Éditorial: Pays des Centres et « Printemps arabes »

Patrice Allard, Rédacteur en Chef de Informations et Commentaires

 

156La grande vague des mouvements populaires, politiques et sociaux qu’ont connue et connaissent encore aujourd’hui certains pays du Machrek et du Maghreb présente aujourd’hui des suites bien surprenantes. Une première victoire politique de ces mouvements en Égypte, en Tunisie, fait contraste avec les situations de guerre civile ou proches de celle-ci qu’ont connues ou connaissent la Syrie, le Yémen ou la Libye. Plus inquiétantes encore sont les interventions extérieures qu’ont déclenchées ces mouvements. Celles-ci ont pris des formes multiples, allant des pressions diplomatiques lourdes, assorties de menaces, à une intervention militaire directe. Dans ces cas, le contraste entre des objectifs démocratiques avoués et l’usage de la force brutale employée par les pays des Centres est troublant. Une nation comme la France s’est trouvée ou se trouve engagée militairement en Afghanistan, en Côte d’ivoire et en Libye, sans compter la présence dissuasive d’autres forces militaires dans d’autres régions. Comment comprendre que l’Occident, d’abord incrédule et aveuglé par des préjugés ou des analyses contestables de ces mouvements populaires, en soit arrivé aussi vite à des réactions aussi brutales, dont l’exemple le plus caractéristique est la Libye ? Faut-il, pour les comprendre, réveiller le souvenir des impérialismes passés ?

Ces engagements militaires ou les fortes pressions diplomatiques exercées sont bien loin de la logique de partage du monde entre les puissances industrielles avancées de la seconde moitié du XIXème siècle. En effet, la conquête ou l’occupation militaire durable de pays cible n’est pas du tout en projet. Seul émerge le désir d’instaurer une forme de gouvernement démocratique et de faire des gouvernants issus de ces « printemps » des interlocuteurs dociles. De plus, même si l’initiative d’un ou de quelques pays des Centres est pleinement révèlée, ces interventions armées ne sont pas le fait d’un seul, mais d’un ensemble de pays qui acceptent d’y participer, réunis en une coalition de circonstance. Dans le cas de la Libye, une organisation comme l’Organisation du Traité de l’Atlantique nord (OTAN), qui avait perdu sa raison d’être avec la disparition du bloc de l’est, en acceptant un rôle central au sein de cette coalition, confirme là sa nouvelle mission de « gendarme de l’Occident ».

Si le modèle historique de l’impérialisme du XIXème siècle ne peut pas être retenu pour expliquer la situation actuelle, faut-il alors rejoindre Bernard-Henri Lévy qui saluait, avant qu’elle ne se réalise, la chute du régime du colonel Kadhafi et le futur démocratique de la Libye dans les termes suivants : « c’est la France qui aura été à l’origine de sa chute et, si je puis dire, de cette anti guerre d’Irak menée à bien » ? Sans doute pas. Si la première partie de ces propos ne fait que rappeler, non sans arrière-pensée de politique intérieure, le rôle moteur joué par la France et le Royaume-Uni dans la constitution de la coalition anti Kadhafi, la référence à une anti guerre d’Irak paraît bien contestable. À certains égards, l’engagement militaire occidental en Libye reproduit certaines des conditions de l’engagement d’une autre coalition, huit ans auparavant.

En effet, l’évolution du nouveau régime libyen vers des formes de démocratie parlementaire « politiquement correctes », si elle reste possible, ne semble nullement assurée par la victoire des « rebelles », au même titre que la victoire militaire américaine en Irak n’a pas fait émerger la démocratie idéale dont rêvait le Président Bush et ses conseillers. Le moins qu’il est possible d’en dire est que le vainqueur, le Conseil national de transition (CNT) reste particulièrement opaque en ce qui concerne ses intentions immédiates, son mode de fonctionnement et le pouvoir d’influence de l’extérieur qu’il subit et accepte de subir. Aux yeux de nombreux analystes, ce Conseil transitoire amalgame des forces d’opposition très disparates : des démocrates sincères mais également des militants islamistes, d’anciens notables du régime précèdent, ralliés au CNT[1] et enfin des monarchistes qui, traversés par des divisions à caractère tribale, ne constituent pas une composante soudée. Ce très net manque d’unité peut être attesté par l’éclatement au grand jour, dès avant la victoire finale, de nombreuses dissensions. Ainsi le 28 juillet 2011, le responsable de la composante militaire du CNT, le général Younes, a été assassiné à Benghazi. De même, le 8 août, le Président du CNT n’a-t-il pas limogé unilatéralement un grand nombre des membres de l’exécutif du Conseil au motif d’inefficacité ? Si le désir d’unir toutes les oppositions à l’ancien régime en une sorte de front politique peut sembler raisonnable, il semble bien illusoire de croire qu’une victoire militaire entraîne mécaniquement l’émergence d’une démocratie.

