Élections en Tunisie : Le jour d’après…

Mohsen Dridi*

 

156Les Tunisiens et les Tunisiennes ont voté ! Et, contre toute attente, ils et elles ont choisi de porter leurs suffrages sur quelques partis seulement. Et ce alors même qu’il y avait une offre de plus de 1600 listes en présence et plus de 110 partis. Comment lire et décrypter à chaud les résultats des élections du 23 octobre 2011 ? Et que retenir ?

Mais avant cela il faut insister sur le fait que c’est une victoire de la société tunisienne dans son ensemble, qui s’est massivement mobilisée pour cette première élection démocratique. Les citoyens et les citoyennes ont fait preuve d’un sens civique extraordinaire. Et c’est d’abord cette image qu’il faut retenir de la journée du 23 octobre, image dont on avait d’ailleurs eu un avant-goût avec les files d’attente des Tunisiens et des Tunisiennes à l’étranger. Moment historique donc !

Bien sûr on peut être déçu des résultats, si – et j’en suis – on se sent plutôt éloigné de la philosophie, de l’idéologie et du projet de société que prônent les mouvements islamistes, dont Ennahda. Un million et demi d’électeurs ont voté pour Ennahda. Néanmoins il faut prendre acte de ces résultats comme étant un reflet de la volonté d’une majorité, certes relative, des électrices et des électeurs. Une majorité électorale avec près de 32,5 % de l’ensemble des inscrits. Mais, ramené à l’ensemble des électeurs potentiels en Tunisie, ce taux descend à moins de 20 %. Il ne faut pas trop chipoter sur les chiffres et les taux, et de toute manière cela ne diminue en rien la victoire d’Ennahda comparée aux autres listes en présence. Mais cela relativise néanmoins la place de ce mouvement dans l’ensemble du paysage politique du pays. Ce qui n’est pas sans conséquences sur l’avenir immédiat et les débats futurs. Et le mouvement Ennahda en est pleinement conscient.

Telle est cependant la règle du jeu. Ce sont finalement les urnes qui font loi. Jusqu’à la prochaine échéance. À charge maintenant aux observateurs, aux politologues, aux sociologues, aux journalistes… de décortiquer ces résultats et de les expliquer.

Quelques pistes sont d’ores et déjà avancées pour expliquer ce vote : vote de rupture avec tous les symboles du régime de Ben Ali. Voire même, avancent certains, avec  tous les partis qui ont participé aux élections sous ce régime. Peut-être, mais cet argument est sinon contredit du moins perd de sa pertinence, au vu des scores électoraux de mouvements comme le Parti communiste ouvrier tunisien (PCOT)[1] par exemple, qui avaient pourtant refusé cette collaboration.

J’avancerai pour ma part les quelques éléments suivants : après 10 mois de turbulences révolutionnaires, nous assistons à une sorte de retour de balancier qui fait resurgir à la surface les comportements de l’autre Tunisie, plutôt conservatrice et qui est effrayée aussi bien par les violences à répétition de ces derniers mois que par la situation sécuritaire ou par le risque de l’instabilité. À plus forte raison, me semble-t-il, par l’idée d’un bouleversement radical dans les rapports sociaux. Ce « conservatisme » expliquerait le choix porté avant tout sur des partis politiques connus (classiques) plutôt que sur ceux créés pour la circonstance ou sur les listes indépendantes. Un vote « utile » et sécurisant en quelque sorte. Mais un vote qui confirme néanmoins la volonté de rupture avec le système de gouvernance de la corruption, du népotisme, de la répression etc… du régime de Ben Ali. Un vote utile, sécurisant et qui met en avant les principes moraux en matière de gouvernance. C’est vraisemblablement cela qui a motivé les choix électoraux de nombreux Tunisiens et de nombreuses Tunisiennes. Et singulièrement celui porté sur le mouvement Ennahda.

