Aboubakar Cissé*
Julie Lazes*
Zhaomin Zou*
Introduction
La performance économique que la Chine a connue depuis le début des réformes, en 1978, lui a permis d’émerger comme une nouvelle puissance économique mondiale avec laquelle il faudra compter dans les années à venir. Et pourtant sa trajectoire est bien loin d’être un modèle de « bonne conduite ».
Si l’on mesure sa performance économique en parité de pouvoir d’achat, la Chine, qui ne représentait qu’à peu près 5 % du PIB mondial dans les années 1960 et 1970, est passée durant les deux dernières décennies à 14 % et constitue aujourd’hui la troisième puissance économique après les États-Unis et le Japon[1]. Durant la même période, le PIB par habitant a quadruplé et le taux de pauvreté s’est réduit de 35 % à 4 % de la population[2].
Ces chiffres semblent affirmer que la performance économique chinoise (voir graphique) est plus prometteuse et plus solide que celles d’Afrique de l’Ouest (zone UEMOA) ou d’Amérique latine. Nous tenterons donc de mettre en lumière, par la suite, les spécificités chinoises, notamment dans son processus de réforme institutionnelle, qui peuvent expliquer ces disparités de développement. On remarquera toutefois que les expériences du développement économique en Chine lui sont propres. Elles émergent dans des contextes historiques et culturels très différents et il ne s’agit pas ici de généraliser des « solutions-miracle ». Notre propos est de proposer un autre regard sur le développement et d’étudier l’effet des institutions sur la performance économique.
Dans cet article, nous montrerons que si les institutions sont certes importantes, un modèle de développement endogène et pragmatique avec de la volonté politique peut donner de meilleurs résultats qu’une stratégie déterminée de manière exogène. Nous allons corroborer ceci en comparant les politiques de développement menées dans la zone UEMOA, en Amérique latine et en Chine.
1 – Performance économique et bonnes pratiques économiques vont-elles de pair ?
La question que nous posons ici est l’objet d’une large littérature depuis les vingt dernières années. Le débat s’est surtout développé face aux mauvais résultats macroéconomiques et sociaux des pays les plus respectueux (appelés « les bons élèves ») des pratiques considérées comme vertueuses dans le dernier quart du XXe siècle. Cet échec des mesures de politique économique que les pays industrialisés ont largement encouragées dans les pays endettés a abouti à l’interrogation du milieu des années 90 : « what had gone wrong ? » [Qu’est-ce qui a donc mal tourné ?][3].
Ce n’est qu’en comparant les différentes politiques et trajectoires au sein même des pays en développement que nous pourrons apporter des éléments pertinents au débat. Ainsi, le contraste entre deux bons élèves du FMI (la zone UEMOA et l’Argentine) avec la Chine tendrait à nous montrer l’importance de la flexibilité et de la souveraineté dans le choix des réformes à mener.
1.1 – L’échec des politiques néolibérales de développement
La vague libérale des années 1980-90 concernait aussi bien les pays développés que les pays en développement mais du point de vue social elle a été plus ressentie dans le Sud que dans le Nord. En effet, dans un souci d’équilibre et de stabilisation macroéconomiques, les institutions économiques internationales ont conditionné leur assistance économique aux pays pauvres à l’application de ce qu’on a appelé les Plans d’ajustement structurel (PAS). Ces dernières reposaient sur trois principes : l’ouverture, la privatisation, la libéralisation. Outre les politiques de contrôle de crédit et de hausse des taux d’intérêt, la dépréciation des taux de change réels, les politiques de réduction des déficits budgétaires (Consensus de Washington) ; plusieurs réformes structurelles ont été menées. L’objectif final de toutes ces réformes était une diminution sensible du rôle de l’État dans l’économie.
a/ La relative stabilité économique au prix d’un coût social élevé : le cas de l’UEMOA
La zone UEMOA (Union Économique et Monétaire Ouest Africaine) regroupe huit pays[4] avec comme monnaie commune le franc CFA. Cette région a connu une croissance économique relativement élevée (4 % en moyenne durant la décennie 1990). Malgré tout, la zone a eu à faire face à des crises sociales nées des politiques de développement qui y ont été appliquées et a été quasiment incapable de lutter efficacement contre la pauvreté.
