Patrice Allard, Rédacteur en Chef de Informations et Commentaires
Certains pays émergents s’intéressent à l’Afrique. Le premier par ordre d’ancienneté à avoir fait preuve d’un tel intérêt est sans aucun doute la Chine. Tout commença en 1996 par le voyage en Afrique du Président Jiang Zemin. Ce déplacement fut fructueux puisqu’il en résulta la création du Forum sur la coopération entre la Chine et l’Afrique. Ce Forum s’est réuni pour la première fois à Pékin en 2000, d’autres réunions devaient suivre, à Addis Abeba en 2003, à Pékin en 2006 et à Charm El Cheikh en 2009. Ce modèle d’un forum constituant une plateforme de dialogue et de coordination des relations entre un pays émergent et des pays africains n’a pas manqué d’être repris. En mars 2006, ce fut la Corée du Sud qui lança une Initiative en faveur du développement en Afrique, initiative qui devait déboucher sur un Forum entre la République de Corée et les pays africains, en novembre 2006. L’Inde devait suivre ce mouvement, tenant à New Delhi en avril 2008, un sommet Inde-Afrique, sommet devant être renouvelé à échéance de trois ans. C’est enfin la Turquie qui devait rejoindre ce mouvement à l’occasion de la tenue à Istanbul, en août 2008, d’un sommet sur la coopération entre la Turquie et l’Afrique. D’autres pays, comme le Brésil, le Venezuela ou les principaux pays du Golfe[1], ont élargi leurs relations avec ce continent par le biais d’accords bilatéraux plutôt que de forum.
L’un des premiers effets de cet intérêt nouveau pour l’Afrique est une forte augmentation des échanges commerciaux, des flux de capitaux[2] que signale le dernier rapport sur le développement de l’Afrique de la CNUCED[3]. Chose plus curieuse, une autre conséquence est l’attribution à des pays africains d’une aide publique au développement provenant de pays émergents (non africains) qui, eux-mêmes, bénéficient de l’aide bilatérale ou multilatérale d’autres pays. Parmi les pays émergents cités ci-dessus, quatre d’entre eux au moins, le Brésil, la Chine, l’Inde et la Turquie reçoivent une aide publique au développement substantielle et sont eux-mêmes à l’origine d’une aide publique, d’un montant certes inférieur, à destination d’autres pays du Sud, dont des pays africains[4]. Comment comprendre un tel comportement ? Ces pays émergents sont-ils en train de reproduire le comportement des vieux pays industrialisés, cherchant à gagner un espace périphérique préférentiel où il leur sera possible d’écouler leurs produits et d’obtenir la garantie d’un approvisionnement en matières premières et en énergie ? En pareil cas, ces pays émergents seraient devenus des pays industrialisés (ou en voie de le devenir rapidement) et emprunteraient les voies traditionnelles du capitalisme des siècles précédents. À l’opposé, le sacrifice fait en allouant une partie de leur épargne, dont l’emploi productif ou à des fins sociales serait justifié par leur situation présente, pourrait-il être la marque d’une nouvelle solidarité en train de se construire, une solidarité entre pays du Sud inégalement avancés ? Nous serions alors sur le point de voir émerger un « autre monde ».
Il convient, avant tout, de signaler que la saisie statistique des sommes consacrées à l’aide par des pays non membres du Comité d’assistance au développement (CAD), c’est-à-dire des pays n’appartenant pas au « club » des pays développés, membres de l’OCDE, n’est pas aisée. Des pays tels que l’Inde, la Chine ou le Brésil, pour n’évoquer que les quatre pays cités précédemment, ne divulguent pas d’informations statistiques normées sur l’aide publique qu’ils fournissent. Nous n’avons donc accès ici qu’à des estimations de celle-ci et nous utiliserons celles produites par le Rapport annuel de la CNUCED[5]. Il n’en va pas de même pour la Turquie qui, devenue membre de l’OCDE, respecte les engagements pris à l’égard du CAD.
