Une balade au Cameroun : impressions de voyage

Jean Porta*

 

137-page-001Mon premier voyage au Cameroun m’a permis de découvrir, avec surprise, ce pays de l’équateur : une véritable reproduction des pays du continent à lui seul. Cent quarante peuples différents répartis dans des paysages de déserts, de montagnes, de grandes forêts, une diversité de cultures, de religions et de langues impressionnante, des artistes parmi les plus importants de l’Afrique.

Ce voyage, effectué à l’occasion d’un congrès (création de la section africaine de la société internationale de psychothérapie) m’avait fait entrevoir ces différents aspect du pays et convaincu d’y revenir : il nous avait permis d’observer l’importance des croyances et des religions, la diversité complexe des systèmes de soins, l’opposition entre un mode de pensée traditionnelle et l’irruption de la modernité, ainsi que les bouleversement des économies locales par l’irruption brutale de la mondialisation des échanges. Beaucoup de choses, donc.

Le Cameroun, pays très riche en ressources et en savoir-faire, fournit à lui seul, grâce aux riches sols volcaniques de l’ouest (pays Bamoun et Bamiléké) toute la région en légumes, fruits et viande bovine, c’est-à-dire (outre les autres régions sub-sahéliennes et forestières du pays), le Tchad, Congo, Gabon, Centre Afrique, et Nigeria.

Une simple visite du FMI et de la Banque Mondiale ont eu pour effet de taxer ces marchandises de première nécessité pour rembourser la dette, et de déclencher dans ce pays producteur une crise de l’accès à la nourriture pour les populations concernées : en effet, ce pays pratiquement dépourvu de services public ne pouvait faire des économies que sur… l’alimentation !

L’entrée de la Chine, qui a construit le Palais des Congrès de Yaoundé, des lycées et collèges dans différentes régions, dans un cadre de coopération, ne s’est pas contentée de ce type d’intervention : l’ouverture des frontières au commerce a permis de fournir le pays en vêtements ce qui a ruiné le commerce traditionnel local de “friperie”, de même pour l’entrée du fer à béton pour la construction, qui a ruiné les entrepreneurs locaux. De nombreux Chinois font maintenant du petit commerce à Yaoundé, là où les Africains occupaient des niches de l’activité économique informelle. Tout cela déstabilisant une activité urbaine fragile et instable.

On observe dans le pays un chômage endémique, un système sanitaire et éducatif archaïque, des transports et des infrastructures insuffisants, une pathologie équatoriale très préoccupante (sida et paludisme). Si on y ajoute la restriction alimentaire, sur un fond de corruption généralisée et la répression politique, cela permet de comprendre la crise profonde que vivent ces populations camerounaises.

Les soins psychiques et le malaise social

À qui s’adresser, vers qui se tourner dans les situations de détresse qui frappent les plus vulnérables ? D’autant que la tradition fait reposer sur les épaules du chef de la famille élargie la responsabilité de la résolution des problèmes qui affectent un ou des membres du groupe familial. Un ami de Douala était désespéré, au bord des larmes à l’idée de ne pas pouvoir toujours aider les membres de sa famille à trouver, qui un emploi, qui un logement, qui de l’argent pour la scolarité des enfants : c’était à lui de trouver la solution.

Les différentes églises, catholiques mais aussi baptistes à l’américaine, les sectes en plein essor, où se mélangent les croyances animistes magiques, authentiques ou animées par des charlatans occupant tout le terrain laissé vacant par une absence de débat démocratique et une démission de réponses adaptées de l’État.

À tel point que l’Université Catholique de Yaoundé posait à la fois le devenir professionnel des psychologues qu’elle forme : comment faire pour que des patients cessent de s’adresser aux féticheurs, aux églises ou aux sectes (alors que leur formation n’est pas vraiment laïque) ? Y a-t-il une place pour des thérapeutes dans ce type de situation culturelle et sociale ? Y a-t-il même une réponse à cette question, et laquelle ?

