Note de la rédaction
La multiplicité des acteurs et de leurs intérêts semble rendre inefficientes les tentatives pour isoler, réduire et combattre les formes jugées illicites de commerce. Les déchets toxiques ont été évoqués précédemment, deux autres exemples dans des secteurs et des contextes différents illustrent cette question. Ils sont tirés d’un article d’Yves Achille[1].
L’auto-régulation par les acteurs de la filière : une action illusoire
Yves Achille
Deux exemples vont être successivement pris pour montrer les insuffisances d’un processus de régulation reposant à la fois sur les Organisations internationales, les organisations non gouvernementales (ONG) et les différents acteurs des filières concernées : le commerce des diamants dans les zones de conflits de l’Afrique Subsaharienne et l’exploitation illégale des minerais en République démocratique du Congo.
Les « diamants du sang » et le processus de Kimberley
Les tentatives faites par la communauté internationale de mettre un terme aux « diamants du sang », accusés par les ONG et par l’ONU de favoriser la prolifération des armes en Afrique et de perpétuer les conflits armés (embargo sur les diamants issus de certaines zones et sur les armes, imposition de certificats d’origine) se sont heurtées à la fois à des problèmes techniques et à la puissance des acteurs des filières concernées (trafiquants d’armes, mercenaires, firmes multinationales…). Dès le départ, les conditions de la mise en place de ces actions se sont avérées problématiques : l’embargo sur les diamants décrété en 1998 par le Conseil de Sécurité des Nations-Unies a été décidé à partir de l’initiative du Royaume-Uni, engagé dans une lutte directe contre le RUF (mouvement insurrectionnel de Sierra Leone) et par les États-Unis, désireux de conforter les forces gouvernementales de l’Angola. C’est ce qui explique que l’embargo concernait uniquement les diamants écoulés par les forces rebelles et non ceux commercialisés par les réseaux des forces gouvernementales. Une véritable action de paix aurait dû inclure l’ensemble des diamants produits dans la région. Telle qu’elle avait été définie, la mise en place de l’embargo s’apparentait à une ingérence extérieure.
Parallèlement à l’embargo, Britanniques et Américains ont, dès l’année 2000, fait pression sur les acteurs de la filière concernée – et en particulier la firme multinationale sud-africaine De Beers – afin de briser les liens entre diamants et conflits armés. Ces efforts ont donné naissance en 2003 au processus de Kimberley. Selon cet accord, les diamants ne pouvaient être exportés que dans des boites scellées, accompagnés de certificats d’origine mentionnant le pays d’extraction. La société civile devait de cette manière pouvoir surveiller la transparence et le bon fonctionnement du processus. Dix ans plus tard, ce processus s’avère être, malgré les apparences, un échec complet. Dès le départ, les pays d’origine n’étaient pas à même de mettre en place un système de certificats de provenance. Les contrôles y restaient déficients et l’origine des gemmes difficile à établir avec précision.
Par ailleurs, certains acteurs majeurs de l’industrie du diamant (la Russie, Israël, l’Inde…) ont refusé de s’impliquer dans le processus. Le renforcement des contrôles à Anvers s’est donc traduit par un déplacement des filières d’écoulement des produits, favorisant la venue de nouveaux entrants : la Chine a pris des parts de marché importantes dans le secteur de la taille au détriment de la Belgique et de l’Inde et Dubaï est devenue l’une des nouvelles plaques tournantes du négoce du diamant. Enfin, « de puissants réseaux mêlant les intérêts des multinationales du secteur, des marchands d’armes et de nombreux chefs d’États, africains pour la plupart, se sont employés à contourner les mesures prises par la communauté internationale. Le chiffre d’affaires des diamants de la guerre est en effet trop important pour que de nombreux acteurs ne soient pas tentés de violer les sanctions imposées par le Conseil de sécurité, d’autant que les risques encourus restent limités en l’absence de contrôle efficace de l’espace aérien et compte tenu de la facilité avec laquelle les complicités locales peuvent être achetées »[2]. Les ONG comme Global Witness ou Human Rights Watch ont dernièrement sanctionné l’hypocrisie de ce processus par leur désengagement : « Il y a un important et grandissant écart entre la façon dont le processus de Kimberley se présente et ce qu’il en est réellement. (…) L’accord entre le Zimbabwe et les partenaires du processus de Kimberley n’offre pas de protection crédible pour les membres de la société civile zimbabwéenne qui font le suivi des conditions de terrain et fournissent des rapports.