Éducation en Thaïlande: la croissance économique ne suffit plus

Sandrine Michel*

 

140Aujourd’hui, le mode de croissance des pays émergents du Sud-Est asiatique est bien connu[1]. Il repose sur un mode de consommation restrictif qui a permis de dégager une forte épargne intérieure. Une intervention publique incitative et directive, encadrant des secteurs financiers nationaux balbutiants, autorise un taux d’investissement interne élevé dans les industries de biens de consommation utilisatrices d’une main d’œuvre abondante et peu chère. Ces pays accèdent aux transferts technologiques au prix fort, en important des biens d’équipement. L’insertion des pays émergents dans la division internationale du travail repose donc sur un régime de croissance tirée par les exportations et sur des marchés intérieurs en expansion. Cette croissance extensive n’est soutenable à long terme que dans la mesure où elle suscite et entretient une croissance de la productivité et assure une certaine redistribution. Après la crise financière de 1997[2], la croissance retrouvée a renouvelé, dans la plupart de ces économies, la question de son partage en faveur de la population sous forme de revenu et / ou de dépenses sociales.

Avec la croissance économique, les pays émergents connaissent, graduellement, à partir des années 1960, une rupture dans le rythme du développement de leurs dépenses sociales, notamment en matière d’éducation. Les travaux fondateurs de l’étude de la contribution de l’éducation au processus de croissance asiatique ont mis l’accent sur les rythmes extrêmement rapides de développement des systèmes éducatifs nationaux et sur le rôle des dépenses publiques[3]. Ils ont contribué à forger l’idée de la performance scolaire des pays asiatiques. Cela étant, des facteurs structurels, comme le niveau et le rythme de développement des dépenses publiques d’éducation ou bien la mobilité sociale associée à l’éducation ou encore la rémunération actualisée de l’investissement en éducation en lien avec le partage de la valeur ajoutée, sont mis en avant, mais ne sont pas analysés comme vecteurs organisés et coordonnés d’un régime de croissance.

Du point de vue quantitatif, les performances éducatives de ces pays sont indéniables. Toutefois, la dynamique du développement éducatif présente des limites liées à la fois au type de spécialisation internationale de ces pays et à l’insertion de l’éducation généralisée dans leurs structures sociales. Cet article cherche, à partir du cas de la Thaïlande, à mettre en évidence la manière dont le régime de croissance asiatique a généré un modèle de développement de l’éducation et à s’interroger sur le caractère soutenable de ce dernier à long terme[4].

1 – Les âges de la croissance éducative en Thaïlande

L’analyse quantitative de long terme (1900-2003) permet d’identifier deux phases de développement du système éducatif thaïlandais.

Graphique 1 – Effectifs scolaires totaux de 1911 à 2003 (millions d’élèves)

140 1.pngSources : CELS et auteur

1.1 – 1900 – fin des années 1950 : l’éducation et la modernisation de la Nation

La première s’ouvre à la fin du 19ème siècle. Elle correspond à la mise en place du système éducatif et obéit à un déterminant politique. La modernisation de la Thaïlande est la réponse formulée par les groupes sociaux dominants, notamment l’aristocratie dirigeante et cosmopolite, à la menace coloniale représentée par le Royaume-Uni et la France. Le rapport social dominant, fondé sur les appartenances locales et communautaires, fait obstacle à ce projet de société. L’éducation sera le vecteur indiscutable par lequel l’État développe un rapport social nouveau qui établit une relation directe et individuelle entre le Roi et ses sujets au détriment des anciennes références. L’éducation est alors un vecteur fondamental de la modernisation de la nation. Par une politique publique méticuleuse et volontariste, l’éducation devient un élément d’homogénéité et d’identification nationales, fondé sur des structures sociales de type individuel, indispensable à l’essor d’une économie de marché[5]. Elle concerne essentiellement l’enseignement primaire mais aussi le supérieur. La première université, Chulalongkorn University, fut ainsi créée en 1917. Sa mission était de former la haute administration royale.

1.2 – 1960 – 1999 : l’éducation, un soutien de la croissance

La seconde période s’ouvre au début des années 1960 et s’achève en 1999. Il s’agit d’une phase de croissance très rapide du système éducatif qui passe, en 40 ans, de 4 à 14 millions d’élèves. Elle répond davantage à un déterminant économique. L’éducation soutient alors le processus de croissance économique en offrant une croissance relative de la productivité du travail et, ce faisant, assure le maintien dynamique des avantages comparatifs nationaux.