Comme nous l’avons déjà rappelé, les politiques d’ajustement structurel ont été placées sous trois angles : la libéralisation complète de l’économie, la privatisation des entreprises publiques et l’ouverture commerciale.
La libéralisation a concerné tous les secteurs de l’économie et a consisté à prôner le transfert des ressources du secteur public vers le secteur privé, des secteurs protégés (comme les industries naissantes) vers les secteurs concurrencés. Ces mesures de libéralisation visaient à réduire les gaspillages publics et à rationaliser les dépenses publiques.
Les entreprises publiques, jugées inefficientes, ont été liquidées et rendues responsables des dettes extérieures contractées en leur nom. Encore de nos jours, dans certains pays de l’UEMOA, aucun secteur-clé de l’économie n’est sous le contrôle de l’État. C’est le cas par exemple au Mali où tous les secteurs-clés de l’économie[5], à part l’électricité et l’eau[6], sont aux mains des groupes étrangers qui cherchent d’abord à satisfaire le besoin de rentabilité de leurs actionnaires plutôt qu’à assurer une mission de service public.
Après la libéralisation et la privatisation, les institutions de Washington ont prescrit l’ouverture extérieure. La demande des biens de consommation et d’équipement a été jugée supérieure à l’offre dans les pays en développement, donc il fallait revenir à l’équilibre ou au moins à la stabilisation. C’est pourquoi, des mesures de relance de l’offre globale ont été lancées. Ces politiques ont été accompagnées par des mesures d’austérité qui n’ont eu pour conséquences que des effets déflationnistes : la baisse des dépenses publiques de fonctionnement ou d’investissement, la réduction des importations, la chute de la consommation privée.
En termes d’espérance de vie (tableau 1), qui est une composante de l’indicateur de développement humain (IDH), les habitants de la zone n’ont gagné que 5 ans de vie ces dix dernières années, passant de 48.31 à 53.6 ans tandis que, dans la même période, d’autres régions, n’ayant pas appliqué les politiques d’ajustement structurel et les critères de bonne gouvernance, connaissent de meilleures performances socio-économiques (des pays asiatiques pour la plupart). La croissance économique a, quant à elle, connu une évolution en dents de scie avec un pic d’environ 6 % en 1996 (voir graphique).
Tableau 1 – Espérance de vie et Indicateur de Développement Humain dans la zone UEMOA
Années |
Espérance de vie |
IDH |
1995 | 48,31 ans | 0,3 |
2000 | 49,20 ans | 0,336 |
2005 | 53,60 ans | 0,469 |
Source : PNUD, Human Development Report, 1995, 2000 et 2007.
Il semble que sur le plan social, les PAS ont fait plus de mal que de bien. Pour s’en rendre compte, il suffit de voir les conséquences qu’ils ont eues sur les services publics. Les mouvements de privatisation se sont traduits dans la zone par de grandes vagues de suppression d’emplois et de compression dans le secteur public. Et c’est là où le social rejoint l’économie car cela constitue le plus souvent une source de tensions sociales. En effet, les privatisations, du fait de leur orientation conservatrice et réductrice d’emploi, créent des émeutes politiques et sociales qui plongent en général les pays dans une instabilité politique forte, chose qui n’encourage pas les investissements privés. Le nombre de chômeurs et de pauvres augmente.
Un service public privatisé devient une entreprise comme toutes les autres, et de ce fait, aura pour fonction-objectif la recherche maximale de profit ; or, la fonction-objectif d’un service public est l’amélioration du bien-être social. Au Mali par exemple, comme dans la plupart des pays de l’UEMOA, les entreprises qui jadis avaient une mission de service public sont aujourd’hui privatisées : l’électricité, l’eau, les télécom-munications, les chemins de fer, le transport aérien etc. Ces privatisations ont fait augmenter les prix pour des populations en majorité vivant sous le seuil de la pauvreté. Nous avons l’exemple de EDM (Énergie du Mali) qui, après avoir été privatisée sous la pression des bailleurs de fonds, a procédé à une compression d’effectifs avant d’augmenter ses tarifs qui étaient auparavant à la portée de tous.
