Mafias et globalisation: une approche économique du crime organisé

Yves Achille[1]

 

160Les évolutions de ces trente dernières années ont conduit à un essor considérable de la criminalité organisée[2]. L’essor des activités illicites a tout d’abord été favorisé par la globalisation économique et financière : la mondialisation des circuits financiers et leur dérégulation ont accéléré la circulation des capitaux illicites, l’apparition de nouveaux produits financiers opaques a facilité les opérations de blanchiment et l’effacement des frontières a démultiplié des trafics qui s’opèrent par nature au niveau mondial (drogue, trafic d’armes…). Par ailleurs, l’effondrement de l’URSS a entraîné plusieurs conséquences majeures. D’un côté, la fin de la guerre froide et la perte des aides financières qui en a résulté ont amené les guérillas rebelles et les forces gouvernementales d’un certain nombre de pays à rechercher d’autres moyens de financement basés sur le trafic de matières premières, conduisant à l’émergence de zones grises, véritables « espaces en déshérence[3] » en proie aux alliances entre mafias et groupes terroristes. D’autre part, le chaos connu en Russie pendant les années 90 a entraîné la mise en place d’un État mafieux[4] et l’éclatement de l’empire soviétique a alimenté, à travers la mise à disposition d’un immense arsenal d’armements conventionnels et nucléaires, les trafics d’armes et de matières nucléaires dans le monde entier. Enfin, le 11 septembre 2001 a également été un événement favorable aux mafias en ce sens qu’il a provoqué une réorientation des moyens des services de sécurité occidentaux vers le terrorisme et a ainsi donné une liberté d’action plus importante aux mafias. Aussi, le crime organisé revêt-il, à l’heure actuelle, une importance majeure. Un rapport de l’ONUDC[5] indique que tous les bénéfices de la criminalité, à l’exclusion de l’évasion fiscale, s’élèveraient à environ 2 100 milliards de dollars américains, soit 3,6 % du PIB mondial en 2009 (estimation centrale d’une fourchette variant entre 2,3 et 5,5 %). Le blanchiment d’argent représenterait 1 600 milliards de dollars supplémentaires (2,7 % du PIB mondial), et les bénéfices de la seule criminalité transnationale organisée – trafic de drogue, d’êtres humains, contrefaçon et contrebande d’armes légères – s’élèvent à 1,5 % du PIB mondial, dont 70 % sont blanchis à travers le système financier. À titre d’exemple, les cartels mexicains ont fait entrer dans leur pays des revenus liés au trafic de drogue estimés à près de 40 milliards de dollars, soit un montant supérieur aux exportations de pétrole. Encore ces chiffres considérables ne représentent-ils vraisemblablement que la partie émergée de l’iceberg puisque la plupart d’entre eux ne sont que des estimations basées sur les seules saisies ou infractions enregistrées.

Mais l’impact de la globalisation sur les mafias ne se limite pas à une question de taille : les opportunités qu’elle induisait et les menaces  qui apparaissaient ont entraîné des évolutions considérables au niveau de leurs structures comme de leurs stratégies. Elles ont adopté des structures et défini des stratégies qui les apparentent directement aux firmes multinationales (FMN) de l’économie légale : d’une part, grâce au racket et à la corruption, elles ont pénétré de nouveaux secteurs (bâtiment, déchets, habillement) en se positionnant comme concurrents directs ou comme partenaires des firmes de l’économie licite ; d’autre part, elles ont, à l’image des multinationales, très fortement tiré parti de l’existence des paradis fiscaux.

Ces « trous noirs » dans la finance mondiale qui se trouvent au cœur du fonctionnement des marchés financiers sont donc les lieux de rencontre privilégiés entre économie légale et économie illégale, à tel point que « l’économie du crime s’est fondue dans l’économie légale. Distinguer le crime organisé et la planète financière, c’est se condamner à ne comprendre ni l’une ni l’autre[6] ». La première partie de l’analyse met en évidence les points communs entre mafias et multinationales à partir d’une analyse de l’évolution des structures et des stratégies des organisations criminelles. Elle montre également, en prenant appui sur le marché mondial de la drogue, que les caractéristiques des marchés criminels s’apparentent à celles communément observées dans l’économie légale.

Les activités de la criminalité organisée supposent le blanchiment de masses considérables de capitaux. À travers les phases de « placement » – lorsque l’argent sale est mélangé aux revenus d’activités légales – et « d’intégration » – lorsque les fonds sont réintroduits dans les activités licites pour leur donner l’apparence de la légitimité –, le blanchiment suppose l’interpénétration entre activités légales et activités illégales. La deuxième partie étudie ces nouveaux domaines d’intervention des mafias qui les rendent concurrentes ou partenaires des grandes firmes des secteurs pénétrés. Enfin, la globalisation financière a offert aux mafias, dans ces trente dernières années, l’opportunité de profiter de l’expansion considérable des paradis fiscaux qui constituent le cœur du fonctionnement des marchés financiers. Elles utilisent, en effet, lors de la phase « d’empilement » du blanchiment, qui sert à brouiller l’origine des fonds, les innovations financières les plus sophistiquées mises à leur disposition. La troisième partie questionne ce rôle des paradis fiscaux en tant qu’interface entre l’économie légale et l’économie criminelle et met en parallèle leur utilisation par les multinationales et par les mafias.

Ainsi, au même titre que la lumière induit l’existence de l’ombre, les mafias ne constituent pas une simple excroissance maligne qu’il serait possible d’exciser facilement : elles jouent un rôle fondamental dans l’économie mondiale, qui est d’assurer davantage de flexibilité à l’ensemble du système. La collusion d’intérêts entre grandes firmes et crime organisé s’exprime notamment à travers le fonctionnement des marchés financiers, ce qui pose la question de leur régulation.

I/ Une économie mafieuse en tout point semblable à l’économie légale

La mondialisation repose à la fois sur des éléments idéologiques – l’ouverture généralisée des frontières – et techniques, en particulier la baisse des coûts du transport maritime ainsi que le développement des moyens d’information et de communication.  La circulation des informations, des capitaux et des marchandises est devenue tellement aisée qu’il est possible de décomposer à l’infini les activités de production en fonction des signaux modifiant les déterminants de la compétitivité, et de recomposer ainsi, sans cesse, les chaînes de valeur (matérielles et immatérielles). « Les firmes multinationales visent à constituer de cette façon un réseau multi territorial d’unités de production de composants, de montage de produits finis, de distribution, de centres de recherche-développement, de bases financières[7] ». Des stratégies similaires à celles définies par les firmes multinationales se retrouvent dans les organisations criminelles.

 La dimension transnationale : mafias et territoires

Les firmes multinationales utilisent les frontières entre États-nations qui représentaient initialement des « espaces clos de facteurs de production », afin de profiter des divergences dans les normes salariales, en termes de couverture sociale, de droit du travail, ou encore de fiscalité. Mais dans le même temps, ces firmes transnationales effacent les frontières et transcendent ce cadre de l’ État-nation pour structurer un espace qui leur est propre, comme le montre par exemple le mécanisme des prix de transfert.

Ce caractère d’extraterritorialité peut être retrouvé dans le cadre du fonctionnement du système mafieux. Les mafias s’ancrent au départ dans un territoire qui est propice à leur apparition. En ce sens, elles définissent leurs stratégies dans un rapport au territoire délimité par des frontières locales, régionales ou nationales. Ainsi, la Sicile présente certaines caractéristiques qui ont fait de ce territoire un lieu propice au développement de pratiques mafieuses : la très grande pauvreté et, par voie de conséquence, l’acceptation par une très grande partie de la population de la violence et de l’illégalité, la faiblesse des institutions et la fragilité du tissu social. À la fin du XIXème siècle comme après la deuxième guerre mondiale, la Sicile a connu d’importantes luttes populaires contre la mafia, mais leur défaite, qui a forcé à l’immigration de millions d’individus, s’explique autant par la complicité des institutions locales et centrales que par la violence de la réaction des propriétaires terriens.

Les formes modernes prises par les mafias s’expliquent par la volonté de profiter des opportunités offertes par la mondialisation de l’économie et la dérégulation qui la renforce. Le dépassement des frontières multiplie les possibilités de blanchiment et optimise la valorisation des marchandises illégales produites ou vendues (drogue, armes, œuvres d’art…). Dans la distinction qu’introduit Jean de Maillard entre « mafias de masse » et « mafias de cadres », c’est la capacité à atteindre une dimension internationale – et donc à dépasser le cadre trop étroit des frontières nationales – qui caractérise cette évolution : « Certaines d’entre elles sont des mafias de masse, c’est-à-dire que leurs activités continuent de reposer sur l’utilisation d’une main d’œuvre exclusivement délinquante (dont les membres ne sont pas nécessairement affiliés à la mafia, mais peuvent être employés au coup par coup) et sans formation particulière. Ces organisations se livrent aux activités traditionnelles. Leur rayonnement est généralement faible, elles ne dépassent guère les limites de leur communauté sociale d’origine. Au plus atteignent-elles les frontières nationales (…). En France, relèverait de cette analyse la constitution de phénomènes mafieux dans certaines cités. (…). L’expérience prouve que les groupes les plus rustres peuvent évoluer parfois très vite (…). Les uns en restent à ces activités primaires tandis que d’autres, de plus en plus nombreux, ont des activités criminelles qui peuvent être de niveau international. Dans ce cas, on les voit généralement se scinder pour donner lieu à l’apparition de structures plus évoluées. Elles se mettent alors à appartenir à des mafias de « cadres », où les compétences requises sont plus celles de chefs d’entreprise et de financiers que d’hommes de main[8] ». Cette dimension transnationale peut être illustrée par l’exemple des cartels de la drogue mexicains. Les principaux marchés de produits illicites sont des marchés mondiaux et la capacité qu’ont certaines mafias de conquérir de manière déterminante des parts de marché tient à leur faculté de pénétrer des territoires étrangers. Ainsi, ces dix à quinze dernières années, les cartels de la drogue mexicains sont apparus comme les principaux organisateurs du transit de cocaïne vers les marchés des États-Unis, premier marché mondial en 2010 avec un chiffre d’affaires s’élevant à 37 milliards de dollars, et ce au détriment des cartels colombiens. Plus largement, les cartels mexicains contrôlent pratiquement le centre et le sud du continent américain, ce qui leur permet de se fournir aisément en précurseurs chimiques pour produire les drogues de synthèse dont ils sont devenus de grands spécialistes. Ils ont établi des bases dans tous les pays latino-américains, en particulier le Belize, afin de remplir un triple objectif : « surveiller les routes de transit des biens et services illicites qu’ils gèrent ; protéger les actifs générés par leurs activités et garantir l’approvisionnement des produits qu’ils utilisent[9] ». La dimension transnationale des activités criminelles signifie donc un dépassement – un effacement – des frontières. Inversement, les mafias vont tirer parti de l’existence de ces frontières. Leur existence protège les criminels des risques de poursuites, du fait du caractère archaïque de la collaboration judiciaire ou policière, et permet les trafics liés à la contrebande, à l’immigration clandestine ou au contournement des embargos. Ainsi, au delà de la simple protection des criminels, elle est à la base des stratégies d’augmentation de la valeur : « la surveillance des frontières, quand elle est possible et adéquate, ne fait que renchérir le coût des prestations criminelles, parce qu’elle rend plus difficile pour les consommateurs l’accès à ces prestations[10] ». Ainsi, « plus les frontières sont étanches aux pauvres du Tiers-monde, plus le prix que les candidats à l’exil seront prêts à mettre pour les franchir sera élevé, et plus les profits des mafias qui ont pris en charge les filières d’immigration clandestine seront importants[11] ». À l’image des firmes multinationales, les mafias cherchent donc à la fois à utiliser et transcender les frontières.