 L’église romaine essaie aussi de se protéger des dérives magiques, en regrettant par exemple que l’eau bénite ne serve pas seulement pour les sacrements “classiques”, messes, baptêmes, mariages, mais qu’il faut recommander aux prêtres qu’elle ne servent pas aux cérémonies magico-religieuses !

Des structures sociales complexes

Je suis donc revenu au pays, invité par des amis Bamouns, afin de participer à la grande fête bi-annuelle, de la ville de Foumban (ouest Cameroun).

L’arrivée s’est faite à Douala, capitale économique et « poumon » du pays : ville chaude, étouffante et humide, immeubles délabrés et routes défoncées, un grand air d’abandon. Et cela malgré la présence de l’un des ports les plus importants d’Afrique. Une population pauvre et démunie : débrouille et petits boulots, avec comme souvent en Afrique, un grand sourire et beaucoup de gentillesse…

Le fleuve Wari se jette dans l’Atlantique où pêchent les piroguiers Douala, dans un majestueux estuaire. Chaleur, chaleur, chaleur et moustiques….

J’ai été accueilli par Abdou, l’oncle maternel de mon ami Amadou. Un accueil très amical et chaleureux : Abdou, marchand de voitures d’occasion, sur les épaules duquel repose la lourde charge d’aîné de la famille, et le commerce qui stagne d’une façon chronique. Je m’installe sur ses conseils chez les religieux spiritains, un ordre que je ne connaissais pas. Des gens sympathiques, très proches des populations, occupés dans des projets de développement plutôt que de conversions : l’un d’eux m’a répondu, à la question de savoir pourquoi il travaillait depuis 12 ans dans ce pays : « pour devenir plus humain » me dit-il…Les gens ici sont chaleureux, amicaux malgré les difficultés multiples, le sourire est de rigueur. Abdou me guide à la gare des taxis pour trouver un minibus pour Foumban et en route pour l’ouest. Quatre cents kilomètres de goudron parfait : c’est la route des grumiers qui transportent les bois des grandes forêts, prenant toute la route : mieux vaut les éviter. Une nouvelle loi leur interdit de rouler le jour : la nuit leur appartient, on ne les voit plus ; le minibus fonce, pressé d’arriver pour repartir dans un nouveau voyage : il faut gagner de l’argent, il faut rouler, toujours plus vite et sans faire de pause. Et cela dans un paysage de forêts, d’horizons de collines à perte de vue, de plaines où paissent les troupeaux des Peuls : une impression d’immensité sans limite de la taille du continent, une grande incitation à continuer le voyage. On s’arrête tout de même un moment pour manger, au bord de la route dans les baraques aux toits de tôle, où les femmes affairées et volubiles préparent les ragoûts pour nourrir les voyageurs de viande de brousse : singes, gazelles et hérissons, c’est bon et c’est moins cher que le bœuf. C’est interdit, mais il faut bien vivre. Ça discute, se dispute les clients, ça rit, c’est plein de bonne humeur : c’est vivant. Comme partout les petits vendeurs colportent les fruits, mangues, oranges et bananes, qui un singe mort, qui un hérisson. Puis on remplit à nouveau le minibus, plein à ras bord de tout ces Bamouns qui vont assister à leur grande fête, chargés de paquets, de cadeaux, de nourriture et de colis.

Tard le soir nous arrivons à la gare des taxis-brousse, mon ami Amadou est là, grands saluts et embrassades, et installation dans un petit hôtel traditionnel tenu par des cousins : je dois rester sous la protection de la famille, ils se sentent responsables de moi… Le soir, je suis invité chez les parents où je ne peux habiter : l’affluence à la fête est telle que les capacités de la ville sont dépassées et la famille, proche du palais est presque tenue d’accueillir les grands notables des chefferies haoussas du nord. Il n’y a plus de lits disponibles en ville pour trois jours, les prix ont décuplé, toute la diaspora Bamoun est là, des États-unis, Canada, Europe, et toutes les grandes chefferies de la région, du Tchad au Nigeria.