(…) ; il n’aborde pas directement les questions clés comme l’implication de soldats dans les mines de diamants, la contrebande endémique et le mauvais traitement des civils par les forces de sécurité »[3]. Les exportations de diamants originaires du Zimbabwe avaient été suspendues à partir de juin 2009 en raison des brutalités de l’armée et de la police dans les champs diamantifères de Marange, les mines les plus riches d’Afrique. À partir de cette date, le gouvernement du Zimbabwe devait retirer progressivement des champs de diamants ses forces armées présentes depuis 2008. Il s’engageait également à permettre l’inspection de toutes les expéditions de gemmes. Malgré le non respect de ces engagements, la décision de juin 2011 de permettre au Zimbabwe l’exportation des diamants des mines de Marange a été prise unilatéralement par le Président du processus de Kimberley, également Président du Congo, au mépris des règles de prise de décision consensuelle qui le fondent. Le problème qui divise la communauté internationale à ce sujet vient du fait que le processus de Kimberley découle des positions affichées par l’ONU et porte en principe sur les seuls diamants provenant des régions sous contrôle des forces rebelles. Ce qui n’est pas le cas au Zimbabwe. Alors que la plupart des gouvernements occidentaux – États-Unis, Canada, Union Européenne – , à l’inverse des pays africains et de la majorité des sociétés impliquées, souhaiteraient étendre le processus à toutes les zones d’exactions, y compris celles sous contrôle gouvernemental.[4]
Les « minerais du conflit » et la « diligence raisonnable »
Une équipe d’experts mandatés par l’ONU[5] afin d’enquêter en République démocratique du Congo (RDC) sur le viol en masse de plus de 300 civils par les Forces démocratiques pour la libération du Rwanda (FDLR) et d’autres milices a mis en évidence des liens cachés entre ces groupes armés locaux et des militaires. Ils ont indiqué par ailleurs qu’en 2010 les anciennes forces du Congrès national pour la défense du peuple (CNDP) disposaient de leurs propres caches d’armes et que le conflit pouvait repartir à tout moment, grâce au trésor de guerre très substantiel tiré du commerce de minerai. La démilitarisation des zones minières, imposée officiellement de septembre 2010 à mars 2011 par le gouvernement, s’est avérée selon eux totalement contre-productive : alors que son objectif officiel était de venir à bout des groupes mafieux au sein des FARDC (Forces armées de la RDC), dans certains sites miniers les civils qui continuaient de travailler devaient verser aux militaires 50 % des revenus qu’ils dégageaient des minerais, au lieu du sixième de leur production comme auparavant. Dans d’autres, les groupes de mineurs devaient remettre aux militaires 80 $ par jour pour pouvoir accéder aux mines. De ce fait, les trois provinces du Nord-Kivu, du Maniema et du Sud-Kivu ont été privées de recettes fiscales considérables. Le ministre des finances du Nord-Kivu a déclaré à L’ONG Global Witness que les recettes mensuelles de la province avaient été amputées du tiers pendant cette période.[6]
Un système de régulation s’apparentant au processus de Kimberley ne pourrait être envisagé dans ce pays : « Il n’existe en RDC aucun système de certification ou d’étiquetage capable de garantir que les minerais sont libres de conflits et aucune chance pour qu’un dispositif de ce genre soit instauré dans un proche avenir. En effet, l’établissement du cadre réglementaire requis et des infrastructures envisagées par la CIRGI, l’organe régional chargé de diriger les efforts de certification, pourrait prendre des années »[7]. L’OCDE, par l’intermédiaire d’un groupe de travail réunissant des gouvernements, des ONG et des entreprises du secteur, et le Conseil de Sécurité de l’ONU, à travers son groupe d’expert sur la RDC, ont mis au point un cadre de référence destiné aux entreprises. Celles-ci doivent soumettre leur chaîne d’approvisionnement à une analyse en termes de « diligence raisonnable », processus par lequel elles s’assurent elles-mêmes de ne pas faire le commerce de minerais du conflit. Les entreprises doivent mettre en place un système de suivi des minerais depuis leur mine d’origine, évaluer les risques de financement par les groupes rebelles ou d’autres unités militaires, mettre en œuvre des stratégies pour faire face aux risques identifiés et mettre en place des audits indépendants sur ce processus. Dans l’éventualité d’une mise en place de sanctions, le Conseil de Sécurité de l’ONU doit évaluer la conformité de ces entreprises aux impératifs de la « diligence raisonnable » telle qu’elle a été définie plus haut. De même, la législation adoptée par le Congrès américain en juillet dernier dans le cadre de la loi sur la réforme de Wall Street, le Dodd Franck Street Reform Act, s’inspire de principes identiques : elle exige des entreprises qu’elles soumettent tous les minerais provenant du Congo ou de pays voisins à une « diligence raisonnable » applicable aux chaînes d’approvisionnement ; que cette diligence raisonnable fasse l’objet d’un audit ; que les entreprises rendent compte des mesures prises devant l’autorité de régulation du gouvernement américain et qu’elles divulguent publiquement ces informations. Comme pour le processus de Kimberley, cette tentative de régulation paraît totalement inopérante : « Certaines industries de transformation des minerais, de même que certains négociants et utilisateurs finals, ont fait des progrès encourageants pour ce qui est d’exercer le devoir de diligence mais le secteur minier dans son ensemble est encore loin d’avoir mis en œuvre comme il se doit les lignes directrices sur le devoir de diligence établies par le groupe d’expert. (…) À l’heure actuelle, peu de comptoirs situés dans l’est de la RDC et dans les pays voisins les appliquent »[8].