Structures, stratégies et performances

 L’évolution des structures des mafias correspond à celle des FMN : à l’image de celles-ci, les organisations criminelles les plus efficaces et les plus durables recherchent la symbiose avec leur environnement à travers une adaptation permanente aux modifications de celui-ci, afin d’en saisir toutes les opportunités et d’en éloigner les menaces.

Les structures fortement hiérarchisées comme celles de la Mafia italienne, des cartels de Cali ou de Medellin, ou encore celles mises en place par la Cosa Nostra américaine ont subi d’importants revers dans leur combat contre la police. Les organisations qui ont été les mieux à même de résister se sont avérées être celles capables de diversifier leurs activités et de se recomposer de manière plus flexible. « Dans les années 80, les cartels colombiens étaient centralisés et intégrés. Ils incluaient dans un processus continu, sous leur contrôle direct, toutes les étapes de la production à la distribution. Dans les années 90, ils ont adopté des structures flexibles et décentralisées[12] ». Les structures les plus souples, à l’image de la mafia russe, des structures asiatiques, de la ‘N’drangheta calabraise, de la Sacra Corona Unita des Pouilles ou de la Camorra napolitaine, traditionnellement peu centralisée, présentent davantage d’atouts pour résister aux stratégies judiciaires ou policières, et peuvent d’autant mieux réagir aux nouvelles opportunités apportées par la globalisation économique et financière : « Plus ces groupes sont flexibles, plus ils sont performants. La mafia russe, par exemple, est composée d’une multitude de groupes assez peu structurés, aux articulations fluides et incertaines avec l’extérieur, mais fortement soudées à l’intérieur. Les estimations du ministère russe de l’intérieur font état de 160 000 membres regroupés dans 12 000 groupes, soit une moyenne de 13 personnes environ par groupe mafieux[13] ». La Camorra semble à ce niveau un exemple parfait : à partir des informations produites par les enquêtes de la DDA de Naples, Roberto Salviano retrace l’évolution des structures de cette organisation. « La Nouvelle Camorra Organisée (…) était, dans les années quatre-vingts une sorte de grande entreprise, un groupe centralisé. Puis vint la Nouvelle Famille (…), structurée comme une fédération et constituée de familles économiquement indépendantes réunies autour d’intérêts opérationnels communs, elle aussi d’une taille gigantesque. À présent la flexibilité économique a entraîné la création de petits groupes dirigés par des parrains patrons qui disposent de centaines de sous-traitants ayant chacun des tâches précises et se sont imposés dans toute la société. Une structure horizontale, beaucoup plus flexible que Cosa Nostra, plus ouverte à de nouvelles alliances que la ‘Ndrangheta, capable d’être alimentée de façon continue par de nouveaux clans et de nouvelles stratégies, prête à envahir les marchés de pointe[14] ». Cette évolution des structures a constitué un préalable indispensable à toute évolution des stratégies : « La force économique du Système Camorra est précisément ce renouvellement permanent des chefs et des stratégies criminelles. Au sein des clans, la dictature d’un homme ne dure jamais, car si c’était le cas, les monopoles s’installeraient, les prix monteraient, les marchés se figeraient, les investissements se concentreraient sur certains secteurs au lieu d’en explorer de nouveaux. Ce serait un frein aux affaires (…)[15] ». Cette flexibilité des structures présente également une dimension géographique : en fonction des modifications de l’environnement politique (accentuation de la répression dans certaines zones), l’organisation criminelle s’adapte aux menaces en délocalisant ses activités. Ainsi, sur le marché très dynamique des drogues de synthèse, la fabrication de mélamphétamine destinée aux États-Unis a connu des changements radicaux à la suite des mesures de contrôle des précurseurs adoptées dans ce pays à partir de 2005 : les activités de fabrication ont été déplacées de l’autre côté de la frontière, au Mexique, ce qui a entraîné une augmentation des prix et une baisse de la qualité. Des stratégies de ce type ont également été mises en place par les trafiquants colombiens à partir des années 2000. Jusqu’à cette date, ils ont produit l’essentiel de la cocaïne consommée dans le monde dans leur pays d’origine. Mais, avec la stratégie d’éradication mise en œuvre dans ce pays, les surfaces consacrées à la culture du cocaïer y ont chuté de 58 % entre 2000 et 2009. Dans le même temps, les surfaces cultivées ont augmenté de 38 % au Pérou et de 112 % en Bolivie[16]. Plus largement, les réseaux mis en place par les organisations criminelles se modifient en permanence afin de s’adapter aux mutations de leur environnement, au niveau de leur structure comme au niveau de leurs implantations : « Au cours des dix dernières années, et c’est une résultante de l’amélioration de la loi le long des itinéraires de contrebande traditionnels via l’Amérique centrale et les Caraïbes, l’Afrique de l’Ouest a émergé comme une importante plaque tournante pour le trafic de cocaïne en provenance d’Amérique Latine et à destination de l’Europe[17] ».

Partenariats, spécialisation et sous traitance : vers une mise en réseau des mafias

 L’émergence des réseaux est l’une des caractéristiques fondamentales de la nouvelle configuration de la mondialisation apparue au début des années 80 : « Ceux-ci sont constitués d’unités indépendantes, c’est-à-dire dans lesquelles la société-mère ne maintient plus de participation de contrôle dans le capital, tout au plus une participation symbolique valant carte de visite. La signature de contrats de coopération à moyen-long terme entre partenaires et le suivi en temps réel par internet se substituent à l’investissement direct traditionnel[18] ». À l’image de cette évolution des firmes multinationales, les liens à l’intérieur des mafias ou entre celles -ci reposent bien plus sur des relations entre personnes que sur la détention de participations au capital. Même si ces dernières peuvent être mises en évidence à travers le contrôle de sociétés permettant d’investir dans l’économie légale ou servant au blanchiment d’argent, les relations personnelles sont déterminantes. C’est sur ces relations personnelles que reposent la mise en place et le contrôle de nouvelles activités comme le partenariat mené avec d’autres structures.

Des mafias très différentes coexistent les unes à côté des autres et cette complémentarité permet une croissance globale des activités. Ainsi, au cours des dernières années, des dizaines d’opérations de police ont montré que la mafia sicilienne comme la N’drangheta se sont associées avec les clans de Naples et de Campanie pour écouler d’importants lots de drogue : « Les cartels de Naples et de Campanie fournissaient la cocaïne et l’héroïne à des prix raisonnables, et il était bien plus pratique et économique de travailler avec eux qu’avec des trafiquants albanais ou sud-américains[19] ». « Des alliances, nouées entre ces mêmes partenaires, leur ont permis de se positionner au niveau des appels d’offre sur le marché des lignes ferroviaires à grande vitesse vers Reggio de Calabre[20] ». De telles alliances peuvent être purement conjoncturelles : « Les cartels colombiens ont littéralement éclaté en des centaines de micro-organisations qui passent entre-elles, en cas de besoin, des accords stratégiques ou commerciaux[21] ». Mais les stratégies d’alliances concernent également très souvent le long terme, s’apparentant à la mise en place de joint-ventures : les mafias sont présentes sur de très nombreux marchés parce que cette diversification des activités leur permet de maximiser les retombées potentielles, à l’image des firmes cinématographiques hollywoodiennes qui sont présentes sur le marché des produits dérivés. Il en est ainsi par exemple des cartels mexicains : « Si le trafic de drogue reste au cœur de leur métier, ils sont présents dans le trafic d’armes, le trafic de migrants, la piraterie et le trafic d’organes[22] ». Cependant l’une des caractéristiques fondamentales de leur évolution récente réside dans leur spécialisation. « Les groupes du crime organisé acquièrent des spécialités de plus en plus étroites, ce qui leur permet de valoriser leurs compétences (…). Chacun agit sur un “segment” étroit, où il peut adapter ses aptitudes en fonction de ses opportunités, à l’exemple des Nigérians, qui ont acquis une réputation de convoyeurs de drogue efficaces[23] ». « De plus en plus de mafias passent entre elles des accords pour se partager le marché. Les mafieux italiens s’allient avec les Nigérians qui transportent la drogue, et passent des accords de blanchiment avec les Russes », note encore Jean de Maillard. « Lorsqu’en 1996 commençait un exode de réfugiés kurdes vers l’Italie, via la Turquie, la Grèce et l’Albanie, sans attendre, la N’drangheta s’est partagée le trafic avec les autres mafias concernées, albanaise et turque. (…) Les Albanais se sont chargés des traversées en hors-bord rapides, la Maffya turque traitant des voyages de masse[24] ». Cette coopération et ce partage des tâches ont permis une mise en place extrêmement rapide des réseaux.

Au delà de l’extrême souplesse conférée par une telle coopération, les ententes permettent d’augmenter la valorisation des activités au sein d’une filière : «  La drogue coûte évidemment plus cher là où son accès est plus difficile. Moins à cause du risque que prennent les trafiquants (ils trouvent toujours une main d’œuvre bon marché pour prendre ces risques) que parce qu’ils peuvent organiser la pénurie ou faire monter les prix en profitant de leur position de monopole ou d’entente[25] ». Selon une enquête réalisée par un chercheur mexicain de l’Institut technologique autonome de Mexico et directeur du Centre international de développement juridique, les cartels mexicains et en particulier le plus important, celui du Sinaloa, ont noué des alliances stratégiques avec des organisations indiennes. Les nouveaux débouchés, qu’ils ont ouverts sur le marché américain de l’héroïne, ont été basés sur des alliances avec des organisations criminelles du Moyen-Orient (Turquie, Afghanistan…). Par exemple, le patron du cartel du Sinaloa gère ses activités à travers des sociétés d’import-export ou des transitaires avec lesquels il entretient des relations durables : « Lorsque l’héroïne arrive à Chicago ou à New-York, l’organisation mexicaine se comporte comme si elle était une entreprise de sous-traitance ; elle reçoit de la drogue et la distribue sur le marché local. Les chargements qui arrivent au Canada et aux États-Unis proviennent du Mexique mais ils sont produits en Afghanistan, pays qui fournit actuellement 90 % de l’héroïne au niveau mondial. Les cartels mexicains sont présents sur le marché turc grâce à des contacts sur place principalement à travers des entreprises dans lesquelles ils ont des participations minoritaires ou des personnes qu’ils placent eux-mêmes comme fournisseurs de biens et services illicites[26] ». « Les partenariats, les échanges et les alliances, à court ou à long terme, permettent à ces syndicats de mieux échapper aux organismes d’application de la loi, de partager l’infrastructure existante et de mieux gérer le risque[27] ». Ainsi, Cosa Nostra se concentre sur les activités les plus lucratives liées à la criminalité en col blanc (appels d’offres des collectivités locales, fraudes informatiques…), alors que les activités les plus visibles et les plus risquées sont laissées à la petite délinquance locale ou sous traitées auprès de groupes criminels étrangers (nigérians, asiatiques, albanais…)[28].Cette spécialisation des mafias va de pair avec une professionnalisation des activités. Jean de Maillard, au travers de la distinction qu’il introduit entre « mafias de masse » et « mafias de cadres », souligne la nécessité de cette dimension : « Les organisations qui, par exemple, escroquent des aides européennes, doivent connaître à la fois les marchés sur lesquels elles interviennent (tels que le tabac, l’huile d’olive ou la viande bovine ), les règles de fonctionnement communautaires (comme la TVA intracommunautaire ), et les réglementations douanières et fiscales des différents pays par lesquels passent leurs trafics. Cela suppose une excellente connaissance des circuits économiques, administratifs et financiers, et une grande diversification de ce savoir pour être capable de s’adapter immédiatement aux mutations des marchés et aux occasions de fraude[29] ».