Dans le développement éducatif contemporain (1960-1999) de la Thaïlande, trois facteurs structurels agissent selon des configurations historiques originales.

a – La démographie

En Thaïlande, le processus de croissance économique a coïncidé avec la transition démographique. L’essor de la scolarisation y a bénéficié de deux influences démographiques très favorables. La première concerne les effectifs scolarisés. L’effondrement du taux de fécondité a pour conséquence, à la fin des années 1970, la décroissance du nombre d’élèves à scolariser en même temps que s’élève, pour un nombre croissant, leur carrière scolaire d’abord lentement à travers le primaire puis, de plus en plus rapidement, à travers le secondaire et le supérieur. La seconde influence concerne la population supportant l’effort de scolarisation. Au moment de l’essor du système éducatif, les enfants des cohortes de la forte croissance démographique passée sont les adultes actifs sur lesquels repose l’effort d’éducation. Par conséquent, les progrès de la scolarisation de générations toujours moins nombreuses sont répartis durant une vingtaine d’années entre des adultes nombreux, mais dont le nombre commence lui aussi à fléchir.

Les progrès de la scolarisation ont été réalisés au cours de cette conjoncture exceptionnelle. Mais cette dernière a finalement constitué un cadre passif dont les opportunités n’ont pas été activées. Le retournement de cette conjoncture pose la question de la soutenabilité du développement scolaire actuel, comme le pointe déjà le ralentissement de la croissance de quelques indicateurs (effectifs du secondaire par exemple).

b – Aversion à l’inégalité

À partir de données longitudinales, les carrières scolaires des cohortes, définies par l’année d’entrée en primaire, mettent en évidence le caractère transitoire des inégalités d’accès à l’éducation.

Graphique 2 – Taux de réalisation par cycle et génération complète d’entrant en Primaire

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Source : CELS et auteur

À l’ouverture maximale des destins scolaires pour peu d’élèves (cohortes de 1963 à 1972) succède une période au cours de laquelle un grand nombre d’élèves (cohortes de 1973 à 1980) accèdent à un destin scolaire réduit puisque limité au primaire. L’inégalité des destins scolaires est alors maximale puisque c’est toujours la même proportion d’une génération qui accède au secondaire alors que celle qui achève son primaire explose littéralement. À partir des cohortes des années 1980, les inégalités de destin scolaire commencent à se refermer. Il est assez intéressant de noter que la fermeture est basée sur une progression simultanée de la réalisation des deux cycles secondaires et de l’accès au supérieur et non sur des réalisations successives de cycle en cycle. Pour les dernières générations complètes disponibles, cette dynamique égalitaire est moins active. Les taux de réalisation élevés du secondaire rendent plus difficiles tous nouveaux progrès, renvoyant sans doute à la question du coût de l’égalité.

c – L’évolution de la dépense publique d’éducation

Replacée dans le contexte plus large de la croissance économique, la dépense publique d’éducation est de nature pro-cyclique dans le sens où ses fluctuations sont les mêmes que celles de la richesse nationale (Voir graphiques 3). La dépense d’éducation, tout comme l’État, sont donc liés à la prospérité économique. Une croissance soutenue va favoriser la croissance de l’éducation via un accroissement proportionnel des prélèvements publics ; des difficultés vont, au contraire, la ralentir.

1.3 – Depuis 1999 : une transition, pour aller où ?

La loi éducative de 1999 modifie profondément le système éducatif thaï tout d’abord en généralisant l’insertion du premier cycle secondaire dans l’enseignement obligatoire qui passe ainsi de 6 à 9 ans mais aussi ouvrant des débats plus fondamentaux. Le premier concerne la possibilité de substituer des financements privés, essentiellement des ménages, aux financements publics. Cette position est justifiée par le fait que la croissance économique continue de se traduire par une croissance du revenu moyen. Le second concerne l’individualisation du rapport au savoir, et sa nécessaire dimension critique, dans une société hiérarchique.

2 – Un bilan du modèle de développement de l’éducation

Le bilan du modèle de développement de l’éducation en Thaïlande est considérable. Les taux de scolarisation, global ou par niveau, ont bondi dans des temps très courts. Toutes choses égales par ailleurs, l’image selon laquelle la Thaïlande accomplit en matière de scolarisation en 40 années ce que la France a réalisé sur près de 150 ans peut être mobilisée. Rappelons que le système éducatif thaïlandais a permis aux générations nombreuses d’enfants des années 1970 de poursuivre des scolarisations de plus en plus longues pour le plus grand nombre dans un temps très court. Cette croissance massive du système éducatif a bénéficié de circonstances démographiques exceptionnelles puisque l’afflux d’élèves est intervenu dans un contexte de décroissance démographique permettant de réallouer les efforts passés sur des générations suivantes, moins nombreuses, et permettant de bénéficier d’une baisse importante de la charge par actif.