L’accueil dans la famille est conforme à la tradition hospitalière et je sympathise beaucoup avec des gens si accueillants. Foumban est une ville superbe sans immeubles, très rurale, étendue, avec un marché immense et très actif, dans un paysage de collines boisées, avec une terre rouge, beaucoup de jardins. Il subsiste une enceinte circulaire pour la protéger des invasions, avec une porte monumentale. Au centre, le palais royal dont la construction s’est inspirée de la résidence de l’administrateur à l’époque de la colonisation allemande. Contrairement aux Bamilékés dont l’organisation sociale repose sur un certain nombre de chefferies qui sont restées très actives, la société Bamoun repose sur une monarchie centralisée régnant sur l’ensemble de la communauté.

Sept siècles en arrière, venant de Rifum, le prince Tikhar Nchare Yen quitte le royaume de son père dans l’Adamaoua pour conquérir de nouvelles terres. Accompagné de ses sept compagnons et conseillers, les Koms, des guerriers et de ses proches (deux à trois cents personnes), il franchit la rivière Mapé, et conquiert la région de Njimom, haut lieu fondateur de la culture Bamoun. Dans le lieu sacré des Bamoun, au lieu dit Sâmba Ngùo, et sous l’arbre Sep, il fonde la monarchie Bamoun. Il soumet et fédère les tribus de la région puis conquiert la ville de Foumban, qui devient la capitale du nouveau royaume. Les rois Bamouns, confrontés aux invasions des cavaliers Foulbés, Haoussas et Peuls qui pratiquaient la traite négrière transsaharienne, ont fortifié leur capitale et leurs villages pour se protéger de ces incursions. À l’origine, ces peuples pratiquaient une religion animiste fondée sur le respect des ancêtres dont ils conservaient les crânes pour leur adresser leurs rituels (religion des crânes), mais les invasions et la colonisation les a amenés à choisir entre l’islam et le christianisme. Très attachés à la polygamie, ils ont préféré choisir l’Islam, renonçant ainsi à l’usage rituel du tabac et du vin très importants dans leur culture. Ainsi donc la culture Bamoun est ancienne, héritière du peuple Tikhar, peu connu, mais qui a laissé d’admirables témoignages de son art, en particulier dans le domaine du bronze, qu’il est possible d’admirer au musée du Mont Fébé, à Yaoundé. La préparation de la fête du Nguon bat son plein.

Le roi Monbo N’joya veut en faire une fête moderne, sorte de grande kermesse destinée à mobiliser le peuple Bamoun contre la pauvreté, le chômage, considérable à Foumban, le sida, le sous-développement en général, et l’isolement du pays : la région est quasiment abandonnée par le pouvoir central. Il s’agit aussi de promouvoir les talents des Bamouns sur le plan de l’activité artisanale (travail du bois, du bronze et du fer et des tissus) pour lancer ou relancer une activité économique sommeillante, et limiter l’exode de la population. Mais, derrière cette volonté moderne, économique du palais, se vivent toutes les réalités traditionnelles du pays profond, faisant de cette fête un moyen de réaffirmer fortement les valeurs historiques identitaires auxquelles les Bamouns montrent un attachement étonnant. Et c’est bien cette stratification culturelle surprenante qui m’a beaucoup intéressé.

Les Nguon, ce sont « les secrets du pays » ; la fête est donc le moment de l’échange de ces secrets, où se retissent les liens, où se renouent les alliances, où les conflits se parlent et se traitent, lieux de rencontres intenses, secrètes ou publiques, très haut lieu de réaffirmation forte des valeurs identitaires des individus et des groupes qui constituent cette population complexe. Fête qui se vit dans un moment de communion collective et de partage de forte intensité et de ferveur qui étonnent le voyageur.

