Aurélie Abegg et Véronique Micout*
Depuis l’indépendance du Sénégal en 1960, la population a presque quadruplé puisqu’elle est passée de 3,2 millions d’habitants en 1961 à 10 millions en 2003 ; les projections pour 2007-2008 annoncent que le palier des 12 millions sera franchi. Associée à cette croissance démographique forte, l’urbanisation massive représente un réel enjeu pour ce pays à l’économie déstructurée où les habitants souffrent au quotidien d’une pauvreté diffuse. Le statut particulier de la nourriture[1] est ainsi placé au centre des préoccupations d’organismes internationaux comme l’organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) dont l’objectif est d’améliorer la sécurité alimentaire au niveau mondial. Lors de la déclaration de Rome en 1996, la sécurité alimentaire a été définie comme la situation dans laquelle « tous les êtres humains ont, à tous niveaux, un accès physique et économique à une nourriture suffisante, saine et nutritive leur permettant de satisfaire leurs besoins énergétiques et leurs préférences alimentaires pour mener une vie saine et active »[2]. La FAO a rappelé, lors de la Journée mondiale de l’environnement du 3 juin 2005 à Rome, qu’avec la croissance rapide des villes, l’agriculture urbaine et périurbaine jouait un rôle de plus en plus important dans l’alimentation des citadins. À titre d’exemple, un projet de la FAO[3] dans le cadre du programme Ravitaillement des villes a encouragé la culture de la tomate sur des surfaces d’un mètre carré sur des toits d’immeubles à Dakar. Cet exemple démontre que depuis quelques années, le secteur de l’agriculture urbaine et périurbaine (AUP) retient particulièrement l’attention de certains organismes : en effet, quelles sont les entraves à la sécurité alimentaire dans le cadre du capitalisme actuel ? L’AUP s’est historiquement développée dans la région des Grandes Niayes du Sénégal. L’horticulture — c’est-à-dire la culture des fruits et légumes, fleurs et arbres — en milieu urbain présente deux avantages : elle permet d’approvisionner les villes et de diversifier l’alimentation afin de combler certaines carences en micro-nutriments. Même si l’AUP n’est pas une solution directe pour mettre un terme à la dépendance alimentaire du Sénégal[4], elle n’en est pas moins une possibilité pour améliorer la sécurité alimentaire et lutter contre la pauvreté (1). Ce potentiel aujourd’hui reconnu, l’AUP prend désormais toute sa place dans les politiques tant au plan interne (réforme foncière) qu’au plan externe (inscription dans le commerce mondial) (2). Néanmoins, cette promotion soulève des difficultés de par la multitude d’acteurs engagés dans le domaine de l’AUP (3).
1 – L’horticulture : un secteur ancré au sein de la dynamique urbaine
1.1 – Le développement de l’AUP au cœur des Grandes Niayes du Sénégal
La spécialisation du Sénégal dans la culture de l’arachide s’est traduite par une diminution des potentialités vivrières, au détriment de la production destinée à l’auto-consommation. Cela a eu des conséquences directes sur l’approvisionnement alimentaire des agriculteurs qui ont vu leurs revenus diminuer en même temps que les prix de l’arachide s’effondraient. Les effets de la crise de l’agriculture dans la sécurité alimentaire ont été davantage ressentis en milieu urbain du fait de la dépendance entre productions rurales et marchés urbains. Néanmoins, le Sénégal, pauvre en ressources naturelles nécessaires à une agriculture solide, a beaucoup investi dès le début du XXème siècle dans l’horticulture pour combler le déficit céréalier[5]. Au début des années quatre-vingt, la Nouvelle Politique Agricole contribue à faire de l’horticulture une alternative intéressante pour le redressement de la balance commerciale[6]. Les périodes de sécheresse soutenue dans la région ont eu des conséquences dramatiques sur la productivité des systèmes agricoles pluviaux[7]. L’État sénégalais choisit donc de miser sur les exploitations horticoles modernes irriguées qui exportent leurs produits[8]. Du fait de la localisation des premières entités horticoles dans la zone périurbaine de Dakar, du caractère périssable des produits et de la nécessité de réduire les délais de transport, l’horticulture s’est développée dans la région de Dakar et dans les Niayes afin d’approvisionner les marchés locaux[9]. La zone des Niayes est de loin la première région économique du Sénégal. Si le secteur industriel et le secteur tertiaire dominent dans la région de Dakar, il n’en demeure pas moins que l’agriculture et l’horticulture restent des activités importantes. La région des Niayes s’inscrit administrativement dans les quatre régions bordant la frange maritime du nord du pays : Dakar, Thiès, Louga et Saint-Louis. Elle s’étire sur une longueur de 180 km, et sa largeur varie de 5 à 30 km à l’intérieur des terres. Elle constitue un milieu assez original caractérisé par des dunes et des dépressions souvent inondées par l’affleurement de la nappe phréatique et par un climat assez favorable[10]. Ce milieu n’a pas manqué d’attirer la population et de donner également à la région toute sa vocation agricole. La région des Niayes polarise donc aujourd’hui près de 80 % de la production horticole[11].