Un autre champ favori du FMI et de la Banque mondiale est l’imposition des mesures d’austérité dans le secteur public. Or, les services publics, pour répondre aux attentes du public ne doivent pas manquer de fonds. Ces mesures d’austérité ont le plus souvent appauvri les citoyens les moins aisés et rendu plus problématique leur accès aux services de base.
Intéressons-nous à présent aux conséquences sur l’éducation qui reste un facteur indéniable de développement économique. L’Afrique au Sud du Sahara, en général, et la zone UEMOA, en particulier, connaissent depuis les années 1960 une expansion assez forte de leur système éducatif[7], mais, malgré tout, ce continent a un développement limité de la scolarisation. Les mesures d’ajustement et de stabilisation des années 1980 n’ont fait qu’empirer une situation déjà explosive. Les ressources budgétaires ont fortement chuté à cause de l’ouverture de l’économie et la baisse ou la diminution de certaines taxes, ce qui a réduit à son tour la part du budget allouée à l’éducation. Ces mesures d’austérité ont affecté les systèmes éducatifs africains à travers deux principaux canaux : la diminution des dépenses publiques et la diminution du pouvoir d’achat des ménages.
La diminution des dépenses de l’État a provoqué selon les cas soit une augmentation de l’offre de formation soit une restriction de celle-ci, insuffisante pour répondre à l’évolution démographique. Cette politique budgétaire restrictive a également entraîné un gel des recrutements dans la fonction publique qui était auparavant le principal débouché des diplômés. Comme résultat, l’augmentation du nombre de chômeurs s’accélère.
Quant à la diminution du pouvoir d’achat des ménages, provoquée par les mesures de stabilisation, elle a rendu l’éducation quasi inaccessible à certains enfants. Les coûts directs de l’éducation (achat des fournitures scolaires, contributions au fonctionnement des écoles …) ne pouvaient plus être assumés par certains ménages qui se trouvaient alors dans l’obligation de renoncer à la scolarité de leurs enfants.
Des études menées par l’UNESCO, entre autres, sur l’évolution du PNB par habitant, l’évolution des dépenses d’éducation, l’accès au système scolaire, la qualité et l’équité dans l’éducation dans les pays « sous ajustement » et dans les pays « sans ajustement » montrent que les variables prises en compte sont plus en faveur de la seconde catégorie de pays. En effet, l’ajustement a entraîné une augmentation des abandons de scolarité pour raisons économiques, il a aussi contribué à une baisse du poids de l’éducation aussi bien dans le PNB que dans le budget de l’État. Plusieurs spécialistes pensent que la mise en place des mesures de stabilisation a rendu plus difficile la résolution des problèmes de coût, de qualité et d’efficacité des systèmes éducatifs de l’Afrique.
b/ Quand discipline économique rime avec volatilité et vulnérabilité : le cas de l’Argentine
L’Argentine est peut-être le cas le plus illustratif du paradoxe entre « bonnes » réformes économiques des années 1980-90 et extrême volatilité. En effet, bien que, globalement, le PIB actuel soit en constante et forte augmentation (avec une croissance moyenne autour de 5 %), le parcours argentin de ces 20 dernières années est très oscillatoire et jalonné de crises de grande envergure (voir graphique). Mais, comment devient-on l’élève-modèle du FMI et un exemple d’échec 10 ans plus tard ?
Les PAS ont fortement pesé sur les politiques économiques menées par le gouvernement, du fait de la vulnérabilité dans laquelle se trouvait le pays à la fin de la dictature militaire (en 1983) et du problème d’hyperinflation (3079,5 %, en 1989) qui succèdera à ce surendettement[8]. Il s’agissait là d’un laboratoire de recherche sans précédent pour les économistes de Washington.
