Wei Xu Tao*
Commençons par le terme chinois NongMinGong qui désigne l’ouvrier migrant que par simplification on appelle souvent MinGong. Le terme « NongMin » signifie paysan en chinois et « Gong » ouvrier, ainsi NongMinGong signifie, littéralement, « ouvrier ayant le statut de paysan qui exerce des activités non agricoles dans les villes et les zones industrielles ». D’une façon approximative, si l’exode rural est le produit qui dérive de l’industrialisation pour les pays avancés, le MinGong est également le produit dérivé des réformes et des politiques d’ouverture de la Chine. L’expression « travailleurs de l’usine du monde » désigne plutôt cette communauté de MinGong, qui étaient au nombre de 225,42 millions à la fin de 2008, dont 62,3 %, soit 140,41 millions travaillant en dehors de leur région d’origine et 37,7 %, soit 85,01 millions, exerçant une activité dans les districts et cantons autour de l’endroit où ils sont nés.
« Main-d’œuvre bon marché » est l’étiquette de cette communauté de MinGong et certains économistes la considèrent comme la réserve de l’avantage comparatif chinois. En effet, c’est leur travail qui rend possible la vague de délocalisation mondiale et de sous-traitance vers la Chine, ils sont à l’origine des produits made in China qu’on trouve partout dans le monde. Ils contribuent fortement à l’essor de l’économie de la zone côtière en Chine, tournée essentiellement vers l’exportation et moteur de la croissance économique chinoise. En revanche, depuis la crise financière 2007, plus de 20 millions d’entre eux sont touchés par le chômage et sont devenus les membres principaux de « l’armée de chômeurs » selon les estimations de Chen Xiwen, directeur-adjoint du Bureau central des Affaires économiques et financières et expert en agriculture ; c’est la vague de chômage des MinGong. Etant donné leur très faible niveau d’éducation scolaire et de formation professionnelle, retrouver un emploi en ville est quasiment impossible pour eux. La plupart des chômeurs MinGong n’ont pas de logement en ville, ils doivent, avec leurs familles, retourner à la campagne. Il faut souligner ici que la grande majorité ne bénéficie ni d’allocation chômage et ni de sécurité sociale fiable[1].
Une partie d’entre eux sont devenus des errants en raison de la perte ou la pollution de leurs terres qui leur sont pourtant vitales. Ce phénomène est bien différent de l’exode rural qu’ont connu les pays industrialisés, il engendre des craintes, une grande panique concernant la stabilité sociale, d’où un débat passionné autour de la question du ‘HuKou’ (enregistrement administratif des habitants) qui est étroitement lié avec le clivage campagne-ville. Ces débats sur les MinGong et la suppression du HuKou ont une grande résonance sociale ; la question qui se pose est : la suppression du HuKou peut-elle régler radicalement les problèmes des MinGong ?
1/ À l’origine du problème : la forte disparité entre ville et campagne
Hormis le sens littéral que nous avons mentionné dans l’introduction, de multiples sens se cachent derrière cette appellation. En fait, « Min » ici fait référence à l’idée d’agriculteur et ruralité, synonyme de société arriérée par rapport à la modernité des villes industrialisées. « Gong » exprime un métier non agricole et une couche sociale ouvrière. Ainsi une combinaison des mots mêlant leur identité et leur position sociale se trouve dans cette appellation contradictoire de paysan-ouvrier. Cette appellation a pour origine l’angle de perception des citadins pour qui ils sont paysans, ouvriers migrants, marginalisés dans les villes, fournisseurs individuels de services informels, voire à l’origine de la délinquance urbaine… La toile de fond de cette appellation et son apparition est le grand déséquilibre du développement entre villes et campagnes en Chine. Il existe une expression en Chine qui est bien significative : « Les villes chinoises ressemblent à l’Europe, tandis que les campagnes ressemblent à l’Afrique »..
Tableau 1 : l’état actuel de l’écart entre le monde rural et urbain et les déséquilibres chinois (2003, 2005)
Comparaison villes/campagnes | Revenus par tête | Productivité
|
Nombre d’années de formation moyenne | Coefficient d’Engel | |
2003 | 3,23 :1 | 5,67 :1 | 9,69 : 6,69 | 4 :1 | 37 % : 48 % |
Les 20 % les plus riches détiennent 50 % des richesses ; les 20 % les plus pauvres détiennent 4,7 % de la richesse | |||||
99 % des 10 % les plus pauvres vivent dans les campagnes ; 93 % des 10 % les plus riches vivent en zone urbaine |
Sources des données : Banque mondiale ; Capgemini ; Bureau Statistique National ; direction de la Banque du développement de l’agriculture.
La progression rapide de l’inégalité entre riches-pauvres[2] et la concentration des richesses sociales dans les mains d’une partie très minoritaire de la population ainsi que l’existence d’un gouffre important entre ville et campagne sont les deux spécificités criantes du développement chinois actuel comme le montre le tableau ci-dessus. Cette grande disparité entre ville et campagne se manifeste principalement sur trois volets, elle est la cause profonde des problèmes des MinGong.
Le premier volet auquel il faut s’arrêter est l’écart énorme des revenus entre les ruraux et les citadins.
Le ratio Revenus totaux urbains / Revenus totaux ruraux s’amplifie brutalement ; en 2004, 2005, 2006, 2007, ce ratio est respectivement : 3,21 pour 1 ; 3,22 pour 1 ; 3,28 pour 1 ; 3,33 pour 1, alors qu’il était à 1,9 pour 1 environ au début des années 80 et est arrivé d’un coup à 2,6 pour 1 à la fin des années 90[3]. Autrement dit 20 ans après la réforme, l’écart des revenus entre zone rurale et urbaine a crû de 85 %. La Banque mondiale estime que le véritable écart serait de 1 à 6, si l’on incluait tous les avantages sociaux dont bénéficient les citadins.
C’est au cours de la progression des réformes chinoises que cet écart s’est créé. La trajectoire de 30 ans de réforme à partir de l’année 1978 peut se définir brièvement par trois transitions simultanées :
– de la planification centralisée fermée sur l’extérieur vers l’économie de marché ouverte au monde,
– d’une économie rurale à une économie industrialisée et urbaine,
– l’urbanisation accélérée dans un pays essentiellement rural.