En ne considérant que les quatre pays cités précédemment, l’aide publique qu’ils apportent présente des caractères spécifiques qui ne se retrouvent pas dans l’aide fournie par les pays développés. Il s’agit d’une aide qui, contrairement à celle des pays du Nord, n’est pas soumise à des conditions politiques, une « bonne gouvernance » et/ou des mesures libérales de politique économique (désengagement de l’État, ouverture de l’économie aux mouvements de marchandises et de capitaux, etc…). De plus, elle est attribuée en fonction de projets précis approuvés par les deux parties et non sous la forme de lignes de crédit ou de soutiens budgétaires de finalité générale. Là s’arrêtent toutefois les similitudes entre les programmes d’aide des quatre pays émergents, car ils ne constituent pas un modèle unique et, par ailleurs, en dépit de leur caractère récent, sont en évolution (du moins pour certains d’entre eux).
Les quatre pays émergents qui retiennent notre attention ici diffèrent en matière d’aide publique. Ainsi leur intérêt pour le continent africain est variable, la part de l’Afrique dans le total de l’APD attribuée allant d’un peu moins de 30 % à 50 % pour la Chine et le Brésil, alors que cette part varie entre 6 et 2 % pour l’Inde et la Turquie. Le modèle d’aide publique le plus pratiqué se présente ainsi :
– Les projets retenus concernent principalement la réalisation d’infrastructures (par exemple 54 % de l’aide chinoise porte sur ce type de projet) ou l’aide à des activités productives en relation avec des flux d’échanges commerciaux intéressant les deux pays ou des opérations d’investissement d’une firme du pays émergent dans le pays aidé.
– Le financement de l’aide prend le plus souvent la forme de prêts à taux d’intérêt réduit accordés par des banques de commerce extérieur du pays émergent.
Ce modèle s’écarte largement des formes prises par l’aide des pays développés (plutôt des dons visant des buts sociaux, financés par des agences nationales de développement). Il ne permet pas d’écarter l’hypothèse selon laquelle le pays aidant recherche surtout là un accès privilégié à des ressources primaires qui lui font défaut[6]. Ainsi, parmi les cinq premiers pays africains recevant une aide de la Chine : Angola, République démocratique du Congo, Nigeria, Soudan et Zambie (cités par ordre de l’importance de l’aide reçue), quatre disposent de gisements de pétrole en exploitation ou en instance d’être exploités et deux d’entre eux disposent de richesses minières importantes (cuivre pour la Zambie, coltan, cobalt et cuivre pour le Congo). De plus, les deux premiers cités et le quatrième figurent parmi les tout premiers fournisseurs africains de la Chine. Cet exemple n’est pas unique puisque, bien qu’elle ne s’intéresse que très peu à l’Afrique, l’Inde porte un intérêt particulier à deux pays, le Nigéria et le Soudan, tous deux disposant de richesses pétrolières. De même, il est possible de sous-entendre l’existence de liens géographiques entre l’orientation d’une partie des flux d’aide publique brésiliens et les pays d’accueil des investissements extérieurs de grandes entreprises brésiliennes comme la compagnie pétrolière Petrobras ou la compagnie minière Vale. Si nous arrêtons là notre approche, il semble assez clair que cet intérêt des pays émergents pour les pays des Périphéries s’inscrit dans une lutte pour l’accès aux produits miniers et à l’énergie où les derniers arrivés auraient la nécessité de se faire une place. Si, dans un premier temps, les pays d’Afrique peuvent y trouver de nouveaux clients, de nouveaux investisseurs et des aides supplémentaires, en un mot une diversification de leurs partenaires non africains, sur le long terme ces pays restent prisonniers de la place de fournisseurs de produits bruts que leur a attribué la division internationale capitaliste du travail. De cette place, si certains pays périphériques ont pu construire les premières étapes d’un développement économique et social, ce cas reste rare, à peu près inexistant en Afrique.