La Thaïlande a financé sa croissance éducative par la croissance économique. C’est le rythme de cette dernière qui a fixé celui des financements publics d’éducation via l’évolution pro-cyclique du budget national. La conjoncture démographique a favorisé cet effort proportionnel en dégageant des marges que la seule croissance économique n’aurait pas permises. En effet, des années 1960 jusqu’au milieu des années 1980, l’effort financier de la nation en faveur de l’éducation évolue modérément dans un contexte d’accroissement rapide des effectifs. Lorsque, à la fin des années 1970, la transition du primaire, en cours d’achèvement, vers le secondaire se pose, cet effort ne suffit plus. Les besoins croissants du secondaire sont couverts temporairement par un transfert des moyens du primaire dont les effectifs commencent à décroître du fait de l’évolution démographique. Cette solution conjoncturelle s’épuise rapidement. Il en va de même de l’utilisation de la faible inflation par l’État que génère la croissance thaïe.

Graphiques 3 – Écarts à la tendance des PIB, du budget national et de la dépense publique d’éducation, en volume, aux prix de 1988

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Source : CELS et auteur

À côté de ces éléments d’adaptation opportunistes, dont l’histoire éducative de la Thaïlande fourmille, la dépense publique par niveau entame une progression inédite au début des années 1980. Tous les niveaux du système éducatif en bénéficient. Cette croissance cache cependant des disparités. Ainsi la constance de l’effort pour le primaire fera de ce niveau un socle solide du système éducatif.

La scolarisation dans le secondaire s’accélère considérablement à la fin des années 1980 jusqu’à la crise de 1997 sans que la dépense par élève n’accompagne véritablement cet essor. Au cours de cette période, la scolarisation dans le secondaire se poursuit dans le secondaire supérieur atténuant considérablement le verrou que constitue l’organisation bicéphale de ce niveau du système éducatif. La crise économique et financière de 1997 mettra un terme à la croissance de la dépense par élève même si la politique publique évite tout rationnement du niveau primaire et tente de préserver le secondaire.

La croissance de la dépense par élève dans le supérieur devance son essor démographique. Ici deux éléments retiennent l’attention. D’une part, l’enseignement supérieur s’est massifié brusquement au début des années 1970 en réponse à la contestation politique de la jeunesse thaïe selon un principe qui a préservé une profonde sélectivité sociale : l’accès aux open universities est libre et peu onéreux mais les contreparties en termes de qualité académique ou de reconnaissance des titres sont nulles. La normalisation des open universities se réalise à partir de 1982. D’autre part l’enseignement supérieur se diversifie : l’énorme besoin de production d’enseignants s’estompe au profit d’autres spécialités mais très lentement. Les poursuites d’études à l’étranger demeurent importantes pour les couches les plus aisées de la population. Cependant, avec 2 millions d’étudiants, l’enseignement supérieur national doit désormais faire face aux poursuites classiques d’études en provenance du secondaire avec des structures normées par d’autres déterminants que celui de la massification : élitisme, faiblesse numérique et spécialisation dans la production de masse d’enseignants.

Par ailleurs, la performance quantitative du système éducatif fait désormais place à une interrogation qualitative généralisée.

Désormais, en dépit de l’inachèvement de la scolarisation secondaire et de la médiocrité des poursuites d’études dans le supérieur, la croissance éducative est interrompue. La question de la soutenabilité de ce mode de développement semble donc posée.

3 – Dépense publique limite ? Une limite peut en cacher une autre…

La Thaïlande reprend à son compte le vieux débat économique de l’existence d’une dépense publique limite et l’applique à l’éducation. Le périmètre actuel de l’éducation publique semble fixé autour des 4 % actuels du PIB ou des 25 % du budget national. Les défis quantitatifs et qualitatifs liés à la croissance éducative sont donc interprétés comme des incitations aux changements institutionnels du système éducatif. Ainsi, en 2002, le secondaire supérieur et l’enseignement supérieur ont-ils été exclus du périmètre de l’éducation publique.

Ce faisant, la politique publique a opposé aux limites du développement éducatif deux dispositifs institutionnels en rupture avec les principes politiques qui ont, jusqu’ici, guidé la promotion de l’éducation. La première rupture introduite par la réforme de la politique publique d’éducation concerne le développement de l’éducation conçue comme un bien public, central dans la correction des inégalités sociales. En cela, l’éducation est un dispositif de la modernité, développé dès la fin du 19ème siècle. L’accès désormais privé aux plus hauts niveaux de formation initiale porte donc sur le pacte fondateur de la nation au moment même où l’éducation, en dépit de ses limites, s’affirme comme un moyen robuste d’accéder à de meilleures positions sociales.