La tendance à la stabilisation ou à la baisse de l’usage des drogues traditionnelles a pu être contrebalancée par la consommation accrue de drogues de synthèse et de médicaments en principe délivrés uniquement sur ordonnance, permettant une relance importante du marché. Le dynamisme de ce marché des nouvelles substances peut être appréhendé à travers l’augmentation du nombre de laboratoires clandestins signalés, en augmentation de 20% en 2008 par exemple. Ainsi, plusieurs nouveaux composés de synthèse (pipérazyne, Kétamine, méphédrone, cannabinoïdes de synthèse…) ont été mis au point et proposés sur les marchés illicites ces dernières années. Vendue sur internet et dans des magasins spécialisés, cette dernière famille de produits est d’ailleurs composée de substances qualifiées d’alternatives légales au cannabis, étant donné qu’elles ne sont pas placées sous contrôle international et ne sont pas réglementées dans tous les pays. Les trafiquants profitent donc des divergences entre les législations pour localiser ces activités de fabrication dans les pays les plus accommodants en toute légalité. « Certains éléments indiquent que les trafiquants continuent de s’adapter, en recherchant de nouvelles sources d’approvisionnement en précurseurs, de nouvelles techniques de synthèse et de nouveaux pays où installer les activités de fabrication[30] ».

L’optimisation du couple profitabilité/risque : vers une maximisation du profit à court terme

Cette évolution des structures et des stratégies s’explique par la recherche de performances accrues. Dans la période des trente glorieuses, les entreprises évoluant dans un environnement marqué par une régulation de type fordiste[31] privilégiaient la sécurité offerte par une croissance à long terme, en opposition à la stratégie de maximisation des profits à court terme développée pendant la phase de globalisation. À l’image de ces firmes, les organisations criminelles ont connu une évolution de ce type en ce qui concerne la détermination de leurs objectifs. « Il nous paraît naturel aujourd’hui de considérer que les mafias sont toutes entières tournées vers la réalisation de profits maximums. Il n’en a pas toujours été ainsi. Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, la Mafia sicilienne, par exemple, n’avait pas pour objectif prioritaire l’accroissement de ses gains mais le contrôle du pouvoir effectif sur son territoire. Bien entendu, l’efficacité de son quadrillage garantissait la régularité de ses ressources, mais la Mafia vivait alors en circuit fermé sur son terrain, et ses réflexes étaient ceux de la société paysanne pauvre dans laquelle elle était immergée[32] ». À l’opposé de cette recherche de sécurité qui justifiait la forme traditionnelle des mafias, la finalité des stratégies menées dans la période récente repose donc sur la recherche du profit maximum à très court terme.

La fonction sociale des organisations criminelles

 L’évolution de la société conduit les firmes multinationales à adopter de plus en plus largement des conduites tournées vers la « Responsabilité sociétale des entreprises » et à intégrer de ce fait, souvent sous la pression de la société civile, les dimensions sociales et environnementales dans leur analyse stratégique. De leur côté, si les mafias, qui ne subissent pas pour leur part cette pression de la société civile, n’accordent aucune attention à la variable environnementale – voire même sont à l’origine de désastres écologiques –, elles jouent un rôle social important. Elles s’appuient sur les laissés pour compte d’une société pauvre qui vont accepter de jouer le rôle d’exécutants : l’appartenance à un groupe criminel constitue souvent pour un individu situé tout au bas de l’échelle sociale la seule opportunité lui permettant de s’élever dans la société. Toutefois, dans leur recours à l’emploi, les organisations criminelles mettent en place un système dual entre les individus affiliés à l’organisation et la main d’œuvre externe. Dans les clans liés à la Camorra, les petits exécutants touchent un salaire fixe mais aucun pourcentage sur le chiffre d’affaires. Ils dealent, conduisent des voitures, font le guet, surveillent des territoires : « Ce sont des jeunes gens fiables, qui font sérieusement leur métier. (…) Ils sont pour la plupart au service des clans mais ne deviendront jamais des camorristes. Les clans ne veulent pas d’eux, ils ne veulent pas d’eux, ne veulent pas qu’ils intègrent la structure criminelle (…) car ces jeunes n’ont aucune compétence, aucun savoir-faire commercial. Beaucoup sont simplement coursiers et transportent à Rome des sacs à dos pleins de haschisch. Ils ne touchent rien en contrepartie de ces voyages, mais, après une vingtaine d’expéditions, on leur offre une moto[33] ». À l’inverse, les affiliés touchent des rémunérations importantes pour leurs activités au sein de l’organisation et bénéficient du paiement des frais de justice et de l’assistance aux familles en cas de problème.

Au delà du périmètre propre à l’organisation criminelle, les mafias jouent un rôle économique et social qui peut être très important. Ainsi, dans les régions du sud de l’Italie marquées par le chômage et la pauvreté, les clans jouent à travers le financement de petits commerces ou d’entreprises appartenant à l’économie souterraine une fonction sociale déterminante. Les organisations criminelles disposent d’un réservoir de main d’œuvre et l’exploitent largement : « chacun sait qu’il travaille sur l’excellence et a conscience de toucher un salaire infime. Mais, sans l’une, l’autre n’est pas possible[34] ». Au niveau des structures mises en place comme de la définition des stratégies, les organisations criminelles reproduisent donc bien les évolutions qu’ont connues les firmes de l’économie légale.

 La mondialisation des marchés de produits illicites 

 

L’étude du marché de la drogue semble tout à fait pertinente pour mettre en évidence les caractéristiques fondamentales des marchés de produits illicites : le commerce des drogues – qui représente la moitié des bénéfices de la criminalité transnationale organisée et un cinquième de tous les bénéfices de la criminalité – est le secteur le plus rentable de l’économie illégale.

Une structuration des filières mondialisées  selon un axe Sud-Nord

La cocaïne et l’héroïne sont les principales drogues faisant l’objet d’un trafic sur de longues distances, alors que le cannabis est le plus souvent produit et consommé localement. Ces deux premiers produits sont donc des domaines d’intervention privilégiés du crime organisé.

À l’image d’un grand nombre de marchés de matières premières, le marché de la cocaïne se définit par la production de la matière première dans les pays du Sud, alors que l’essentiel de la consommation est localisée dans les pays industrialisés. Ainsi, l’Amérique du Nord et l’Europe représentent 70 % des quantités consommées dans le monde et 85 % en valeur du marché estimé. L’héroïne, opiacé illicite le plus largement consommé dans le monde, provient essentiellement d’Afghanistan (89 % du total mondial en 2009) ou de Birmanie et L’Europe (Russie comprise) représente le premier marché avec 47 % de la consommation mondiale[35].

Une concentration  du pouvoir dans les stades aval de la filière

L’étude a accordé une attention particulière au marché de la cocaïne, probablement la drogue illicite la plus lucrative pour les criminels transfrontaliers. Les bénéfices bruts retirés par les trafiquants du commerce de la cocaïne aux États-Unis se sont élevés à environ 84 milliards de dollars en 2009. Alors que les producteurs andins de coca ont gagné environ 1 milliard de dollars américains, la grosse quantité des revenus générés par la cocaïne provient de l’Amérique du Nord (35 milliards de dollars américains) suivie de l’Europe occidentale et centrale (26 milliards de dollars américains). Près des deux tiers de ce montant pourraient avoir été blanchis en 2009. Les résultats indiquent que la plupart des bénéfices liés à la cocaïne sont blanchis en Amérique du Nord et en Europe, tandis que les revenus illicites provenant d’autres sous régions sont probablement blanchis dans les Caraïbes. Le rapport mondial sur les drogues publié en 2010 par l’Office mondial contre la drogue et le crime des Nations Unies fait apparaître la répartition des profits réalisés sur le marché de la cocaïne en 2008 aux États-Unis. « Alors que les agriculteurs des pays andins ne recueillent que 1,5 % des profits et les trafiquants des pays andins une somme encore plus limitée (1 %), les transitaires colombiens en recueillent 13 %, les grossistes américains 15 % et les revendeurs intermédiaires sur le marché américain 70 %. De la même manière, seule une infime partie des profits réalisés lors de la vente au détail en Europe revient aux producteurs. Les trafiquants intercontinentaux en reçoivent une part plus importante que dans le cas de l’Amérique du Nord, mais plus de la moitié de la valeur au détail revient encore aux grossistes et aux petits revendeurs européens[36] ». Cette concentration de la profitabilité dans le stade aval de la filière s’explique par la possibilité de contrôler le couple prix / qualité du produit à ce stade. L’Amérique du Nord, où se trouvent 40 % des consommateurs de cocaïne dans le monde (soit 6,2 millions de personnes), est le premier marché mondial pour cette substance. En 2009, 157 tonnes de cocaïne (contre 196 tonnes l’année précédente) étaient nécessaires pour satisfaire la demande de cette région. Or, à l’inverse du marché européen, la valeur du marché de la cocaïne au détail aux États-Unis a baissé de plus des deux tiers environ dans les années 90 et encore du quart dans la dernière décennie. Afin qu’une telle quantité parvienne au consommateur, compte tenu des saisies, des pertes dans les pays de transit et des opérations de purification, ce sont environ 300 tonnes qui doivent quitter annuellement la région andine, principalement la Colombie, soit environ 50 % de la cocaïne produite. Sur ce marché de masse en régression, la stratégie définie par les trafiquants américains a été le maintien des prix au détriment de la qualité. Ainsi, alors que le prix enregistrait une quasi-stagnation entre début 2006 et début 2010 (de 93 $ à 97 $ le gramme), la pureté passait de 70 % à 50 % dans la même période, ce qui amenait à un prix corrigé en fonction de la pureté passant de 100 $ le gramme début 2006 à 200 $ fin 2008 et 180 $ fin 2009[37].