Les contraintes dues aux exigences propres de chaque transition ont été négligées par les réformateurs, parallèlement l’évolution du contexte mondial s’accélère, la conjugaison de ces deux faits produits des effets négatifs sur l’industrialisation et l’urbanisation de la Chine, et affaiblit l’effet positif de l’économie de marché. Pour être précis, cet écart est provoqué par l’accélération d’une industrialisation improvisée[4] et d’une urbanisation imprudente, puis par l’arrêt brutal du développement de l’économie rurale et les fuites gigantesques des facteurs de production de la campagne : capital, main-d’œuvre, terre.
Graphique 1 : Les revenus disponibles par tête citadins et ruraux (yuan) 2001-2008
Graphique 2 : Contribution aux revenus bruts des paysans de chaque secteur 1998-2001
Source : China Rural Household Statistical Yearbook 2000 et China Statistical Yearbook 2001 et 2009[5].
Une réforme qui a commencé à la campagne mais la production agricole baisse depuis 1985
Les réformes chinoises ont pourtant commencé dans les zones rurales. A partir de 1978, la Chine entame la décollectivisation et évolue progressivement d’une économie planifiée et dirigiste vers une économie de marché, ce mouvement a tout d’abord bénéficié aux paysans avec le lancement du « système de responsabilité, forfaits d’exploitation familiale » qui fixe par contrat les quotas de production agricole sur la base de l’exploitation familiale individuelle et l’abandon du système de production agricole collectiviste et interventionniste (Commune populaire socialiste). Puis au fur et à mesure nous constatons l’abandon progressif de la planification dans d’autres secteurs. La réforme est une réussite avec la réalisation de l’autosuffisance en matière de la production agricole et, sur les marchés, les offres des produits agricoles augmentent en même temps que leur qualité. Entre 1978 et 1984, le taux de croissance annuel moyen de l’agriculture chinoise est de 7,7 %. À prix constants, la production de 1984 a augmenté de 42,23 % par rapport à 1978, dont la moitié provient de l’accroissement de la productivité suite à l’introduction du « systèmes de responsabilité familiale »[6] (opinion de plus en plus contestée par certains experts[7]). Depuis 1985 un changement notoire a eu lieu, en effet le taux de croissance de la production agricole est passé de 8-9 % par an à 3-4 % par an. À partir de 1997, avec le ralentissement de la croissance et la surproduction structurelle de l’industrie, la croissance de la production agricole atteint son niveau le plus bas en 2000 avec seulement 2,4 % soit une différence avec la croissance du PIB de 5,6 %. De 1997 à 2003 pendant 7 années consécutives le revenu des paysans a connu une croissance inférieure à 4 %, et ne représente même pas 1/5 de la croissance de celui des citadins. Le revenu des régions productrices de denrées alimentaires et celui de la plupart des paysans ont stagné, voire même diminué, en même temps l’ensemble de la couverture sociale des campagnes a progressé faiblement et ce n’est pas près de changer.
Le déclin des Entreprises Bourg et Village
À travers les analyses sur la composition des revenus des paysans pour les années 80 et 90, on découvre que la part du revenu liée aux activités agricoles dans les revenus globaux du paysan baisse continuellement, tandis que la partie venant des activités non agricoles devient plus importante et provient principalement des salaires versés par les « Entreprises Bourg et Village » (EBV)[8] et le travail en ville (voir graphiques 1 et 2). En d’autres termes, l’amélioration des revenus ruraux en Chine pendant cette période résulte de nouveaux emplois créés pour des paysans. La décollectivisation et l’application du « forfait d’exploitation familiale » ont permis de libérer les surplus de main-d’œuvre rurale puis à les lancer dans des activités non agricoles, mais elles ont eu peu d’effet sur le développement global de l’agriculture (augmentation de productivité, modernisation agricole, niveau de vie économique et politique des paysans…). En tant qu’industrie rurale dans le cadre de l’économie collective, le but initial de la création des EBV (revêtant souvent la casquette rouge au début) consiste à absorber les excédents de main-d’œuvre rurale et à améliorer le bien-être social des paysans en les incitant à rester sur place. De facto, après l’âge d’or des années 80 des EBV, leur essor est enrayé par la politique monétaire restrictive menée contre la surchauffe entre 1989-1991 et la disparition des politiques avantageuses pour les EBV ( crédits à taux bonifié par exemple). Il s’en est alors suivi une vague de privatisation des EBV, suite à la reconnaissance d’éléments privés (des entreprises privées et individuelles) dans l’économie et à l’établissement de l’économie de marché socialiste, pris comme objectif des réformes économiques chinoises en 1992. Dans la foulée, la plupart des EBV restantes ont changé leur statut en entreprise privée ou individuelle. Bien qu’ayant gardé l’appellation EBV, elles sont déjà privées, leur objectif final est uniquement la maximisation du profit ; à partir de là, le système de l’économie collective rurale est bien démantelé. Donc, vers la fin des années 90, la majorité des EBV a fortement réduit ses effectifs, surtout en ce qui concerne les paysans entre 40 et 50 ans (Wen Tie Jun).
Ensuite les EBV se sont orientées vers l’exportation et pratiquent une politique de substitution de la main-d’œuvre par le capital en se positionnant sur la sous-traitance de bas de gamme des groupes industriels étrangers, de manière à s’intégrer dans la chaîne de mondialisation, et cela en raison de la faiblesse de la demande interne. Comme leur fonction est généralement l’OEM (Original Equipment Manufacturer), leur destin dépend fortement des donneurs d’ordre étrangers et du marché international. Elles sont les principaux employeurs des MinGong, ce qui conduit à la vague de chômage des MinGong du fait de l’impact de la crise des subprimes. Eu égard à leur racine historique, leur principal avantage concurrentiel est le faible coût de revient de la main-d’œuvre et des matières premières, mais ces conditions sont plutôt relatives et temporaires. Afin de rester en course, les EBV ne peuvent que s’engager dans un processus de substitution du capital au travail, cette conséquence est facilement observable sur l’évolution du montant de capital fixe par employé dans ces entreprises entre 1978-2002. L’actif fixe par employé moyen possédé par l’EBV entre 1992-2003 dépassait fortement celui de la période 1978-1991[9].