Il y a également un autre facteur à prendre en compte, qui agit en lame de fond, pour comprendre ce vote. Deux décennies de despotisme du régime Ben Ali, sans parler des 3 décennies de parti unique avec Bourguiba, ont eu pour résultat de réduire à un quasi désert toute vie culturelle et, par voie de conséquence, d’annihiler tout esprit critique. Et cela ne peut pas ne pas avoir de conséquences sur le comportement politique et électoral des Tunisiens et de Tunisiennes.

L’arrivée en tête d’Ennahda, tout le monde s’y attendait un peu. Mais ce qui a surpris, c’est l’ampleur du score et surtout l’écart avec les autres listes. Chacun savait que le mouvement islamiste avait une organisation très structurée et bien implantée dans les quartiers populaires, et sur ce plan la gauche, en comparaison, a totalement fait défaut. Mais, et c’est la nouveauté à relever pour cette élection, Ennahda semble avoir recueilli les suffrages de catégories et de secteurs bien plus larges que ses traditionnels sympathisants, y compris parmi la classe moyenne et la bourgeoisie. Il est clair que tous ceux et celles qui ont voté en faveur de ce mouvement ne sont pas des « nahdaouis ». C’est tout autant le discours moraliste sur la gouvernance que le discours simpliste et populiste contre leurs concurrents, présentés comme « anti-musulmans », qui ont sans doute séduit nombre d’électeurs et d’électrices. Sans oublier que les moyens financiers n’ont pas manqué et les accusations concernant les dépassements, les transgressions et autres fraudes ont été constatées de part et d’autre. Nous verrons ce qu’il en est réellement dans les jours et les semaines qui vont suivre.

Les chantiers de la révolution

Cependant et il faut le répéter, cela n’enlève rien au caractère historique de cette journée du 23 octobre 2011. Historique en raison du taux de participation (70 % des inscrits se sont déplacés pour voter). Mais également, et ce n’est pas négligeable, en raison du caractère globalement pacifique de toute la phase de transition dès lors que fut mise en place l’instance supérieure indépendante des élections (ISIE) et que fut fixée la date des élections au 23 octobre 2011. Un des objectifs de la révolution, l’élection d’une assemblée constituante, a ainsi été atteint. Et qui plus est démocratiquement et dans la transparence.

Que reste-t-il maintenant ? Est-ce le signe d’une pause voire d’un arrêt du processus révolutionnaire ? Quid de la révolution ? Non ! Assurément, Non ! Car tous les ingrédients, tous les éléments du puzzle apparus au cours du processus révolutionnaire sont encore là et bien là ! Éparses certes, mais ils sont là, attendant d’être mis en chantier. Et c’est ce qui attend les membres nouvellement élus et élues de l’assemblée constituante.

Nous voici entrés dans une nouvelle phase de transition. L’Assemblée constituante et les 217 membres élus et élues vont devoir s’atteler à la tâche. Ils doivent désigner un nouveau président de la République de transition et un chef de gouvernement ; ils doivent trouver des solutions et des réponses urgentes en matière économique et sociale ; ils doivent également régler à tout prix la question de la justice transitionnelle. Mais les membres élus et élues de la Constituante auront surtout la tâche de rédiger une nouvelle constitution et de définir le système politique du pays.

Cette assemblée va se réunir et travailler dans un contexte particulier. Après dix mois de foisonnements et de tâtonnements révolutionnaires, nous voilà entrés de plain-pied dans une société qui se dévoile et se découvre au grand jour, à elle-même d’abord, telle qu’elle est, diverse dans ses composantes, traversée par des contradictions, mais où le conservatisme (social, culturel, politique…) est une donne importante.