La dérive sectorielle

Les nouvelles substances de synthèse ont été au départ produites et consommées au Nord. Les lieux de fabrication des nouvelles substances de synthèse ont été en premier lieu implantés à proximité des marchés de consommation. Mais, comme ces substances peuvent être fabriquées partout dès lors que le laboratoire dispose de précurseurs, des laboratoires sont apparus dans de nouveaux endroits du monde, et progressivement dans les pays du Sud, au fur et à mesure de la mise en place de transferts de technologie, conformément à la théorie de la dérive sectorielle proposée par R. Vernon. Ainsi, alors que par le passé, l’ecstasy était essentiellement fabriquée en Europe, puis au Canada et aux États-Unis, de nouvelles capacités de production de stimulants de type amphétamine ont été implantées en Argentine, au Brésil, au Guatemala, en République islamique d’Iran et au Sri Lanka. De même, parmi les pays faisant état d’un nombre élevé de laboratoires clandestins découverts, on note aux côtés des États-Unis, de l’Australie, de la Nouvelle-Zélande et du Canada, la République Tchèque, la Chine, la Slovaquie et le Mexique[38]. Au niveau mondial, Mexico est devenue la principale destination des livraisons d’éphédrine et de pseudoéphédrine qu’utilisent les mafias pour fabriquer des méthamphétamines. L’Inde en est le principal fournisseur[39]. De même, « Dernièrement, des précurseurs chimiques nécessaires à la production de drogues synthétiques ont été découverts en Guinée Conakry, ce qui laisse penser que l’Afrique occidentale dispose du potentiel pour produire des drogues, et pas seulement pour être une région de transit. En second lieu, des preuves sont manifestes que d’importantes quantités de drogues, embarquées sur de gros avions, sont directement traitées dans le Sahel[40] ». Cette dérive sectorielle de la production se double d’un glissement de la consommation vers les pays en développement. Le rapport mondial sur les drogues de 2010 note ainsi que la consommation d’ecstasy commence à prendre de l’ampleur dans de nombreux pays en développement, y compris en Asie, alors qu’elle semble se stabiliser, voire baisser en Europe. L’ONUDC établit par ailleurs que «  le Triangle d’Or ne se contente plus de produire de l’opium ; il s’adapte aux consommateurs.(…) De nombreuses substances non placées sous contrôle international sont commercialisées en tant que legal highs et produits de substitution aux stimulants illicites comme la cocaïne et l’ecstasy. La méthamphétamine, substance hautement addictive, est très présente dans toute l’Asie de l’Est ». De même, les auteurs rapportent que les saisies de cette substance, supérieures de plus d’un tiers à celles de l’année précédente, ont majoritairement eu lieu au Myanmar et indiquent que « si ce pays est l’une des principales sources d’approvisionnement en comprimés de méthamphétamine en Asie du Sud-Est, l’Afrique se profile comme source d’approvisionnement de cette région[41] ». Ainsi, les éléments qui précèdent, montrent, qu’au niveau des stratégies des acteurs comme à celui des caractéristiques des marchés, les activités criminelles reproduisent les logiques observées dans l’économie légale. Ce parallèle s’explique en particulier par l’imbrication de la sphère des activités illégales dans celle de l’économie légale.

II – L’interpénétration entre activités légales et illégales

La criminalité est devenue un rouage indispensable des sociétés contemporaines : les fonds apportés par les organisations criminelles sont nécessaires à l’alimentation des marchés financiers en quête permanente de ces capitaux. Cette importance apparaît dans les « trous noirs » de l’économie mondiale mis en évidence par le rapprochement entre les statistiques publiées par les différents pays en ce qui concerne leur balance des paiements. « Logiquement, la somme des balances des paiements (balance des biens et services, des revenus financiers plus le solde des mouvements de capitaux) doit s’équilibrer. On en est loin. Chaque année, la divergence est plus grande. C’est le trou noir de la finance mondiale. Une fois éliminées les marges d’erreur, les différences de méthodes comptables, il reste encore un écart gigantesque que personne ne sait, ou plutôt ne veut, expliquer. Sans doute, parce qu’il faudrait se pencher en détail sur la réalité des statistiques chinoises, la comptabilité des grandes entreprises, le rôle des paradis fiscaux, l’argent des narcotrafiquants et du crime organisé[42] ». Cet écart, évalué à près de 150 milliards de dollars par an, s’amplifie au cours du temps, près de 800 milliards entre 1977 et 1989, 1000 milliards entre 89 et 99, 1500 milliards entre 1999 et 2009[43]. L’explication de ce phénomène repose donc en très grande partie sur le lien entre les paradis fiscaux et les organisations criminelles à travers le blanchiment d’argent.

Le blanchiment et la nécessité d’investir dans l’économie légale

 Le blanchiment des capitaux se réalise après trois phases successives. Dans la phase initiale, phase de placement ou d’immersion, l’organisation criminelle introduit ses bénéfices illégaux sur les marchés financiers, en mélangeant l’argent sale aux revenus d’activités légales, le plus souvent en les fractionnant et en déposant de multiples sommes en espèces sur des comptes grâce au recours à des prête-noms. Sont privilégiés les secteurs pour lesquels la valeur des biens, le plus souvent objets de spéculation, ne peut être fixée avec certitude (immobilier, œuvres d’art…), ou les services pour lesquels la fréquentation peut varier énormément (bars, restaurants, blanchisseries, boites de nuit…), ce qui permet de déclarer des bénéfices factices. Une fois ces sommes introduites dans le système financier, le blanchisseur procède à la phase de l’empilement (ou dispersion) qui sert à brouiller l’origine des fonds : il réalise une série de conversions ou de déplacements de fonds, essentiellement dans les paradis fiscaux, afin de les éloigner de leur source. Les fonds sont ainsi transférés à travers l’achat ou la vente d’instruments financiers et virés sur une série de comptes ouverts auprès de diverses banques offshores sur la totalité de la planète. Enfin, l’organisation criminelle procède à la troisième phase, celle de l’intégration : les fonds sont réintroduits dans des activités économiques légitimes pour leur donner l’apparence d’une origine licite. Ainsi, par nature, l’activité illégale suppose une immixtion dans la sphère légale, tant à travers la phase de placement qu’à travers celle de l’intégration. De même, la connexion avec l’économie légale non liée aux activités criminelles s’effectue via les marchés financiers et les paradis fiscaux ; leur fonction est donc primordiale : « une fois que l’argent du crime pénètre dans le circuit économique et financier, il est beaucoup plus difficile de discerner son origine frauduleuse… Tout ce qu’on peut faire pour différencier le licite de l’illicite, c’est réduire le flux et s’attaquer à cette problématique le plus en amont possible[44] ».Sur les 1600 milliards de dollars que l’on estime avoir été blanchis en 2009, soit 2,7 % du PIB mondial, moins de 1 % sont actuellement saisis et gelés[45].

La fonction des mafias dans l’économie légale

Si des montants d’origine criminelle aussi considérables peuvent circuler sur les marchés financiers, c’est qu’ils jouent deux fonctions essentielles pour l’économie légale : en assurer le financement et surtout lui conférer davantage de flexibilité.

L’interpénétration entre économie légale et économie illégale peut être saisie à travers l’analyse de la transformation des mafias en une nébuleuse de sociétés mêlant ces deux types d’activités. « Dans son ensemble, le cartel des familles de Casal di Principe pèse environ trente milliards d’euros, répartis en biens immobiliers, élevages, actions, liquidités, entreprises du bâtiment, sucreries, cimenteries, usure, trafic d’armes et de drogue. La Camorra de Casale est devenue une entreprise polyvalente, susceptible de prendre part à toutes les affaires[46] ». Le scandale Parmalat illustre la connexion entre le monde mafieux et celui des affaires. Une enquête menée en 2004 par le parquet de Caserte a mis en évidence le rôle des clans de la Camorra dans la position dominante acquise par Cirio et Parmalat, deux grands groupes agro-alimentaires italiens s’accaparant 90 % du marché du lait dans la province de Caserte, dans une partie de celle de Naples, dans le sud du Latium et dans une partie des Marches, des Abruzzes et de la Basilicate. Un résultat dû aux dessous de table que les entreprises versaient aux clans afin de bénéficier de leur protection. Les marques des groupes Cirio et Parmalat consentaient des remises spéciales aux distributeurs de 4 à 6,5 % au lieu des 3 % habituels, en plus des primes à la production, de sorte que les supermarchés et les petits commerçants pouvaient eux aussi bénéficier de marges intéressantes. « Et là où la persuasion et le sens de l’intérêt commun étaient impuissants, la violence faisait le reste. (…) Un climat de peur diffuse s’était installé, à tel point qu’il était impossible, non seulement de distribuer d’autres marques que celles imposées par les clans, mais même de trouver quelqu’un prêt à les vendre[47]. » Ce racket devait être masqué par une manipulation des comptes des groupes donnant lieu à la constitution de caisses noires à partir de transactions localisées dans des paradis fiscaux : l’établissement des fausses factures, fausses subventions et fausses primes de fin d’année sur les volumes de lait vendu était facilité par la promulgation par le gouvernement Berlusconi en 2002 du décret dépénalisant les falsifications de bilan.

Dans leur confrontation directe avec les firmes de l’économie légale, les organisations criminelles peuvent s’affranchir de toutes les règles admises en matière de relations économiques et sociales. « Les activités mafieuses supportent un coût du travail moindre du fait des pratiques d’intimidation que peuvent mettre en œuvre les familles mafieuses à l’égard des salariés et des syndicats et échappent aux règles concurrentielles de l’économie de marché (jeu de l’offre et de la demande, importance de la qualité des produits et des services fournis) par le biais de la dissuasion, au besoin physique, de la concurrence, de la corruption des autorités de contrôle et de la conquête de positions commerciales monopolistiques (marché du ciment, distribution de carburants, marché de la viande, production d’huile d’olive, etc…)[48] ». Ainsi, « nombre d’anciennes ou nouvelles activités criminelles (trafic d’êtres humains, immigration clandestine, prostitution, exploitation des mineurs, travail au noir, etc…) sont des formes de compétitivité et de flexibilité requises par les lois du marché. Le crime organisé est le gestionnaire de cette armée industrielle de réserve nécessaire à la pérennité et au développement du système mondial[49] ». La Camorra, le « Système » mafieux de la région de Naples, a érigé en modèle une organisation basée sur l’accomplissement illicite des activités économiques. « Tout ce qu’il était impossible d’exiger ailleurs, en raison de la rigidité des contrats, des lois et des règles en matière de copyright, on pouvait l’obtenir au nord de Naples. Articulée autour de la puissance économique des clans, la périphérie permettait de brasser des quantités considérables de capitaux, inimaginables dans n’importe quelle zone industrielle légale. Les clans avaient créé des filières entières de sous-traitance dans le textile et le travail du cuir et des peaux, qui étaient en mesure de produire des costumes, des vestes, des chaussures et des chemises identiques aux produits des grandes maisons italiennes[50] ». De la même manière, « le ciment des entreprises contrôlées par les clans pouvait être vendu à des prix très avantageux pour tout le monde puisque (…) leurs bateaux livraient en même temps des armes aux pays du Moyen-Orient sous embargo. La partie illégale du commerce permettait de casser les prix de la partie légale[51] ». La pénétration de nouveaux secteurs par les mafias s’est donc avérée bénéfique pour l’économie légale. Elle leur a également permis de dynamiser leurs activités.

Les activités de financement

Certaines mafias, à la tête de capitaux considérables pouvant être levés très rapidement, ont développé une fonction financière particulière, tant au niveau de la distribution de prêts qu’à celui de la collecte d’épargne.

D’après le rapport annuel de l’association italienne SOS Impressa, la criminalité organisée disposerait de plus de 65 milliards d’euros de liquidités et représenterait ainsi la première banque d’Italie[52]. Ainsi, à partir des capitaux générés par ses activités illicites, la Camorra a mené des opérations de financement de l’économie réelle : en ce qui concerne les activités de prêts, les clans ont compris que les commerçants allaient avoir besoin de liquidités dès lors qu’avec la perspective d’une participation à la zone euro, les conditions d’attribution des crédits de la part des banques devenaient plus strictes. Le préfinancement des stocks permettant aux commerçants de payer en espèces et non plus par la signature d’effets de commerce, le paiement immédiat des fournisseurs, les rabais d’au moins 50 % offerts aux commerçants, et la possibilité pour les financiers occultes de prélever un taux moyen de 10 % entraînaient la mise en place d’un système de relations durables profitable à chacun des partenaires. Dans le cas où le commerçant n’arrivait pas à rembourser, les clans ne prélevaient qu’une partie de ses biens afin de les exploiter et lui permettaient de continuer à travailler, tirant parti de son expérience et de sa fidélité obligée. Inversement, certains clans de la Camorra ont mis en place un système original de collecte d’épargne : dans son enquête de 2004, la DDA de Naples a mis en évidence un système de placement dans la drogue : « Retraités, employés et petits patrons donnaient de l’argent à des représentants qui le réinvestissaient dans la drogue. Transformer en cocaïne, une pension de retraite de six cents euros permettait de doubler la mise six mois plus tard. Il n’y avait pas d’autre garantie que la parole des intermédiaires, mais l’investissement était toujours profitable. (…) Les seuls désavantages étaient logistiques, car les pains de cocaïne étaient souvent cachés chez de petits investisseurs, de façon à éliminer les dépôts et à rendre toute saisie importante quasi impossible[53] ». Les clans camorristes étaient ainsi parvenus à utiliser les classes populaires et certains éléments des classes moyennes, jusque là étrangers aux mécanismes criminels mais déçus par la faiblesse de la rémunération du capital proposée par les banques. De ce fait, ils pouvaient accroître considérablement le volume des opérations menées tout en minimisant le risque encouru.