Mais ce zèle que l’on retrouvera dans la lutte contre l’inflation qui se traduira par les Plans Austral[9] (1985) puis Primavera ne permettra pas d’assurer la stabilité économique et créera, au contraire un désordre politique (démission du président de la République) tout en accentuant la vulnérabilité extérieure du pays.
Les années quatre-vingt-dix doivent faire oublier cette « décennie perdue » et rassurer les créditeurs extérieurs : il faut désormais s’attaquer aux structures même du régime de croissance en libéralisant l’économie et en l’ouvrant davantage (libéralisation des prix et du taux de change, notamment).
En complément, il fallait mettre en œuvre le désengagement de l’État de la sphère économique pour résorber le problème d’endettement (et renouer avec l’équilibre budgétaire) et permettre au marché de fonctionner correctement, sans entrave. Cette stratégie de rééquilibrage budgétaire se traduisit par :
* une coupe dans les dépenses publiques (avec la privatisation du système de retraite) ;
* une hausse temporaire des recettes au travers de la privatisation d’une grande frange des entreprises publiques dans les secteurs de la téléphonie, de l’aviation ainsi que dans des actifs pétroliers contre titres de la dette. Cette privatisation (bradée) de secteurs-clés de l’économie avait également pour but de réduire le risque-pays en transformant une dette insolvable en des actions dans des entreprises rentables.
Le gouvernement a rempli chaque condition du contrat passé avec le FMI, tant en matière d’ouverture que de désengagement de l’État et de garantie du droit de propriété. Malgré des résultats initiaux positifs, l’adoption du currency board[10] — couplé à la libéralisation de l’économie et à la vague de privatisations — favorisa l’érosion de l’industrie locale (qui a dû s’adapter ou disparaître). Les pertes (en termes d’emploi mais aussi de production) occasionnées par cette désindustrialisation et par la baisse des recettes liées aux entreprises publiques privatisées entraînèrent l’État dans une spirale d’endettement. Parallèlement, la libéralisation favorisa l’implantation de grands groupes étrangers qui, tout comme les agents financiers, adoptèrent un comportement encore plus spéculatif (face aux besoins croissants de financement de l’État et de taux d’intérêts domestiques élevés) et ont accru leurs bénéfices (du fait de leur position dominante sur le marché). L’économie argentine entra alors dans un processus de financiarisation : les revenus tirés de la rente financière étant supérieurs voire moins risqués que ceux issus de la production.
L’année 2001 marque l’entrée du pays dans une crise selon l’enchaînement suivant : la financiari-sation de l’économie amène un conflit entre le capital financier et le capital industriel (le perdant), renforce la polarisation des hauts revenus et augmente la flexibilité. De plus, la sensibilité de la finance aux chocs externes se répercute sur le secteur réel (effet levier)[11]. La crise, qui est d’abord une crise financière et bancaire avec l’insolvabilité de l’État, gangrène peu à peu toute l’économie, ainsi que l’ordre politique et social. Sa portée va, en effet, bien au-delà puisqu’elle a touché la politique (crises de représentation, de légitimité et de confiance qui se sont traduites par le fameux « Que se vayan todos ! » [Qu’ils s’en aillent tous !]) et le social (précarisation et appauvris-sement des classes les plus faibles).
Cette dernière facette de la crise (dans la sphère sociale) continue de se faire sentir de nos jours tant sa résorption est plus lente que les autres. Cette réforme des années 90 a pesé lourdement sur la pauvreté comme le montrent les résultats d’une étude de la CEPAL menée par B. Kosacoff en 2006 (tableau 2).
Contrairement aux autres pays de la zone (à l’exception de l’Uruguay), l’Argentine est le seul pays à n’avoir pas réussi à faire reculer la pauvreté. En effet, toujours selon la même étude, alors que la moyenne en termes de réduction de pauvreté dans la zone (17 pays) est de 69 %, l’Argentine a vu le taux de pauvreté croître, pour finir, de 5 % entre 1999 et 2005[12].
