Éditorial: Le crime organisé dans les relations Centres / Périphéries

Patrice Allard, Rédacteur en Chef de Informations et Commentaires

 

160L’importance prise actuellement par les activités illicites dans l’économie mondiale ne manque pas de surprendre. En 2008, le chiffre d’affaires réalisé par les quatre grandes mafias italiennes (Camorra, Sacra Corona Unita, N’drangheta et Cosa Nostra) était estimé à 130 milliards d’euros, ce qui approche 10 % du produit intérieur brut (PIB) italien de la même année[1]. Il convient pourtant d’être très prudent avec de tels chiffres. Les opérations dont ils mesurent l’ampleur sont marquées par une opacité assez facile à comprendre.  Nous avons donc là des estimations qu’il est à peu près impossible de recouper avec d’autres données. De plus, la globalisation rend plus aisée la pratique d’un mélange des genres où se côtoient l’argent « honorable », l’argent de la fraude et celui du crime. Les distinguer demande une traçabilité souvent délicate à établir, si ce n’est impossible. Enfin, lorsque cette question est évoquée dans les échanges internationaux, la frontière qui distingue le légal et l’illégal dans les pratiques commerciales, comptables ou bancaires devient floue. Ce qui est légal ici peut être illégal ailleurs. En jouant sur ces différences, des opérations frauduleuses deviennent lucratives, très lucratives. L’économie monde connaît ainsi, entre une « zone claire », faite d’échanges fondés sur des activités parfaitement légales et une « zone noire », en marge de toute légalité, une « zone grise », un entre deux où l’illégal peut devenir légal, où la fraude ou le crime deviennent acceptable et leur produit blanchi.

Les difficultés d’une quantification n’effacent en rien les dérives qui constituent l’essentiel de ce phénomène ainsi que ses conséquences, économiques, sociales ou politiques. C’est au regard de ces dernières que la revue consacre le dossier de ce numéro à cette question. Explorer ces « zones grise et noire » n’est pas simple, les acteurs y sont nombreux et de types bien différents. Aussi ce dossier sera centré principalement sur la catégorie du crime organisé. Ce choix n’est pas fortuit. Les organisations relevant de cette catégorie se distinguent par leur puissance économique et leurs pouvoirs, social ou politique.

Comment définir le crime organisé ? Les pratiques qualifiées de criminelles sont assez bien repérées à partir des activités habituellement exercées par des organisations de type mafieuses. Il s’agit du racket, du trucage dans l’attribution de marchés publics, de la production de faux moyens de paiement, des trafics de stupéfiants, d’armes ou d’êtres humains, de la contrefaçon ou de la contrebande. Mais parler de crime organisé implique également l’existence d’une organisation à but criminel. Le modèle de l’organisation mafieuse est ici également un guide. Sa constitution en forme de contre société (capable de s’opposer aux règles sociales et légales de la société constituée qui l’abrite), avec ses codes propres (« code d’honneur »), une hiérarchie sociale spécifique (souvent de forme clanique) est une première caractéristique. Son mode de fonctionnement repose sur le contrat informel, toujours oral, par lequel des membres s’engagent ou s’allient avec des tiers pour une ou des actions futures. Le respect du contrat est essentiel pour le fonctionnement de l’organisation. La fidélité à la parole donnée et la règle du silence sont les ressorts qui assurent ce respect. Si elles ne suffisent pas, alors vient l’intimidation puis la violence exercée par l’organisation dans son ensemble, ce qui est aussi un de ses traits caractéristiques. Enfin l’organisation mafieuse est enracinée sur un territoire donné, cette caractéristique tendant aujourd’hui à multiplier ces espaces dominés du fait d’une certaine « mondialisation » des activités mafieuses.