La seconde rupture concerne le périmètre du système éducatif public. À structures économiques constantes, la question de la soutenabilité du rythme de croissance des effectifs scolarisés a été arbitrée par une restriction du périmètre du système public d’éducation du primaire jusqu’au secondaire inférieur et un transfert vers les ménages du coût de l’accès aux plus hauts niveaux de formation initiale (secondaire supérieur et enseignement supérieur). Cette restriction du domaine public de l’éducation est sans aucun doute l’une des conséquences de la crise économique de 1997. Elle ne saurait pourtant s’y confondre. En effet, compte tenu des besoins pour accroître la qualité du premier degré de l’enseignement secondaire, compte tenu des niveaux de scolarisation atteints pour le secondaire supérieur et pour l’enseignement supérieur, le maintien des taux de scolarisation et a fortiori leur développement, suppose un accroissement substantiel des financements publics.

Pour l’instant, le financement du développement du secondaire supérieur et du supérieur lui-même repose donc sur les ménages sur la base d’une anticipation de gains futurs élevés. Ce calcul, déjà expérimenté par le système éducatif thaï pour le développement du secondaire professionnel, a échoué dans les années 1990 en raison du niveau de revenu des ménages concernés par ce niveau éducatif intermédiaire. Plus globalement, le calcul d’optimisation inter-temporelle de l’investissement privé en éducation se heurte au régime de bas salaires qui fonde la spécialisation internationale de la Thaïlande.

Comme nous l’avons évoqué, ces choix publics sont fortement tributaires de la notion de dépense publique limite. Mais, en Thaïlande comme ailleurs, cette notion renvoie à des conditions structurelles plus larges que le simple système éducatif lui-même. Sont en effet concernés la répartition de la richesse, la dynamique du marché du travail ou encore le caractère incomplet du rapport salarial.

Les progrès de la scolarisation, désormais généralisée, se heurtent en effet au régime de basse qualification, fortement désincitatif pour l’élévation du niveau d’éducation. La faible différenciation salariale selon le niveau de formation initiale et le quasi plein-emploi se traduisent par une très forte mobilité de l’emploi (certaines entreprises industrielles enregistrent un turn-over annuel proche ou égal à 100 %) ainsi qu’une très forte mobilité de statut entre travail salarié et travail indépendant[6]. De plus, ce régime de basse qualification engendre un effet de seuil, bridant la croissance de la productivité. Cette situation altère la position concurrentielle de la Thaïlande sur les marchés internationaux ainsi que le dynamisme de son marché intérieur. Le caractère durable de ces limites structurelles du régime de croissance fait émerger la question de la transition vers un nouveau régime de travail et du rôle que pourrait y jouer le système éducatif.

Conclusion

Ce travail préliminaire sur la Thaïlande nous permet de constater que, par le biais de l’insertion internationale de cette économie, l’éducation entre dans le dispositif de valorisation du capital par le biais de l’incitation à la croissance de la productivité du travail. L’éducation est bien une composante structurelle de la croissance. À ce titre, les limites auxquelles se heurte aujourd’hui le développement éducatif sont le fruit de la faible valorisation du travail éduqué et du traitement restrictif en termes de revenus actuels ou actualisés dont ce dernier fait l’objet. Sont ici en cause l’étroitesse des créneaux en termes de spécialisation internationale et le véritable containment les salaires dont font l’objet. Dans le même temps, l’éducation identifiée comme un soutien à la croissance fait l’objet d’une politique publique durable désormais confrontée à la nécessité d’une révision de la contribution des revenus du capital à l’entretien de la dynamique économique.

 

Notes:

* Laser-Cep et IRD, Université de Montpellier 1.

[1] Banque mondiale, The East Asian Miracle, Oxford University Press, New York, 1993 ; A. Maddison, The Asian Economies during the Twentieth Century, Elgar, Cheltenham, 2002.

[2] J. Stiglitz, La grande désillusion, Fayard, Paris, 2002, chapitre 4.

[3] G. Psacharopoulos, The economic impact of education : lessons for policy makers, ICF Press, San Francisco, Californie, 1991 ; J.-P. Tan et A. Mingat, Educational Development in Asia : A Comparative Study Focussing on Cost and Financing Issues, International Discussion Paper – Asia Regional Studies, Report n° IDP 51, The World Bank, 1989. Repris en 1994.

[4] Cet article est issu d’un travail réalisé en Thailande pour l’IRD consultable dans S. Michel, « The Quantity of Education – A Quantitative Historical Analysis of Thai Education System », in : A. Mounier et A. Pongwat, The State of Learning Thailand, Asia Book, à paraître, Bangkok et Sydney, 2007.

[5] D. Wyatt, The Politics of Reform in Thailand : Education in the Reign of King Chulalongkorn, Yale University Press, New Haven et Londres, 1969.

[6] S. Michel et X. Oudin, (sous la dir. de), La mobilisation de la main-d’œuvre, L’Harmattan-IRD, Travail et Mondialisation, Paris, 2003.