In fine, avec le déclin des EBV à l’ancienne qui avaient une mission publique de création d’emplois pour le surplus de main-d’œuvre agricole, il ne reste plus que le travail en ville comme source de revenus complémentaires pour les paysans, parce que les revenus des activités agricoles ne suffisent plus pour vivre. Selon des enquêtes, un ménage a en général besoin de 2 salaires et la partie non agricole de leur revenu représente 40 % environ. C’est à ce moment là justement, en 1992, qu’apparaissait la vague d’ouvriers migrants qui était, au tout début, traitée de « flux de vagabonds » par les citadins.
La priorité de la réforme s’est déplacée de la campagne vers les villes
Il faut garder à l’esprit le contexte des réformes de l’économie urbaine et des entreprises publiques. En effet, la « décision sur la réforme du régime économique » a été publiée lors de la 12ème assemblée plénière du Parti Communiste Chinois (PCC) en 1984 et la réussite des réformes rurales encourageait le gouvernement à l’étendre dans les villes vers 1985. S’inspirant des expériences des pays avancés sur la transformation du surplus de main-d’œuvre rurale par l’industrialisation[10] et tenant compte que le corps principal de l’industrie chinoise est l’industrie urbaine ainsi que l’importance du poids de la communauté urbaine dans l’économie et la politique de la Chine, la priorité des réformes s’est donc déplacée de la campagne vers les villes. De plus, le soutien à la réforme urbaine — processus de libéralisation et « marchéisation » des entreprises d’État — est obtenu par « ponction » sur le résultat des réformes rurales antérieures. Désormais les ressources rares (financières ou humaines) vont prioritairement vers les villes afin d’accélérer l’industrialisation, l’urbanisation et l’introduction des investissements étrangers.
Il s’est donc produit une fuite énorme des capitaux qu’on appelle dans un premier temps l’hémorragie de la campagne. Selon un rapport publié par l’Institut de développement agricole de l’Académie nationale des Sciences sociales, bien que le développement de la campagne soit plus rapide que celui des villes en 1985, les paysans n’arrivent pas à capter les avantages liés à celui-ci parce que les fonds ruraux sont ponctionnés par les villes. D’après ce rapport, entre 1978 et 1984, la réforme rurale a permis à 60 milliards de yuans de partir des villes vers des zones rurales grâce à des canaux financiers et fiscaux mais de 1985 à 1994, 400 milliards de yuans ont fait le chemin inverse. En 1994, la contribution du secteur agricole à la croissance du PIB est de 75 %, mais le niveau de vie des paysans est au plus bas et ce sont 134 milliards de yuans qui passent de la campagne vers les villes[11]. Grosso modo, au moins 300 milliards de yuans auraient fui la campagne chaque année[12]. Quand les ressources sont drainées de la campagne vers les villes, le résultat naturel est une ville relativement prospère et une campagne relativement en récession.
La perte et la pollution d’un bien rare en Chine : les terres cultivables
Une perte très importante des terres cultivables n’a pas pu être évitée. L’agriculture chinoise doit nourrir plus de 1/5 de l’humanité avec 7 % de la surface cultivable mondiale ; on compte 240 millions de foyers agricoles en Chine, chaque foyer gère en moyenne 0,5 hectare de terre. La rareté relative des terres cultivables est la principale contrainte qui pèse sur le développement de l’agriculture chinoise. La population chinoise est de loin la plus importante du monde mais la surface cultivable par personne n’est que de 43 % du niveau mondial, la terre est donc la ressource la plus précieuse mais aussi la plus menacée. Selon un rapport du Ministère du Territoire et des Ressources (MTR) publié en 2005 sur la situation des terres arables, en 1999, 842 000 ha de terres cultivables avaient disparu. Durant le dixième plan quinquennal (2001-2005), 6,16 millions d’hectares ont été perdus, soit en moyenne 1,232 million d’hectares par an, dont une grande partie a été annexée de manière illégale[13]. Depuis la réforme, chaque année, le « grand bond en avant » de l’urbanisation dans le développement économique a augmenté de manière significative la superficie des terres utilisées pour l’industrialisation et l’expansion des villes. Ce qui aggrave non seulement le problème de la diminution de la surface cultivable mais également le nombre des paysans ayant perdu leurs terres pour cause d’expropriation. La détérioration de l’environnement pour l’agriculture est en grande partie due à la pollution causée par l’urbanisation et l’industrie. L’entassement des déchets a fait perdre plus de 2 millions de Mu (1/15 hectare), soit 140 000 hectares ; plus de 5,4 millions d’hectares ont subi des pollutions atmosphériques et 7,3 % des surfaces sont irriguées par de l’eau polluée[14].
Ce qui découle d’une telle industrialisation et urbanisation est une crise environnementale de la zone rurale. En effet la Chine est le premier émetteur de CO2 au niveau mondial en raison de ce modèle de croissance excessivement extravertie. Les conséquences les plus tragiques de cette crise se manifestent dans les centaines de « villages cancéreux »[15], victimes de l’industrialisation sauvage depuis la réforme. Ces « villages cancéreux » se concentrent surtout dans les zones côtières (Guangdong, Zhejiang, Jiangsu) économiquement dynamiques.
2/ Le désengagement de l’État en matière de protection sociale
À mesure que les réformes urbaines progressent, le gouvernement démantèle les systèmes de santé, d’éducation, et se retire du soutien à la construction des infrastructures publiques notamment dans les zones rurales. Sous l’influence du libéralisme, le gouvernement compte sur la régulation automatique des mécanismes du marché. Les paysans pâtissent de la suppression de ces dépenses sociales et n’ont pas d’autre choix que de partir travailler en ville. Mais, les réformes urbaines ont déjà produit une masse de chômeurs constituée essentiellement d’ouvriers urbains plus qualifiés qui évincent les MinGong du marché de travail. Cela explique pourquoi les MinGong exercent souvent des métiers délaissés par les urbains, acceptent des conditions difficiles et sans protection sociale et connaissent une forte instabilité de leur activité. Mais il n’est pas moins vrai qu’une masse gigantesque de surplus de main-d’œuvre rurale est prête à se transformer et à venir en ville.