Les origines de ces organisations sont diverses. Certaines sont anciennes, d’autres bien plus récentes. L’une des plus étudiées, la mafia sicilienne, trouverait son origine dans l’histoire, particulièrement tourmentée, de cette île. La résistance aux nombreux envahisseurs qui ont occupé la Sicile (30 mars 1282 : les « Vêpres siciliennes » contre l’occupation franque), les révoltes sociales suscitées par l’arbitraire et la violence de l’aristocratie sont autant de causes particulières qui expliqueraient, dans le contexte d’une insularité et d’une société féodale, à la fois l’émergence d’un modèle culturel spécifique, celui du bandit d’honneur qui s’oppose à la loi pour faire régner la justice, et la constitution de sociétés secrètes, réunissant et protégeant ces opposants-bandits[2]. Dans un autre contexte mais tout aussi tourmenté, les « triades » chinoises trouveraient leur origine, au début du XIXème siècle, dans des sociétés secrètes, à la fois gangs et organisations d’entraide, s’opposant dès le milieu de ce siècle à la pénétration des puissances occidentales en Chine[3].

L’origine de ces organisations n’explique pas l’essor qu’elles peuvent connaître ensuite. La solidarité des membres d’une société secrète et leur adhésion à un même modèle socioculturel sont la source de liens sociaux puissants, indispensables au fonctionnement de l’organisation, mais cela ne permet pas de comprendre le rayonnement qu’elles peuvent avoir sur leur territoire. Leur passage à l’état de contre société implique l’acceptation des autres[4], obtenue par le consentement ou la violence, cette dernière n’étant possible qu’à partir d’un certain développement de l’organisation criminelle. Cette acceptation passe souvent par la conquête d’un pouvoir politique acquis, soit dans une opposition au pouvoir en place, soit dans une certaine complicité établie avec ce pouvoir sur la base de « services » réciproques. L’exemple de la mafia sicilienne est révélateur de ces deux possibilités. À la fin du XIXème siècle, à la période où les vestiges de la vieille société féodale disparaissent, le pouvoir politique de ces organisations se développe de manière ambivalente. D’une part, il repose sur la confiance qui peut être accordée à l’homme d’honneur, capable de régler des conflits dans le respect d’une certaine justice. Le mafieux apparaît alors comme le conciliateur qui se substitue à l’institution officielle, défaillante ou partiale. Il est permis de parler de contre pouvoir. Mais, d’autre part, ce pouvoir de l’organisation lui est aussi acquis en échange de l’appui offert aux grands propriétaires fonciers pour leur permettre de conserver, dans une période troublée, leur pouvoir et leurs propriétés. Il ne saurait être question là de contre pouvoir mais à l’inverse d’une organisation criminelle au service d’une classe au pouvoir politique, économique et social bien établi. Cette seconde modalité se retrouve hors de la Sicile ; les liens entre les yakuzas japonais et les mouvements nationalistes et réactionnaires dans les années 1930  sont bien connus et des liens semblables ont existé entre certaines « triades » chinoises et l’appareil politique du maréchal Tchang Kaï-chek. Enfin cet essor n’apparaît pas à n’importe quel moment de l’histoire économique et sociale. Les périodes troublées d’un changement social plus ou moins bloqué sont aussi celles où ces organisations criminelles prennent une importance croissante. L’essor des mafias est ainsi souvent associé à l’appauvrissement de la majorité des habitants d’un pays ou d’une région. La ruine progressive des vieilles structures sociales s’accomplit alors que de nouvelles structures tardent à apparaître et à s’imposer. Les activités de ces organisations criminelles se développent alors rapidement sur le terreau de la décomposition de l’ordre ancien. Il serait possible de les voir comme une forme pathologique de son pourrissement[5], sans qu’elles ne facilitent en rien la mise en place des structures d’une nouvelle société.