Toutefois, l’aide publique de ces pays émergents ne s’arrête pas là. D’une part, ce modèle ne s’applique pas à tous. L’aide fournie par la Turquie s’en écarte de beaucoup. Les projets qu’elle concerne sont surtout à caractère social : éducation, santé, accès à l’eau des populations. Leur financement est en totalité assuré par des dons. En cela, la Turquie se rapproche du type d’aide fournie par les pays développés de l’OCDE. De son côté, le Brésil inscrit volontiers les aides qu’il apporte dans des opérations triangulaires de coopération, associant un (des) pays des centres, l’agence brésilienne de coopération et un (des) pays aidé (s). D’autre part, le modèle n’est pas figé et, même sur un petit nombre d’années, connaît des inflexions. Ainsi l’importance de l’aide « technologique » fournie par ces pays émergents va croissante. L’Inde et le Brésil se signalent par l’importance qu’ils accordent à cette forme de coopération. Il peut s’agir de l’accueil d’étudiants africains dans les formations universitaires du pays comme de la mise en place de transferts de technologie. Il en est ainsi du programme de coopération agricole (EMBRAPA) mis en place par le Brésil à destination des quatre pays « cotonniers » africains (Bénin, Burkina-Faso, Tchad et Mali). Ce programme vise à transférer des compétences agronomiques brésiliennes vers les producteurs de ces pays afin d’améliorer leurs rendements et d’accroître via l’augmentation du revenu paysan, la sécurité alimentaire. Ce cas n’est pas unique. Le projet indien de connexion au réseau Internet de 44 pays africains (Pan-African e-Network Project) concerne à la fois les domaines de l’éducation et de la santé, avec des liens privilégiés avec les universités et structures hospitalières indiennes. Il semble promis à un bel avenir. Enfin, parmi les quatre pays cités, trois, la Chine, l’Inde et le Brésil, ajoutent aux différents projets aidés des remises ou annulations de dettes au bénéfice des pays africains les moins avancés ou les plus lourdement endettés et pauvres. La Chine est de ces trois pays celui qui s’est engagé le plus dans cette voie, ces remises pouvant porter sur des montants supérieurs à ceux consacrés aux autres formes d’aide. À l’opposé, la Turquie n’accorde aucune remise de dettes. Il est vrai que l’aide qu’elle délivre est exclusivement sous forme de dons, ce qui exclut tout endettement supplémentaire du pays aidé.
Faut-il alors voir un nouveau genre de coopération en train de naître ?
Au plan économique, la construction au moyen de ces aides, par exemple, d’une voie ferrée reliant un gisement minier à un port de chargement paraît aller dans le sens d’une certaine main mise sur un gisement, surtout lorsqu’elle s’opère dans le cadre de relations commerciales établies ou sur le point de s’établir[7]. Une fois cette voie ferrée mise en service, celle-ci peut cependant servir à d’autres fins que le seul transport des minerais. Elle peut constituer une nouvelle opportunité pour permettre l’établissement de nouvelles activités le long de son parcours. L’existence de cette voie ne suffit pas à faire naître spontanément de telles activités mais peut faciliter leur naissance si, par exemple, d’autres impulsions sont données par la coopération entre le pays émergent et le pays aidé africain ou par une politique de développement à l’initiative du pays aidé. Dans ce dernier cas, cette aide des pays émergents pourrait devenir, au sens plein, une aide au développement mais cela dépend de la volonté des décideurs des deux parties.
Au plan politique, ces aides fournies par des pays émergents sont respectueuses de la souveraineté nationale des pays aidés puisqu’elles ne sont soumises à aucune condition préalable[8]. Ceci marque un réel changement. Les pays africains conservent ainsi le pouvoir de décider de leur propre politique de développement et ne s’engagent que sur les dispositions des accords de coopération souscrits avec leur(s) partenaire(s) émergent(s). Potentiellement, ce type d’aide restaurerait certaines « marges de manœuvre » des pays africains. Une égalité réelle entre partenaires est-elle en train de se créer ou est-elle vouée à demeurer une égalité formelle ? D’un côté, ce type de pratique peut aider au relâchement de la conditionnalité des aides accordées par les pays des Centres. De l’autre côté, les effets de dimension sont importants. Quel est le poids d’un pays comme le Soudan, peuplé de 38,6 millions d’habitants, au produit moyen (PIB) par habitant de 1 256 dollars par an, avec un indice de développement humain (IDH) de 0,526 qui le place au 122ème rang mondial face à un Brésil de 191,8 millions d’habitants, au PIB par habitant de 6 841 dollars et à l’IDH de 0,801 (58ème) sans même prendre l’exemple des géants comme l’Inde ou la Chine ? Ces effets de dimension sont de plus aggravés par le fait que souvent les pays aidés, comme le Soudan, sont délaissés par l’aide attribuée par les pays des Centres et, par conséquent, n’ont que peu d’autres choix.