Tableau 2 – Pauvres et indigents dans les zones urbaines en Argentine (en % de la population)
1999
avant la crise de 2001 |
2002
en pleine crise |
2005
la récupération |
23,7 % pauvres
6,6 % indigents |
45,4 % pauvres
20,9 % indigents |
26,0 % pauvres
9,1 % indigents |
Source : CEPAL, 2006.
On voit donc à quel point le désengagement de l’État en matière de bien-être que ce soit dans des domaines de base (éducation, santé, services publics), comme ce fut surtout le cas dans la zone UEMOA, ou dans sa fonction de protection des travailleurs et des plus faibles (flexibilité du marché du travail, etc.), comme l’illustre le cas argentin, a des répercussions importantes sur le long terme qui pèsent lourdement sur la trajectoire de développement et donc de croissance des pays. L’expérience chinoise offre une alternative à ces choix de restructuration totale pour atteindre un sentier de croissance plus stable.
1.2 – La Chine : un exemple de réformes institutionnelles pragmatiques dans un état d’esprit indépendant
Le développement économique chinois a pris place dans un cadre institutionnel très éloigné des canons de l’école néo-libérale. L’évolution du cadre institutionnel de l’économie chinoise nous montre les limites d’une comparaison avec le système soviétique, notamment dans la manière dont a été gérée la transition du plan vers le marché. La décision historique de « se réformer et s’ouvrir sur l’extérieur » découle plutôt de la volonté du Parti Communiste de Chine d’améliorer la productivité et les conditions de vie, sans idée préconçue de la polémique idéologique entre capitalisme et communisme.
Cette approche pragmatique et graduelle a permis de libérer les soutiens de la croissance (incitations positives, contraintes budgétaires et concurrence), mais par certains moyens originaux :
* son régime politique est resté éloigné de la démocratie ;
* les privatisations ont été restrictives et la restructuration des entreprises d’État a été mise en œuvre ;
* les droits de propriété n’ont pas toujours été établis de manière claire ;
* la libéralisation partielle des marchés s’est faite en faveur des investissements directs à l’étranger et de l’exportation.
a/ La décollectivisation sans propriété privée au lieu de la privatisation massive : une évolution progressive du régime des droits de propriété
Un transfert limité des droits de propriété des entreprises publiques
Parallèlement à un effort de restructuration des entreprises publiques (réduction des effectifs de l’ordre de 20 millions de personnes, réduction des capacités excédentaires, allègement des charges non liées à l’activité productrice), le régime de la propriété a, ces dernières années, progressivement évolué :
– les petites et moyennes entreprises ont fait l’objet d’un mouvement massif mais inégal selon les provinces de transformation en entreprises collectives, voire de privatisation pure et simple (vente de détail et services) ;
– l’actionnariat des grandes entreprises a été diversifié, d’abord entre entités publiques pour limiter les effets de capture de l’actionnaire par la firme, puis par des introductions en bourse progressives, avec pour objectif de contribuer au financement des retraites.
Contrairement à ce qui s’est passé en Russie, la réforme économique chinoise a privilégié l’introduction des règles de marché par rapport à la propriété privée. Par ailleurs, l’État a imposé le mécanisme de compétition au sein du secteur public au lieu de s’engager dans la voie de privatisation. Au final, la Chine est également devenue un marché relativement concurrentiel comme l’atteste le niveau faible de l’inflation avec une croissance élevée depuis ces vingt dernières années. Même s’il souffre encore de nombreuses imperfections, le transfert de propriété s’est déroulé de manière à la fois originale et progressive.