L’essor qu’ont pu connaître ou connaissent ces organisations criminelles ne permet pas d’expliquer la perpétuation de celles-ci sur des périodes parfois fort longues qui dépassent l’échelle du temps des structures économiques et sociales établies. Cette perpétuation est d’autant plus surprenante que, si ces organisations criminelles ont parfois bénéficié de la duplicité des pouvoirs politiques, elles ont été aussi la cible d’une répression qui aurait dû être efficace. Comment comprendre alors leur permanence ? En premier lieu vient la capacité de ces organisations à perpétuer un contrôle sur un territoire. Cela implique la soumission des habitants obtenue par leur adhésion et/ou l’intimidation et la violence. Il s’y ajoute l’établissement d’un statu quo[6] avec les autorités politiques officielles qui peut résulter de la contrepartie de « services rendus » ainsi que de la corruption ou de l’intimidation. Quelques soient les modalités spécifiques qui permettent à l’organisation d’assurer une domination sur son territoire, l’exercice de la violence, qu’il soit effectif ou potentiel, reste essentiel. Faire étalage de cette capacité de violence devient un comportement durable et caractéristique de ces organisations. En second lieu la permanence de ces organisations criminelles dépend de leurs propres capacités organisationnelles. Sur ce point, ces organisations ne manquent pas d’atouts. Le premier d’entre eux est l’opportunisme, c’est-à-dire la capacité à rechercher, trouver et exploiter toutes les opportunités qui se présentent, ce qui implique de pouvoir changer d’activités criminelles ou d’en adjoindre de nouvelles à brefs délais. Cet opportunisme va de pair avec l’horizon de temps réduit dans lequel fonctionne l’organisation. Le court terme de chaque opération s’impose comme le seul temps possible pour satisfaire un comportement de prédation. La capacité d’adaptation de l’organisation constitue un second atout majeur, essentiel à sa survie. Il est indéniable que celle-ci survit grâce à son pouvoir de maîtriser au mieux les changements techniques ou sociaux mais aussi de faire face aux différents moyens de répression utilisés contre elle.

Aujourd’hui, la mondialisation des activités économiques a ouvert à ces organisations criminelles de nouvelles perspectives. Cette mondialisation offre en effet à celles-ci de nouvelles opportunités[7]. La multiplication des flux d’hommes et de marchandises permet de cacher plus facilement les trafics illicites. Les facilités accordées à la circulation des capitaux apportent la discrétion et l’opacité nécessaire au financement de ces trafics comme au blanchiment des recettes qu’ils induisent. De manière méthodique, Yves Achille, dans l’article ci-après, éclaire cet aspect, qui montre comment la mondialisation explique ce nouvel essor actuel du crime organisé. Il va plus loin en faisant apparaître les similitudes de mode d’organisation, et parfois des pratiques financières, des firmes transnationales et des réseaux mafieux. Cette similitude redouble lorsque l’entreprise « honorable » s’accoquine avec l’organisation criminelle pour trouver le moyen de résister à une concurrence accrue (ou préserver une situation de monopole). Cela n’est pas sans soulever une évidente question : le crime organisé n’est-il pas parfaitement adapté aux logiques de comportement et aux pratiques de l’économie mondialisée et par suite si difficile à combattre[8] ?

Les pays périphériques sont pleinement concernés aujourd’hui par cet essor et cette extension spatiale du crime organisé. La question soulevée par ce dossier s’inscrit donc parfaitement dans les relations Centres / Périphéries. L’affaiblissement des appareils politiques comme les effets destructeurs du tissu social exercés par l’irruption brutale du libre marché et de la libre circulation des capitaux dans des économies dominées et en mal de développement produisent un « terreau social » favorable à l’implantation d’organisations criminelles. Il peut s’agir d’organisations au départ extérieures au pays périphérique, qui bénéficient là de zones de faible contrôle de l’application de la loi, d’une population suffisamment appauvrie pour qu’elle puisse constituer un allié ou une proie docile et bon marché et, éventuellement, d’appuis de responsables politiques corruptibles. Le pays peut ainsi devenir une « escale » sur les chemins tortueux des trafics internationaux ou bien, si le potentiel d’activités productives qu’il recèle le permet, être la source d’un de ces trafics. Il peut s’agir également d’organisations locales, issues de luttes politiques armées et reconverties dans des trafics multiples ou des pratiques criminelles qui d’artisanales prennent très rapidement une toute autre dimension.  Dans ce dernier cas, l’exemple de la piraterie pratiquée en Somalie est révélateur. Les premiers pirates sont au départ issus des communautés villageoises de pécheurs, ayant perdu leurs ressources du fait de la pêche industrielle intensive pratiquée par des navires étrangers dans et autour de leurs zones de pêche traditionnelles, et livrées à elles-mêmes du fait de la défaillance de l’État somalien. Rançonner le navire de passage, ou un navire de pêche considéré comme responsable de l’appauvrissement du village, devient une activité de substitution de nature criminelle et exercée à main armée. Le montant élevé des gains ainsi perçus a fait que le recrutement de nouveaux pirates a largement dépassé le cadre de ces communautés villageoises, donnant à cette piraterie une ampleur reconnue de tous à partir de 2008[9]. Cette piraterie ne reste plus alors artisanale mais demande une organisation complexe et ramifiée. Avant que d’obtenir une rançon, le pirate doit en effet pouvoir conserver sa prise en toute sécurité le temps de négocier, disposer d’un intermédiaire opérant cette négociation, trouver enfin les moyens d’obtenir le paiement et un transfert de ces fonds vers les différents bénéficiaires. La rapidité avec laquelle ces communautés ont pu s’assurer la complicité de pouvoirs locaux, d’intermédiaires fiables et d’institutions financières peu regardantes, puis s’étendre bien au delà des villages de pécheurs, montre bien l’efficacité du modèle du réseau mafieux et la capacité de ces réseaux (anciens ou nouveaux) d’établir entre eux des liens fonctionnels et efficients.