C’est le moment où les Bamouns offrent au roi les tributs : gibiers, légumes et fruits, bois et autres produits du pays, et où le roi les restitue sous forme de grands repas collectifs. Les chefs de villages et de sociétés secrètes, au cours de cérémonies nocturnes révèlent au roi les « secrets » du pays. C’est aussi le moment où le roi remplace les grands dignitaires traditionnels qui ont disparu ou qui sont relevés de leur fonction, où il confirme ceux qui restent en place. La cérémonie est publique, et le roi, devant tout le peuple réuni, brandit en l’air le bras de chacun des dignitaires sous les applaudissements de la foule : ils sont installés ou reconduits dans leurs fonctions.

 L’un des temps forts de la fête est le déplacement du roi, de la cour et de toutes les délégations étrangères pour la prière du vendredi à la mosquée, suivi d’un retour en grande pompe au palais, au son des musiques traditionnelles, tambours, trompes, chants et danses.

Le second jour de la fête, la foule s’assemble près du tambour de guerre qui était battu lors des invasions des cavaliers Foulbés, le roi siège sur un trône magnifique orné de perles encadré de deux immenses défenses d’éléphants. Il est face à un grand espace vide entouré d’une foule compacte. Les grands notables se disposent en face de lui, les sociétés secrètes sont présentes avec leurs masques et l’un d’eux plante la lance de justice dans le sol : le roi se lève, et reste debout, face au soleil, dans une chaleur accablante : son pouvoir est suspendu et il doit écouter en silence les critiques et autres doléances qui lui sont faites par les notables, devant le peuple Bamoun et les invités. Les critiques peuvent être acerbes, le roi doit les entendre, puis il doit y répondre. La lance de justice reprise en main par un des Koms (ministres) signe la fin de cette cérémonie publique, le roi et la foule, en grand cortège regagne le palais.

Le lendemain, toute la population en costume de guerre, armée de lances, d’arcs et de machettes, regroupée en un immense cortège, dans une atmosphère électrique, se rend à la porte de la ville pour y retrouver le roi qui les y attend : ils vont déposer à ses pieds des touffes d’herbe qui symbolisent les têtes coupées des ennemis, signifiant par là que la population défend sa ville et qu’une invasion déclancherait une résistance générale. C’est l’une des phases importantes — et impressionnante — de la fête.

Mais derrière ces aspects spectaculaires, colorés et publics, des cérémonies nocturnes et secrètes ont lieu, perpétuant les rituels issus de la société traditionnelle dont sont issus les Bamouns, bien avant leur islamisation, reposant en particulier sur les cultes d’ancêtres et la consultation de leurs mânes, auxquels les Bamouns sont très attachés. Et bien sûr personne ne peut y avoir accès, hormis les grands notables traditionnels, dont la hiérarchie, elle, est d’une complexité impénétrable.

Le roi Mombo Njoya célèbre cette fête (qui était interdite pendant la période coloniale) avec tout le faste possible, et dans le but déclaré de relancer l’économie du pays, de lutter contre la pauvreté et le chômage, à l’origine d’une émigration importante. Il mobilise aussi la population dans une lutte contre le sida, mais les moyens dans le réel sont très limités car le pouvoir central n’intervient pratiquement pas : les écoles sont insuffisantes et payantes, les hôpitaux sont tristement sous-équipés. Par contre l’effort qui est fait pour parler du sida est important même si les moyens médicaux de lutte sont dérisoires : le fait de pouvoir en parler permet de poser les bases d’une prévention, de préciser les risques, de mieux connaître la transmission du virus, et de promouvoir l’usage des préservatifs.

Mais derrière tous ces aspects de la réalité quotidienne la fête permet à tous les Bamouns de se forger une identité commune, de reprendre courage, et d’éprouver la fierté d’appartenir à une communauté ancienne, forte et qui a su résister dans la durée aux invasions et à la colonisation, et dont la tradition est restée vivante.

