé plus d’écho que dans les provinces plus pauvres. Cette différenciation permet des arrangements particuliers entre gouvernements provinciaux et entreprises transnationales, mais elle facilite aussi l’action institutionnelle des mouvements d’opposition, puisque à plus petite échelle.

Carte 2

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Contestation et langages de valorisation des territoires

La défense du territoire et l’émergence de discours environnementalistes forts nourrissent le développement continental d’une valorisation du territoire nouvelle et commune à ces actions d’opposition, et croisent des revendications communautaires et indigènes. Ce « tournant éco-territorial » (voir des auteurs comme Svampa, Álvarez, Bottaro et Wagner), utilise les notions de bien commun, de souveraineté alimentaire, de justice socio-environnementale et de bien vivre[45]. Or, « le terme de “biens naturels communs” vient contrebalancer la vision utilitariste des biens de la nature comme marchandise, comme “ressources” pour les activités économiques, qui implique l’ignorance du reste de leurs attributs – qui ne peuvent être représentés par un prix de marché, même si certains le sont –. (…) La dénomination “biens naturels communs” dépasse celle de ressources naturelles, puisqu’elle prend aussi en considération les services environnementaux de la nature, et sa valeur symbolique, d’existence et de legs[46] » (traduction de l’auteur). Repenser les ressources naturelles avec cette perspective éclaire donc une première démarche d’appropriation de la nature, puisque l’idée de ressource induit, en grande partie, un potentiel exploitable selon un objectif (ici l’exportation sous forme de commodities)[47].

Valorisant au contraire l’idée de nature comme patrimoine commun naturel, social et culturel, presque inaliénable, les organisations socio-environnementales appellent à la mise en place de systèmes sociaux et juridiques. Ces derniers doivent permettre le partage et la juste répartition de manière durable de ces apports[48] et doivent amener vers le bien vivre, concept inspiré du monde spirituel indigène (suma kausay en quechua ou suma qamańa en aymara). E. Gudynas et A. Acosta, deux théoriciens majeurs du post-extractivisme, définissent le buen vivir comme une « occasion de construire une autre société basée sur la coexistence des êtres humains avec la nature, dans la diversité et l’harmonie, à partir de la reconnaissance des différentes valeurs culturelles présentes dans chaque pays et dans le monde »[49]. Cependant, si cette notion articule discours socio-environnementalistes, matrice communautaire et langages de valorisation[50] territoriale, elle est encore en cours de définition et au cœur de controverses.

Cette approche recoupe, dans le contexte latino-américain, la notion de territoire et de territorialité. En effet, « assurément, la dénomination [bien commun] fait allusion aux biens qui garantissent et soutiennent les formes de vie sur un territoire déterminé. Ainsi, il ne s’agit pas seulement d’une dispute autour des “ressources naturelles”, mais d’un conflit pour la construction d’un certain “type de territorialité”, centré sur un langage qui montre du doigt la protection du “commun”, dans le cadre d’une conception “forte” de la durabilité. C’est précisément cette ignorance de ces autres valorisations qui permet que les territoires soient considérés comme des “aires de sacrifice” [51]» (traduction de l’auteur).

Cette place essentielle du territoire et de la territorialité a encouragé l’émergence de langages de valorisation qui permet de mettre à jour différentes conceptions du territoire. Selon Álvarez[52], « le territoire se présente comme le locus des demandes et des attentes des personnes pour reconstruire leurs modes de vie ; sa défense part et se nourrit de registres symboliques et collectifs » (traduction de l’auteur). Dans cette perspective, le mouvement continental de protestation socio-environnementale est un mouvement de protestation socio-territoriale. En effet, le territoire est ici l’objet de conflit, à la différence d’autres mouvements sociaux ou écologistes, associés à des territoires donnés (quartiers, lieux occupés,…) qui ne sont pas l’objet de la mobilisation[53]. Or, si le territoire est la clef de voûte des conflits, les participants à ces mouvements font preuve de diverses appréhensions du territoire. Nous pouvons en évoquer quatre, selon une typologie établie au sein de l’écologie politique latino-américaine et analysée par Álvarez[54]:

– Le territoire originaire fait référence aux valeurs attribuées par les communautés originaires et/ou paysannes ; le territoire participe de l’espace de vie, de l’environnement dans lequel on agit, ce qui sous-entend la protection de la nature, dont l’humain est partie prenante.