Si le non développement constitue à n’en pas douter une cause essentielle de la présence d’organisations criminelles au sud, cette situation nouvelle ou ancienne tend à perpétuer ce sous développement. Au plan économique, leurs activités sont essentiellement prédatrices. Il s’agit d’obtenir, au coup par coup, les résultats les plus rémunérateurs possibles pour l’organisation. Il semble donc irréaliste d’en attendre le moindre développement.

Leur prédation s’opère à travers l’exploitation de ressources existantes ou potentielles dans les territoires que maîtrisent ces organisations. Les exemples les plus classiques en sont la culture du pavot ou l’extraction de minerais ou de diamants. Le pays en développement qui subit cette domination conserve, inchangée, sa place de fournisseur de produits bruts dans une division internationale du travail illégal. Il maintient donc, de ce point de vue, sa position périphérique. Le fait que les services de répression du trafic de stupéfiants constatent une certaine délocalisation des laboratoires clandestins assurant la transformation du produit (en Afrique notamment) ne change rien. L’effort de formation de certains pays en développement débouche sur l’existence sur place d’une main d’œuvre très qualifiée et bon marché dont profite le crime organisé, agissant de la même manière que certaines firmes transnationales qui délocalisent une partie de leurs activités de recherche, avec de plus pour le premier, l’assurance d’une certaine tranquillité permise par la faiblesse des institutions policières locales.

Cette prédation peut aussi être perçue comme un prélèvement opéré sur les richesses du pays, soit sous la forme de la captation d’une rente, soit, lorsqu’il est effectué sous la forme d’un racket ou d’une surfacturation, comme un impôt privé[10]. Quel est le montant des recettes d’exportation de la République démocratique du Congo perdues du fait de la contrebande des minerais d’étain, de tantale, de tungstène ou d’or ? Quel est le prix payé par les mineurs et les commerçants des Nord et Sud-Kivu pour obtenir la « protection » des groupes armés qui les exploitent ? Le chiffrage de ces pertes est presque impossible à établir. Au même titre que la fuite des capitaux, il s’agit ici de flux monétaires qui échappent à tout contrôle et dont les éventuelles retombées, s’il y en a, seront situées, pour l’essentiel, hors du pays ou seront facteur d’une criminalité accrue lorsqu’elles se présentent sous la forme d’armes acquises en contre partie. En termes de développement, il s’agit donc de « pertes sèches ». Il peut être objecté à cela que les activités illicites du crime organisé procurent aussi des revenus aux habitants du pays tombés sous la coupe de ces organisations. Dans le dossier de ce numéro de la revue, Yves Achille[11], montrant le partage des recettes issues du trafic des stupéfiants, apporte une réponse à cette objection : la part revenant aux producteurs de base comme les dépenses effectuées dans le pays de départ sont infimes. La place du pays dans cette répartition de la valeur ajoutée reste, là encore, périphérique. De plus ces revenus distribués restent, pour ceux qui les reçoivent, des revenus de survie, qu’ils payent au prix fort d’une précarité accrue par le risque « de se faire prendre ». Et que dire de celle que produit une confrontation permanente à la violence, qui pèse sur leur vie même.

