« La santé doit être gérée par les gens, pas par les médecins » Interview de Never Aguilera par Benito Perez*

142Article paru dans Le Courrier de Genève, le 19 août 2006. Nous remercions ce journal de nous avoir autorisés à reproduire cette interview.

Ne lui dites surtout pas qu’il est un médecin de brousse ! L’image du french doctor se précipitant vers des villages reculés pour sauver la veuve et l’orphelin, très peu pour lui. « Heureusement, je n’ai jamais dû sortir mon stéthoscope ! Je ne suis qu’épidémiologiste… » sourit-il. Pourtant, depuis quatre ans qu’il travaille pour la Croix-Rouge suisse (CRS), Never Aguilera sillonne inlassablement les collines du Chaco bolivien au volant de son pick-up. « Ma deuxième demeure… si ce n’est la première », dit, sans acrimonie, ce père de quatre bambins. « J’adore mon boulot et j’ai besoin de donner autant que possible », s’excuse presque Aguilar, fervent catholique à la mission peu orthodoxe : « Mon idéal, c’est de développer un système de santé à la cubaine : proche des gens et capable de grandes choses malgré de petits moyens ».

Le Courrier : Pourquoi la CRS — dont la vocation première est la promotion de la santé — aide-t-elle les communautés captives à se structurer politiquement ?

Never Aguilera : Notre stratégie consiste à renforcer l’organisation de chaque communauté, afin qu’elle soit en mesure de prendre en charge la santé de ses membres, par exemple en revendiquant des moyens aux autorités politiques. Et ça fonctionne : nombre de luxueux postes de santé construits naguère dans le Chaco mais inutilisés faute de médecins ont reçu depuis du personnel. Mais ces soignants ne connaissent souvent rien aux besoins spécifiques des habitants. S’estimant dépositaires du savoir médical, ils se montrent méfiants envers toute demande provenant d’en bas. Selon nous, il faut renverser la pyramide : la gestion de la santé doit partir des gens, les institutions médicales étant simplement à leur service. Une communauté organisée est mieux armée pour forcer médecins et infirmiers à collaborer avec elle. Il y a aussi une autre raison : les principaux problèmes sanitaires que nous rencontrons sont des diarrhées et des infections dues à l’eau, ainsi que des séquelles de la malnutrition, due, elle, au manque de terres. Il est donc logique que la priorité aille à la lutte pour la terre et à la recherche d’eau potable.

Comment s’organise la médecine communautaire ?

Elle a deux principes : la détection et la prévention. Qui, plus que les membres d’une famille, se préoccupe des siens ? Personne. Eh bien la santé communautaire s’inspire du même principe. Dans chaque communauté, nous formons des promoteurs de santé qui visitent régulièrement les villageois, les informent et, si nécessaire, les aiguillent vers les services appropriés. Beaucoup de malades n’osent pas se rendre dans les postes de santé, et n’y vont qu’en dernier recours. Les promoteurs sont nos meilleurs atouts pour éviter que des maux bénins ne deviennent des affections chroniques. Notamment parce qu’ils font remonter l’information jusqu’aux médecins qui ne peuvent se rendre régulièrement dans les communautés reculées. L’autre pilier de la santé communautaire est constitué de contrôles de santé simples et systématiques menés par les villageois eux-mêmes. Ainsi, chaque mois, ils pèsent tous les enfants de moins de cinq ans pour détecter d’éventuels problèmes de dénutrition.

Que faites-vous de la médecine indigène ?

Elle occupe pour moi une place centrale. D’abord parce que les gens ont confiance dans les guérisseurs, qu’ils connaissent et qui parlent le même langage qu’eux. Ensuite, parce qu’il y a dans la médecine indigène un réservoir extraordinaire de remèdes simples, locaux et efficaces. Mais cette médecine va au-delà. Elle parle au cœur des gens. Elle a une dimension psychologique, dirions-nous, par les rites notamment. Malheureusement, ce savoir demeure souterrain et tend à se perdre. Il est rejeté par les médecins classiques et combattu par les religions, en particulier les sectes évangéliques. De notre côté, nous essayons de convaincre médecins traditionnels et classiques de collaborer. La conservation et la diffusion de ce patrimoine nous préoccupe également. L’an dernier, nous avons pu réunir des guérisseurs de diverses régions pour qu’ils échangent leurs savoirs. Une expérience que j’aimerais renouveler.

 

* Benito Perez est rédacteur en chef du Courrier.