Francesco Gesualdi*
En mars 2001, dans une lointaine région d’Afrique, s’est produit un événement historique : en présence de journalistes et de la télévision, le géant Del Monte, appartenant à l’époque à l’empire Cirio[1], a signé un accord qui mettait fin au boycott que le Centro Nuovo Modello di Sviluppo avait organisé contre lui à cause des conditions de travail déplorables dans sa plantation d’ananas.
Tout a commencé lorsque quelques bénévoles rentrés d’Afrique nous ont mis la puce à l’oreille. Ils nous avaient informés qu’au Kenya, Del Monte gérait une immense plantation d’ananas et que des témoignages rapportaient de graves violations des droits des travailleurs. L’envie nous est tout de suite venue d’approfondir la question, mais par où commencer ? Nous avons immédiatement pensé à un père missionnaire, Père Alex, qui vivait à ce moment-là dans le bidonville de Korogocho à Nairobi. C’était la personne la mieux placée pour nous aider, mais le contacter n’était pas chose facile. L’occasion se présenta en octobre 1997, au moment de la marche Pérouse – Assise[2].
Quand j’exposai notre projet au Père Alex, sa réponse fut enthousiaste. Je préparai donc un questionnaire détaillé et lui demandai de me trouver quelqu’un sur place à qui confier la recherche. Quelques jours après Alex repartit pour Nairobi et je fus sans nouvelles de lui pendant les quelques mois qui suivirent. Puis je reçus une missive de sa part m’informant qu’il avait trouvé un jeune débrouillard disposé à s’installer à Thika, la ville à côté de la plantation, afin de mener l’enquête. Fin 1998 je me retrouvai avec un rapport détaillé qui contenait des informations sur les pesticides utilisés, les types d’embauche, les salaires et les conditions de logement. Je me rendis compte tout de suite que derrière les ananas se cachaient des conditions d’exploitation honteuses, toutes sortes d’abus et de brimades, ainsi qu’un usage de pesticides très dangereux. En bref, il y avait suffisamment d’éléments pour organiser une campagne de pression à l’encontre de Del Monte qui, de plus, appartenait à un groupe italien. Nous avions donc une raison de plus pour lancer la campagne. Cependant nous avions besoin auparavant de plus amples informations, et pour commencer nous avons demandé au photographe Pietro Gigli d’aller faire un tour au Kenya pour prendre des clichés dans les plantations et les environs. Entre-temps nous avons contacté Pesticide Trust, un organisme international qui lutte contre l’usage aveugle des pesticides, afin d’analyser les produits utilisés à l’intérieur de la plantation. Le verdict fut que nombreux étaient ceux qui appartenaient à la classe I et II de la liste élaborée par l’Organisation Mondiale de la Santé. En d’autres termes, ils présentaient une dangerosité élevée.
Quand Pietro revint, en mars 1999, je compris qu’il était nécessaire de me rendre en personne au Kenya pour régler les derniers détails ; pour cela j’écrivis à Alex afin de lui demander de me présenter les bonnes personnes. En juin les rendez-vous étaient fixés et je partis. Je m’arrêtai à Nairobi le temps de parler avec Père Alex, après quoi je partis pour Thika où m’attendaient des délégués syndicaux qui avaient bien organisé les choses. Ils avaient même loué une voiture pour m’emmener voir la plantation et m’expliquer directement sur le terrain ce qu’il en était. À peine à l’extérieur de la ville je commençai à apercevoir des champs d’ananas, signe que désormais nous étions entrés dans la plantation bien que je n’eusse vu ni portails ni clôtures. Le seul indice qui laissait présumer que nous étions entrés dans une zone organisée était quelques pancartes ça et là qui intimaient aux passants l’ordre de ne pas pénétrer dans les champs et de ne pas boire l’eau environnante parce qu’elle était empoisonnée. Tandis que nous avancions, un membre de la délégation m’expliqua qu’à la plantation, d’une superficie de 5 000 hectares, travail-laient 4 000 employés permanents et jusqu’à 5 000 pendant la période des récoltes. Après avoir parcouru des routes en terre, nous sommes arrivés sur une petite esplanade avec des masures éparses. Quelques-unes étaient carrées, d’autres rondes, mais toutes très petites, pas plus grandes qu’une pièce. Difficile de dire de quoi étaient faits les murs, mais le toit était en tôle, un matériau qui dégage une forte chaleur au premier rayon de soleil. À l’extérieur des maisons des enfants jouaient avec de vieux pneus de camions tandis que des femmes étaient occupées à cuisiner sur des foyers