Au plan politique, l’essor des organisations criminelles constitue un réel danger pour la « gouvernance » des pays concernés. La nature des liens établis entre l’organisation et les autorités officielles en place, dans et autour des territoires que domine la première, est ici essentielle. La coexistence de ces deux pouvoirs peut être paisible. Il en résultera une complicité et, le plus souvent, une vénalité des responsables politiques, propices à l’accomplissement des « affaires » illégales. Dans ce cas le pouvoir politique s’affaiblit. D’une part, il perd toute légitimité aux yeux des citoyens du fait de sa mise au service des intérêts de certains (les membres de l’organisation) et non de l’intérêt général. Ce discrédit peut conduire les responsables à renforcer leurs liens avec l’organisation pour se maintenir au pouvoir. D’autre part, la corruption qui est, pour l’organisation criminelle, la base même de cette coexistence paisible ne peut que s’étendre et se généraliser. Dans ce cas, c’est le pouvoir autonome de décision des autorités politiques légales qui tend à disparaître et, par suite, la souveraineté de la nation. La coexistence entre le crime organisé et le pouvoir politique peut également être conflictuelle, la survie de l’un ou de l’autre s’inscrit alors dans un rapport de force dans lequel le second n’est pas sûr d’être le plus fort. Comme l’écrit Jean–François Gayraud : « Selon le Pentagone, les deux principaux cartels mexicains, cartel du Golfe et cartel de Sinaloa, sont capables d’aligner 100 000 hommes de main, soit presqu’autant que l’armée qui en compte 130 000[12] ». Suivant la puissance financière et politique acquise par l’organisation, le risque est grand de voir dans des parties du territoire national se constituer des zones de non droit, dirigées par de véritables féodalités totalement liées à l’organisation, sur les ruines d’un appareil d’État en voie de décomposition. La forme de « l’État failli » constitue donc l’aboutissement ultime des risques politiques courus. Il est également sans doute la situation locale la plus favorable que peut obtenir le crime organisé pour la bonne marche de ses « affaires ».

C’est surtout au plan social que les effets du crime organisé sont les plus corrosifs. En premier lieu, le crime organisé agit en forme de contre société. Il oppose son modèle social à la société constituée dans le respect d’un État de droit et instaure une stratification sociale où les intérêts des individus qui sont membres de l’organisation ou qui y participent deviennent rapidement contraires à ceux des personnes qui la subissent. Ces effets destructeurs des liens sociaux établis dans la société légale sont d’autant plus pernicieux qu’ils ne sont pas aisément perçus. Les sociétés des pays des Périphéries sont, sur ce point, particulièrement vulnérables. La misère qui frappe une part importante de leur population est une première explication de cette vulnérabilité. La quête permanente de ressources rend les populations déshéritées peu regardantes des moyens de survivre qui leur sont offerts. La précarité d’une vie menée au jour le jour favorise la résignation de tous ceux pour qui la soumission à l’ordre voulu par de plus puissants et l’acceptation des prélèvements supplémentaires qu’il apporte, ne sont qu’un malheur de plus. De plus, en raison du non développement, la très faible mobilité sociale qu’offre la société légale à ses membres les plus humbles fait paraître prometteuse l’adhésion à l’organisation et la possibilité de gravir un à un les échelons de sa hiérarchie, dans l’illusion de construire individuellement sa réussite sociale. Et que dire du climat de violence et d’intimidation établi sur ces territoires, qui place leurs populations devant l’alternative simple de devoir se soumettre ou d’entrer dans des logiques d’affrontement au péril de sa vie ?