Le premier problème vient de la non-implication de certains acteurs majeurs de la filière : « Depuis avril 2011, la plupart des comptoirs (étain, tantale et tungstène) ont vu leurs minerais non étiquetés achetés par trois sociétés multinationales revendant à des fonderies, affineries et sociétés de négoce chinoises représentant une part importante des acheteurs d’étain, de tungstène et surtout de tantale n’exigeant pas d’étiquettes ni de preuves concernant le respect du devoir de diligence (…) , des achats qui ont contribué à financer des groupes armés et des réseaux criminels au sein des FARDC »[9]. Un autre problème résulte de la porosité des frontières. Du fait de la contrebande, il est impossible de déterminer avec précision l’origine des minerais : « le commerce de l’or qui s’effectue dans le pays n’est souvent pas enregistré, et la plupart des transactions se font dans les villes de pays voisins telles que Kampala (Ouganda), Bujumbura (Burundi), Nairobi (Kenya), ou Mwanza (Tanzanie). Le groupe d’experts a découvert des divergences considérables, de plus de 3 tonnes, entre les chiffres des importations d’or communiquées par les Émirats Arabes Unis et ceux des exportations communiquées par le gouvernement ougandais. Le commerce de l’or compte parmi les principales sources de financement des groupes armés congolais et des réseaux criminels des FARDC »[10]. La porosité des frontières de la RDC résulte bien de l’implication des forces gouvernementales et de leurs alliés : « La contrebande est un problème généralisé. Les minerais peuvent passer par des postes frontières officiels sans être enregistrés, mais la plupart des contrebandiers utilisent des points de passage clandestins pour acheminer la marchandise. Le groupe d’expert a recensé un certain nombre de points de passage de ce type, notamment une rue contrôlée par le général Bosco Ntaganda à Goma et un petit port sur le lac Kivu administré par des membres de la marine des FARDC »[11]. De même, l’enrôlement d’enfants soldats peut encore illustrer le mépris des attentes de la communauté internationale et des conventions internationales par les forces gouvernementales : « Le recrutement et l’utilisation d’enfants demeurent courants dans la plupart des groupes armés. Au sein de l’armée nationale, des anciens cadres du CNDP continuent de recruter des mineurs, surtout parmi ceux qui étaient auparavant associés à des groupes armés »[12]. Ces différents exemples montrent bien le caractère velléitaire de toute forme de régulation dans ces pays. Le champ est donc libre pour les trafics de toute sorte, permettant à la criminalité organisée de bénéficier de matières premières abondantes et bon marché (drogues…), de voies de transit nouvelles et de marchés lucratifs (armes…).
Notes:
[1] Yves Achille, « Etats et mafias : les leurres de la « bonne gouvernance » », à paraître.
[2] David Munier, « Les diamants et les relations internationales illicites », La Revue Internationale et Stratégique, n° 43, automne 2001.
[3] Global Witness, « La société civile exprime son vote de non-confiance sur le système des diamants de conflits », communiqué du 23/01/2011.
[4] Human Rights Watch « Le processus de Kimberley est gravement endommagé », Communiqué du 28/06/2011.
[5] « Rapport d’experts de l’ONU sur l’exploitation illégale des mines en RDC », Nations Unies, Genève, 29/11/2010.
[6] Global Witness « L’avenir du commerce de minerais congolais dans la balance : opportunités et obstacles associés à la démilitarisation », Rapport du 18/05/2011.
[7] Ibid.
[8] Conseil de Sécurité des Nations-Unies, « Rapport du groupe d’expert sur la République Démocratique du Congo », , 2/12/2011.
[9] Ibid.
[10] Conseil de Sécurité des Nations-Unies, « Rapport du groupe d’expert sur la République Démocratique du Congo », , 2/12/2011.
[11] Ibid. p. 6.
[12] Ibid. p. 7