Et pourtant, voilà bientôt un an maintenant qu’une révolution démocratique est en cours dans le pays. Liberté, dignité, justice, travail, égalité entre les régions et les catégories sociales … sont les principales aspirations. La bonne gouvernance, indispensable, comme la question sécuritaire, tout aussi vitale, ne doivent pas faire passer à la trappe ou renvoyer ces aspirations aux calendes grecques. Ces aspirations doivent même insuffler l’esprit de la nouvelle constitution, du système politique et des institutions à mettre en place. Une constitution pour les décennies à venir et pour tous les Tunisiens et Tunisiennes. Le consensus peut être un bon moyen d’y parvenir, comme il l’a été durant les dix mois passés, à condition qu’il ne conduise pas à un nivellement vers le bas limité au plus petit dénominateur commun, mais au contraire en tirant vers le haut les aspirations de la révolution. Progrès ou conservatisme, conservatisme ou progrès telles seront dorénavant les options qui se présenteront aux élus et élues sur toutes les questions qui viendront en débat, au sein de la Constituante mais aussi dans le pays.

La société civile, un contre-pouvoir

Voilà ce qui attend les membres de l’Assemblée constituante, ceux de la majorité certes, mais aussi des diverses minorités de cette honorable assemblée. Mais cela appelle aussi et surtout à une réelle contribution et mobilisation de toutes les ressources de la société civile et des Organisations non gouvernementales (ONG), qui doivent montrer qu’elles sont et peuvent être un puissant et indispensable contre-pouvoir. C’est même la raison de leur existence. Voilà, enfin, l’occasion de mesurer, concrètement, la volonté de la majorité de respecter la liberté d’expression. Je dirai même que, paradoxalement, aujourd’hui nous allons pouvoir ouvrir de vrais débats de société, en abordant les questions qui paraissaient jusque là « tabous » et que certains parmi les islamistes avaient beau jeu de placer exclusivement sur le terrain idéologique. Alors même faut-il le rappeler, qu’elles relèvent des droits et des libertés.

La majorité, et en particulier le mouvement Ennahda, devra se positionner sur l’échiquier politique après avoir pris position sur le plan sociologique. Car au-delà des discours « rassurants » des dirigeants du mouvement, les objectifs et les pratiques d’une partie de la base font craindre le pire. Ennahda, en tout cas dans ses fondamentaux, se place, selon moi, plutôt dans le camp conservateur. Non seulement sur le plan des mœurs, de la famille, cela va de soi, mais encore sur de nombreux autres terrains (économique, social, politique, culturel …). Et son identification comme tel, par les Tunisiens et les Tunisiennes, sur les plans sociologique et politique serait, quant au fond, une bonne chose. Cela permettrait de clarifier les débats et les enjeux. Il n’y a plus d’un côté ceux qui « défendent » l’Islam et les autres, supposés ou présentés comme « ennemis » de l’Islam. Il y aura, il faut l’espérer – et il faudra tout faire pour qu’il en soit ainsi – des positionnements sur toutes ces questions  entre les conservateurs et les progressistes. Non plus sur le terrain idéologique mais sur ceux du social, de l’économique, du culturel, etc. sans que cela ne préjuge d’ailleurs de qui sera plutôt progressiste et qui sera plutôt conservateur, dès lors que l’on abordera les questions concrètement. Et plus d’un sera étonné par les divers comportements.

Il faudra, dès lors, être attentif et vigilant afin de ne pas laisser quelque mouvement politique que ce soit s’accaparer les moyens de l’appareil d’État pour les instrumentaliser à son profit, comme ce fut le cas après l’indépendance avec le Néo-Destour de Bourguiba ou le RCD de Ben Ali. Il faudra défendre par exemple le service public – véritable acquis du peuple tunisien – comme un des outils de la justice sociale et de la répartition des richesses. Il faudra également être très vigilant en matière d’indépendance de la justice, de liberté de la presse, de contenu de l’enseignement etc…