La disparité énorme entre la campagne et la ville pousse bien évidemment une grande partie des ruraux à partir en ville, ce qui rend plus prégnant le système du HuKou, cet outil conçu au départ pour contrôler le mouvement désordonné des habitants en Chine, et qui prouve aujourd’hui l’inégalité en matière de protection sociale entre des citadins et des ruraux.
C’est ici le deuxième volet de la grande disparité ville-campagne : l’existence de deux régimes de protection sociale.
Le système de protection sociale chinois se caractérise par sa dualité, avec deux régimes différents — le régime citadin et le régime rural. C’est le HuKou — enregistrement administratif, qui détermine l’affiliation à l’un ou l’autre des régimes.
De facto, le système de protection sociale dont nous parlons habituellement en Chine ne couvre en réalité que les citadins. Ce système comporte une dizaine de dispositifs protégeant le bénéficiaire citadin de sa naissance jusqu’à sa mort, bien que le niveau soit bas ; mais les ruraux sont exclus de ce système urbain. Le régime de protection sociale des villes est en réalité un « régime d’unités de travail », chaque employé citadin est rattaché à une unité de travail, on dit « qu’en dehors des unités de travail, l’espace pour vivre est rare ». La grande disparité entre ces deux régimes de protection sociale, pour les citadins et pour les ruraux, affecte différentes facettes de la vie comme le logement, l’alimentation, l’énergie, l’éducation, la santé, l’assurance du travail, le mariage et le service militaire. Prenons quelques exemples :
– Chaque année, plus de 10 milliards de yuans sont dépensés pour fournir des subventions aux citadins pour les céréales et l’huile ; les citadins bénéficient, dans la quasi-totalité des cas, de services à prix réduit en matière de santé publique, de transports, d’éducation et de culture. Cette protection de niveau faible et une politique de distribution relativement égalitaire ont garanti la stabilité des villes, mais augmentent le fardeau budgétaire. Si l’État a réussi à faire ainsi, c’est précisément parce que les paysans, soit 80 % de la population chinoise[16], en sont exclus. L’État n’a pas la capacité, ni de prolonger ce système vers la campagne ni de faire entrer le paysan dans la ville pour un partage avec le citadin.
– Au niveau de l’éducation, dans les villes, l’État finance la quasi-totalité de ces infrastructures alors qu’il les finance très rarement à la campagne où se sont les paysans qui les prennent en charge. En 1985, l’État a supprimé les subventions qui existaient jusque-là pour les élèves de l’école primaire et du collège (respectivement 22,5 yuans et 31,5 yuans par an), désormais ce sont quelques 30-50 milliards de dépenses éducatives que les paysans doivent supporter chaque années[17].
– Selon les statistiques de 1999, la dépense totale en protection sociale était de 110,3 milliards de yuans, dont 88,6 % pour les villes et 11,46 % seulement pour la campagne. Les citadins bénéficient en moyenne de 413 yuans par personne et les ruraux n’ont que 14 yuans, soit une différence de 29,5 fois. Les paysans ne bénéficiant pas de protection sociale, la terre est devenue leur seule source de survie[18].
En réalité, dans ce contexte, avec le temps, les campagnes et les villes, les ruraux et les citadins, les MinGong et les ouvriers, symbolisent respectivement deux systèmes de bien-être social, deux niveaux de protection sociale, deux régimes d’allocation des ressources, deux catégories de position sociale, deux cultures voire deux civilisations ; cette grande différence est illustrée par la fait qu’on ne se marie quasiment pas entre les personnes de ces deux mondes. Alors, cela fait du HuKou citadin une ressource rare parce qu’il signifie une garantie d’avantages. Sous ce régime strict de gestion des populations, il existe un cloisonnement entre ville / campagne et ville / ville. Les seuls moyens pour qu’un enfant né à la campagne puisse entrer en ville sont : l’examen d’entrée à l’université, le service militaire (en devenant cadre) ou l’obtention d’un emploi (ou remplacer les parents qui sont déjà en villes). Il est également très difficile de migrer entre les villes, surtout d’une petite vers une grande.
Le HuKou est un régime spécifique institué dans un contexte historique spécifique, son histoire peut remonter aux années 50. L’objectif étant de contrôler des flux migratoires vers les villes. Après la réforme les paysans ont été autorisés à entrer en ville pour y commercer et travailler mais ils y sont soumis à un régime de résidence provisoire. On peut voir dans ce régime soit la preuve de l’existence d’une barrière entre campagne et ville, soit un affaiblissement de cette barrière. Il y a trois raisons au moins qui justifiaient l’instauration du contrôle des flux migratoires au début de la construction de la Chine :
a/ La Chine est alors un pays dans un état de délabrement économique extrême en raison des guerres incessantes depuis plus de 30 ans, le pays manque de tout, notamment en matière alimentaire, et, ajouté à cela une inflation galopante (toute la réserve d’or ayant été emporté à Taiwan par les nationalistes lors de leur défaite). Il y a donc nécessité de rationner les flux migratoires afin de ne pas encombrer davantage certaines zones ce qui aggraverait les difficultés. L’État n’est venu à bout de cette situation qu’avec la réforme agraire et l’unification des circuits de vente et d’achat (contre la spéculation).
b/ Deuxièmement, il fallait assurer la sécurité du pays. En effet, le système de HuKou a permis à la Chine, au début de sa fondation et à l’époque de la guerre froide, de garantir sa sécurité en se défendant contre les actes de sabotage, d’espionnage et les tentatives d’infiltration. À l’époque actuelle, l’enregistrement permet d’établir les droits et les devoirs civiques de chacun et de fournir des données statistiques pour préconiser des politiques d’emploi plus adéquates. Il est également utile pour la préservation de la sécurité civile et la lutte contre la délinquance[19].
c/ Le niveau de départ du développement de l’économie chinoise était très faible, mais l’environnement externe et interne l’obligeait à développer prioritairement son industrie notamment l’industrie lourde. À partir de 1953, le développement rapide de l’industrie lourde a permis à la Chine de se doter d’un système industriel relativement complet et d’une défense indépendante. Comme les dotations en ressources de la Chine étaient faibles (sans compter les blocus), l’industrie devait être subventionnée économiquement par l’agriculture tout en confinant les ruraux à la campagne.