L’émergence et le développement des acteurs économiques en propriété mixte
Bien que les premières réformes aient mis l’accent sur l’agriculture, la majeure partie de la croissance des années 80 provient de l’industrialisation des zones rurales par les Township and Village Enterprises (TVE), une spécificité chinoise relevant des autorités locales, et qui ne peut donc être classée ni dans le secteur étatique ni dans le secteur privé. Dans un environnement non régi par le droit et hostile à la propriété privée, ce statut était synonyme d’accès au crédit (prêter aux autorités locales étant à la fois moins risqué sur le plan financier et « plus judicieux » sur le plan politique) et de sécurité juridique et fiscale (une grande partie des bénéfices des TVE étant réinvestie dans des biens publics locaux). Il était ainsi plus efficace pour les autorités locales d’accroître leurs revenus en développant leurs TVE qu’en augmentant la pression fiscale.
b/ La stratégie de promotion d’exportation au nom de la politique d’ouverture
Dès le début des réformes économiques, plutôt que de privatiser, la Chine s’est appuyée sur un secteur public fort et n’a pas hésité à maintenir des barrières commerciales et à subventionner ses exportations à travers l’avantage fiscal. Puis, elle s’est engagée volontairement dans l’adhésion à l’OMC en poursuivant sa politique d’ouverture. Par conséquent, la Chine s’est ouverte de manière très rapide aux échanges commerciaux et son taux d’ouverture (60 %) est actuellement très élevé.
Afin de promouvoir l’exportation vers les pays étrangers, le gouvernement chinois a mis en place une politique économique offensive. Cette politique se décompose en deux éléments : d’un côté, une intervention active sur les taux de change et, de l’autre côté, une stratégie commerciale de subventions des exportations. Une politique de change active, en appliquant une stratégie de désinflation par le taux de change, a permis de promouvoir à court terme l’investissement et de stimuler la croissance économique par la demande extérieure. En même temps, le gouvernement a rapidement instauré des bureaux de change afin que la convertibilité du Yuan puisse être garantie et le compte courant soit libéralisé.
Concernant le compte de capital, après une période de test dans certaines zones spéciales économiques (ZSE), il y a eu une large ouverture aux investissements directs à l’étranger provenant de ses voisins asiatiques. Cela a permis de mettre en œuvre une stratégie de promotion des exportations qui est très souvent freinée par la pénurie de capitaux domestiques investis et par le retard des technologies de production. En revanche, cette stratégie d’ouverture n’a pas signifié la fin du protectionnisme longtemps ignoré par les présentations stylisées. En réalité, certains secteurs étaient suffisamment protégés par une panoplie d’instruments non tarifaires ; et seuls les exportateurs étaient en situation de libre-échange sur le marché mondial. Parmi eux, un grand nombre d’entreprises profitent d’un avantage de dégrèvement fiscal spécial pour les produits exportés.
C’est ainsi que la Chine a atteint des performances enviées par la plupart des économies, tout en suivant une stratégie originale sur laquelle personne n’aurait parié. Cette originalité ne se retrouve pas seulement dans la réforme économique mais également dans le champ institutionnel avec une lente progression du régime vers la “bonne gouvernance”.
Sources :Rapports annuels du NBSC (National Bureau of Statistics of China), de la BCEAO (Banque Centrale des États d’Afrique de l’Ouest), et du Ministère de l’Économie et des Finances d’Argentine.
3 – Épilogue : la “bonne gouvernance” comme facteur de développement ?
L’institutionnalisme, doctrine remontant à la première moitié du XIXe siècle, s’est immiscé dans la question du développement à partir des années 1990. Ce regain d’intérêt s’est traduit au niveau des institutions siégeant à Washington par la réflexion, depuis 1992, sur des principes nécessaires à la bonne gestion (ou gouvernance) d’un pays. De manière globale, il s’agissait d’offrir plus de légitimité et de crédibilité aux réformes économiques en les asseyant sur des structures plus stables, transparentes et responsables. Cette évolution bien que pertinente peut conduire également à quelques “dérives”. En effet, il serait tentant de reproduire l’ingérence des pays industrialisés dans la sphère économique de certains pays en développement. Or, la comparaison des trois zones étudiées devrait permettre de compléter la première évaluation, relative à l’insertion des pays dans l’économie mondiale, en mettant en évidence les erreurs récurrentes des politiques hâtives de libéralisation et d’ouverture qui devraient tenir compte du fait que l’élaboration et la conformité de nouvelles institutions doivent découler d’un processus endogène pour fonctionner correctement. C’est du moins ce qu’illustre le cas chinois.