Le mouvement conservateur Ennahda va s’atteler à gagner, après les élections, de plus larges  secteurs de la société par la manière, disons, « douce », pour ne pas heurter certains, y compris parmi ses électeurs. Les prochaines échéances sont déjà dans les têtes. Il faudra par conséquent ne rien céder sur les valeurs et se battre pied à pied, sur tous les terrains. Mais il faudra surtout être attentif – au delà des discours des responsables – aux pratiques et méthodes de la base d’Ennahda, voire des groupes salafistes qui ne sont jamais très loin, dans le pays profond, dans les quartiers, au quotidien, dans la vie de tous les jours. D’autant que le populisme est sans doute la chose la mieux partagée au monde, surtout dans les systèmes autoritaires. Et cela découle, à mon avis, d’une question essentielle et sur laquelle nous n’avons pas, jusque là, portée toute l’attention nécessaire : quelle place sera accordée à l’individu dans le « vivre ensemble » que nous sommes en train de construire ? Je ne peux, en effet, m’empêcher de faire le constat  de ce fil conducteur entre tous les systèmes autoritaires et/ou totalitaires – quelle que soient leur nature et leur forme –  qui semblent avoir en commun leur refus de l’altérité donc des libertés individuelles et du libre arbitre.

La place de l’individu

Redéfinir la notion du « vivre ensemble » entre individus jouissant aujourd’hui d’une liberté sans commune mesure avec ce que nous connaissions et pratiquions jusque là dans notre société et, au-delà, dans les sociétés arabo-musulmanes, voilà une question essentielle. Une vision du « vivre ensemble » qui ne doit pas faire l’impasse sur l’incontournable et nécessaire liberté de l’individu, voire sur sa libération de toutes les entraves qui enchaînent  son libre arbitre. Et ici l’État n’est pas seul en cause, car l’individu est prisonnier par bien d’autres chaînes qui constituent parfois – et plus souvent qu’on ne le croit – des boulets plus pesants (familiaux, communautaires, cultuels, a’rouchia, traditions de toutes sortes etc.) qui non seulement entretiennent mais, plus inquiétant, reproduisent la soumission de l’individu au groupe.  Et qui demanderont bien plus que de simples aménagements juridiques ou institutionnels pour relâcher leur pression.

Il y a lieu, dès lors, de se poser la question du parallèle qui s’impose entre la soumission à un ordre religieux ou à la tradition d’une part, et la soumission au pouvoir de l’État de l’autre.  On le constate dans l’histoire de toutes les religions. Et on peut se demander si, au fond, la fonction de cette soumission à l’État et les mécanismes, aussi bien politiques, sociaux que psychologiques et mentaux, qui aident à sa reproduction quelle que soit l’époque, ne sont justement pas à rechercher dans la soumission de l’individu au groupe (à commencer par la famille, puis par le clan, la tribu, âarch, la communauté, la patrie, l’État, l’oumma …). Ceci fait que la seule individualité acceptée et acceptable est celle qui permet la cohésion et la perpétuation du groupe (on retrouve ici la notion chère à Ibn Khaldoun de aççabya ou esprit de corps). Du moins la perpétuation et la reproduction des mêmes rapports de pouvoir, des hommes sur les femmes, du chef de clan sur les autres membres, du père et du patriarche sur ses descendants, des frères sur les sœurs etc.

De plus l’histoire de la Tunisie est ainsi faite que le primat du collectif (au nom de l’édification et la consolidation de l’État national, El-Watan) a, depuis l’indépendance, toujours prévalu sur toutes les autres considérations et dimensions, qu’il s’agisse de la question sociale, de la société civile ou plus encore de la place de l’individu. Nous ne sommes donc pas au bout de nos peines. Voilà pourquoi sans doute la société civile et le mouvement associatif en particulier sont et seront appelés jouer le rôle indispensable de sentinelle et de contre-pouvoir.

 

Notes:

*  Texte publié sur le site : http://menzelbourguiba-ex-ferryville.over-blog.fr.

[1]  PCOT : Parti Communiste Ouvrier de Tunisie , interdit pendant la dictature.