1.2 – Le double rôle assigné à l’AUP
L’agriculture urbaine est considérée comme l’agriculture localisée dans la ville et à sa périphérie, dont les produits sont destinés à la ville et pour laquelle il existe une alternative entre usage agricole et usage urbain non agricole des ressources[12]. Cette alternative donne à l’AUP des caractéristiques originales : elle implique à la fois des concurrences — par exemple, un terrain peut être conservé pour l’usage agricole ou bien être vendu à des fins de construction immobilière, usage urbain non agricole des ressources — mais aussi des complémentarités comme lorsque les eaux usées de la ville de Dakar, à l’état brut ou traitées, sont utilisées pour irriguer les cultures environnantes. La promotion implicite de l’agriculture en milieu urbain est le fruit des caractéristiques du sous-développement que reprend Yves Lacoste : « La faiblesse de l’industrialisation est presque unanimement considérée comme la caractéristique la plus évidente des pays du Tiers Monde »[13]. L’absence d’investissement dans le secteur industriel a conduit au développement du secteur horticole dans les Niayes afin de proposer une solution de court terme au redressement de la balance commerciale. En effet, les principales industries du Sénégal sont des industries de transformation de l’arachide, culture en pleine crise. L’horticulture apparaît comme la branche capable de dynamiser le secteur primaire lui-même moteur du reste de l’économie. Dans son Document de stratégie de réduction de la pauvreté[14], l’État Sénégalais insiste sur le fait que l’amélioration de la production horticole est l’un des vecteurs principaux de croissance du secteur agricole. Dans le même temps, les déséquilibres induits par l’accroissement démographique et l’exode rural, associés à un chômage endémique qui touche la ville de Dakar (autres caractéristiques dégagées par Lacoste[15]) sont à l’origine de comportements de survie qui poussent les habitants de la ville à cultiver un bout de terre pour améliorer le repas quotidien : les légumes apparaissent comme les principaux éléments constitutifs de la sauce protéique qui accompagne la base calorifique de l’alimentation (riz, mil…). Parallèlement, la crise du secteur primaire au Sénégal est une des causes majeures de la progression de la pauvreté. Même si le milieu rural est la principale localisation de la pauvreté, la population urbaine vit les affres d’un déficit alimentaire chronique, qui n’est pas sans conséquences sur les citadins dont les principales sources d’approvisionnement sont les campagnes[16]. Le développement de la production maraîchère à Dakar et dans les Niayes a constitué une réponse logique aux difficultés qu’éprouvent les habitants de la région. Il faut savoir qu’à l’échelle mondiale, les dépenses de nourriture représentent 80 % des dépenses journalières des familles les plus pauvres. Lors de l’enquête sur la perception de la pauvreté au Sénégal, réalisée en 2001 par la BIRD (Banque internationale pour la reconstruction et le développement), près des deux tiers des ménages ont estimé qu’ils étaient pauvres. À la question : « Quelle est la principale conséquence de la pauvreté ? », plus de la moitié des chefs de ménage ont répondu : « l’incapacité à nourrir sa famille »[17]. Face à cette situation, l’État sénégalais s’est vu contraint de faire des choix pour tenter de limiter la diffusion de la pauvreté.