3.1 – Une bonne gestion politique constitue-t-elle un garde-fou suffisant au sous-développement ?
Les réformes des institutions n’étaient pas seulement économiques, mais aussi politiques : la bonne gouvernance. Deux tendances se dégagent au sein des pays concernés par les réformes structurelles des années 1980-90 :
* les pays de l’UEMOA se sont tous plus ou moins engagés à respecter les critères de gouvernance ainsi définis, sans grand succès sur les conditions de vie des populations. Certains d’entre eux (le Mali, le Sénégal, le Bénin et le Burkina Faso) sont même considérés par les institutions financières internationales comme faisant partie de leurs meilleurs élèves. Pourtant, ces pays restent encore parmi les plus pauvres du monde ;
* bien que similaire dans le progrès effectué vers une meilleure gouvernance et dans les résultats en termes de fragilité, le cas de l’Argentine reste un peu spécifique. Après la crise de 2001, ce pays avait sérieusement besoin de restaurer la confiance entre l’État et les citoyens. Ce besoin de re-légitimation était nécessaire, mais les efforts fournis ne garantissent pas une pleine stabilité. Le cas récent de la grève du secteur agricole, qui a paralysé le pays pendant plus de 3 mois, montre que la question de bonne gouvernance ne se résume pas seulement à l’adoption de mesures visant à plus de transparence ou d’équité mais que la gestion d’un pays dépend et découle des factions au pouvoir. En Amérique latine, ce sont les propriétaires terriens puis les détenteurs de capital qui ont toujours décidé de l’orientation de la politique économique du pays et quand ce ne fut pas le cas, le conflit distributif s’est réglé par les armes.
Le problème du développement n’est pas seulement un problème économique, il découle d’une volonté politique et d’une évolution culturelle qui ne peut s’imposer de l’extérieur (dont l’équilibre ne peut se déterminer de manière purement logique).
3.2 – Des institutions hybrides comme base du développement chinois
Lorsque l’on étudie la performance économique chinoise pendant les vingt dernières années, on remarque que la Chine n’est jamais considérée comme un bon élève du FMI ou de la Banque mondiale. Les principes officiels qui définissent la bonne gouvernance ne nous permettent nulle part d’avoir une bonne image du gouvernement chinois. Comment expliquer cette contradiction entre la croissance économique spectaculaire et la mauvaise gouvernance ?
Depuis le début des réformes, les chinois se sont révélés être de parfaits « homo œconomicus » qui réagissaient de manière positive aux incitations économiques. De son côté, l’État a su créer un système d’incitations efficaces et dont les conséquences déstabilisatrices ont été limitées. Une approche pragmatique a neutralisé le conflit entre le choix idéologique de la privatisation et celui du lancement d’entreprises d’État. En fait, une frontière assez floue entre gouvernement et entreprises est constatée non seulement en Chine, mais aussi dans ses pays voisins, comme le Japon et la Corée du Sud. Ce qui suppose qu’il n’y a pas de grands projets de privatisation en Chine. Au contraire, le fait de la baisse du poids des entreprises d’État dans l’activité économique chinoise s’explique par la montée du privé et non par les privatisations.
L’expérience chinoise montre ainsi qu’il est possible de connaître une croissance soutenue avec des institutions imparfaites (du point de vue de la littérature économique usuelle) et hybrides, à condition que les questions essentielles du partage des réformes et des gains soient convenablement gérées. Pendant ces vingt dernières années du développement économique chinois, les différents modes de régulation économiques coexistent, substituant progressivement le marché au système planifié. En plus, le séquençage des réformes permet de mettre en place des institutions qui ne visent pas une soi-disant optimalité économique, mais plutôt une adéquation aux capacités, besoins et spécificités du pays. Bien que la croissance spectaculaire chinoise ait creusé les inégalités sans créer suffisamment d’emplois, elle a amélioré les niveaux de vie des habitants et présente une autre voie de développement économique non standard.