La famille qui m’a accueilli vit toutes ces contradictions : comme de nombreux habitants de la ville, ils font le commerce des antiquités africaines, depuis le grand-père jusqu’aux petits-fils. Ils travaillent avec des réseaux de “rabatteurs” qui collectent des pièces (masques, statues et objets ethniques) et qu’ils vont revendre eux-mêmes en Europe, à des galeries ou des collectionneurs privés, chacun des membres de la famille ayant ses clients particuliers. La situation géographique est telle qu’ils collectent à la fois des pièces qui arrivent d’Afrique de l’ouest, mais aussi de bien plus loin, de l’Afrique centrale, sans oublier les très riches tribus de la proximité (Gabon, Nigeria, Zaïre). Installé dans cette famille, j’ai donc vu quotidiennement passer des œuvres d’art de tous ces pays, comme dans une sorte de musée à ciel ouvert. Bien évidemment de nombreuses pièces étaient des copies puisque celles-ci représentent une véritable industrie en Afrique, mais parmi elles, de nombreuses pièces authentiques circulent. J’ai pu ainsi assister au remplissage d’un autocar affrété par une antiquaire afro-américaine qui ramenait aux États-Unis des centaines de copies mais aussi des pièces anciennes.

Une histoire “oubliée”

J’ai pu aussi visiter les chefferies Bamilékés, qui sont dans la même région et je m’attendais à retrouver des traces de la répression coloniale des années 60. À ma grande surprise, un grand silence recouvre l’histoire tragique de cette période : plus de 400 000 habitants de cette région ont été massacrés dans un silence glacial en Europe, et ici dans le pays bamiléké, il est très malaisé, sinon impossible d’en parler : on fait comme si rien ne s’était passé. C’est d’autant plus choquant que les chefs-d’œuvre de l’art bamiléké, confiés par les chefs traditionnels au Dr. Pierre Harter, porteur de leur confiance, pour éviter leur destruction après les pillages et destruction des lieux de culte, ont été installés en grande pompe au musée Dapper et les plus belles préemptées pour le Louvre et le musée du quai Branly… Sans parler bien évidemment du refoulement des Camerounais et autres Africains qui tentent d’émigrer en France.

Ainsi ces populations sont-elles situées en dehors du champ de la mémoire, et même de celui de l’histoire : je pense que “l’oubli” qui vient peser dans nos relations avec ces populations les rend impossibles et fausses.

“Oubli” qui me rattrape au détour de la piste transafricaine qui monte vers le nord : là le goudron a disparu et je monte à Njimom, le lieu mythique de la création de l’identité Bamoun : un jeune originaire du village, lui aussi antiquaire, me présente à son oncle qui cumule de nombreuses fonctions. Il se nomme Njikomjouo, nji étant un terme de grande notabilité et kom renvoyant à la charge qu’il exerce auprès du Mfon.

Chef du village, il est le descendant du premier Kom du royaume, le compagnon du Mfon (roi) Nchare Yen, lui-même descendant direct de la dynastie Tikhar, il est lui même premier Kom du Mfon actuel, et gardien des sépultures anciennes et du sanctuaire où les pierres sacrées reposent depuis 7 siècles. C’est un homme superbe, d’une grande élégance, mais surtout d’une bienveillance rare. Je suis surpris (une fois de plus) par la qualité de l’accueil : il me conte en détail l’histoire des Bamouns, dont il se sent le dépositaire, puis me guide dans l’enclos de l’arbre Sep (ou en principe on ne pénètre pas) où il me parle longuement, accompagné d’un autre Kom, puis me guide vers la sépulture des Koms dont il m’explique les rites : les funérailles étaient des cérémonies considérables où le Kom était enterré en position assise, sur un siège de chef, entouré de ses épouses, de ses serviteurs et de ses esclaves, tous vivants. Les rituels sépulturaires sont très importants car ils ont trait aux ancêtres, et pour les rois, seuls les Koms peuvent entrer dans le cimetière et sont les seuls à pouvoir l’entretenir.