2 – Spécialisation internationale et réforme foncière : les choix retenus pour promouvoir l’AUP
2.1 – L’accélération de l’insertion dans le commerce international
La logique qui préside à la réforme foncière au Sénégal est — sans que ceci soit explicitement mentionné — dans la lignée directe des politiques de la FAO. Cet organisme prône aussi d’autres réformes pour améliorer la sécurité alimentaire, notamment une ouverture plus forte au commerce, dimension incontournable de sa politique. En effet, dans la Déclaration de Rome en 1996, les membres de la FAO affirment : « Le commerce est un élément essentiel à la sécurité alimentaire ; nous convenons de poursuivre des politiques commerciales, dans tous les domaines et dans celui des denrées alimentaires, qui encourageront nos producteurs et nos consommateurs à utiliser les ressources disponibles de façon économiquement rationnelle et durable »[18]. Le Sénégal n’a toutefois pas attendu cette déclaration pour mettre en œuvre des politiques de libéralisation. Le secteur horticole comporte un grand nombre de produits destinés à l’exportation, avec quelques produits phares, exportés frais ou réfrigérés (haricots verts, tomates, mangues, pastèques). De nouveaux débouchés ont permis à ce secteur orienté vers l’exportation de devenir l’un des plus dynamiques, surtout suite à la dévaluation du franc CFA. Pour autant, le nombre de personnes considérées en état d’insuffisance alimentaire a augmenté, même si la part relative de ces personnes dans la population totale est restée stable (23 %)[19] au cours de la décennie quatre-vingt-dix. Pourquoi le Sénégal n’a-t-il pas pu profiter de cette libéralisation pourtant avantageuse sur le plan théorique (accroissement des revenus, accès plus aisé aux marchés…) ? Les réformes engagées en 1994 ont mis l’accent sur la restructuration de certaines industries en vue d’améliorer l’efficacité de quelques secteurs, notamment le riz, le coton et les arachides. Le soutien interne à l’agriculture a diminué : la subvention pour les engrais et les crédits publics pour les semences ont été supprimés en 1995. L’adoption de l’Accord de Marrakech en 1994 a eu des répercussions sur les activités d’exportation du pays. Cet accord, qui fixe des droits de douane révisés à la baisse mais encore relativement protecteurs pour le Sénégal, comporte surtout l’élargissement du domaine de négociation aux produits agricoles et entérine au niveau international le principe de propriété intellectuelle. Finalement, cet accord peut être considéré comme un instrument servant les ambitions des grandes firmes des pays du Nord, qui souhaitent protéger leurs industries dans le domaine des technologies et des semences. Certaines mesures non-tarifaires (normes sanitaires et phytosanitaires, obstacles techniques au commerce) très restrictives limitent encore l’ouverture réelle des marchés au Nord et ne permettent pas pour le moment d’augmenter de façon globale les revenus des agriculteurs du pays. Ces derniers restent donc dépendants d’une aide alimentaire internationale, principalement constituée des excédents agricoles des pays développés. Des efforts sont en cours pour améliorer la qualité des produits et les infrastructures, mais ces mesures ont un coût pour le pays : ces dépenses sont autant d’investissements qui ne se font pas au profit du développement de l’agriculture vivrière. De plus, ces mesures ne réduisent pas la dépendance du Sénégal aux aléas extérieurs, ce qui fait peser une incertitude plus forte sur les revenus des agriculteurs.