Si la suppression de HuKou est destinée à arriver tôt ou tard, nous ne devons pas quand même nier les avantages de ce système pour un pays en développement comme la Chine. C’est pour cela que bien qu’il ait contribué à la formation de la dualité de la structure sociale de la Chine entre la campagne et la ville, compte tenu de la différence entre les régions, l’autorité centrale et des gouvernements locaux restent réticents à le lever simplement. Selon des statistiques des grandes villes, 70 % de la délinquance chaque année sont les faits des migrants, dont 70 % sont des MinGong[20].
Le troisième volet à considérer pour la disparité ville-campagne est le déséquilibre au niveau du financement.
Le sous-développement de l’agriculture résulte de ce dédain envers l’agriculture et du glissement du centre de gravité des réformes. Parallèlement, la réforme bancaire a été mise en route. Des effets en chaîne, juste après la réforme de marchandisation / marchéisation du secteur bancaire, la poursuite de la maximisation du profit et le principe d’allocation de ressources, conduisent les banques publiques (y compris la banque d’agriculture de Chine : ABC) à se concentrer dans des villes centrales en se détachant rapidement des zones rurales, jugées non profitables. Avec la faiblesse de l’économie rurale, les agences de la Poste et les Coopératives rurales de crédit drainent plutôt les épargnes rurales vers les villes au lieu d’alimenter les campagnes, c’est ce qu’on appelle un « effet d’entonnoir ». En plus, bien qu’elle ait été établie formellement en 1984, l’assurance agricole est pratiquement inexistante. In fine, la finance rurale est quasiment un espace vide. Selon les enquêtes de PBOC et CBRC en 2008, la bancarisation y est extrêmement faible avec seulement 1,26 agences pour 10 000 habitants ruraux et 2 pour la zone urbaine. 30 136 cantons comptent moins de 3 agences bancaire et, plus grave, 3 302 cantons (11 %) ne possèdent aucune agence, 8 231 cantons (30 % environ) n’ont qu’une seule agence à la fin de 2006. À la fin de 2007, 2 868 cantons (7 %) demeurent encore exclus du réseau de services financiers[21].
C’est justement en raison de ce grand écart et la dégradation rapide de la vie rurale ainsi que le cloisonnement invisible mais ressenti clairement entre la campagne et la ville, que se produit un départ massif des paysans vers les villes où il se retrouvent MinGong.
3/ Les caractéristiques, les conditions de vie et les aspirations des MinGong
Le rapport[22] sur les MinGong montre que 58 % des travailleurs dans le secteur secondaire sont des MinGong (68 % dans les activités manufacturières), ils représentent 52 % des employés pour le secteur tertiaire. Ils sont déjà devenus un des piliers importants de l’industrialisation chinoise.
Etant donné qu’il existe aussi une forte disparité de développement entre les régions chinoises, la capacité d’absorption des MinGong de chaque région est bien différente, la plus forte est la région Est. D’ailleurs, dans les grandes villes, le citadin considère le MinGong comme un citoyen de seconde zone, qui se remarque par une apparence plus rustre. Toutefois, avec le temps, les caractéristiques du groupe évoluent.
Les MinGong de la première génération, qui sont partis pour travailler en bénéficiant d’une politique plus indulgente dans les années 80, la plupart ont été embauchés dans les entreprises Bourg-Village, à la fois ouvrier et paysan, ils ont « quitté leur terre sans quitter leur région ». Actuellement, ces MinGong ont déjà atteint un âge avancé. La deuxième génération sont ceux qui ont grandi durant les années 80. La plupart sont en ville et représentent aujourd’hui la majorité des MinGong. Un certain nombre d’entre eux qui possèdent une formation technique et des capacités de gestion sont devenus des cadres d’entreprise et sont restés en ville, mais la grande majorité est retournée à la campagne après avoir accumulé un petit capital. La troisième génération sont ceux qui sont nés à la fin des années 80 et au début des années 90 ; ils sont environ 40 millions selon l’estimation du ministre de l’agriculture, M. Han Changfu, qui les définit par trois caractéristiques :
1) Ils n’ont jamais cultivé la terre, n’ont pas de nostalgie comme leurs parents pour la campagne et n’ont aucune envie d’y retourner.
2) Ils ont un niveau d’instruction en général de collège ou de lycée et connaissent le monde extérieur ainsi que la grande disparité entre ville et campagne. « Quel que soit le travail qu’on exercera en ville ce sera toujours mieux que rester à la campagne » est leur croyance profonde. Un très grand nombre parmi eux sont des enfants uniques certains sont même nés dans les villes ; leur capacité d’endurer des difficultés est nettement moins forte que celle de leurs parents.
3) Ils ne supportent pas la discrimination et commencent déjà à avoir une idée de la démocratie et de l’égalité et n’acceptent pas la disparité ville / campagne. Les conflits qui commencent à apparaître de plus en plus entre le travail et le salaire et pour la défense des droits des travailleurs ne sont pas sans relation avec cet état des faits.
Tableau 2 : La répartition par âge des MinGong
16 à 30 ans | 31-40 ans | Plus de 41 ans | Age moyen | Homme | Femme |
61 % | 23 % | 16 % | 28,6 | 66,3 % | 33,7 % |
Source : Rapport d’étude sur les MinGong du bureau statistique national, 2006.