Cependant il serait sans doute prématuré de considérer certains grands pays émergents comme devenus des pays des Centres. Une croissance rapide, la diversification de leurs activités et l’orientation de certaines de celles-ci vers des niveaux technologiques élevés, le comportement de leurs entreprises devenues des firmes transnationales, tendraient à les rapprocher de ces pays. Pourtant, à quelques égards, dans un ordre international libéral, ils doivent supporter les pressions des pays des Centres et, en cela, subissent comme les pays périphériques des contraintes qui pèsent sur la poursuite de leur développement accéléré. Leur place dans les chaines de valeur ajoutée demeure réduite. Les pressions exercées sur le gouvernement chinois pour que la monnaie chinoise, le yuan, soit appréciée témoignent du désir des pays centraux de reporter sur une périphérie une part de leurs difficultés. Utiliser un éventuel accès au marché chinois comme moteur d’une croissance retrouvée (la fameuse « sortie de crise ») les dispense de devoir traiter dans l’immédiat des questions internes graves comme l’inégalité croissante des revenus ou les pressions excessives exercées sur des ressources rares ou le milieu naturel. En ce sens, il n’est pas évident qu’il ne puisse exister des terrains d’entente entre pays émergents et pays en développement et que ceux-ci ne puissent conduire, à un moment où la mondialisation en cours a fait la preuve de ses effets dévastateurs plutôt que de sa capacité à produire un développement harmonieux et partagé, vers des remises en cause salutaires de l’ordre international.
L’attention particulière de pays émergents envers moins développés qu’eux crée une situation nouvelle, potentiellement porteuse de changement. En offrant un exemple autre que celui de l’aide des pays développés, elle élargit les possibilités des pays africains de mener d’autres politiques de développement. En attendre davantage reste fonction des choix des décideurs politiques de ces pays émergents, mais également de ceux des décideurs des pays aidés. Mettre en place une coopération, des systèmes d’échange qui rendent possible un développement économique et social réel et sécure, impose une révision du cadre de l’ordre international libéral. C’est une telle volonté politique qui pourrait créer une solidarité nouvelle entre pays africains en développement et pays émergents. C’est l’absence de celle-ci qui, renforçant les liens de dépendance et la domination des plus forts sur les plus faibles, ferait de cette opportunité nouvelle une occasion perdue.
Notes:
[1] Principalement l’Arabie saoudite, les Émirats Arabes Unis et le Koweït.
[2] La part des pays non africains des Suds (principalement les pays émergents) dans les investissements reçus par les pays de ce continent est passée d’une moyenne de 17,7 % sur la période 1995-1999 à 20,8 % entre 2000 et 2008, alors que leur part dans les échanges extérieurs augmentait de 15,4 % en 1995 à 28,7 % en 2008.
[3] Conférence des Nations Unies pour le Commerce et le Développement, Rapport 2010 sur le développement économique en Afrique. La coopération Sud-Sud : l’Afrique et les nouvelles formes d’accords de développement, Genève, 2010.
[4] En 2008, un pays comme l’Inde a reçu 2,108 milliards de dollars à titre d’aides publiques au développement et a versé de l’ordre de 500 millions à 1 milliard de dollars d’aides publiques à destination de pays du Sud.
[5] Voir note 3.
[6] La recherche de ressources peut être portée très loin. La « coopération agricole » peut prendre des aspects critiques lorsqu’elle rend possible l’appropriation de terres agricoles africaines par des intérêts étrangers, souvent issus de pays émergents, avec la complicité des décideurs politiques des deux parties. La sécurité alimentaire pour l’Afrique, passe alors au second plan devant les exigences d’une agriculture spéculative.
[7] Certains de ces pays émergents, principalement la Chine et l’Inde, pratiquent des prêts garantis sur les revenus d’exportation issus d’une ressource naturelle. Cette pratique appelée « le modèle angolais » peut éclairer sur les attentes des pays aidants.
[8] Par exemple, la Chine n’attend des pays africains qu’elle aide, que d’être reconnue par ceux-ci. Ceci équivaut simplement à un soutien diplomatique dans les relations conflictuelles qui l’opposent à Formose.