2.2 – La recherche nécessaire d’une politique foncière adaptée
L’accès difficile au foncier est une question-clé dans la promotion de l’AUP : les agriculteurs urbains « cultivent pour la plupart des terrains sur lesquels ils n’ont pas de maîtrise foncière »[20]. La réforme foncière entreprise par le président Abdoulaye Wade à partir de janvier 2005[21] ne paraît pourtant pas lever tous les obstacles : en effet, bien qu’elle fasse apparaître un droit de propriété individuel et un accès sécurisé à la terre tant pour les hommes que pour les femmes, certains points de la réforme sont porteurs de risques pour l’agriculture urbaine et périurbaine. Même s’il évoque une priorité à donner aux exploitations traditionnelles, le président insiste sur la nécessité de constituer « un régime particulier pour la constitution d’exploitations agricoles intensives fonctionnant grâce à l’apport de capitaux nationaux ou étrangers ». Favoriser une agriculture capitaliste sous couvert de modernité est une démarche risquée pour des pays qui connaissent déjà une insécurité alimentaire. Comme l’a précisé la juge au tribunal hors classe de Dakar, Dieynaba Hanne Sow[22], « Dans les pays sahéliens comme le Sénégal, l’éradication de la pauvreté et de l’exode rural dépend de la sécurité alimentaire, reposant sur une valorisation de l’agriculture familiale ». Finalement, des secteurs attractifs comme l’horticulture actuellement risquent de constituer une porte ouverte à la pénétration des capitaux étrangers au détriment des paysans locaux, qui se trouveront dès lors assignés à devenir ouvriers agricoles. La pression foncière est fonction du type d’exploitation et on peut en distinguer quatre types[23]. En premier lieu, on compte le jardin de case. Directement inclus dans le périmètre du logement, il est menacé par la pression foncière au même titre que le bâti auquel il est associé. C’est ce type d’exploitation qui permet d’assurer une certaine subsistance pour les ménages les plus défavorisés. À la limite du bâti ou dans les interstices se trouvent des parcelles d’une taille supérieure au premier cas. À la limite périurbaine, on retrouve des parcelles plus éloignées qui ne sont pas directement menacées. On compte enfin l’agriculture formelle qui participe d’un plan d’urbanisme et dont l’avenir est l’objet d’une planification qui vise des objectifs complémentaires tels que l’organisation du paysage. Le manque de données sur l’agriculture périurbaine rend la mesure de l’impact d’une réforme foncière difficile à prendre car les cultures maraîchères se développent au sein du secteur informel qui produit sa propre dynamique. Selon Hernando de Soto, les autorités publiques ne voient dans le secteur informel que « afflux massif de population, travail au noir, risques sanitaires et sécuritaires » quand le secteur informel produirait selon lui surtout une « nouvelle catégorie d’entrepreneurs, avec leurs propres arrangements légaux »[24]. Il est logique de penser que l’exploitation de parcelles à des fins maraîchères est l’objet de transactions au sein du secteur informel. Mais ces transactions non-légales seraient un frein au développement sécurisé de l’AUP ; en effet, avec l’explosion démographique de Dakar, bien peu de garanties étatiques sont apportées à l’approvisionnement de la ville et si la production maraîchère urbaine se maintient, son développement n’est pas assuré car les producteurs ne sont pas propriétaires de leurs terres. La thèse de Hernando de Soto sur les droits de propriété pourrait être appliquée au cas du développement de l’AUP. Selon lui, « la plupart des gens ne sont pas capables de participer à l’expansion de marché parce qu’ils n’ont pas accès à un système juridique dans lequel leurs biens seraient représentés d’une manière qui les rendrait largement transférables et fongibles, qui permettrait de les hypothéquer et qui établirait la responsabilité de leurs propriétaires »[25]. L’hypothèse d’une réglementation favorable à la propriété des terres des petits producteurs en milieu urbain serait le point de départ de promotion de l’AUP à des fins de consommation mais surtout d’exportation. La propriété n’a pas pour unique but de protéger contre une expropriation abusive, elle est encore ce qui permet au détenteur du titre de propriété légale de créer du capital, notamment par le processus d’hypothèque. La régularisation permettrait notamment de mettre en place un système payant d’irrigation par transformation des eaux usées. C’est la notion de « responsabilité » dégagée par De Soto qui rentre ici en compte : la parcelle, délimitée et légalement détenue serait créatrice d’une adresse pour le recouvrement financier des services requis. Le processus d’hypothèque pourrait être à l’origine d’un crédit utile à l’achat d’intrants, de semences, de matériels : on peut penser que les risques de non-recouvrement du crédit en milieu urbain sont limités par rapport au milieu rural car les irrégularités de la production liées aux aléas climatiques sont moindres puisqu’il s’agit principalement de cultures irriguées. Il faut aussi rappeler que les cultures maraîchères sont souvent produites par un ou plusieurs membres d’une famille qui bénéficient d’autres sources de revenus, le salaire d’un fonctionnaire par exemple. La diversification des sources de revenus est ainsi supérieure à celle du milieu rural. Malgré cela, la réforme foncière, mais aussi le commerce international, sont intrinsèquement porteurs de nouvelles inégalités.