de terre cuite construits à même le sol. Nous descendîmes et mes accompagnateurs s’approchèrent d’un homme et lui parlèrent, après quoi nous le suivîmes. C’était le locataire d’une des masures et il avait accepté de nous faire visiter sa demeure. Il s’arrêta devant une cabane de forme ronde et ouvrit la porte de tôle. À l’intérieur il faisait sombre et il fallut du temps pour que notre vue s’adapte. Il s’agissait d’une unique pièce d’environ trois mètres de diamètre, sans fenêtres. Il n’y avait même pas un plan d’appui, ni de table, ni de lit. Ça et là sur le sol il y avait des casseroles, un réchaud à kérosène, un tapis enroulé que peut-être on déroulait pour la nuit. C’était tout pour l’ameublement. Une question me vint immédiatement : « et pour faire ses besoins, où va-t-on ? ». Ils m’accom-pagnèrent dehors vers le centre du terrain : une petite construction abritait deux cabinets qui servaient pour tout le village habité par environ deux cents personnes. J’ouvris la porte d’un des deux. Je m’attendais au moins à trouver un cabinet à la turque, une chasse d’eau. En fait je me trouvai face à un simple trou relié directement à une fosse peu profonde dont les substances au fond étaient bien visibles et odorantes, malgré la nuée de mouches qui volaient au-dessus du trou noir.
Après ce dernier arrêt, nous sommes sortis définitivement de la plantation et nous sommes allés en ville où nous nous sommes assis pour prendre un thé. J’expliquai à mes interlocuteurs qu’en Europe de nombreux consommateurs sont prêts à faire pression sur de telles entreprises et je demandai s’ils jugeaient utile le lancement d’une campagne à l’encontre de Del Monte afin de convaincre ce groupe de mieux se comporter à l’égard des travailleurs et de l’environnement. Ils me répondirent qu’ils voyaient la chose d’un bon œil surtout pour résoudre la situation des employés temporaires, cette catégorie de personnes qui se présentent chaque jour à l’entrée de la plantation Del Monte pour chercher du travail à la journée ou à la semaine et qui perçoivent un salaire horaire de 12 shillings kenyans (soit 0,18 euro actuel[3]), ce qui correspond au prix de deux œufs. En fin de journée, après neuf heures de travail, ils ont gagné à peine de quoi s’acheter trois kilos de farine de maïs. Il était donc urgent de faire pression sur cette entreprise afin que les salaires de cette catégorie soient augmentés. La délégation mit l’accent sur la nécessité d’éviter les pesticides les plus dangereux et de contraindre Del Monte à prendre toutes les mesures nécessaires pour protéger de manière adéquate la santé des travailleurs. Ensuite il y avait la question de la dégradation des villages et de la liberté syndicale. En avril 1997 par exemple, Del Monte avait licencié 1 700 travailleurs accusés d’avoir participé à une grève organisée en toute légalité.
En conclusion de notre rencontre j’exposai de nouveau mon idée d’organiser en Italie une campagne de dénonciation contre ces abus, mais qui n’avait de sens qu’à condition qu’elle fasse partie intégrante d’une initiative de lutte impliquant le Kenya. Mes interlocuteurs répondirent qu’ils considéraient la proposition intéressante, mais qu’ils devaient d’abord trouver d’autres partenaires pour donner plus de poids à leur position. En septembre je reçus la nouvelle que le syndicat, la Commission des droits de l’homme et d’autres associations mineures avaient formé un comité de solidarité avec les travailleurs de la plantation et qu’ils pouvaient commencer la campagne. Daniel Kyule, responsable de la commission interne de la plantation, fut donc envoyé en Italie pour régler les derniers détails. En analysant chaque information nous avons découvert que parmi les clients de Del Monte se trouvait aussi Coop, une importante chaîne italienne de supermarchés qui vendait des ananas provenant de la plantation de Thika, sous sa propre marque. Daniel confirma : « Des ananas en boîte partent de Thika avec la marque Coop déjà imprimée dessus ». L’affaire devenait particulièrement intéressante, non seulement parce que Coop était la plus grande chaîne alimentaire d’Italie, mais surtout parce que ce groupe avait toujours manifesté une grande sensibilité pour les thèmes sociaux et environnementaux. Exactement à ce sujet, il avait, un an auparavant, demandé et obtenu la certification SA 8 000, une certification de qualité sociale délivrée aux entreprises respectueuses des droits fondamentaux de leurs travailleurs et exigeant le même engagement de la part de leurs fournisseurs.