Plus largement, les liquidités considérables que gèrent les mafias peuvent être placées sur les marchés financiers lorsqu’elles n’en ont pas un usage immédiat. Ces capitaux s’investissent alors dans des produits financiers peu risqués, et contribuent au financement de l’économie légale. « Dans les années 1970-1980, les mafias italiennes auraient acquis massivement obligations et actions sur la place boursière milanaise, et dans les années 1980-1990, elles auraient joué un rôle décisif dans les importants achats de bons du trésor, qui permettaient de financer le déficit public italien[54] ». De même, le tiers des créances consenties dans le marché de l’immobilier japonais lors du gonflement de la bulle spéculative de la deuxième partie des années 80 se serait dirigé vers les yakuzas[55].

La sous-traitance pour les maisons de haute couture

Depuis les années cinquante ont été mises en place en Campanie des activités de sous-traitance pour les grandes marques italiennes, allemandes et françaises. Depuis la participation de la Chine à l’OMC et la fin des accords multi-fibres en Europe, la concurrence chinoise a éliminé les entreprises de la région qui fabriquaient des produits de qualité insuffisante. Le dynamisme des entreprises qui ont survécu leur a permis de garder la clientèle des grands couturiers qui hésitaient à délocaliser la fabrication de leurs produits dans les zones économiques spéciales chinoises. Dans un pays comme l’Italie où l’économie souterraine est évaluée à 17 % du produit intérieur brut (PIB) par l’État et à 35 % par des instituts de recherche privés[56], ce dynamisme repose sur une flexibilité totale : « Un ouvrier du textile travaille environ dix heures par jour, pour un salaire qui va de 500 à 900 euros par mois. Souvent, les heures supplémentaires sont bien payées, jusqu’à quinze euros de plus qu’une heure de travail normale. Les entreprises ont rarement plus de dix salariés. (…) Ici, les ateliers n’ont pas d’existence formelle, pas plus que les travailleurs. Si l’on respectait les règles, les coûts augmenteraient et il n’y aurait plus de marché, l’Italie perdrait ces emplois. (…) Il n’existe aucun filet de protection, droits, cotisations sociales, congés payés[57] ». Cette sous traitance qui s’appuie sur l’économie souterraine est organisée de manière très particulière : les grandes marques italiennes organisent des enchères informelles en indiquant un nombre de pièces à fabriquer. Les entrepreneurs, présents dans la salle, informent les marques de leurs possibilités en termes de délais et de leurs exigences en termes de rémunérations. Le moins-disant d’entre eux fixe les conditions du marché. Dans ces enchères pour lesquelles personne n’est gagnant ni perdant, chaque entrepreneur décide si, pour les conditions qui ont été définies en fin de compte, il veut participer ou se retirer. Pour ceux qui veulent tenter leur chance, le tissu sera fourni par les marques. Seul l’un d’entre eux sera payé une fois le travail terminé, celui qui livrera le premier un travail d’une qualité suffisante. Les autres garderont les produits réalisés mais ne bénéficieront d’aucune rémunération. De manière à ce que l’enchère de départ ne soit pas fixée de manière irréaliste, tout entrepreneur qui ne livre pas les produits finis plusieurs fois de suite alors qu’il s’y est engagé sera exclu des enchères suivantes. Ainsi, les grandes marques sont certaines d’avoir leur commande livrée le plus rapidement possible et au moindre coût. Leurs profits sont tels dans ce système que le coût du tissu sacrifié est négligeable. La Camorra est derrière cette activité de sous-traitance : comme les entrepreneurs appartiennent à l’économie informelle, ils ne peuvent avoir accès au crédit bancaire. Ce sont donc les clans qui financent les investissements nécessaires à des taux très bas, de l’ordre de 2 à 4 %. De même, les entrepreneurs qui ne satisfont pas aux exigences des marques trouvent quand même à vendre leur production : les clans leur rachètent ces produits qu’ils écoulent ensuite sur le marché de la contrefaçon[58].  À travers cet exemple, on voit clairement que l’une des fonctions essentielles des mafias dans leurs activités en lien avec l’économie légale est de conférer au système économique une flexibilité sans égale.

Le marché de la contrefaçon

Le développement des activités liées à la contrefaçon est parti de l’utilisation d’un savoir-faire technique qui existait dans l’environnement des clans : « Ces entreprises bénéficiaient sur tout le territoire d’une main d’œuvre extrêmement qualifiée qui s’était formée durant des décennies dans la haute couture, en créant les collections des plus grands stylistes italiens et européens. Les ouvriers étaient recrutés par les clans, et non seulement l’exécution était parfaite, mais même les tissus étaient identiques, achetés directement sur le marché chinois ou envoyés directement par les marques aux ateliers clandestins qui prenaient part aux enchères (…). Il ne manquait que la dernière étape, l’accord de la maison mère, mais les clans se passaient de cet accord (…)[59] ». Au delà de la simple fabrication de produits de contrefaçon, les mafias ont pensé l’écoulement de la production de manière à sécuriser l’ensemble des activités : la diffusion des produits était assurée par le mélange entre produits de marque et produits contrefaits au niveau des points de vente. Les clans de Secondigliano avaient ainsi créé un réseau commercial présent sur tous les continents, capable d’acquérir des chaînes de boutiques et de dominer ainsi le marché de l’habillement sur le plan international. « Leur organisation s’intéressait aussi aux magasins d’usine (…). Grâce à la contrefaçon de qualité et à l’argent du trafic de drogue, les familles de Secondigliano avaient pu acquérir des boutiques et des centres commerciaux, où les produits authentiques et les bonnes copies se mêlaient de plus en plus souvent, rendant toute distinction impossible[60] ». Le silence des grandes marques montre bien la fonction des activités illégales au sein de l’économie légale : les grandes griffes de la mode italienne n’ont commencé à protester contre la contrefaçon qui les frappait qu’à partir du moment où les enquêtes de l’Antimafia eurent dévoilé le fonctionnement du Système. Avant la médiatisation de ces affaires, aucune plainte n’avait été déposée ; aucune campagne publicitaire n’avait été déclenchée ; aucun journaliste n’avait été contacté. « Les explications sont multiples. S’en prendre à la contrefaçon signifiait renoncer définitivement à la main d’œuvre peu coûteuse dont elle se servait en Campanie et dans les Pouilles. Les clans auraient fermé les voies d’accès au bassin des usines textiles de la périphérie napolitaine et entravé toute relation avec celles d’Europe de l’Est et d’Extrême-Orient. Porter plainte aurait fait perdre des milliers de débouchés commerciaux, puisque les clans géraient directement de nombreux points de vente. La distribution, les représentants et les transports dépendent des familles criminelles dans bien des zones, et les coûts de distribution se seraient immédiatement envolés[61] ». Ainsi, à travers la définition de stratégies de filières leur permettant d’être présents de manière massive de la fabrication jusqu’à la commercialisation, les clans ont acquis une capacité de nuisance leur conférant un pouvoir de rétorsion considérable.

Mais au delà de ce pouvoir, les familles de la Camorra ont également permis une diffusion élargie des marques. « Les clans ne faisaient rien qui pût salir l’image des griffes, ils exploitaient simplement leur image publicitaire et symbolique. Ils produisaient des vêtements sans défauts, conformes aux modèles et à la qualité. Ils parvenaient à ne pas faire de concurrence symbolique aux marques, mais diffusaient plus largement des produits que les prix du marché rendaient inaccessibles au grand public. (…) Si personne ne porte plus les vêtements des grands couturiers, le marché s’éteint lentement et le prestige diminue lui aussi[62] ». De la même manière, la Camorra a également investi le marché des produits de haute technologie. Paolo Di Lauro, son parrain, a décidé d’investir dans les appareils photos produits en Chine dix ans avant que les acteurs de l’Organisation patronale italienne, la Confindustria, n’établissent des relations commerciales avec les pays du Sud-Est asiatique. Les clans se sont approvisionnés en Chine et ont distribué de manière massive appareils photos et caméscopes, mais aussi des matériels professionnels commercialisés sous les marques Canon, Hitachi, Bosch, Hammer et Hilti.

Le traitement des déchets

La pénétration des mafias dans le traitement des déchets montre également la fonction qu’elles jouent au sein de l’économie légale : produire au moindre coût des services permettant d’accroître la compétitivité et les profits des firmes en place.

Les enquêtes ont montré que, dans la province de Naples, sur dix-huit entreprises spécialisées dans la collecte de déchets, quinze sont directement liées à la Camorra. Depuis la fin des années quatre-vingt-dix, l’une des activités les plus profitables de cette organisation est en effet le traitement illégal des déchets. Grâce à ce marché, dont ils sont devenus les leaders européens, les clans et leurs intermédiaires ont encaissé 44 milliards d’euros en 4 ans. Un marché qui a progressé de près de 30 %, croissance avec laquelle seule le marché de la cocaïne peut rivaliser. Depuis le début de l’activité mafieuse dans ce secteur, 18 000 tonnes de déchets provenant de Brescia ont été enfouies entre Naples et Caserte et, en quatre ans, un million de tonnes à Santa Maria Capua Vetere. La somme de tous les chiffres présentés dans les enquêtes du parquet de Naples et de celui de Santa Maria Capua Vetere depuis la fin des années quatre-vingt-dix permet d’estimer à 500 millions d’euros le bénéfice obtenu par les entreprises qui se sont adressées aux clans. Une opération menée en 2004 a montré qu’une seule usine, située en Vénétie, était capable de traiter illégalement près de 200 000 tonnes de déchets par an. Le prix du marché pour retraiter correctement des déchets toxiques allait de 21 à 62 centimes d’euros le kilo. Les clans offraient le même service pour 9 ou 10 centimes. De même, en Campanie, les clans permettaient, pour le traitement de 800 tonnes de terre contaminée par des hydrocarbures, une économie de 90 % par rapport au prix normal.

