Ghazi Boulila*
Introduction
Les institutions recouvrent des règles de comportement, des méthodes pour faire respecter ces règles, des procédures de médiation en cas de litige et des sanctions en cas d’infraction aux règles. Les institutions sont plus ou moins développées, selon que ces différents éléments fonctionnent plus ou moins bien. Elles peuvent inciter les individus à se lancer dans des activités productives, à investir, à participer activement dans l’activité économique et sociale ou les en dissuader en développant la médiocrité, la frustration et le manque d’initiative. Le bon fonctionnement des institutions crée normalement un système qui améliore la productivité des individus, produit de nouvelles idées, réduit les asymétries d’information et le risque par le respect des droits de propriété, limite l’action des responsables politiques et des groupes d’intérêt et contribue ainsi au succès économique et social du pays.
Cependant, on observe que la majorité des pays en développement ont relativement réussi leur développement économique et social dans un environnement où persistent des institutions faibles et que d’autres n’ont pas réussi leur développement économique suite à une destruction (ou une fragilisation) de leurs institutions et enfin quelques pays en développement ont bien réussi leur développement après avoir développé un cadre institutionnel solide. Comment expliquer ces faits stylisés ? Est-ce que la majorité des PVD sont piégés par une faiblesse des institutions ? Le piège de l’anti-institution existe-il ?
Depuis quelques années, le rôle des institutions dans le développement et la croissance économique a été abondamment étudié par les chercheurs, les politiciens, les praticiens du développement et même par les sociologues[1]. La plupart de ces travaux font état d’une forte corrélation linéaire positive entre la qualité et les performances des institutions et les résultats en matière de développement.
La présente note tente d’étudier la relation dynamique entre le degré de développement des institutions et le développement économique à partir de l’expérience des pays en développement. On montrera que la majorité des pays en développement se trouve actuellement piégée dans une « trappe à institutions peu développées » et que l’instauration des modèles d’institutions ne peut pas être imposée à un pays de l’extérieur. On montrera que les interventions extérieures auront un effet inverse à celui recherché et pourraient conduire au désordre économique et que le passage vers des institutions fortes est lié à l’avènement d’un choc endogène important comme l’apparition d’une classe de dirigeants politiques éclairés soutenue par les intellectuels du pays.
Équilibres multiples et trappe à institutions peu développées
De nombreuses études ont montré l’importance des institutions pour le développement économique et social des pays. Empiriquement, elles suggèrent en général que le PIB par habitant est étroitement lié à des différences dans la qualité des institutions, mesurée par un ou plusieurs indices de gouvernance, intégrant par exemple la participation des citoyens, la stabilité politique, le degré de corruption et le poids de la réglementation. Mais le lien de causalité n’est pas toujours clairement établi. Les analyses de l’impact des institutions sur le niveau de développement doivent tenir compte des différences dynamiques entre les institutions, la position géopolitique des pays et la présence d’une rente entre les mains de la classe politique dirigeante.
Les faits stylisés montrent qu’il existe en fait trois types d’équilibres relatifs à trois types de pays en développement comme le montre le graphique ci-dessous : Le premier type de pays se trouve piégé dans un équilibre stable caractérisé par une relative faiblesse des institutions et du PIB par habitant (point A), le deuxième type se trouve dans un équilibre stable plus élevé caractérisé par le bon fonctionnement des institutions et par un PIB par tête élevé (point B) et le troisième type se trouve dans un équilibre instable bas caractérisé par des institutions démantelées ou fragilisées et un PIB par habitant le plus faible (point C). Le passage d’un équilibre à un autre dépend du degré de maturité de la classe dirigeante de chaque pays et dépend aussi des conditions externes comme les interventions des pays développés et des organisations internationales. On constate que la majorité des pays en développement ont convergé vers l’équilibre stable à institutions faibles (point A sur le graphique). Quelques pays y demeurent (Malaisie, majorité des pays musulmans et pays d’Amérique du Sud, etc.), d’autres ont viré par la suite vers l’équilibre stable plus élevé à institutions plus développées grâce à l’évolution du capital humain et du capital culturel, à l’apparition d’une classe de dirigeants politiques éclairés et grâce à la proximité géographique des pays avancés (Corée du Sud, Espagne, Turquie, Grèce, Israël, etc.) et d’autres ont été déplacés vers l’équilibre instable bas après l’intervention des grandes puissances (militaire, sanctions économiques, embargo etc.) dans l’intention de créer et d’imposer des institutions fortes de l’extérieur (Irak, Afghanistan, Soudan, Corée du Nord, Somalie, etc.).