3 – Des espoirs fragilisés par une mosaïque complexe d’acteurs et de pratiques
3.1 – Des pratiques diversifiées, reflet d’inégalités persistantes
Derrière le terme d’AUP, deux grandes catégories d’acteurs se profilent : les grands propriétaires de terrains à la périphérie urbaine qui font exploiter leurs surfaces agricoles par des employés salariés, et les autres citadins qui s’organisent souvent en famille, et qui ont trouvé dans la valorisation d’une parcelle de terre le moyen de compléter leur alimentation et, dans le meilleur des cas, celui de dégager des revenus supplémentaires en vendant le surplus sur les marchés locaux. Alors que l’horticulture est considérée comme l’une des catégories à privilégier pour redresser l’économie sénégalaise, le cadre urbain dans lequel elle s’est développée est lui-même soumis à de nombreuses pressions. La croissance démographique depuis l’indépendance est significative puisque le nombre d’habitants a été multiplié par quatre en un peu plus de quarante ans et la ville de Dakar s’est vue contrainte d’absorber les migrants issus de l’exode rural. Les difficultés intrinsèquement liées à l’explosion urbaine sont nombreuses : le marché du travail dakarois s’est trouvé confronté à la difficulté d’absorber tous les migrants ruraux en son sein. Sans emploi, de plus en plus de personnes sont soumises à des risques sanitaires dus aux conditions de vies précaires de la grande majorité de la population. En Zambie, le maire de Lusaka, Fisho P. Mwale, qui a tenté de promouvoir l’AUP, explique : « l’agriculture urbaine n’est pas exclusivement une agriculture de subsistance pratiquée de façon temporaire par les migrants récents issus des zones rurales. De plus en plus de gens nés dans les villes s’y adonnent. (…) Mises à part les activités agricoles dans les arrière-cours, on s’adonne à la culture et à l’élevage sur les toits, dans des jardinières de fenêtre, en bordure des chemins et des voies ferrées, sous les lignes à haute tension, sur les emprises municipales, sur les terrains vacants de complexes industriels, sur des terrains en forte pente, sur les berges des cours d’eau et sur les terrains des écoles, des hôpitaux, des prisons et autres institutions. (…) En outre, au fur et à mesure que les villes s’agrandissent, elles englobent souvent les villages voisins et, dans ces zones périurbaines, certains résidents continuent à cultiver les lopins de terre qui leur sont laissés. Certains citadins ont même accès à de petites parcelles de terre dans cette frange urbaine ; ils y font la navette chaque semaine ou y laissent quelques membres de la famille pendant la saison de croissance »[26]. L’AUP inclut également des exploitations commerciales : dans la région des Niayes, on distingue les productions maraîchères, destinées aux marchés locaux mais aussi à l’exportation, des productions arboricoles qui sont presque uniquement destinées aux marchés locaux[27]. Les exploitations maraîchères vont de la petite exploitation individuelle d’une surface de moins d’un hectare, dont la production est destinée aux marchés locaux, à la grosse exploitation de plus de cinquante hectares qui nécessite des moyens techniques et humains importants. Dans ce cas, les cultures d’exportations comme le haricot vert ou la tomate sont privilégiées. La proximité du marché urbain pour les petites exploitations permet de réduire les coûts de transports de ces denrées périssables. L’accès à l’information commerciale est également facilité par cette proximité entre site de production et site de vente. Si les sénégalais deviennent des agriculteurs pour satisfaire dans un premier temps leurs propres besoins, l’absence de formation, l’illettrisme, le cadre urbain (utilisation des eaux usées pour l’irrigation, accès facilité aux engrais) et la promiscuité avec les animaux sont autant de facteurs qui peuvent engendrer un risque sanitaire pour les agriculteurs mais aussi pour les consommateurs des produits issus de l’AUP et pour tous les habitants qui côtoient le système : empoisonnement par les pesticides, zoonoses qui peuvent se propager d’autant plus vite du fait de la promiscuité, contamination des produits par irrigation avec des eaux usées. Ces risques sont loin d’être bénins : selon l’Organisation Mondiale de la Santé, les eaux souillées sont, et de loin, la plus importante cause environnementale de mortalité dans le monde[28]. L’urbanisation croissante modifie encore en permanence les limites de la ville et tend à repousser toujours plus loin de la ceinture urbaine les agriculteurs qui ne détiennent pas de droit officiel sur leur terre. Dans les politiques d’aménagement urbain, la priorité est davantage donnée à la réhabilitation des quartiers informels et délabrés, et la question de l’agriculture en ville est souvent éludée. La thèse de Hernando De Soto sur la question foncière se place dans une logique de très long terme qui cadre mal avec les besoins vitaux des populations. Même si de nombreuses enquêtes réalisées auprès des quartiers irréguliers montrent qu’il existe une convergence des revendications populaires en matière d’accès au sol[29], cette logique de développement inspirée par le propre fonctionnement des pays développés requiert des moyens financiers, techniques et humains tels qu’on ne peut faire l’économie de mesures transitoires ou alternatives. De plus, une pression du marché foncier formel se traduirait par le départ des ménages les plus pauvres et par la création d’une nouvelle catégorie d’exclus : il est légitime de supposer que les inégalités entre les ménages urbains et les migrants survivraient et seraient même accrues par une réforme foncière de grande ampleur.