Les activités illégales concernent chaque stade de la filière. Les dirigeants d’entreprises veulent se débarrasser des déchets au moindre coût. « Il y a deux sortes de producteurs de déchets. D’une part ceux dont le seul but est de faire des économies sur le coût de traitement et qui ne se soucient pas du sérieux des entreprises auxquelles ils s’adressent. Dès lors qu’ils voient des camions transportant des flux de poisons s’éloigner, ils estiment ne plus en être responsables. Et d’autre part, ceux qui sont directement impliqués dans les opérations illégales et écoulent eux-mêmes leurs déchets[63] ». Les responsables des centres de stockage manipulent les documents, recueillent les déchets toxiques et les mélangent très souvent aux ordures ménagères, diluant ainsi le taux de toxicité et permettant de leur attribuer un niveau inférieur de dangerosité dans le catalogue européen des déchets. Les chimistes jouent ensuite un rôle essentiel car en falsifiant les formulaires d’identification et en maquillant les résultats des analyses, ils transforment un chargement de déchets toxiques en banales ordures ménagères. En aval, les responsables des décharges autorisées ou des installations de compostage vont fermer les yeux sur la nature des produits enfouis. Entre ces deux stades, les transporteurs qui vont traverser le pays jusqu’au lieu d’écoulement de leur cargaison vont finalement refuser de la déverser jusqu’au bord des décharges pour éviter de rentrer en contact avec elles : une enquête menée en 2003 montre qu’on utilise de plus en plus d’adolescents pour transborder les fûts toxiques des camions vers les fourgonnettes les emmenant jusqu’à la fosse et les décharger au milieu des émanations. « Le recyclage permettait de telles métamorphoses que chaque étape rapportait plus d’argent que la précédente. On ne se contentait pas de cacher des déchets toxiques, on les transformait en fertilisants et on gagnait de l’argent en vendant ce poison[64] ». Quand les décharges sont saturées, le feu est mis aux déchets, et les quantités déversées peuvent alors augmenter de 30 % chaque année. Dans ces zones, les terres sont devenues stériles ; les propriétaires terriens vendent leurs champs à vil prix, et les clans les acquièrent pour en faire de nouvelles décharges très bon marché. L’Institut supérieur de la santé a indiqué qu’en Campanie, dans les villes où sont enfouis les déchets toxiques, la mortalité due au cancer a augmenté de 21 % au cours des dernières années. L’administration de Campanie a été mise sous tutelle pour infiltration camorriste pendant plus de dix ans. Les estimations sur la quantité de déchets de toutes sortes venus de toute l’Italie et déversés de manière illégale dans cette région dans la première moitié des années 2000 s’élevaient à trois millions de tonnes. La saturation y est telle que les ordures qui y sont produites doivent être réexpédiées vers l’Allemagne en urgence, à un coût 50 fois supérieur à celui que les clans proposent.

Le bâtiment et les travaux publics

Les clans de la Camorra ont également pénétré le marché de la construction jusqu’à en faire l’un des secteurs déterminants de leurs activités. Une telle démarche résulte d’une stratégie de filière, puisque ce secteur est directement lié à leur présence traditionnelle dans les activités immobilières, liées aux nécessités du blanchiment. Toutes les entreprises devaient s’approvisionner en ciment auprès des sociétés du clan, un mécanisme qui permettait à la Camorra d’entretenir des liens avec tous les entrepreneurs de la région et d’être au courant de tous les chantiers. « Dans le secteur du bâtiment et des travaux publics, les clans (…) gagnaient de l’argent à chaque étape : lorsqu’ils fournissaient le ciment, lorsque leurs entreprises intervenaient comme sous-traitants, lorsqu’ils touchaient des dessous de table sur les grosses transactions. Des dessous de table qui étaient en réalité le point de départ de tout, car leurs sociétés, performantes et offrant des services bon marché, ne faisaient rien si elles n’en touchaient pas, aucune autre ne pouvant intervenir sans risque et à des prix aussi bas[65] ». Grâce aux capitaux provenant des activités illégales, la Camorra obtient des financements considérables et à des coûts dérisoires, de sorte que ses entreprises écrasent la concurrence, en cassant les prix ou en recourant à l’intimidation. Les clans peuvent intervenir aux différents stades de la location du matériel, du creusement, du transport, de la fourniture de ciment et de main d’œuvre. Ainsi, « le clan Zagaria possède des dizaines de sociétés dans tout le pays et elle est, d’après les magistrats de la DDA de Naples, la première entreprise d’Italie sur le marché des chantiers de creusement[66] ». Les clans ont transféré des branches entières d’activité en Émilie Romagne, en Toscane, en Ombrie et en Vénétie, où les normes et les contrôles antimafia sont moins stricts. Ils ont réussi à s’infiltrer sur les chantiers du train à grande vitesse dans le Nord et sur la ligne Naples-Rome. Des accords avec la N’drangheta leur ont permis de se positionner sur les appels d’offre pour la construction de lignes à grande vitesse vers Reggio de Calabre. Ils se sont également approprié une série de chantiers en Ombrie après le tremblement de terre et ont construit de nombreux bâtiments à usage collectif comme des complexes cinématographiques ou des hypermarchés dans la région de Naples.

Ainsi, dans ces nouveaux domaines d’intervention, les mafias confèrent à l’ensemble du système économique une plus grande flexibilité et permettent à leurs partenaires de l’économie légale de bénéficier de coûts beaucoup moins élevés, de maximiser leurs profits ou de conquérir de nouveaux marchés. Leur importance économique va être démultipliée par leurs opérations sur les marchés financiers.

III – La globalisation financière a démultiplié les possibilités de la criminalité

Les possibilités offertes par la finance moderne renforcent la criminalité. Ainsi, « le blanchiment des gains mal acquis peut perpétuer un cycle de criminalité et de trafic de drogue[67] ». Inversement, la masse considérable de capitaux générés par les activités mafieuses irrigue les marchés financiers et permet un financement facilité des acteurs de l’économie légale, en particulier les États et les entreprises. Les marchés financiers constituent donc l’interface entre économie légale et économie criminelle. Ils permettent la « criminalisation » des activités légales et la légalisation des activités criminelles. C’est ce rôle d’interface qu’il convient maintenant d’analyser.

Des paradis fiscaux au cœur de l’économie globalisée

 Multinationales, activités illégales et paradis fiscaux

Selon des chercheurs du CEPII, plus de la moitié des transactions commerciales passerait par les paradis fiscaux[68]. Afin d’étudier les rapports entre firmes multinationales et paradis fiscaux, l’organisation non gouvernementale (ONG) Tax Justice Network a produit un indice d’opacité financière et analysé, sur la base de leurs rapports d’activité de 2009, la nature des relations établies par les 50 premiers groupes européens avec les paradis fiscaux[69]. Les 50 premiers groupes européens déclarent compter 1713 filiales localisées dans les paradis fiscaux, dont 363 dans les 13 territoires caractérisés par une opacité totale selon Tax Justice Network, 234 en Suisse et 54 aux Bahamas. Par exemple, British Petroleum (BP) détient 58 filiales dans des territoires ayant une opacité totale et en compte 154 dans 12 pays où l’opacité est supérieure à 90 %. Les paradis fiscaux sont au cœur des mécanismes des marchés financiers. En nombre de filiales détenues dans les paradis fiscaux, les banques viennent en tête, à égalité avec BP et ses 332 filiales offshore. La Deutche Bank y détient 446 filiales, auxquelles il faut rajouter 632 filiales supplémentaires localisées à Londres et au Delaware. Barclays en compte 383 (36 % du nombre de ses filiales) dont 168 aux îles Caïman, BNP Paribas 347, Unicrédit 345. Parmi les 60 paradis fiscaux retenus par l’étude, les dix premiers concentrent environ 80 % des filiales recensées. Les pays européens y tiennent une place prépondérante, aux côtés des îles Caïman et, dans une moindre mesure, de Hong-Kong.

En 2009, plus de 15 000 firmes multinationales ont été comptabilisées aux Bermudes, soit environ une multinationale pour 4 habitants.

Les îles Caïman donnent l’exemple type d’une zone offshore parfaitement intégrée à la finance mondiale : peuplée de 40 000 habitants, elles regroupent plus de 600 banques, 500 compagnies d’assurance, 50 000 IBC, 25000 trusts et près de 5000 fonds de placement. Barak Obama, dans son discours du 5 janvier 2008, en montrait la finalité : « Il y a un immeuble qui abrite plus de 12 000 entreprises dans les îles Caïman. Soit c’est le plus grand immeuble du monde, soit il s’agit de la plus grande évasion fiscale du monde ». Les firmes multinationales vont en effet mettre à profit leur caractère d’extraterritorialité pour définir des prix de transfert. La circulation des biens à l’intérieur de l’espace propre qu’elles constituent avec leurs filiales est estimée à un niveau situé entre 40 et 50 % du commerce mondial. La manipulation de ces prix de transfert par une valorisation erronée des échanges entre filiales grâce à des surfacturations ou sous facturations leur permet de déclarer des profits dans les pays où la fiscalité est la plus attrayante, et, en premier lieu, dans les paradis fiscaux. Elle permet également de minimiser les droits de douanes à verser, d’échapper au contrôle des changes ou de dissimuler l’origine des fonds liés à la criminalité ou à la corruption. « La complexité et la nature souvent arbitraire des prix de transferts font qu’il est très difficile de savoir ou de prouver qu’une évaluation erronée s’est produite. Parfois, de petits ajustements défendables de prix internes peuvent faire une différence considérable sur les bénéfices qu’une entreprise déclare dans des territoires différents. Ceci implique l’existence d’une zone grise légale[70] ».

La manipulation des prix de transfert la plus simple porte sur les matières premières, notamment le pétrole ou les produits agricoles. Mais elle porte le plus souvent sur les éléments immatériels comme les marques ou les brevets. Même si les firmes sont censées appliquer le principe de pleine concurrence de l’OCDE et fixer le prix pratiqué pour des produits comparables, il est difficile de déterminer avec précision le droit pour une filiale d’utiliser une marque, un design ou un brevet détenu par une autre filiale. Ainsi, certaines multinationales peuvent fonctionner sans usines à partir du moment où elles peuvent se rémunérer sur les actifs immatériels. Un exemple significatif de la combinaison de ces pratiques peut être donné à partir du marché de la banane. À la place d’un circuit direct entre le pays producteur et le pays destinataire, des circuits complexes constitués à partir de plusieurs sociétés tierces implantées dans les paradis fiscaux ont été intercalés entre exportateurs et importateurs. Sur un prix total égal à 1£ à Londres et un prix d’importation de 60p au Royaume-Uni, l’écart de 47p avec le prix d’exportation de 13p se décompose en 8p aux Îles Caïmans pour la constitution du dossier d’achat ; 8p au Luxembourg pour les services financiers ; 4p en Irlande pour la marque (ou le logo) ; 4p à l’Île de Man pour l’assurance ; 6p à Jersey pour les services de direction (management) ; 17p aux Bermudes pour les réseaux de distribution[71]. Grâce à des mécanismes de ce type, les trois premières multinationales s’accaparant les trois-quarts du commerce mondial de la banane, Dole, Chiquita et Fresh Del Monte, n’ont été imposées qu’à hauteur de 14 % entre 2002 et 2007, alors que leur maison mère est enregistrée aux États-Unis où le taux d’imposition est de 35 %. En 2009, Del Monte, qui réalise 48 % de ses ventes aux États-Unis, a perdu 28,2 millions d’euros dans ce pays et n’y a donc payé aucun impôt. En conséquence, malgré son climat peu propice, l’île Jersey constitue le plus gros exportateur de bananes vers l’Europe[72].

La comptabilité analytique, qui permet de calculer le prix de revient d’un produit, de déterminer les prix de transfert et d’attribuer une valeur aux marques ou aux droits, n’est pas obligatoire et n’est dont pas accessible au contrôleur fiscal. De ce fait, plus de 60 % des grandes entreprises américaines ont déclaré n’avoir pas été soumises à l’impôt au cours d’une des années comprises entre 1998 et 2005. Le montant ainsi ponctionné sur les transactions commerciales est évalué à 500 milliards de dollars en 2006, soit 6,5 % de leur total, par la Commission norvégienne[73]. Les estimations de la Banque mondiale portent quant à elles sur 571 milliards de dollars pour la même année[74].