La capacité des organisations criminelles à s’implanter dans les Périphéries peut être évaluée par la vitesse par laquelle elles parviennent à transformer leurs habitants en clients de leur commerce illicite. La consommation locale de produits stupéfiants accompagne l’établissement d’une place de relais le long des chemins du trafic de ces produits. Les réseaux de passeurs des migrants clandestins ne manquent pas de se connecter à ceux du trafic de drogue. Les dégâts ainsi causés par la situation de non droit comme par le climat de violence qui l’accompagne deviennent très lourds, sur le plan de l’insécurité comme sur le plan environnemental. L’ordre social préexistant ne disparaît pas. Les agriculteurs produisant le pavot restent des agriculteurs soumis à des contraintes communes à tous les autres agriculteurs. Les chimistes des laboratoires clandestins restent des chimistes salariés, même si leurs employeurs les font exercer leur profession dans l’illégalité. Cet ordre social n’est changé qu’en ce qu’un nouveau rapport de domination vient s’ajouter aux rapports sociaux anciens. Cette domination conforte la reproduction de cet ordre ancien ; les initiatives, qu’elles portent sur des innovations ou des revendications sociales, sont bloquées ou réprimées. C’est en cela que le changement social qui devrait accompagner, voir précéder le développement est bloqué et que l’action de ces organisations ne conduit qu’à l’approfondissement du sous développement.

Il ne saurait être question d’achever ces quelques lignes sans souligner le rôle moteur joué par Yves Achille et sans lequel la constitution de ce dossier aurait été impossible. Nous tenons à l’en remercier.

Notes:

[1] Jean François Gayraud, « La criminalité transnationale : des territoires, des puissances et des flux en expansion », Questions internationales, n°40, novembre-décembre 2009.

[2] J. Susini, « Mafia », Encyclopaedia Universalis, Vol. 10, Paris, 1971.

[3] Jean-Michel Dasque, « Anciennes et nouvelles organisations criminelles en Asie orientale », Questions internationales, n°40, novembre-décembre 2009.

[4] La pratique de l’omerta, indispensable à une certaine impunité de l’organisation criminelle dans son fonctionnement régulier, est l’exemple même de cette acceptation.

[5] On ne saurait limiter ce « terreau » favorable au crime organisé à la seule condition d’un affaiblissement des États. L’essor du trafic d’êtres humains tient plus à l’effondrement économique des sociétés périphériques qu’à l’incapacité des États. Lorsque cette incapacité est corrigée, par une moindre porosité des frontières par exemple, le trafic ne cesse pas : il emprunte d’autres itinéraires.

[6] Un tel statut quo peut conduire à une coexistence du pouvoir mafieux et du pouvoir légal ou bien à l’éviction du dernier dans une région qui devient ainsi zone de non droit.

[7] Ces nouvelles opportunités rencontrent aisément l’opportunisme des organisations criminelles. Celles-ci se transforment, se déspécialisent et se tournent vers la poly criminalité. De même l’internationalisation de leurs activités les conduit à essaimer de leur territoire originel vers de nouveaux, souvent le long des « autoroutes » de la drogue qui deviennent aussi les voies privilégiées du trafic des armes et des êtres humains.

[8] Le mode d’organisation de l’activité économique sous la forme du réseau d’entreprises, reliées entre elles par des contrats commerciaux à court ou moyen terme, présente ainsi quelques ressemblances avec le modèle traditionnel des organisations mafieuses. Ces dernières se retrouvent donc en parfaite adaptation avec la structure d’activité jugée la plus efficace. Il en est de même de la similitude des procédures d’évasion fiscale pratiquées par ces entreprises transnationales et celles relatives au blanchiment de « l’argent sale ». Il paraît donc insuffisant de voir seulement le crime organisé comme un danger pour la mondialisation actuelle, d’autant plus grand que cette mondialisation s’accompagne de multiples désengagements de l’État, encore faut-il remarquer que ces activités criminelles se nourrissent de cette mondialisation.

[9] Les informations relatives à cet exemple proviennent de : Eric Frécon, « Piraterie et banditisme maritime : des sociétés anonymes pas comme les autres », Questions internationales, n°40, novembre-décembre 2009.

[10] Serge Sur, « Crimes sans châtiment », Questions internationales, n°40, novembre-décembre 2009.

[11] Yves Achille, « Mafias et Globalisation : une approche économique du crime organisé », Informations et commentaires, n°160, juillet-septembre 2012.

[12] Sara A. Carter, « Mexique : les cartels de la drogue seraient forts de 100 000 soldats », The Washington Times, 3 mars 2009, cité par Jean-François Gayraud, art. cit., 2009.