Nous avons tout de suite compris que l’implication de Coop était une circonstance favorable pour notre campagne et que nous devions tout mettre en œuvre afin de faire de cette entreprise un de nos alliés. Nous avons donc décidé d’orienter la campagne dans deux directions : vers Cirio / Del Monte car responsable direct des conditions des travailleurs, et vers Coop car client certifié SA 8 000. Nous avons donc préparé une carte postale pour Cirio et une pour Coop, nous les avons ensuite imprimées en cent mille exemplaires et nous avons lancé la campagne en profitant de la collaboration de nombreuses revues et groupes qui nous garantissaient la possibilité de faire parvenir notre dossier à tous les groupes sensibles à cette cause, répartis dans toute l’Italie. La date du lancement de la campagne fut le 1er novembre 1999 et prit tout le monde par surprise.
Comme il fallait s’y attendre, Coop réagit immédiatement en nous informant qu’il prendrait sous peu les mesures nécessaires pour vérifier la véracité de nos accusations. Del Monte en revanche nous répondit par un fax qu’il rejetait toute accusation. Ce qui était absurde était qu’il niait tout, non seulement en Europe, où il est facile de faire avaler n’importe quoi aux consommateurs, mais aussi au Kenya où les travailleurs, les syndicats et les organisations non gouvernementales savaient ce qui se passe dans les plantations. Ainsi, au cours d’une conférence de presse organisée par le Comité de solidarité à Nairobi le 22 novembre, apparut aussi M. Mantu, directeur du personnel de Del Monte Kenya qui, face à une salle remplie de journalistes, attaqua durement les délégués syndicaux présents et nia toute accusation. En conclusion il affirma que Del Monte n’avait rien à cacher et que les journalistes pouvaient se rendre à la plantation quand ils le voulaient, afin de s’assurer en personne que les conditions de travail y étaient excellentes.
Willy Mutunga, secrétaire de la Commission des droits de l’homme, prit au sérieux les paroles de M. Mantu et, le 3 décembre, sans prévenir, il se présenta avec quelques journalistes à l’usine de mise en boîte. Il demanda à entrer, mais on ne lui ouvrit pas le portail. Les journalistes protestèrent et bien qu’il ne fût que 11 heures du matin, la direction eut l’idée de génie de renvoyer les ouvriers chez eux, afin que la visite ait lieu avec les machines à l’arrêt. Mais il se passa ce que Del Monte redoutait le plus : une fois dehors les ouvriers se mêlèrent aux journalistes et parlèrent avec eux en toute liberté. Le jour suivant, les journaux et la télévision publièrent plusieurs reportages sur les dures conditions de travail à la plantation. La clameur fut tellement grande que le ministre du Travail ordonna, à son tour, une inspection.
La situation de Del Monte devenait de plus en plus compliquée, mais plutôt que d’admettre l’existence de quelques problèmes, le 10 décembre, un porte-parole du groupe fit une déclaration d’une page entière dans le plus important quotidien kenyan afin de démentir toute accusation et de se déclarer victime d’une machination orchestrée par ses concurrents. Tandis que Del Monte s’affairait à nier toute accusation, Coop se préparait à découvrir la vérité grâce à une inspection commandée à BVQI[4], qui confirma nos accusations. Le 29 décembre nous avons reçu un coup de fil inattendu de Coop qui nous informait que Del Monte avait déjà signé une lettre dans laquelle il s’engageait à corriger les violations.
Les mois suivants je rencontrai à plusieurs reprises les responsables de Coop et de Del Monte Italie afin d’évaluer les changements, et tandis que tout semblait aller pour le mieux, un message bouleversant arriva du Kenya le 20 mai. La Commission des droits de l’homme m’informait qu’il y avait eu un changement de direction à la plantation et que le nouveau directeur, un certain Berry Twite, intimidait Daniel Kyule, le représentant syndical interne, en le menaçant de le licencier s’il continuait son activité syndicale. Daniel avait en outre été appelé par le ministre du Travail et le ministre de l’Intérieur qui, après l’avoir longuement interrogé sur ses activités au sein de la plantation, l’avaient averti que personne ne pourrait garantir sa sécurité. Les faits étaient très graves et je réagis immédiatement par une lettre de protestation énergique à Coop, Del Monte Italie et Del Monte International. J’impliquai dans l’affaire également deux autres associations européennes afin qu’elles dénoncent la situation dans leur pays et auprès de l’Union européenne. Le résultat de la mobilisation fut que Twite fut rappelé par la direction de Londres et les intimidations cessèrent momentanément. Mais la trêve ne dura pas longtemps car en quelques semaines la plantation était retombée sous le même climat d’intimidation.