L’analyse de la destination des investissements directs montre bien le rôle joué par les paradis fiscaux. Les pays en développement ou en transition recueillent plus de la moitié de ces flux, ce qui paraît à première vue porteur de développement. Mais une analyse plus attentive du phénomène en montre les limites : les Îles Vierges britanniques, les îles Caïman, le Luxembourg (premier investisseur en France), l’île Maurice et les Pays-Bas ne représentent que 1 % du PIB mondial et seulement 0,27 % de la population de la planète. Pourtant, ces cinq pays cumulés pèsent 1,7 fois plus que les USA et 3 fois plus que le Japon, l’Allemagne et la France réunis en matière d’investissements directs à l’étranger (IDE), alors que ces 4 puissances représentent 44 % du PIB mondial et concentrent 57 % des entreprises les plus importantes. Ainsi, les îles Vierges britanniques, Singapour, Hong-Kong, les îles Caïman et l’île Maurice sont à l’origine de 71 % des IDE finançant la Chine. L’investissement des îles Vierges britanniques dans les plus puissantes économies mondiales s’élève à près de 600 000 euros par an par habitant [75]. Mais l’emprise de l’économie offshore ne concerne pas uniquement quelques petites îles exotiques ou de petits pays spécialisés dans la finance internationale comme la Suisse, le Luxembourg, le Liechtenstein, Monaco ou l’Andorre. Les grandes puissances comme les États-Unis, le Royaume-Uni, les Pays-Bas ou la France, soucieuses de développer leurs places financières, ont développé des législations aussi favorables. Une étude conduite par un chercheur australien dans 22 pays montre que « en pratique, les pays de l’OCDE ont une réglementation bien plus laxiste sur les sociétés écrans que les paradis fiscaux classiques. Et les USA sont les pires, pires que le Liechtenstein, pires que la Somalie[76] ». Loin de concerner uniquement les pays industrialisés, le phénomène pénalise également les économies émergentes, les privant des ressources fiscales nécessaires à leur développement. Un rapport de la Commission norvégienne a mis en évidence l’utilisation des paradis fiscaux et centres offshore dans le pillage du tiers-monde. Il estime que 20 % des dépôts dans les paradis fiscaux proviennent des pays en voie de développement, soit environ 2 000 milliards de dollars, et que la fuite des capitaux qui en est à l’origine représente 6 % à 8,7 % de leur PIB, avec une proportion plus élevée – égale à 13 % du PIB – pour les pays les plus pauvres. Par ailleurs, les pertes, pour ces pays, sont estimées à 50 milliards de dollars par l’ONG Oxfam et à 100 milliards de dollars par des chercheurs de l’université d’Oxford[77]. L’ONG britannique Christian Aid les évalue de son côté à 125 milliards par an. L’île Maurice, avec 43,6 % des IDE contre 5,4 % pour le Royaume-Uni, est de très loin le premier investisseur mondial en Inde. Pour environ 1 500 euros, une société offshore peut y être créée à partir du pays d’origine, sans avoir à se déplacer, alors que le taux effectif d’imposition y est de 3 %. Aussi de très nombreuses entreprises indiennes y déclarent-elles leurs bénéfices avant de les rapatrier, non taxés, dans leur économie d’origine[78]. Loin d’en être seulement une excroissance rédhibitoire, les paradis fiscaux constituent donc un miroir de l’économie réelle. Les États, soucieux de préserver les intérêts des firmes multinationales délocalisées sur leur territoire, ne sont guère enclins à lutter contre leur développement et à limiter leurs prérogatives. Des dispositions pourtant aisées à mettre en place ne sont pas prises, et les tentatives de régulation menées sont inopérantes.

Mafias et paradis fiscaux : corruption et impunité

Les paradis fiscaux jouent donc le rôle d’une interface entre l’économie légale et la criminalité organisée, entre la sphère des transactions financières légitimes et l’argent d’origine criminelle : Ainsi, « si les paradis bancaires et fiscaux cachent à merveille les points de passage et d’arrivée des capitaux sales, [ces flux financiers passent] dans les mêmes « tuyaux » financiers que les autres, c’est-à-dire les sociétés de clearing et de routage financier[79] ». Ils contribuent, par leur existence même, à la corruption internationale et au financement des réseaux criminels et mafieux, à la fois par la mise à disposition d’instruments financiers ou juridiques capables d’occulter l’origine et la propriété des fonds et par le refus de coopérer avec la communauté internationale. L’analyse précédente a montré que, dans les pays en développement, les prix de transfert peuvent sous-tendre une fuite des capitaux ou une perte des revenus liés aux ressources naturelles. Mais les paradis fiscaux jouent également un rôle déterminant dans la dissimulation des sommes servant à la corruption. Les banques peuvent y faire transiter de la façon la moins risquée possible des fonds importants versés par les corrupteurs à l’intention des corrompus.

Les paradis fiscaux sont impliqués dans presque tous les grands scandales qui ont défrayé la chronique de ces dernières années. Le groupe Enron, septième entreprise américaine, fait faillite en 2001. On découvre à cette occasion qu’il a utilisé de façon systématique les paradis fiscaux (près de 700 filiales dans les îles Caïman et autant au Delaware) pour truquer ses résultats, procéder à l’évasion fiscale et dissimuler ces dettes, grâce aux conseils de l’un des plus grands cabinets d’audit mondiaux. Le scandale Parmalat relève de la même logique : dans cette entreprise d’origine familiale centrée sur la commercialisation du lait, la multiplication des sociétés offshore a permis  une opacité croissante servant à dissimuler les fragilités financières du groupe et les abus de biens sociaux des dirigeants. Le pétrolier Prestige échappe au principe du pollueur payeur grâce à son immatriculation sous pavillon de complaisance, tout comme l’Erika. Glencore, maison-mère de Metaleurop, impliquée dans d’autres scandales liés à des financements d’origine russe (Kremlingate), appartient à un actionnaire localisé en Suisse. Elle est connue pour le pillage des matières premières de l’Afrique et de l’ex-URSS. Le scandale de la Bank of Credit and Commerce International (BCCI) a montré la liaison pouvant exister entre le trafic de drogue, le terrorisme, la finance et les services spéciaux des États. Enregistré au Luxembourg, cet organisme financier recueillait sans distinction la fortune personnelle des plus grands dictateurs, l’argent de la CIA et des sociétés liées au trafic international de drogue ou d’armement et participait au financement d’activités terroristes. Enfin, dans l’Angolagate, scandale lié la vente d’armes en Angola servant à alimenter une guerre civile qui a finalement duré dix ans les deux principaux intermédiaires chargés de la vente des armes et du versement de commissions aux facilitateurs français issus du monde politique opéraient à partir de paradis fiscaux. Ainsi, Arcadi Gaydamak disposait de comptes en Suisse, à Jersey et au Luxembourg ; Pierre Falcone dirigeait une société basée aux îles Vierges britanniques, et son épouse, résidant aux États-Unis, gérait des sociétés basées aux îles Turk et Caïcos, dans le Delaware et à Londres. Les financements étaient assurés par un ensemble d’institutions bancaires européennes ou américaines (Bank of New York), sous le leadership de Paribas[80].

De la même manière, le rapport de la Commission norvégienne démontre l’implication des paradis fiscaux dans les mécanismes de corruption à l’aide d’exemples précis, portant notamment sur le pétrole ou sur les cas d’enrichissement d’anciens chefs d’État étrangers (Abacha au Nigeria ; Suharto en Indonésie). Il établit également leur rôle dans l’affaiblissement des institutions et des systèmes politiques des pays en voie de développement[81].

Un système financier organisé de manière à masquer la criminalité

Les chambres de compensation internationales ont pour but de faciliter les échanges interbancaires. Lorsque deux banques souhaitent accélérer leurs échanges de titres, elles peuvent ouvrir chacune un compte auprès d’une telle structure. La compensation des opérations s’effectue alors immédiatement. Deux chambres de compensation internationales se partagent ce marché : Clearstream basée au Luxembourg et Euroclear domiciliée à Bruxelles. Elles ne sont soumises à aucun contrôle supranational. Plus de la moitié des 7000 institutions financières de la planète possèdent un compte dans l’une ou l’autre de ces structures et y effectuent des transactions s’élevant à environ 50 000 milliards de $ par an. Elles sont donc au cœur du système financier mondial. Cette procédure de compensation permet, en se servant du système (légal) de compensation interbancaire, d’en arriver à l’effacement (totalement illégal) des traces de transactions, aboutissant à la mise en place de plates-formes mondiales d’évasion fiscale et de blanchiment d’argent. La première affaire « Clearstream » vient de la révélation de l’existence d’environ 8000 comptes non publiés ainsi que de l’existence de transactions restées secrètes au sein de cette institution. Alors qu’officiellement seuls les établissements bancaires peuvent demander à disposer d’un compte secret, la publication de plusieurs listings par d’anciens employés a établi l’attribution de comptes secrets à des grandes entreprises ou des particuliers. « Les banques ne sont qu’une clé d’entrée pour ouvrir un compte chez Clearstream : de jure, c’est un compte bancaire ; de facto, c’est un compte individuel. Avec quelques millions d’euros, vous pouvez demander l’ouverture d’un compte. Il y a des codes d’accès pour que le client dispose d’un accès direct à Clearstream sans passer par sa banque. Mais celle-ci ne donne pas à Clearstream le numéro de ce compte client, seulement le code de transfert. Puis le reporting du transfert de fonds est envoyé à la banque, pas à Clearstream. L’ensemble des transactions est alors consolidé au niveau du compte général de la banque. Il n’y a plus de trace de mouvements ponctuels[82] ». Dès 1992, des données auraient été effacées avant les investigations de la justice luxembourgeoise. Un ancien responsable informatique de cette chambre de compensation a déclaré à la barre que « Clearstream est la plus grande lessiveuse du monde[83] ». Il est maintenant évident que les comptes non publiés de Clearstream ont servi à des transferts de fonds illégaux : Plus de 60 procès ont été intentés au journaliste Denis Robert, à l’origine des révélations concernant l’affaire Clearstream. Au bout de 10 années de procédure, la Cour française de Cassation a retenu en février 2011 la validité de la démarche de Denis Robert en reconnaissant l’intérêt général du sujet et le sérieux de l’enquête. Suite à la décision de cette Cour se fondant sur l’article 10 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme, Clearstream a perdu tous les procès engagés.

Ainsi, l’existence des paradis fiscaux est indispensable au fonctionnement de l’économie et de la société tels qu’ils sont définis par les modes actuels de gouvernance. Les phénomènes mafieux sont bien directement liés aux nécessités du système en place.

Conclusion 

Le modèle économique des mafias repose donc sur une adaptation permanente de leurs structures et de leurs stratégies à leur environnement. La globalisation économique et financière s’est traduite par une internationalisation de leurs activités à travers la mise en place de partenariats, et le développement des marchés financiers a représenté une opportunité considérable pour le blanchiment.