Etant donné qu’ils partent de leur pays natal par la force des choses — la difficulté d’y vivre — mais aussi en raison de leur faible niveau d’instruction scolaire ainsi que d’un manque flagrant de formation basique et professionnelle, ils acceptent facilement les activités les plus lourdes, les plus précaires, aux conditions les plus dégradantes et avec une faible rémunération. Parmi les 200 millions et plus de ces paysans-ouvriers, 66 % ont un niveau de collège. Parmi la main-d’œuvre rurale, 20 % ont suivi une formation professionnelle de courte durée, 3,4 % ont suivi des formations techniques primaires, 0,13 % des formations techniques secondaires et 76,4 % n’ont jamais suivi de formation. L’inadaptation de leur niveau de formation aux besoins du marché du travail est donc très importante. Beaucoup d’entre eux ne sont même pas habitués à passer un contrat de travail avec leur employeur, ils peuvent être aisément congédiés, et renvoyés en masse dans leurs villages, selon le bon vouloir des autorités. D’après ce rapport, 53,70 % seulement ont signé un contrat avec les entreprises. Le travail des MinGong se caractérise par une longue journée, une grande intensité et une grande dangerosité, ils travaillent chaque jour facilement plus de huit heures.
Faute de mesures de sécurité appropriées, ils sont souvent victimes d’accidents du travail, et parfois ils ne bénéficient d’aucune protection sociale. Ils souffrent de l’instabilité ou d’emplois saisonniers. Ils s’épuisent pour une vie meilleure en cumulant des revenus agricoles et non agricoles. Ils forment une communauté faible, mal instruite, d’employés non qualifiés, sans organisation et sans discipline. Cela ne leur donne aucune possibilité pour négocier avec les employeurs. Ils sont souvent victimes de retenues sur salaires ou de salaires impayés, en général ces salaires n’atteignent que la moitié de celui des employés des compagnies d’État du BTP ou de l’industrie manufacturière ; on peut noter que les salaires sont encore plus faibles dans les services. Ce niveau de rémunération est en réalité inférieur à celui des coûts de reproduction de la force de travail. Il est quasiment impossible aux Mingong de faire venir et de faire vivre leur famille dans leur lieu de travail car il n’y a pas d’infrastructure sociale pour l’instant correspondant à leur situation. En général, les migrants ruraux gardent leur identité administrative d’agriculteurs, car ils possèdent un lopin de terre cultivé souvent par les autres membres de la famille, qui peuvent être des personnes âgées, des femmes ou des enfants. Des études du rapport mentionné montrent que sur les 106 millions MinGong mariés, 67 millions vivent séparés de leur famille. Ainsi, 47 millions de femmes vivent seules à la maison et le pire est que 58 millions d’enfants de ces MinGong, sont restés à la campagne, soit ¼ des enfants ruraux qui n’ont pas la chance de vivre avec leurs parents[23]. Ce qui est le plus inquiétant est que la plupart de ces enfants n’ont pas accès aux écoles publiques gratuites des lieux où ils résident, à moins de s’acquitter de frais de scolarité en général hors de leur portée. Pour eux, les neuf années d’éducation officiellement obligatoire ne sont qu’un rêve.
Un autre phénomène pire et plus dangereux mais qui n’attire pas encore la vigilance du gouvernement central, c’est l’« aller-retour des 25 ans-35 ans ». Les jeunes migrants vers 25 ans sont très demandés notamment dans les zones côtières, car moins astreints par les charges familiales et sociales. Ils peuvent consacrer à peu près 10 ans de leur jeunesse au travail le plus simple dans les entreprises urbaines bien que leur niveau d’instruction ne soit pas suffisant. Ce qui signifie que vers l’âge de 35 ans environ, la plupart risque de se retrouver au chômage et donc d’être forcé de rentrer à la campagne. Ils en subiront un choc sévère au niveau physique et psychologique, résultat du phénomène qu’on exprime par la formule « entrer en ville jeune et retourner à la campagne à 35 ans ».
Les MinGong rapportent chaque année plusieurs centaines de milliards de yuans en espèces à la campagne, source importante pour financer les achats de moyens de production, pour l’amélioration de la vie et pour le développement de la campagne. Selon des statistiques, 4 % d’entre eux reviennent dans leur région natale pour créer des entreprises. 39,07 % décident de retourner à la campagne après avoir accumulé un capital, 8,13 % comptent travailler longtemps en ville, 37,48 % décideront de leur avenir en fonction de leur travail, 15,32 % d’entre eux comptent partir travailler dans d’autres villes une fois qu’ils auront accumulé une quantité suffisante d’expérience.
Actuellement, l’intégration dans les villes est difficile pour les MinGong
Dorénavant, si dans l’imaginaire collectif des chinois, la campagne et le paysan suggèrent encore la simplicité et l’honnêteté, la bienveillance, la générosité, ou encore une vie tranquille, à un certain degré, la campagne immense est souvent synonyme aussi de pauvreté, arriération, de personnes incultes et non civilisées voire sauvages. Plus récemment, se sont ajoutés les qualificatifs suivants : organisations mafieuses, casino-souterrain et pollution mortelle. Donc devenir un urbain, surtout pour les jeunes, serait le grand rêve de la majorité des paysans chinois et la raison principale de leurs efforts pour y arriver. Dans ce contexte la fuite de la matière grise et de la richesse est inévitable, sans parler de la répulsion ressentie par les jeunes diplômés dont une partie préfère plutôt rester au chômage en ville que d’aller travailler à la campagne.
Paradoxalement, l’industrialisation en marche, qui a suscité tant d’espoir et mobilisé tant de ressources, n’a pas permis aux paysans de réaliser ce rêve. En réalité, l’industrialisation en Chine n’a pas fourni vraiment une opportunité d’emplois aux paysans. Depuis l’apparition de la problématique des « quatre ruralités »[24] — MinGong-Agriculture-Paysan-Campagne — beaucoup de recherches ont mis en évidence cette situation. De facto, de 1949 aux années 90, la Chine a connu quatre pics de migration des populations rurales vers des villes, 100 millions de personnes sont sorties de la campagne. Elle a connu également quatre vagues dans le sens inverse, 60 millions de personnes sont parties des villes vers la campagne. En fin de compte l’industrialisation des villes n’a absorbé en tout que 40 millions de personnes de la campagne soit 1 million par an, alors qu’on compte 20 à 30 millions de surplus de main-d’œuvre dans l’industrie chinoise ce qui contrebalance presque les 40 millions d’entrants. On peut dire que pendant 40 ans, l’industrie urbaine n’a presque pas réussi à absorber de manière efficace la main-d’œuvre rurale[25].