– Le territoire hérité est une conception courante dans les collectifs ou assemblées citoyennes situées dans des petites ou moyennes villes, connaissant des flux forts de migration. Le territoire est un bien sur lesquels s’exercent des droits et devoirs hérités ; par là même, il est non mercantile. Il est un legs culturel qui ne peut être pensé en termes de productivité ou de tourisme. L’installation d’une activité extractiviste ou d’une méga–exploitation minière entraîne alors un conflit non pas d’intérêt mais de droit.

– La perception choisie du territoire concerne les personnes qui, à la recherche d’une meilleure qualité de vie, quittent les grands centres urbains pour s’installer dans des villes plus petites[55]. La défense de l’idéal du territoire naturel est ici en jeu, et la notion de défense pour les générations futures (slogan de type « Si a la vida »), essentielle.

– Le territoire productif renvoie à la défense des ressources naturelles avant la défense des territoires. Les petits producteurs ont conscience des besoins en ressources naturelles pour le développement d’une activité économique viable, notamment en eau et leur participation aux mouvements socio–environnementaux passe par la prise en compte de l’échelle de l’exploitation individuelle. Ces acteurs, loin d’être déconnectés de l’action collective, peuvent apporter des savoir–faire mobilisables dans la défense des territoires contre des agents extra–territoriaux tels que les entreprises minières transnationales[56].

La diversité des langages de valorisation du territoire démontre le potentiel des organisations ou assemblées citoyennes. Leur rassemblement au sein des mouvements socio-environnementaux et socio-territoriaux vient souligner le rejet massif d’une   perception   hégémonique   du   territoire,

signant une conception particulière du développement.

 Conclusion

Le modèle néo-extractiviste signe le retour en force d’une vision productiviste des territoires, malgré la présence de gouvernements s’affirmant de gauche ou progressistes. En ce début de XXIème siècle, la contestation vient souligner le rejet de cette vision développementaliste des territoires et des sociétés et appelle à repenser la construction sociétale depuis une perspective plus soucieuse de l’échelle locale et plus respectueuse des différentes perceptions de la territorialité. Ces dernières impliqueraient alors une meilleure considération des populations, de leurs droits, des ressources naturelles ou biens communs naturels, des cultures et des modes de vie. Cet antagonisme entre les différentes approches du territoire laisse supposer un dysfonctionnement tant du développement pensé à l’échelle globale que des outils liés, tels que le concept de développement durable.

Par ailleurs, si l’État progressiste et les entreprises transnationales véhiculent un idéal de développement, celui-ci semble être très occidentalisé[57]. La contestation post-extractiviste souligne le rejet de la différenciation nature / culture et invite à repenser le développement en considérant que « ce que nous appelons le social est partie prenante, en totale continuité, avec le naturel ».

 

Notes:

[1] Doctorante UMR LISST-CIEU et UMR Dynamiques rurales, Université Toulouse – Jean Jaurès (UT2J), 5, allés A. Machado, 31 058 Toulouse cedex 09, E-mail : denoelmathilde@gmail.com.

[2] Enseignante-chercheure UMR Dynamiques rurales, Université Toulouse – Jean Jaurès (UT2J), 5, allés A. Machado, 31 058 Toulouse cedex 09, E-mail : guibert@univ-tlse2.fr.

[3] P. Salama, Les économies émergentes latino-américaines. Entre cigales et fourmis, Armand Colin, Paris, 2012.

[4] C. Menem a effectué deux mandats successifs (1989 à 1995, 1995 à 1999) comme Président de l’Argentine.

[5] R.G. Larrain et D.C Winograd, « Privatisation massive, finances publiques et macroéconomie : le cas de l’Argentine et du Chili », Revue économique, 47(6), 1996.