En outre, on a constaté aussi que la présence d’une rente entre les mains des États autoritaires a entraîné un mauvais fonctionnement des institutions qui constituent tous les deux de puissants outils permettant d’assurer une gestion étatique d’une grande stabilité politique et économique. Ce constat semble à première vue antithétique pour plusieurs analystes du développement. Pourtant la rente, les institutions politiques faibles et les régimes autoritaires peuvent être considérés comme des instruments efficaces pour la stabilité politique et économique. Cette problématique est au cœur de l’analyse ici présentée, analyse qui s’appuie sur le cas de plusieurs pays en développement.
1 – L’équilibre stable à institutions et PIB par habitant faibles (point A)
Le système politique et le développement économique des pays qui ont convergé vers le point A sur le graphique (Malaisie, majorité des pays musulmans et Amérique Latine…), affichent une stabilité remarquable malgré la faiblesse des institutions. Ce relatif succès n’est assuré ni par les mécanismes de la démocratie libérale ni par des institutions transparentes et développées mais par des États forts et autoritaires qui cherchent à maximiser la longévité de leur pouvoir. Cet objectif de maximisation ramène ces États à éviter automatiquement deux situations qui peuvent mettre en danger leurs régimes et provoquer ainsi des changements politiques :
– une crise économique grave qui pourrait produire des révoltes et des coups d’États capables de changer les régimes au pouvoir ;
– un développement économique et social important qui pourrait être la source des revendications politiques vers une plus grande participation de la population à la vie politique et même vers la démocratie et le développement des institutions capables de faire chuter ces régimes autoritaires.
Cette situation a conduit à une trappe ou un piège ne permettant pas à ces pays de se développer davantage d’une part (il existe même des freins au développement par la mise en œuvre des politiques erronées, le développement de la corruption etc.), et de connaître des crises importantes, d’autre part. Ces pays sont condamnés à fonctionner à un rythme de croissance modéré pour maintenir le statu quo économique et politique et ne pas mettre en danger les régimes au pouvoir.
Pour se maintenir, ces régimes ont besoin d’une rente à distribuer. Les dépenses publiques représentent une partie importante de l’économie nationale de ces États qui sont en général redistributeurs pour acquérir une certaine popularité. Ces États rentiers sont réputés autonomes et peu dépendants de la société dont ils sont issus parce que leurs revenus, élevés, ne proviennent pas essentiellement de la taxation de la population (pour quelques régimes les recettes de l’impôt sont considérés comme une rente et non comme le revenu des contribuables) mais des exportations de leurs ressources naturelles sur le marché international. Le degré de développement des institutions en est directement influencé. Ces États sont moins sollicités pour davantage de transparence ou de représentation et les politiques de redistribution tendent à dépolitiser la population qui revendique moins de participation ou de représentation politique. Ces États n’ont pas intérêt à utiliser la rente pour financer et consolider ses institutions étatiques, au contraire ils ont intérêt à financer un appareil coercitif pour maintenir la stabilité politique nécessaire en vue d’entretenir un certain niveau minimal de développement économique et social. Ce rôle de redistribution marque toute l’organisation de la vie économique et politique de ces États. Les hommes d’affaires sont dépendants de l’État via les politiques de crédits et industrielles et l’élite intellectuelle la moins compétente en général se rapproche de ces régimes en vue d’arracher des postes et avoir une partie de la rente. Les États rentiers sont donc moins sensibles aux demandes limitées qui émanent de la société. La redistribution de la rente, orchestrée par les détenteurs de pouvoirs et non par le mécanisme de marché et le mérite, rend l’élite et les entrepreneurs dépendants des forces politiques pour survivre, créant le clientélisme et le favoritisme. Dans cette logique, les moins compétents chassent les plus compétents (au même titre que la loi de Gresham stipulant que la mauvaise monnaie chasse la bonne) créant un système où règnent médiocrité, sous-investisse-ment du capital physique et humain et manque d’idées et d’initiatives.