3.2 – Des inégalités confortées par une ouverture prématurée au commerce international
De 1985 jusqu’au début des années 2000, les exportations agricoles sénégalaises ont fortement fluctué et le net recul enregistré depuis 1990 n’a été compensé qu’en partie par la dévaluation de 50 % du franc CFA par rapport au franc français en 1994. Les importations nettes agricoles se sont accrues de manière considérable et contribuent à détériorer la balance commerciale du pays, déjà très endetté. L’ouverture des frontières, préconisée par les organismes internationaux, a eu pour effet de jeter le Sénégal dans la compétition mondiale alors que le pays n’étais pas prêt à affronter la concurrence. La pratique et l’essor de l’irrigation auraient été en effet un préalable indispensable à un combat efficace dans la compétition internationale. On peut conclure de la théorie du système industriel mondial de Marc Humbert que l’appareil de production agricole sénégalais n’est pas bouclé sur le territoire national : « Ce n’est pas un système possédant en lui-même les moyens de son fonctionnement et de son évolution ». L’ouverture commerciale a pour objectif d’augmenter la production du secteur horticole, mais sa concrétisation se fait au détriment du Sénégal qui est dominé au niveau international : le pays ne peut influer que de manière faible sur les normes internationales, son marché est encore de taille restreinte et son activité productive, tournée vers les exportations, le rend dépendant des marchés et des volontés des pays du Nord. Cette domination lui fait subir une forme d’échange inégal qui risque d’enfermer le pays dans une forme de mal-développement. La désarticulation entre la logique de développement et les besoins vitaux des populations se fait ici sentir : quand les uns cherchent à se nourrir, d’autres se font acteurs de commerce international, mais ils se heurtent tous à des difficultés majeures. À ces fins, l’État sénégalais a fait des choix qu’il est légitime de mettre en question. La réforme foncière ne serait-elle pas qu’une mesure potentiellement créatrice de nouvelles inégalités quand il n’est plus à prouver que l’insertion dans le commerce international a été et demeure vecteur de déséquilibres pour le pays ? Poser la question des entraves au développement de l’AUP revient à comprendre qu’à Dakar, l’ensemble de la population peut se sentir concernée par l’AUP, mais aucune famille ne verra se poser les mêmes problèmes : c’est précisément cette mosaïque d’acteurs qui est la principale entrave au développement durable de l’AUP.
Notes:
* Séminaire Tiers-Mondes, Institut d’Études Politiques de Rennes.
[1] J. Madeley affirme : « La nourriture a un statut particulier ; elle diffère complètement de tous les autres biens de consommation », in : Le commerce de la faim ; la sécurité alimentaire sacrifiée à l’autel du libre-échange, éd. Charles Léopold Mayer, Paris, 2002, p. 48.
[2] Déclaration de Rome sur la sécurité alimentaire mondiale et plan d’action du Sommet mondial de l’alimentation, novembre 1996, consultable en ligne sur le site de l’Association Internet pour la promotion des Droits de l’homme, site consulté le 4 avril 2007, <http://www.aidh.org/alimentation/1_04.htm>.