[6] M. Kuflas, F. Porta, et A. Ramos, Inversión extranjera y empresas transnacionales en la economía argentina. Estudios y perspectivas, CEPAL, Buenos Aires, Argentina, 2002.

[7] D. Chudnovsky et A. Lopez, Las estrategias de las empresas transnacionales en Argentina, Brasil y Uruguay en los ańos noventa. CENIT, Buenos Aires, 1997.

[8] M. Kuflas et alii, op. cit. 2002.

[9] M. Kuflas et alii, op. cit. 2002.

[10] L.S. Wagner, Problemas ambientales y conflicto social en Argentine : movimientos socioambientales en Mendoza. La defensa del agua y el rechazo a la megaminera en los inicios del siglo XXI, Tesis doctoral, mencion ciencias sociales y humanas, Universidad de Quilmes, 2010.

[11] V. Moori Koenig et C. Bianco, Estudio 1.EG.33.6, estudios sectoriales, componente : industria minera, Fundes, Cepal, Onu, Buenos Aires, 2003 ; sur le site : http://www.cepal.org/argentina/noticias/paginas/8/12238/ informe 336Mineria.pdf

[12] M. Manzanal, « Neoliberalismo y territorio en la Argentina de fin de siglo », Economia, sociedad y territorio, 7(2), 2000.

[13] Les rocas de aplicación regroupent les minerais non métallifères tels que le sable, le charbon, les graviers et autres matériaux utilisés dans la construction.

[14] M. SVAMPA, L. Bottaro et M.S. Alvarez, « La problematica de la minera metalifera a cielo abierto : modelo de desarrollo, territorio y discursos dominante », in : Mineria transnacional, narrativas del desarrollo y resistencias sociales, Biblos, Buenos Aires, 2009.

[15] V. Moori Koenig et C. Bianco, op. cit. 2003.

[16] V. Moori Koenig et C. Bianco, op. cit. 2003.

[17] Ibid.

[18] F. Boccardi, S. Goivannini, M. Orellana y D. Rocchieti, « El sueno minero : un analisis de la narrativa utopica del desarrollo », Perspectivas de la comunicacion, 1 (1), 2008.

[19] Traduction de l’auteur, cité par : M. Svampa, « Neo-developpementisme, extractivisme, gouvernements et mouvements sociaux en Amérique latine », Problèmes d’Amérique latine, n°81, 2011.

[20] C. Fernandez de Kirchner, « discurso de la señora Presidente de la Nacion », doctora Cristina Fernandez de Kirchner ante la Honorable Asamblea Legislativa, Presidencia de la Nacion Argentina, Casa Rosada, 10 décembre 2007.

[21] Le Plan Minero Nacional a été présenté le 23 janvier 2004 par le secrétaire de l’activité minière, l’ingénieur Jorge Mayoral, et le président N. Kirchner.

[22] F. Boccardi et alii, op. cit. 2008.

[23] Jorge Mayoral possède au milieu des années 2000, 30 % de la firme Micas Argentina S.R.L, 15 % de Millstone S.A. et 25 % de Minvail S.A. (Boccardi et alii, 2008).

[24] F. Boccardi et alii, op. cit. 2008.

[25] L. S. Wagner, op. cit. 2010.

[26] Site officiel : http://argentinamining.com/es/index.php

[27] M. Svampa et alii, op. cit. 2009.

[28] M. Svampa et alii, op. cit. 2009.

[29] C. Ghorra-Gobin, « L’éthique, nouvelle frontière de la géographie ? », 19ème biennale de Géographie : Géographie et éthique à l’heure de la mondialisation, Géopoint 2012, Avignon, 2013.

[30] G. Rist, Le développement : histoire d’une croyance occidentale, 4ème édition, Presses de Science Po, Paris, 2013.

[31] M. Svampa et alii, op. cit. 2009.