Cette stabilité politique est loin d’être basée sur la démocratie. En se référant aux critères de la démocratie procédurale[2], ces États ne peuvent pas être qualifiés de pays démocratiques. La démocratie doit combiner des composantes minimales permettant l’expression des libertés civiles et la compétition politique, des élections régulières, une participation effective de la population, l’accès à l’information et la liberté d’expression et d’association. En d’autres termes, au sein d’un régime politique démocratique, l’accession au pouvoir est basée sur la concurrence et la compétition, la participation des citoyens, le respect des droits et libertés et la primauté de la règle de la loi. Pour classifier les systèmes politiques, la Freedom House utilise une échelle de 1 à 7. On constate que ces États autoritaires disposent d’un score plus élevé signifiant le moins de libertés civiles et politiques qu’un pays peut obtenir. Les pays démocratiques sont caractérisés par une compétition libre et ouverte entre les partis politiques pour l’obtention des votes des électeurs et une vaste panoplie de lois et règlements qui organisent la vie politique des partis. Violer ces règlements expose les contrevenants à des amendes sévères ou à des sanctions allant à l’emprisonnement. L’État autoritaire a constamment recours à l’emprison-nement arbitraire et à la détention sans procès qui sont permis par son appareil législatif. Des élections sont tenues régulièrement, mais le système électoral et politique est aménagé de façon à empêcher l’opposition de les remporter.
L’autoritarisme de ces régimes engendre naturellement une stabilité politique forcée. Par autoritarisme, nous entendons un système politique qui n’est pas démocratique, sans toutefois être totalitaire. L’espace public est limité, l’usage de la force permis et constamment utilisé pour le barricader. Le pouvoir politique reste entre les mains d’un seul groupe ou parti qui se préoccupe de ses intérêts et l’opposition ne parvient pas à y accéder. Par ailleurs, la société civile existe mais son pouvoir et sa marge de manœuvre restent marginaux. Les gouvernements autoritaires se serviraient de la rente pour financer la répression et ainsi assurer leur longévité par la force[3].
La notion de stabilité politique, quant à elle, renvoie au maintien des institutions politiques existantes, dans un système politique qui ne change pas. Régime et système sont stables lorsqu’ils sont non menacés dans leur existence. La stabilité politique se constate par l’absence de coup d’État, de révolution, de guérilla, d’assassinat politique ou de toutes autres menaces sérieuses aux institutions politiques d’un pays.
Cet équilibre stable sous un État rentier autoritaire conduit à un piège à institutions faibles et qui pourrait être perturbé en ramenant ces pays vers l’un des deux équilibres. Le premier, instable bas, à institutions démantelées (point C) et le deuxième, stable, plus élevé, à institutions plus développées (point B) suite à l’avènement d’un des deux phénomènes suivants :
– l’excès d’autoritarisme qui passe au totalitarisme capable de mettre en danger l’équilibre géopolitique mondial donnant une légitimité aux puissances mondiales d’intervenir militairement pour mettre de l’ordre et pour accaparer éventuellement la rente engendrant le chaos économique et politique (cas de l’Irak) ;
– l’apparition naturelle des dirigeants éclairés capables de développer des institutions spécifiques et de créer un système compétitif moderne (Corée du Sud, Espagne, Portugal, Grèce, Turquie…).
Le système politique autoritaire seul ne peut pas assurer cet équilibre stable à institutions peu développées, il a besoin d’une rente pour financer les activités de redistribution. Pour cette raison que plusieurs pays pauvres (comme ceux d’Afrique subsaharienne et d’Amérique du Sud) se trouvent initialement piégés dans un équilibre instable encore plus bas à institutions inexistantes ou démantelées.