Si, contrairement à ce qu’il en fut en 2003 pour l’Irak, l’Organisation des nations unies (ONU) a donné mandat à la coalition de nations occidentales pour qu’elles puissent intervenir sous commandement de l’OTAN, il semble difficile de croire que l’ONU tire de cette aventure le rehaussement de son prestige et de son rôle , pourtant essentiel pour apaiser les actuelles relations internationales. Le mandat restrictif, donné par l’ONU, qui autorisait « les États membres à prendre toutes les mesures nécessaires pour protéger les populations et les zones civiles menacées d’attaque, y compris Benghazi, tout en excluant le déploiement d’une force d’occupation étrangère » n’a guère été respecté. En effet que dire du bombardement des locaux de la télévision libyenne le 30 juillet (trois morts et quinze blessés), des frappes aériennes menées en appui des avancées des forces armées du CNT ou des fournitures de matériel de guerre à ces mêmes forces (peut être accompagnées par l’envoi des experts nécessaires à l’apprentissage de leur maniement) ? Que dire également du peu d’appui apporté par les Nations coalisées aux initiatives de règlement pacifique entreprises par le Secrétaire général de l’ONU, Monsieur Ban Ki Moon, par l’Organisation de l’unité africaine (OUA) aidée par la diplomatie vénézuelienne ? En Libye comme en Irak, il semble donc que des pays des Centres ont pu exercer pleinement un pouvoir de coercition sur un pays des Périphéries sans que la communauté internationale ne puisse agir pour préserver les droits issus de la Charte et des délibérations de l’ONU.

Nous sommes donc bien loin des idéaux de la coexistence pacifique de nations démocratiques avancés par les pays coalisés des Centres ou par Bernard-Henri Lévy. La rapidité et l’ampleur des actions de guerre menées par des puissances des Centres contre la Libye, comme les pressions indirectes exercées sur les pays voisins[2] témoignent des intérêts en jeu pour ces pays des Centres. Que peuvent être ces intérêts ?

En un temps de crise financière grave accompagnée de risques importants de récession, le maintien ou la mise en place d’une ouverture des pays périphériques aux mouvements de marchandises et de capitaux est, pour les entreprises, les banques et institutions financières des pays des Centres, une exigence lourde. Ce ne sont pas tant les opportunités d’investissement ou de prêts nouveaux qui seraient essentielles en cette période mais l’assurance que les dettes passées, publiques ou privées, seront honorées, que les transferts des profits créés par les investissements étrangers ou les rapatriements des capitaux après désinvestissement resteront possibles. Dans le cas de la Libye, pays peu endetté disposant d’un fort excédent commercial et d’importantes capacités de financement internes[3], une partie de ces craintes n’était pas fondée et il était permis de croire que les excédents en devises pourraient constituer des apports conséquents pour les réseaux internationaux de la finance globalisée[4]. En Libye, le régime du colonel Kadhafi avait entrepris de conduire une politique de libération des marchés domestiques, de privatisation d’entreprises publiques et d’ouverture aux investisseurs étrangers, donnant ainsi des gages aux décideurs occidentaux. Depuis 2009, les mutations du régime politique libyen, telles que le rôle croissant de l’un des fils du colonel Kadhafi, Seif Al-Islam, réputé être un réformateur rallié à l’orthodoxie libérale ou le retour à la tête de la compagnie libyenne des pétroles (NOC) de Chokri Ghanem qui s’était opposé à une limitation du rôle des entreprises étrangères en Libye, semblaient de nature à donner des garanties aux investisseurs et financiers occidentaux. Les pays européens et les États-Unis paraissaient s’accommoder de cette évolution du régime libyen, même si, à leurs yeux, il n’était pas encore parvenu à un modèle de « bonne gouvernance ». Pourtant ces mêmes Nations n’ont pas manqué de renverser leurs positions en soutenant l’opposition libyenne. D’autres intérêts économiques peuvent-ils être invoqués ?