[32] CAEM, « Mineria Argentina, todas las repuestas : agua y mineria », 2014 ; sur le site :

http://www.caem.com.ar/wp-content/uploads/2013/10/miner%C3%Ada-Argentina-todas-las-respuestas-Agua-y-Miner%C3%Ada.pdf

[33] R. Ortiz, « Las empresas trasnacionales en la mineria argentina : seguridad juridica para las empresas, insecuridad ambiental e incumplimiento de los derechos para las comunidades locales », Foro cuidadano de participacion por la justicia y los derechos humanos, Observatorio de las empresas transnacionales, Buenos Aires, 2007 ; sur le site :

http://www.foco.org.ar/back-web/oet-publicaciones_english.htm

[34] M. Svampa et alii, op. cit. 2009 ; L. S. Wagner, op. cit. 2010.

[35] Ce rapport doit être présenté par toute entreprise souhaitant débuter une exploitation minière à grande échelle.

[36] L. S. Wagner, op. cit. 2010.

[37] L. S. Wagner, op. cit. 2010.

[38] M. Svampa et alii, op. cit. 2009.

[39] L. S. Wagner, op. cit. 2010

[40] Union de Asambleas Cuidadanas, « Cuadernillo sistematizacion de las Conclusiones de los Encuentros de la UAC : construyendo cominos colectivos en defensa de nuestros territorios », UAC, 2014 ; disponible sur le site :

http://asambleasciudadanas.org.ar/documentos-uac

[41] L. Bottaro et M. S. Alvarez (n.d.), « Las asambleas de autoconvocados, experiencias de resistencia a la expansion de la megamineria a cielo abierto », sur le site :

http://www.ungs.edu.ar/ms_ici/wp-content/uploads/2012/11/Lorena-Bottaro-y-Marian-Sola-Alvarez-GT5.pdf

[42] M. Svampa, « Consenso de los commodities, giro ecoterritorial y pensamiento critico en Almerica Latina », Revista del OSAL, n°32, Movimientos socioambientales en America Latina, 2012.

[43] Voces de alerta, 15 mitos y realidades de la mineria transnacional en la Argentina. Guia para desmontar el imaginario prominero, Herramienta, El colectivo, Buenos Aires, 2011.

[44] M. Svampa y M.S. Alvarez, « Modelo minero, resistencias sociales y estilos de desarrollo : los marcos de la discussion en Argentina », Ecuador Debate, n°79, 2011.

[45] M. Svampa, art. cit., 2012.

[46] L. S. Wagner, op. cit. 2010.

[47] C. Raffestin, Pour une géographie du pouvoir, LITEC, Paris, 1980.

[48] D. Bollier, « Los bienes communes : un sector soslayado de la riqueza », in H. Silke (sous la dir.) Genes, bytes y emisiones : bienes communes y ciudadania, Fondation Heinrich Böll, Mexique, 2008.

[49] J. Vanhulst et A.E. Beling, « buen vivir et développement durable : rupture ou continuité ? », Ecologie & politique, n°46, 2013.

[50] Nous reprenons l’expression « langages de valorisation » (en espagnol lenguajes de valoración), du précurseur espagnol de l’écologie politique, J. Martìnez Alier (2004), qui les définit comme des « valeurs très différentes, écologiques, culturelles, valeurs basées sur le droit à la subsistance des populations, ainsi que sur les valeurs économiques dans leur conception chrématistique [ou productiviste] ».

[51] M. Svampa, art. cit. 2012.

[52] M.S. Alvarez, art. cit. 2011.

[53] N. Giarracca y D. Mariotti, « Porque juntos somos muchos mas : los movimientos socioterritoriales de Argentina y sus aliados », Revista del OSAL, n°32, Movimientos socioambientales en America Latina, 2012.

[54] M.S. Alvarez, art. cit. 2011.

[55] M. Svampa y M.S. Alvarez, art. cit. 2010.

[56] H. Machado Araoz, « Agua y Mineria Transnacional. Desigualidades hidricas e implicaciones biopoliticas », CIFOT : Revista Proyeccion, n°9, 2010 ; disponible sur le site :

http://casadelasabiduria.info/index.php/servicios/item/16-articulo-de-segunda-prueba

[57] C. Grataloup, Géohistoire de la mondialisation. Le temps long du monde, Armand Colin, Paris, 2013.