2 – Équilibre instable avec des institutions démantelées (point C)
Un excès d’autoritarisme de la part de quelques régimes rentiers menaçant les intérêts des grandes puissances donne une légitimité à ces puissances d’envahir militairement ces pays récalcitrants et / ou d’imposer des sanctions économiques. Ces interventions ont entraîné une destruction d’une partie considérable du capital physique et humain, un démantèlement des institutions et un déclin économique immense. Le cas de l’Irak est un exemple typique. Déclaré par le gouvernement américain comme un pays menaçant ses intérêts, l’Irak a été bombardé et envahi. Le prétexte avancé est que le gouvernement irakien constituerait une menace pour les États-Unis, il détiendrait des armes bactériologiques, chercherait à se doter d’armes nucléaires, et refuserait que les “inspecteurs” envoyés en Irak après sa défaite en 1991 puissent inspecter des sites sensibles. Un changement de régime, la construction de nouvelles institutions démocratiques et l’instau-ration de la démocratie dans ce pays étaient les objectifs annoncés par les Américains. Cependant cette guerre n’a pas atteint ces objectifs mais elle a entraîné un effondrement de l’économie irakienne. La classe moyenne a littéralement disparu. Le pays est passé d’une stabilité économique et politique (point A sur le graphique) à une situation chaotique (point C sur le graphique). Alors que le revenu par habitant se situait aux environs de 3 500 dollars des États-Unis en 1988, il avait chuté à 1 500 dollars en 1991, à 1 036 dollars en 1998 et puis, à près de 800 dollars en 2004. Le dinar irakien ne vaut plus que 1 / 7 000 de sa valeur par rapport à une vingtaine d’années auparavant. Inflation galopante et chômage structurel ont entraîné une hausse tragique de la mendicité, de la prostitution, des crimes violents organisés et un démantèlement total des institutions. La corruption est devenue un phénomène naturel qui régit la société et qui bloque le développement économique. Elle pervertit les transactions économiques et commerciales internationales, cause la dilapidation des ressources financières et matérielles, provoque une mauvaise attribution des marchés publics, rompt les équilibres moraux de la société, fausse les règles de la concurrence et de la compétitivité ce qui paralyse le libre jeu des forces du marché. En effet, il y a deux décennies à peine, l’Irak était soumis à une trappe à institutions faibles (point A sur le graphique) et affichait l’une des infrastructures les plus modernes et l’un des niveaux de vie les plus élevés du Moyen-Orient. Deuxième producteur mondial de pétrole, le pays avait utilisé, depuis quelques décennies, ses rentes pétrolières pour maintenir le régime totalitaire et pour financer des projets et des programmes de développement importants. L’Irak avait bâti des institutions certes faibles, établi un système de santé moderne et construit des d’hôpitaux modernes. Des usines de pompage et de traitement d’eau sophistiquées avaient été édifiées. Le pays était doté d’un système d’éducation élaboré, du niveau primaire au niveau universitaire. L’Irak a même exporté des manuels scolaires vers plusieurs pays arabes. Ainsi les objectifs annoncés par les Américains d’instaurer des modèles d’institutions démocratiques importés par la force ne sont pas atteints du fait qu’ils ne peuvent pas être imposés à un pays de l’extérieur. Ces interventions extérieures ont eu des effets catastrophiques sur l’économie nationale irakienne et même sur les économies de la région, de par leurs effets politiques et économiques déstabilisants et réducteurs d’horizon pour les entreprises et les populations.
3 – Équilibre stable avec institutions développées (point B)
De bonnes institutions peuvent s’acquérir et se développer, mais cela requiert souvent des conditions préalables comme le développement du capital humain et social et l’apparition d’une classe politique et intellectuelle assoiffée de modernité et capable de réaliser le déclic du changement vers une société qui garantit les principes économiques de bonne gouvernance et qui croit au rôle positif des institutions dans le développement économique et social. Ces hommes politiques aidés par les forces vives de la société ont intégré ces principes de manière créative au sein d’institutions élaborées en fonction des spécificités et des contraintes des pays et en relative continuité avec les structures existantes.
L’expérience de certains pays d’Amérique latine (Chili, Argentine et Brésil), d’Asie du Sud-est (Corée du Sud, Singapour et Taiwan), d’Europe (Espagne, Portugal et Grèce) et du Moyen-Orient (Turquie), illustre cette évolution. Tous ces pays ont commencé leur développement économique sous des régimes autoritaires avec des institutions peu développés (point A sur le graphique). Par la suite, ils ont évolué pour développer des institutions efficaces sous l’influence des hommes politiques engagés, motivés et surtout compétents (point B sur le graphique). Ces fortes institutions ont permis d’instaurer une gestion de l’économie nationale méthodique en ce sens que les objectifs économiques ont d’abord été dûment identifiés et les voies et moyens d’y parvenir judicieusement choisis, et ce rigoureusement en ce sens que, une fois les objectifs économiques dûment identifiés et les voies et moyens d’y parvenir judicieusement choisis, ils ont ensuite été strictement poursuivis et respectés et efficaces en ce sens que les résultats économiques positifs n’ont pas tardé à se manifester tant au plan social qu’à travers les divers bilans d’étape.