       Comme l’Irak, la Libye est un pays pétrolier. Ce pays produit et exporte du pétrole et du gaz naturel. Ses réserves en pétrole demeurent importantes, les plus importantes d’Afrique[5]. Au niveau de la planète entière cela ne compte que peu : ces  39 milliards de barils en terre ne représentent que 3,3 % des réserves mondiales en 2005. Pourtant l’importance d’un pays comme la Libye est sans doute bien plus grande lorsque est prise en compte la situation énergétique mondiale. En effet, contrairement à ce qu’il en était lors des premiers chocs pétroliers (1973 et 1981), de nouvelles contraintes apparaissent aujourd’hui comme inéluctables :

– le renchérissement des prix des produits énergétiques dont le pétrole semble inéluctable, soit qu’il résulte de l’épuisement des ressources pétrolières[6], soit que l’accès à de nouveaux gisements devienne plus difficile et donc plus coûteux, soit enfin que les contraintes environnementales imposent des prix dissuasifs pour les produits énergétiques les plus polluants ;

– l’impossibilité de pouvoir espérer trouver des substituts énergétiques permettant une réduction substantielle des besoins en pétrole et gaz naturel avant 2030, voir 2050 ;

– l’augmentation des besoins énergétiques des pays émergents en croissance rapide ;

– avec l’épuisement de gisements exploités aujourd’hui, les réserves pétrolières se concentreront de manière de plus en plus manifeste vers le Moyen-Orient, zone dont on redoute l’instabilité politique.

Face à ces contraintes, les pays des Centres, importateur d’énergie, ont adopté, pour s’assurer d’une sécurité énergétique[7], des choix politiques assez voisins. Il s’agit, dans une perspective de long terme, de diversifier les énergies à mettre en œuvre, en accordant une place plus ou moins grande suivant les politiques de ces pays aux énergies renouvelables. À plus court terme, la diversification des fournisseurs est apparue comme une solution au risque d’insécurité énergétique lié à la concentration des réserves au Moyen-Orient. Les pays de l’Union européenne et les États-Unis ont divergé sensiblement sur les moyens à utiliser pour assurer leur sécurité énergétique immédiate. Les premiers ont cherché cette sécurité dans un rapprochement commercial et économique avec un seul gros fournisseur de gaz naturel : la Russie, alors que les États-Unis ont souvent misé sur l’existence d’un fournisseur ami, dont il était possible de faire varier la production pour exercer une action stabilisatrice sur les prix des marchés pétroliers internationaux. Ce fut le cas de l’Iran avant 1979. Ce fut également un des mobiles avancés pour expliquer l’invasion de l’Irak en 2003[8]. La Libye serait-elle en mesure de jouer un tel rôle ? Rien n’est moins sûr. Par contre qu’elle puisse devenir le partenaire, qu’il conviendrait de rendre fiable, pour permettre aux pays occidentaux de moins dépendre des pays exportateurs du Moyen-Orient semble plus logique.

Dans cette optique, les intérêts des nations européennes et des États-Unis rencontrent ceux des pays émergents, principalement de la Chine et de l’Inde. Les importations pétrolières de ces deux pays sont obtenues de l’Afrique à hauteur de 30 % pour la première et de 20 % pour la seconde. Comme l’écrit François Lafargue[9] : « Dès le milieu des années 1990, les sociétés chinoises ont investi dans des États alors placés au ban de la communauté internationale : Angola, Soudan et Libye. Puis la SINOPEC (China Petroleum & Chemical Corporation) comme la China National Offshore Oil Corporation (CNOOC) ont élargi leur prospection à l’ensemble de l’Afrique, du Golfe de Guinée à l’océan Indien… L’Angola assure aujourd’hui de l’ordre de 20 % des importations de la Chine ». Il en est de même de l’Inde, comme l’écrit ce même auteur : « L’Inde, à l’image de la Chine, a commencé à investir dans des États alors soumis à des menaces coercitives du Conseil de sécurité, où les sociétés occidentales sont absentes. En Libye, l’ONGC  (Oil and Natural Gas Corporation) s’est associée en août 2002 avec la Turkish Petroleum Overseas Company (TPOC) pour exploiter deux gisements dans les bassins de Ghadames au sud de Tripoli et dans celui de Syrte au nord-est du pays… Puis l’Inde a élargi à toute l’Afrique sa prospection en hydrocarbures ». Devant ces stratégies offensives des compagnies pétrolières de pays émergents, il est devenu nécessaire aux grandes sociétés pétrolières européennes et américaines de prendre ou de reprendre pied dans ces gisements anciens (Algérie, Libye) ou nouveaux (Soudan, Côte d’ivoire, Guinée-Bissau). Cela ne leur était guère facile car la Chine comme l’Inde inscrivent leur approvisionnement énergétique dans le cadre plus vaste d’une coopération avec les pays africains. Ainsi, par exemple, en échange de la fourniture de pétrole, l’Algérie a pu bénéficier de la participation de la China International Trust and Investment Corporation pour la construction du nouvel aérogare de l’aéroport d’Alger ainsi que de logements. Il en est de même pour l’Inde qui offre à ses partenaires africains des transferts de technologie. Pour les compagnies pétrolières occidentales, reprendre pied dans les régions pétrolifères d’Afrique passe par les mêmes voies : l’entente politique accompagnée d’une assistance qui précède une autre entente, commerciale celle-là.