La recherche de la maximisation du profit est au cœur des stratégies définies par ces organismes. C’est bien l’élément fondamental qui les différencie des deux types d’organismes qui ont un fonctionnement similaire. Fondée sur l’association d’individus insérés dans des réseaux, la structure organisationnelle des mafias pourrait s’apparenter à celle des ONG. Dans certains pays, cette association peut même être déclarée, comme le montre l’exemple des yakuzas au Japon. Le lobbying, exercé par les ONG, afin de faire avancer leurs projets, a pour pendant l’infiltration du crime organisé dans les sphères politiques. Mais si les ONG n’utilisent les activités marchandes que comme un complément de financement, les activités économiques des mafias sont fondamentales : alors que les valeurs auxquelles les premières se réfèrent sont déterminantes dans leurs actions, puisqu’elles sont censées leur apporter la légitimité, les non-valeurs que les organisations criminelles véhiculent[84] sont bien toutes dirigées vers la recherche du profit maximum. De même, malgré certaines similitudes, les mafias se différencient des groupes terroristes. L’organisation des groupes terroristes est, comme celle du crime organisé et celle des ONG, marquée par la mise en place de réseaux. L’utilisation des frontières constitue également un point de rencontre avec les mafias. Le changement de juridiction étatique qu’elles supposent peut contribuer à dissimuler les activités, les personnes ou les fonds, et certains produits, armes ou matières premières ne sont parfois présents que sur d’autres territoires. En ce qui concerne le financement, l’impôt révolutionnaire ressemble beaucoup au « pizzo », et le recrutement des « affiliés » s’apparente à celui des membres d’une organisation terroriste. Mais la finalité de l’action terroriste réside dans le combat politique puisqu’elle est à la recherche de changements dans la société. La pratique d’activités économiques (captation d’une rente liée aux matières premières afin d’assurer des financements, par exemple) ne constitue qu’un moyen et non une fin. Le terrorisme ne pourrait donc exister sans l’attention du système médiatique, puisqu’il est, à la base, une activité de communication. Sans les médias, le terrorisme n’induit d’effets que sur ses victimes immédiates et n’a aucun impact social. À l’inverse, la fonction économique est donc centrale pour les mafias, et le secret entourant les activités économiques illégales constitue le fondement de la criminalité organisée.

Au delà de l’omerta qui constitue l’un des points cruciaux du « code d’honneur » que doivent s’engager à respecter les affiliés, la nécessité du silence sur les activités engagées peut être illustrée par l’assassinat de journalistes d’investigation au Mexique[85], ou par les menaces de mort qui pèsent sur Roberto Saviano, auteur de « Gomorra » comme sur Matteo Garrone, réalisateur du documentaire du même nom, palme d’or à Cannes en 2008, vivant tous deux sous protection policière.

Les paradis fiscaux, en favorisant cette omerta sur les activités économiques et mafieuses, sont donc au cœur des activités de la criminalité organisée comme ils sont au cœur des activités des firmes multinationales. Ils constituent l’interface entre l’économie légale et l’économie criminelle organisée. Ce qui souligne les enjeux, et sans doute l’illusion, de leur régulation.

 

Notes:

[1] Enseignant-chercheur à l’Université Stendhal, Grenoble.

[2] L’Italie est le seul pays ayant institué le délit d’association de type mafieux. L’article 416 bis du Code de procédure pénal italien définit ainsi le crime d’association de type mafieux : “Quand ceux qui en font partie se servent du pouvoir du lien associatif, du rapport d’intimidation et de l’omerta qui en dérive pour commettre des délits, d’obtenir la gestion directe ou indirecte, ou le contrôle des activités économiques, de concessions, de privilèges ou de marchés publics, ou pour réaliser des profits, obtenir des avantages injustifiés pour eux-mêmes ou pour d’autres, ou encore pour entraver le libre exercice du droit de vote en procurant à soi-même ou à autrui des voix lors de consultations électorales”.

[3] Selon l’expression de Pierre Conesa, “Les relations internationales illicites”, Revue internationale et stratégique, n°43, automne 2001.

[4] Voir entre autres à ce sujet : Anna Politovskaïa, La Russie selon Poutine, Gallimard, Paris, 2006 ; Anne-Gabrielle Castagnet, “La mafia en Russie : un autre regard”, in “Les relations internationales illicites”, art. cit., 2001 et le dossier “Russie, la fortune cachée de Poutine”, du périodique le Nouvel Observateur, 1 mars 2012.

[5] Office des Nations Unies contre la Drogue et la Criminalité. Les chiffres qui suivent sont issus du rapport : “Estimation des flux financiers illicites provenant du trafic de drogues et d’autres crimes transnationaux organisés”, ONUCD, Vienne, octobre 2012.

[6] Jean de Maillard, Pierre-Xavier Grézeaud, Un monde sans loi, Stock, Paris, 1998.

[7] Charles-Albert Michalet, Qu’est-ce que la mondialisation ? La Découverte, Paris, 2004.

[8] Jean de Maillard op. cit., 1998.

[9] Babette Stern, Narco-business. L’irrésistible ascension des mafias mexicaines, Max Millo, Paris, 2011.

[10] Jean de Maillard, op. cit., 1998.

[11] Ibid.

[12] Jean de Maillard, op. cit., 1998.

[13] Ibid.

[14] Roberto Saviano, Gomorra, dans l’empire de la Camorra, Gallimard, Paris, 2007.

[15] Ibid.

[16] ONUDC, Rapport sur la drogue dans le monde en 2010, Washington, 2010.

[17] Antonio Maria Costa, (Directeur général de l’ONUDC à Vienne), Diplomatie, hors série n°11, avril-mai 2010.

[18] Charles-Albert Michalet, op. cit., 2004.

[19] Robertro Saviano, op. cit., 2007.

[20] ibid.

[21] Jean de Maillard, op. cit.,1998.

[22] Babette Stern, op. cit., 2011.

[23] Jean de Maillard, Ibid.

[24] Jean de Maillard, op. cit., 1998.

[25] Ibid.

[26] Babette Stern, Ibid.

[27] Service canadien du renseignement de sécurité, Rapport 2000/07 : “La criminalité transnationale”, in Alain Rodier, “La criminalité organisée transnationale”, Note d’actualité n°134, Centre français de recherché sur le renseignement, Paris.

[28] Claudio Belisario, Les activités de blanchiment des organisations criminelles italiennes, Mémoire présenté dans le cadre du Diplôme d’Université de 3ème cycle : Analyse des menaces criminelles contemporaines, sous la direction de Xavier Raufer, cité par Frank Furet, Banc public, n°116, janvier 2003.

[29] Jean de Maillard, op. cit., 1998.

[30] ONUDC, rapport cité, 2010.

[31] Jean de Maillard, op. cit., 1998.

[32] Roberto Saviano, op. cit., 2007.

[33] Roberto Saviano, op. cit., 2007.

[34] ONUDC, op. cit., 2010.

[35] ONUDC, op. cit., 2010.

[36] ONUDC, op. cit., 2010.

[37] ONUDC,op. cit., 2010.

[38] Ibid.

[39] Babette Stern, op. cit., 2011.

[40] Antonio Maria Costa, article cité, 2010.

[41] ONUDC, Rapport sur la drogue dans le monde en 2011, Washington, 2011.

[42] Jean-Michel Quatrepoint, “Pas de sortie de crise sans résorption des balances des paiements”, Le Monde, 9 novembre 2011.

[43] CCFD-Terre solidaire, Rapport : “l’économie déboussolée : multinationales, paradis fiscaux et captation des richesses”, décembre 2010.

[44] ONUDC, “Pistage de l’argent sale”, Interview de Pierre Laplaque, (chef de section au sein du service chargé du crime organisé et des trafics illicites, 11 août 2011, disponible sur le site : <http://www.unodc.org/unodc/fr/frontpage/2011/august/pistage-de-largent-sale-un-expert-sexplique.html&gt;.

[45] ONUDC, Communiqué de presse : “L’ONUDC estime que les criminels auraient pu blanchir 1 600 milliards de dollars américains en 2009”, 25 octobre 2011.

[46] Roberto Saviano, op. cit., 2007.

[47] Roberto Saviano, op. cit., 2007.

[48] Claudio Belisario, Mémoire cité.

[49] Umberto Santino, “Mafia, crime transnational et mondialisation”, Actes du colloque international : Défaire le développement, refaire le monde, Paris, 3 mars 2002.

[50] Roberto Saviano, op. cit., 2007.

[51] ibid.

[52] “La mafia, première banque d’une économie en crise”, Le Figaro, 12 janvier 2012.

[53] Roberto Saviano, op. cit., 2007.

[54] Frank Furet, “économie de la Cosa Nostra”, Banc public, n°116, janvier 2003.

[55] Jean de Maillard, op. cit., 1998.

[56] Cf. Le Monde, 13 juillet 2010.

[57] Roberto Saviano, op. cit., 2007.

[58] Ibid.

[59] Roberto Saviano, op. cit., 2007.

[60] Ibid.

[61] Roberto Saviano, op. cit., 2007.

[62] Ibid.

[63] Roberto Saviano, op. cit., 2007.

[64] Ibid.

[65] Roberto Saviano, op. cit., 2007.

[66] Roberto Saviano, op. cit., 2007.

[67] ONUDC, Communiqué de presse cité, 25 octobre 2011.

[68] Bounelassa, Fouquin, Herzog, “Panorama de l’économie mondiale”, CEPII, décembre 2010.

[69] Les éléments figurant dans cette partie sont extraits du rapport : CCFD-Terre Solidaire, “L’économie déboussolée : multinationales, paradis fiscaux et captation de richesses”, décembre 2010.

[70] CCFD-Terre Solidaire, op. cit., décembre 2010.

[71] The Guardian, 6 novembre 2007.

[72] CCFD-Terre Solidaire, op. cit., décembre 2010.

[73] Commission des affaires européennes sur la revision, de la directive sur la fiscalité de l’épargne et la lutte contre les paradis fiscaux (présidence du Professeur Guttorm Schjelderup), rapport : Tax Heaven and development, remis à Mr. Erik Solheim, ministre de l’environnement et du développement international le 18 juin 2009.

[74] Daniel Garrigue et Elisabeth Guigou, Rapport d’information de la Commission des affaires européennes sur la révision de la directive sur la fiscalité de l’épargne et la lutte contre les paradis fiscaux, les centres offshore et les juridiction non coopératives, juillet 2009.

[75] CCFD-Terre Solidaire, op. cit., 2010.

[76] “The G 20 and tax-haven hypocrisy”, the economist, 26 mars 2009.

[77] Daniel Garrigue et Elisabeth Guigou, op. cit., juillet 2009.

[78] CCFD-Terre Solidaire, op. cit., 2010.

[79] Bernard Bertossa, Benoît Dejemeppe, Eva Joly, Jean de Maillard et Renaud Van Ruymbeke, “Les boites noires de la mondialisation”, Le Monde, 9 mai 2001.

[80] Samuël Foutoyer, “Pour en finir avec les paradis fiscaux”, Survie-France, avril 2005.

[81] Art. cit., The economist, 26 mars 2009.

[82] Jean-Louis Gergorin (ancien vice-président d’EADS), Libération, 19 mai 2006.

[83] Rapport d’information au Parlement, N°13211, “Les obstacles au contrôle et à la répression de la délinquance financière et du blanchiment des capitaux en Europe”, Paris, 22 février 2002.

[84] Ces non valeurs peuvent être illustrées par les propos de Toto, 13 ans : “Tous ceux que je connais sont soit morts, soit en prison. Moi, je veux devenir un parrain. Je veux avoir des centres commerciaux, des boutiques et des usines. Je veux avoir des femmes. Je veux trois voitures. Je veux que les gens me respectent quand je rentre quelque part. Je veux des magasins dans le monde entier. Et puis je veux mourir, mais comme meurent les vrais, ceux qui commandent pour de bon. Je veux mourir assassiné.” In Roberto Saviano, op. cit., 2007.

[85] Voir Babette Stern, op. cit., 2011.