En raison de leur faible niveau d’instruction et de formation, les paysans ne peuvent compter que sur leur faible niveau de salaire pour être embauché, ce qui constitue une pression énorme sur la main-d’œuvre citadine laquelle voit son pouvoir de négociation rétrécir comme une peau de chagrin face à ses employeurs. Donc, les pressions apportées par l’arrivée massive des MinGong dans les villes dépassent de loin de la capacité de gestion des villes. Par conséquent, l’exclusion ne vient pas seulement du dédain des citadins envers les ruraux en raison de la grande disparité ville / campagne, mais aussi de la menace que les MinGong représentent pour la condition de la vie des citadins. Pour l’ensemble de ces raisons, les citadins les marginalisent et refusent leur intégration, voire les considèrent comme à l’origine de l’augmentation de la délinquance urbaine. C’est exactement la crise de reconnaissance de soi qui évolue vers un processus de stigmatisation qui a été proposée par le sociologue Norbert Elias[26]. Le résultat qui en découle est un renforcement du clivage ville / campagne.
La difficulté d’intégration des MinGong dans les villes a mis en évidence l’erreur commise en négligeant l’instruction de la population et les inconvénients de la décollectivisation, qui a certes favorisé le dynamisme individuel au maximum, mais a également démantelé l’organisation de base des paysans, les laissant seuls face à la puissance des capitaux et à la tendance à la capitalisation d’une agriculture modernisée. Durant les 20 années de forte croissance, les ruraux — la majorité des chinois — sont ceux qui en ont le moins profité ; il en résulte un écart des richesses qui continue de croître. Des pôles de croissance doivent s’implanter à l’intérieur du pays pour diffuser la croissance vers des populations qui se trouvent en situation défavorable. Les problèmes des paysans et des MinGong ne sont que le signe avant-coureur des crises latentes que connaîtront les villes.
L’appellation MinGong est un amalgame des notions de profession-identité-position-classe sociale susceptible de provoquer un processus de stigmatisation qui affecte négativement la santé mentale et le comportement de ce groupe. La disparité et le gouffre énormes entre ville et campagne résultent d’une industrialisation improvisée délaissant et excluant la campagne. C’est ainsi que se profile le phénomène au cours de la réforme en Chine. Il est différent de l’exode rural que des pays industriels ont connu dans le passé, le flux énorme de MinGong chinois est plutôt semblable à celui des oiseaux migrateurs car ils possèdent encore un lopin de terre à la campagne, il y a donc pour chacun d’eux un cumul professionnel, ce qui conduit à une dispersion des ressources agricoles, et empêche la modernisation de ce secteur.
Toutes ces raisons conditionnent une suppression simple de HuKou, un sujet facile à aborder mais inefficace pour régler radicalement le problème des MinGong qui a pour cause profonde le déséquilibre du développement. Il est donc crucial de choisir le moment pertinent de cette suppression afin d’éviter l’apparition de nouveaux risques et cela n’est point une question simple en raison de la grande diversité des situations entre différentes régions ou villes dont la réflexion doit être menée de manière concertée.
La question MinGong est en réalité le point nodal des difficultés que rencontre le développement chinois, qui est aujourd’hui toujours empêtré dans une quantité de problèmes économiques, sociaux, politiques et culturels. Ces aspects négatifs s’expriment concrètement par des phénomènes tels que la surproduction, la dualité (économique, financière et sociale), la forte inégalité, une consommation interne extrêmement faible et un investissement excessif mais inefficace, un chômage massif, une crise environnementale et rurale, avec la persistance de la pauvreté. Tout cela exprime souvent un déséquilibre structurel et une croissance extrêmement extravertie qui sont les vices du modèle chinois de développement. On arrive à un stade où la Chine a besoin d’une « Seconde Réforme » pour réaliser sa nouvelle transition économique, dont un des grands défis est celui de la création d’emplois et dont l’action emblématique consiste en la résolution du problème MinGong et l’élimination des inégalités résultant du sous-développement de l’agriculture.
Comparant l’histoire de l’industrialisation de la Chine avec celle de l’Europe et celle de l’Amérique latine à propos du processus de modernisation de l’agriculture et de la transformation des générations rurales, nous pouvons prendre conscience du rôle déterminant joué par des formes d’organisation telles que « coopérative-mutuelle-association » qui ont permis aux faibles d’unir leurs forces pendant la transformation du tissu industriel et rural. Comme Michel Roux le rappelait : « … dès la promulgation de la première loi sur les sociétés de capitaux en 1867, une distinction majeure est apparue avec les sociétés de personnes, organisations qui continuent de jouer un rôle central dans nos grands équilibres économiques par l’intermédiaire des trois piliers de l’économe sociale : coopératives, mutuelles et associations »[27]. Nous pourrions être étonnés par le sous-développement de l’agriculture chinoise, la non-évolution des éléments de l’économie et de la finance rurale, et s’ajoutant à cela une quasi-inexistence de ces trois piliers en Chine. L’élimination des problèmes des MinGong ne peut pas suivre simplement la trajectoire de l’industrialisation et de l’urbanisation des pays développés dans un contexte tellement différent aux plans interne et mondial. Les résultats des études comparées nous fournissent un nouveau champ de recherche : le développement de l’économie collective dans la campagne, l’intégration de ces trois piliers dans l’économie chinoise dans son ensemble et la réorganisation officielle des paysans face à la mondialisation des produits agricoles… qui visent à trouver de nouveaux remèdes et à éviter des écueils. En tout état de cause, la voie inévitable est celle d’un développement rural permettant d’atteindre un niveau tel que le départ des paysans en ville puisse être un choix libre et non plus un choix contraint.