Ce succès ne peut pas être réalisé sans de fortes institutions. L’engagement de ces États en complicité avec des institutions fortes au service du développement économique se traduit également par une mobilisation des énergies et des compétences pour le compte de ce même développement économique. Le goût du travail est suscité, encouragé, et récompensé par des mesures spécifiques et diverses. Les membres du gouvernement et les divers cadres nationaux sont choisis en fonction de leur mérite et de leur compétence. En effet, en Asie par exemple, les élites étaient même opposées au système démocratique occidental et préfèrent choisir leurs gouvernants sur la base de leur compétence et de leur patriotisme et non de leur représentativité politique.
Dans ces pays, la gestion des affaires publiques est basée sur davantage de transparence, d’adhésion et de participation populaires que dans les autres pays en développement et émergents. Avec la transparence, les populations sont parfaitement informées de la gestion publique. L’information circule sans entrave, véhiculée par une presse libre, indépendante, plurielle, et ayant accès aux sources de l’information officielle du fait de la volonté de communication et de transparence des gouvernants. Cette presse libre met à nu les scandales financiers, dénonce le népotisme et le favoritisme, attaque l’injustice et l’arbitraire, condamne la violation des droits et libertés fondamentaux, fustige les cadres incompétents et laxistes, magnifie l’excellence et la compétence, forme l’opinion et suscite un débat public permanent et contradictoire sur les divers aspects de la vie publique. La gestion des affaires publiques est ainsi vulgarisée et soumise à l’appréciation critique des citoyens et de l’opposition politique, ce qui oblige les gouvernements, dans le cadre de cette gestion, à faire preuve de sérieux, de rigueur et de pertinence. De même, de ce débat public permanent et contradictoire, naissent des idées pertinentes que les gouvernements peuvent mettre en application. La gestion des affaires publiques et des divers projets de développement ne se fait plus par le moyen de choix unilatéralement opérés au sommet par des technocrates, mais au contraire, avant leur mise en œuvre ces projets sont expliqués aux populations et librement discutés. Dans le cas où la population adhère à ces projets par conviction cela donne le meilleur gage de leur réussite. Cette implication est assurée par le principe de la participation populaire induit par des institutions fortes.
Quant à la gestion des affaires publiques locales, elle leur est transférée, dans la mesure du possible, par le moyen de la décentralisation administrative ; cela leur permet de gérer elles-mêmes leurs propres affaires par le biais de représentants élus et contrôlés par elles. Le principe de participation suscite ainsi, chez les populations, un enthousiasme et un sentiment de responsabilisation très favorables au développement. Il faut noter aussi que le développement de ces institutions fortes dans ces pays a été favorisé par leurs positions géopolitiques. En effet, pour les pays Européens comme l’Espagne, le Portugal et la Grèce, ce développement a été incité par leur adhésion à l’Union Européenne et par les transferts de fonds. La Turquie a bénéficié de son adhésion à l’OTAN et de la stratégie américaine de renforcer politiquement et économiquement ce pays, vu sa position géographique stratégique. La Corée du Sud, le Singapour et le Taiwan ont profité des investissements directs étrangers et des aides américaines massives pour instaurer un capitalisme fort dans cette région. Les pays d’Amérique Latine ont bénéficié de l’influence et des aides américaines lors de la période de la guerre froide pour combattre le communisme.
Conclusion
Un système politique autoritaire associé à la présence d’une rente produit des institutions faibles mais engendre néanmoins une stabilité économique et politique. Ce relatif succès permet certes d’éviter des crises économiques graves, mais ne peut pas faire évoluer les économies vers une croissance plus élevée et un développement plus harmonieux puisque le système dans sa globalité est piégé. L’objectif des régimes autoritaires étant de maximiser la longévité de leur pouvoir, ces régimes n’ont pas intérêt à développer des institutions fortes entraînant un développement économique et social plus important qui pourrait être la source des revendications et des changements politiques. Ce comportement “rationnel” des régimes en place empêche la plupart des pays en développement de sortir de ce piège et affranchir des étapes de développement plus évoluées. En effet, depuis leur indépendance politique, tous ces pays ont fait le choix de développer le caractère rentier de leur économie et n’ont rien fait pour développer des institutions effectives qui fonctionnent normalement. Ce constat d’échec relatif est expliqué par la présence d’une trappe à institutions peu développées. Malgré tout, de bonnes institutions peuvent se constituer et se développer par la mise en œuvre des conditions préalables comme le développement d’un système éducatif solide et surtout l’apparition d’une classe politique et intellectuelle avide de modernité et capable de déclencher un changement vers une société qui garantit les principes économiques de bonne gouvernance et qui croit au rôle positif des institutions dans le développement économique et social. Ce processus “aléatoire” permet à ces pays de sortir de ce piège et de connaître un essor économique et social et des institutions fortes et efficaces. Néanmoins un excès d’autoritarisme de la part de quelques régimes menaçant les intérêts des grandes puissances donne une légitimité à ces dernières d’imposer des sanctions économiques et même d’envahir militairement ces pays. Ces interventions ont entraîné un démantèlement des institutions et le chaos économique et social.