Il serait sans doute exagéré de dire que la Libye n’est que l’enjeu d’un nouvel affrontement à caractère purement impérialiste entre pays émergents et vieux pays des Centres, européens et américains. Cependant l’existence d’intérêts stratégiques importants peut-être même vitaux pour les pays des Centres engagés en Libye ne saurait être niée. Peut-on alors parler d’impérialisme ?

Dans un article récent[10], Samir Amin, analysant les formes actuelles d’un capitalisme mondialisé, s’attache à montrer que la domination des contrées périphériques par les pays centraux reste une caractéristique inhérente au capitalisme en général. Dans la forme actuelle du capitalisme, la mondialisation révèle non pas la naissance d’un capitalisme et de capitalistes sans patrie mais l’émergence d’un « impérialisme collectif ». Dans ce cadre, la domination exercée sur les pays périphériques s’opère par l’imposition d’un unique modèle de gestion du monde (par exemple le libre accès de tous à tous les gisements), appuyée par le contrôle militaire de la planète, exercé par les forces armées américaines et de leurs alliés de la Triade. Cette thèse, bien inscrite dans l’actualité, peut apporter des éclairages nouveaux.

Il est toujours simplificateur que de ramener à un seul ordre de causalité un engagement militaire. L’intervention occidentale en Libye et, à travers elle, dans les pays du Maghreb et du Machrek à la recherche de changements et d’un progrès social traduit pourtant l’importance des forces externes en action. Le futur des « printemps arabes » semble alors largement déterminé par cet affrontement qui oppose les aspirations sociales et politiques de ces peuples aux exigences extérieures des pays centraux et de leurs entreprises. Ces « printemps » sont-ils appelés à s’achever dans le désenchantement de ceux qui les ont menés ?

 

Notes:

[1]  L’un des plus hauts responsables du CNT, Moustapha Abdeljalil, a été ministre de la justice de l’ancien régime de Kadhafi.

[2]  Géographiquement, la Libye est située entre l’Égypte et la Tunisie.

[3]  Selon la Banque mondiale, en 2006, les exportations libyennes atteignaient 37,47 milliards de dollars, les importations 13,22. Les réserves en devises de ce pays étaient estimées à 60 milliards de dollars.

[4]  Toutefois, l’utilisation d’une partie importante des réserves en devises par des fonds souverains libyens comme le Libyan Investment Authority, le Libyan Africa Investment Portofolio ou la Libyan Foreign Bank, a considérablement déçu cette espérance. De plus les investissements réalisés par ces fonds en Europe (surtout en Italie) ou en Afrique (principalement en Égypte) ont pu être ressentis comme des menaces potentielles par les milieux d’affaires occidentaux.

[5]  En 2005, elles étaient estimées à 39 milliards de barils, contre 36 pour le Nigéria (source : British Petroleum).

[6]  En 2005 les réserves mondiales de pétrole étaient estimées, au rythme de la consommation de l’année, à 44 ans, celle de gaz naturel à 65 ans. En 1973 le stock pétrolier en terre ne représentait que 30 années de consommation au rythme de l’époque. La crainte d’un épuisement de la ressource n’est donc pas une préoccupation immédiate.

[7]  La sécurité énergétique peut s’entendre à la fois comme le besoin de disposer d’un approvisionnement régulier, quantitativement suffisant et celui d’obtenir cet approvisionnement à un prix satisfaisant pour l’acheteur.

[8]  Si cela avait été un des objectifs des États-Unis, il convient d’admettre que ce fut un échec : en 2007, la production pétrolière irakienne restait inférieure de 40 % à ce qu’elle était avant 2003.

[9]  François Lafargue, « Chine et Inde : des stratégies offensives », Questions internationales, n° 24, mars-avril 2007.

[10]  Samir Amin, « Capitalisme transnational ou impérialisme collectif », Recherches internationales, n° 89, janvier-mars 2011.