Après une rapide consultation par courrier électronique avec le Comité de solidarité, nous avons décidé qu’il fallait donner une réponse claire et ferme. En prenant à peine le temps de nous mettre d’accord sur l’organisation, nous nous sommes tous retrouvés en septembre à Nairobi pour une grande manifestation avec les travailleurs, de manière à dénoncer de nouveau l’arrogance de cette entreprise. La manifestation fut une réussite et la presse kenyane en parla. Mais nous savions que cette initiative seule ne suffirait pas à faire changer le climat d’intimidation qui s’était instauré dans la plantation. Le problème était le nouveau directeur, et il n’existait qu’un seul moyen de faire changer les choses : se débarrasser de lui. Nous avons donc décidé d’écrire à la direction internationale afin de faire savoir que si le directeur n’était pas remplacé, nous recommencerions la campagne de boycottage de manière encore plus massive. La lettre partit le 1er octobre et, le 15, nous recûmes l’assurance de Londres que notre requête serait considérée avec attention. Le 28 octobre Alex Zanotelli m’appela de Nairobi : « Nous avons réussi. La plantation a un nouveau directeur. Il s’appelle Lorenzo Bertolli. Il est originaire de Lucques et fait partie de la famille qui possède la marque d’huile Bertolli ». On nota tout de suite la différence. Quelques jours après je reçus un message de la Commission des droits de l’homme : « Bertolli nous a déjà contactés et nous avons déjà fixé un calendrier de rencontres afin de discuter des aspects posant problème et d’établir un plan d’amélioration ».
À Noël, l’ébauche de l’accord était déjà prête, mais Bertolli demanda d’attendre avant de procéder à la signature officielle : « Je veux d’abord entrer en action. Ensuite, quand je vous aurai prouvé que j’ai l’intention d’agir sérieusement, nous procéderons à la signature ». Ainsi nous sommes-nous donné rendez-vous le 3 mars. Ce jour-là, le Comité de solidarité, les délégués syndicaux et moi-même avons franchi le portail de la plantation, et, en présence de journalistes, nous avons signé l’accord qui sanctionnait les engagements de Del Monte et mettait fin à la campagne de boycottage. Voici les quatre principaux domaines couverts par l’accord :
1 – la régularisation des embauches ;
2 – l’augmentation des salaires minimaux de manière à couvrir les besoins fondamentaux de la famille ;
3 – la garantie du plein exercice de la liberté et des activités syndicales ;
4 – la protection de la santé des travailleurs et la sauvegarde de l’environnement proche.
Enfin Del Monte s’engageait à se soumettre à un système de contrôle en accord avec le syndicat et le Comité de solidarité. En échange, nous avons suspendu la campagne contre Del Monte, mais nous avons continué de plus belle notre rôle de consommateurs critiques.
Notes:
* Fondateur et coordinateur du Centro nuovo modello di sviluppo.
Ce centre est un organisme qui lutte pour des rapports plus équitables entre le Nord et le Sud, pour défendre les droits de l’homme au niveau mondial et pour une économie mondiale juste et équitable. [Ndt].
Texte aimablement traduit par Sophie Bibollet, Master Traduction Spécialisée, LEA, Université Stendhal de Grenoble.
[1] Cirio était un groupe agroalimentaire italien qui a fait faillite. [ndt].
3 La marche Pérouse – Assise est une manifestation annuelle, organisée par des organisations pacifistes qui, depuis 1961, ont pour objectif la promotion des méthodes non-violentes dans le traitement des questions internationales et de développement. [ndlr].
[3] Dans le texte la conversion donne 360 lires italiennes. [ndt].
[4] BVQI (Bureau Veritas Quality International) est un organisme vérificateur. C’est une filiale indépendante de Bureau Veritas créé en 1988 à Londres, qui s’occupe de la partie certification du groupe. [ndt].