[3] FAO, salle de presse, Agriculture urbaine et sécurité alimentaire, site, consulté le 24 avril 2007, <http://www.fao.org/newsroom/fr/news/2005/102877/index.html>.
[4] La base du régime alimentaire au Sénégal est le riz, difficilement cultivable dans la région des Niayes.
[5] S. Niang, « Gestion des déchets urbains, l’utilisation des eaux usées brutes dans l’agriculture urbaine au Sénégal : bilan et perspectives », in B. Smith, (sous la dir. de) Agriculture urbaine en Afrique de l’Ouest, une contribution à la sécurité alimentaire et à l’assainissement des villes, CRDI/CTA, 1999.
[6] I. Dia, « Pour un développement agricole et urbain durable », in À. A. DIENG, (sous la dir. de), Le Sénégal à la veille du troisième millénaire, L’Harmattan, Paris, 2000.
[7] C.S. Sy, « L’industrialisation dépendante du Sénégal : croissance ou transformations structurelles ? », in : À. A. DIENG, (sous la dir. de), Le Sénégal à la veille du troisième millénaire, op.cit.
[8] S. T. Fall, et À. A. Fall, (sous. la dir. de), Cités horticoles en sursis ? L’agriculture urbaine dans les grandes Niayes au Sénégal, CRDI, 2001.
[9] S. Niang, op. cit.
[10] S. T. Fall, et À. A. Fall, op. cit.
[11] Ibid.
[12] P. Moustier, M. Moumbe et J. Huat, « La gestion concertée et durable des filières maraîchères urbaines », in O. Smith, P. Moustier, L. Mougeot, et À. S. Fall, (sous la dir. de), Développement durable de l’agriculture urbaine en Afrique francophone : enjeux, concepts et méthodes, CIRAD/CRDI, 2004.
[13] Y. Lacoste, 1965, Géographie du sous-développement, Quadrige / Presses Universitaires de France, 4ème édition, Paris, 1989, p. 171.
[14] Gouvernement du Sénégal, Document Stratégique de Réduction de la Pauvreté II, 2006-2010, octobre 2006.
[15] Y. Lacoste, op. cit., p. 50.
[16] S. T. Fall, et À. A. Fall, op. cit.
[17] C. Tsimpo, et Q. Wodon, Les échos de la Banque Mondiale, n° 6, décembre 2000.
[18] FAO, L’accord sur l’agriculture (OMC) : bilan de sa mise en œuvre, site consulté le 4 avril 2007, <http://www.fao.org/docrep/008/y4632f/y4632f2h.htm>.
[19] FAO, Statistiques sur la sécurité alimentaire au Sénégal, site, consulté le 4 avril 2007,
<http://www.fao.org/es/ess/faostat/foodsecurity/Countries/EN/Senegal.e.pdf>.
[20] P. Moustier, M. Moumbe. et J. Huat, « La gestion concertée et durable des filières maraîchères urbaines », art. cité.
[21] Gouvernement du Sénégal, Abdoulaye Wade, <http://www.gouv.sn/discours_pres/detail.cfm?numero=297>, consulté le 4 avril 2007.
[22] D. H. Sow « Régime foncier : le nécessaire réaménagement », Le Soleil, janvier 2005.
[23]P. Moustier, M. Moumbe. et J. Huat, op. cit.
[24] H. De Soto, p. 93, Le mystère du capital, Flammarion, Paris, 2005.
[25] H. De Soto, op. cit., p. 257.
[26] in L. Mougeot, (sous la dir. de), Cultiver de meilleures villes : agriculture urbaine et développement durable, CRDI, un_focus, 2006.
[27] S. T. Fall, et À. A. Fall, op. cit.
[28] L. Mougeot, Cultiver de meilleures villes : agriculture urbaine et développement durable, op. cit.
[29] A. Durand-Lasserve remarque qu’il s’agit surtout de revendications concernant la sécurité de la tenure foncière et l’accès aux équipements et aux services urbains, in : « La question foncière dans les villes du Tiers Monde : un bilan », Économies et sociétés, n° 42, juillet 2004.