La présente note ouvre une nouvelle piste de réflexion sur l’expérience de la plupart des pays en développement, piégés par des institutions et des niveaux de développement relativement faibles, pour démontrer la valeur heuristique du lien entre développement économique, institutions politiques et rente qui permet de dépasser les théories qui lient d’une part la rente et l’instabilité économique et politique et d’autre part la rente et les problèmes économiques et sociaux.
Ce n’est pas le niveau de la rente qui permet d’expliquer les transformations politiques, mais les marges de manœuvre que la rente fournit à l’État et ce qu’il peut en faire. L’articulation d’une nouvelle approche, celle de la dynamique de l’État autoritaire rentier et de ses institutions faibles, fait mieux comprendre la stabilité du système politique de la majorité des pays en développement. Mis en face de phénomènes persistants d’institutions et de développement bloqués, nous disposons d’une interprétation qui rend mieux compte de la réalité de plusieurs pays en développement.
Références bibliographiques supplémentaires
- Acemoglu, S. Johnson et J. Robinson, « The Colonial Origins of Comparative Development : An Empirical Investigation », American Economic Review, vol. 91, décembre 2001, pp. 1369–1401.
- Bhagwati, « Poverty and Reforms : Friends or Foes ? », Journal of International Affairs, Fall, vol. 52 – 1, 1998.
- Boulila et M. Trabelsi, « Théorie de la croissance économique », Centre de Publication Universitaire, Tunis, 2008.
- Easterly, « The Elusive Quest for Growth : Economists Misadventures in the Tropics », MIT Press, Cambridge, Massachusetts, 2001.
- Hausmann, L.Pritchett et D. Rodrik, « Growth Accelerations », NBER Working Paper, n° 10 566, juin 2004.
- C. North, Institutions, Institutional Change and Economic Performance, Cambridge University Press, New-York, 1990.
- Rodrik, « Where Did All the Growth Go ? External Shocks, Social Conflict, and Growth Collapses » Journal of Economic Growth, vol. 4, n° 4, 1999, pp. 385–412.
- Rodrik, In Search for Prosperity : Analytic Country Studies on Growth, (sous la dir. de Dani Rodrik) Princeton University Press, Princeton, New Jersey, 2003.
- Sachs, « Tropical Underdevelopment » NBER Working Paper n° 8 119, 2001.
- Sachs et A.Warner, « The Curse of Natural Resources ». European Economic Review, n° 45, 2001, pp 827-838.
- Sala-i-Martin et A.Subramanian, « Addressing the Curse of Natural Resources : An Illustration from Nigeria », NBER Working Paper, n° 9 804, 2003.
Notes:
* Professeur d’économie à l’École Supérieure des Sciences Économiques et Commerciales de Tunis.
[1] E. Glaeser, R. La Porta, F. Lopez-de-Silanes et A. Shleifer, « Do institutions cause growth ? », NBER Working Paper, n°. 10 568, 2003 ; J. Jütting, Institutions and Development : A Critical Review, OECD Development Center, 2003 ; D, Rodrik, A. Subramanian et F. Trebbi, « Institutions Rule : The Primacy of Institutions over Geography and Integration in Economic Development », NBER Working Paper, n° 9 305, octobre 2002 ; D. Rodrik, « Growth Strategies », NBER Working Paper, n° 10 050, octobre 2003.
[2] W. Case, Politics in Southeast Asia democracy or less, Curzon Press, Richmond, 2002.
[3] J. Sachs et A. Warner, « The Curse of Natural Resources », European Economic Review, n° 45, 2001, pp. 827-838.