Conclusion
Cette étude révèle surtout une contradiction entre les stratégies de développement exogènes et les résultats mitigés auxquels les pays-“laboratoires” sont parvenus. Dans ce travail, nous avons essayé de montrer que les pays qui suivent une stratégie endogène et volontariste de développement s’en sortent finalement mieux que ceux qui suivent les prescriptions des institutions financières internationales. Un bon exemple est aujourd’hui celui des pays du Sud-Est asiatique et notamment la Chine. Cette dernière connaît depuis au moins deux décennies une croissance à deux chiffres sans appliquer une seule prescription de la Banque mondiale et du FMI ; et pis encore, avec un régime politique autoritaire. Ce qui soulève la question d’incompatibilité entre l’autoritarisme et le développement économique. Finalement, le développement économique et l’autoritarisme ne sont pas forcément incompatibles. Or, dans le discours libéral, la démocratie ou encore la liberté (au sens large du mot) va de pair avec le développement économique. Tous les pays de la zone UEMOA sont dotés depuis une vingtaine d’années des régimes issus des urnes tout en continuant à subir une évolution très mitigée en matière de développement économique et humain.
Le développement économique est avant tout une question de volontarisme et de volonté politique. Le monde étant vaste et riche dans sa diversité, il n’existe pas un modèle unique et universel de développement applicable à tous les pays du monde. Les institutions jouent sans doute un rôle important dans l’amorce du développement, mais elles doivent le faire en harmonie avec la culture, les réalités socio-économiques du pays concerné ; autrement le développement n’est pas possible. C’est le cas aujourd’hui des pays africains et latino-américains.
Notes:
* Doctorants du CREPPEM – Université Pierre Mendès France, Grenoble.
[1] D’après A. Maddison, The World Economy : A Millennial Perspective, OCDE, Paris, 2001.
[2] Selon les chiffres officiels.
[3] Cf. D. Rodrik, One Economics Many Recipes : Globaliza-tion, Institutions and Economic Growth, Princeton University Press, 2008.
[4] Bénin, Burkina-Faso, Côte d’Ivoire, Guinée-Bissau, Mali, Niger, Sénégal et Togo.
[5] Le coton, les télécommunications, le secteur aérien, les chemins de fer, les mines.
[6] Ces deux secteurs avaient été privatisés. Ils ont été renationalisés en 2006 après de nombreuses plaintes de la population qui les jugeaient moins efficaces et beaucoup plus chers qu’avant.
[7] M. Winter, « L’éducation pour tous en 2015 », Finances & développement, mars 2002.
[8] Le service de la dette est de l’ordre de 102,9 % des exportations en 1983 (Cf. J. Poniachik dans le quotidien La Nación, 6 mai 2001, pp. 22-24)
[9] Le Plan Austral consiste en un gel des prix et tarifs ; une baisse du déficit fiscal par une hausse de l’impôt sur les combustibles et d’une épargne forcée pour les hauts revenus ; une interdiction de recourir à l’émission monétaire pour financer le déficit fiscal ; une baisse des taux d’intérêt et en l’adoption d’une nouvelle monnaie (l’Austral).
[10] Il s’agit de régler l’émission de la monnaie nationale strictement sur les réserves de change, ce qui implique l’abandon complet de l’autonomie monétaire nationale. Il est interdit d’émettre de nouveaux billets si les avoirs en devises n’ont pas augmenté. Ce système est encadré par trois règles : un taux de change absolument fixe par rapport à une monnaie de référence (ici, un peso argentin était égal à un dollar) ; une contrainte de libre convertibilité totale (absence de contrôle de change) ; une obligation de conserver en contrepartie de la monnaie émise un volume de réserves au moins égal à 100 % de la masse monétaire ainsi créée.
[11] P. Salama, Le défi des inégalités : Amérique latine / Asie : une comparaison économique, éd. La Découverte, coll. Textes à l’appui / Économie, Paris, 2006.
[12] CEPAL, Social Panorama of America Latina – Summary, Santiago du Chili, 2006.