Notes:
* Docteur en Sciences économiques de l’université de Paris I.
[1] Ceci peut se produire même si leur patron a payé des cotisations car le système de protection sociale ne couvre pas toutes les zones rurales ou bien les régimes sont incompatibles entre les régions.
[2] L’indice de Gini de la Chine a atteint promptement 0,4725 (2004, Banque asiatique développement) et dépasse le niveau international d’alerte de la stabilité sociale.
[3] D’après les chiffres publiés par le Bureau Statistique National et par China Information.
Voir http://www.zgxxb.com.cn, 19-2-2008.
[4] La Chine a choisi une stratégie de développement avec priorité à l’industrialisation lourde qui repose sur une base très modeste au début de la construction du pays, notamment avant les réformes, dont un des objectifs était la survie et la continuité de la Nation et sa position dans le monde. S’ajoutait à cela une augmentation rapide de la démographie, ce qui fait que presque toute l’accumulation agricole qui était déjà insuffisante pendant cette période s’est trouvée épuisée. S’inspirant des expériences de pays industrialisés, à la fois sous l’influence de la libéralisation de l’économie et d’une certaine conception de l’allocation des ressources depuis la réforme de 1978, l’industrialisation constitue toujours le credo mais selon nous, on doit distinguer deux périodes : de 1978 à 1989-1991 et de 1992 à aujourd’hui. C’est une « industrialisation improvisée » en raison de son principe d’échanger des parts de marché contre des technologies peu sophistiquées et l’introduction des investissements étrangers. Cette deuxième phase d’industrialisation entraîne une fuite massive des capitaux et de main-d’œuvre effective des campagnes, elle exige également un certain niveau d’urbanisation adéquate « urbanisation imprudente » et cette dernière aggrave fortement la perte des terres cultivables ; mais le pire est encore la crise environnementale avec la pollution provoquée par cette industrialisation improvisée et cette urbanisation imprudente.
[5] Voir l’article de Bai Nansheng, He Yupeng, « Revenu, emploi et structure économique », paru en 2003.
[6] INHUANET.com, 17-07-2008
[7] He Xue Feng, « Pourquoi le régime de décollectivisation des terres est-il efficace ? », Chine : trois ruralités, 2004.
[8] S’appliquait à l’époque le principe de 3 jiudi , c’est-à-dire les 3 contraintes locales : utiliser des ressources locales, travailler localement et vendre localement, ce qui se dit « quitter la terre pas la campagne ».
[9] Wei Xu Tao, « Réforme bancaire, défis économiques : la stratégie de développement du secteur bancaire et la formation du tissu industriel et rural en Chine ».
[10] Par exemple, la population agricole des États-Unis est réduite de 50,0 % en 1870 à 30,1 % en 1920, 11,6 % en 1955, enfin seulement 2,2 % en 1985. Quant au Japon on est passé de 70,1 % en 1870 puis 48,3 % en 1950 et de 5,9 % en 1993 ; pour la Corée du sud, 63,2 % en 1963 et 12,5 % en 1995, Lin Yi Fu, Chenjianbo, 2002 ; cité par Wujinglian dans « Les réformes économiques contemporaines de la Chine », Editions YuanDong, Shanghai, 2003.
[11] Li Rui Er et Li Wei Qun « Le problème de l’équité dans les vicissitudes du régime chinois et la répartition des ressources éducatives », 2002 ; Institut du développement rural de l’Académie des Sciences de Chine, Livre vert économique, 1995.
[12] Michel Aglietta, La Chine vers la superpuissance, Economica, Paris 2007.
[13] Ministère du Territoire et des Ressources « Enquête sur l’utilisation et la transformation des terres en 2005 », avril 2006.
[14] « Economic Daily News », 06-06-2000.
[15] On désigne par ce nom les localités qui sont affectées par des épidémies de grande ampleur causées en général par la consommation d’eaux polluées par les rejets industriels.
[16] 900 millions environ de paysans en Chine si l’on calcule avec l’enregistrement administratif ; ce chiffre est de 940 millions d’après Li Changping.
[17] Sun Liping, « Structure duale d’origine politique ».
Site : china.com.cn
[18] ibidem.
[19] Zou Jianfeng, China Business Daily.
[20] Il faut savoir que chaque région a adopté des politiques qui lui sont propres. Dans certaines régions du delta de la Rivière de Perle (province de Guangdong proche de Hong Kong), comme la ville de Dongguan où les migrants représentent 9 fois les autochtones, de nombreuses villes sont dans cette situation. Il est donc clair que ces villes ne peuvent pas suivre la voie d’ouverture simple pratiquée par les villes situées à l’ouest de la Chine.
[21] «Rapport de services financiers ruraux chinois », Septembre 2008, par l’équipe de recherche du service financier rural du PBOC ; « Atlas de distribution de services financiers ruraux du secteur bancaire chinois » du CBRC.
[22] Selon le « Rapport d’étude sur les MinGong » publié par le bureau de recherche du Conseil des affaires d’État en 2006.
[23] Voir l’article « The left-behind children in rural China » publié en 2008 par la Fédération des femmes de Chine.
[24] Initialement problématique des « trois ruralités », mais de plus en plus on ajoute une quatrième – les MinGong.
[25] « 60 ans d’industrialisation de l’agriculture toujours en attente », site du « Quotidien du Peuple », 21 septembre 2009, par Zhang Peigang, président d’honneur de l’Ecole d’économie de l’Université de Sciences et Technologies de Huazhong.
[26] Dans les villes chinoises, la stigmatisation des MinGong est un phénomène généralisé. Les étiquettes du genre : « saleté », « crachat par terre », « voleurs », « impolitesse », « non civilisé », semblent se coller naturellement sur leur dos. Ils sont toujours les premiers suspectés lorsqu’un délit a été commis. Ce processus de stigmatisation réagit en retour sur ces MinGong et influence l’estime qu’ils ont d’eux.
[27] Michel Roux, Les sociétés mutuelles d’assurance, un statut à l’épreuve du développement, ESKA, Paris 2010.