Je suis surpris d’apprendre autant de choses et ravi que mes jeunes amis Bamouns qui m’accompagnent les découvrent aussi, ils ne sont visiblement pas au courant. Njikomjouo me propose de revenir et je ferai deux autres voyages. Les jours suivants il me conte comment il est devenu guérisseur : son père a combattu 15 ans dans l’armée française, et il me montre alors l’uniforme, les nombreuses médailles ornant la poitrine, et l’écusson tricolore qui barre l’épaule et je dois dire que dans la pénombre de cette chambre, devant cet uniforme, dans un village au fond de ce pays, je suis saisi d’une intense émotion et je crois rêver… Oui, le père de Njikomjouo est aussi tombé dans l’oubli : démobilisé sans pension, sans un sou, il a repris sa vie dans ce village où il est mort quelque temps après, après 15 ans de guerre en Europe, Vietnam et Algérie. Son fils en a conçu un sentiment d’injustice profonde qui l’a fait tomber malade, même s’il pense que c’est à la suite d’un ensorcellement, et après de longues années de soins pendant lesquelles il apprend les médecines traditionnelles il devient un guérisseur renommé.

Des pratiques efficaces

Il me montre alors ses textes coraniques qui lui permettent de pratiquer la divination, les plantes qu’il recueille en forêt et les objets magiques qu’il utilise pour contrer les attaques des sorciers. Il me montre aussi les fameuses calebasses de guerre des Bamouns (il en a deux), extrêmement anciennes, et ornées chacune de quatre mâchoires humaines prises aux ennemis : avant les batailles, les guerriers buvaient le vin des calebasses dans lequel étaient mises à macérer différentes plantes, et qui les rendaient invincibles. Il possède également un fétiche Nkondi Nkisi sous la forme d’un grand collier et dans lequel il a enfermé des esprits de la forêt qui sont actifs pour protéger ses patients. Je dois dire que c’est la première fois que je suis directement en contact avec un guérisseur qui me montre très librement sa pratique et que j’en suis très impressionné. Je rencontre enfin des situations sur lesquelles je travaille depuis des années. Puis, pour finir Njikomjouo me fait partager son travail thérapeutique, et il reçoit en ma compagnie une jeune veuve accompagnée de sa mère : elle est harcelée par un rêve récurrent au cours duquel son défunt époux lui demande d’avoir des rapports sexuels, qu’elle refuse avec horreur, mais elle est très perturbée par ces rêves qui lui provoquent de nombreux symptômes physiques : tachycardie, vertiges, douleurs gastriques, etc., signes d’une profonde angoisse. Sa mère est également très perturbée, ainsi que ses deux enfants.

Njikomjouo, après un long entretien, prescrit aux deux femmes des poudres produites par raclage de racines, de fragments de bois, mais aussi de certains des fétiches du Nkondi Nkisi : il absorbe lui-même de la poudre pour montrer qu’il ne s’agit pas d’un poison puis les deux femmes les absorbent à leur tour selon un rituel complexe en les déposant d’abord sur le dos puis la paume des mains. Puis il donne des poudres à utiliser en scarifications aux enfants et pour finir chacune des femmes effectue une traversée du collier magique, l’enfilant autour du cou, il descend aux épaules, hanches, puis chacune d’elles en sort en enjambant le collier. La séance est terminée, les deux femmes paient puis saluent et partent. Le travail de Njikomjouo me paraît clair, il doit remettre les choses en place, séparer le monde visible du monde invisible, le monde des morts du monde des vivants ; la veuve pourra ainsi entamer un travail de deuil, que son désir, qui n’est pas nommé l’empêche de faire. Il rétablit l’équilibre de la vie et de la mort : il ne craint pas d’interpeller le monde des esprits et d’y mettre de l’ordre. Je pense que dans ce type de situations ce n’est pas une action pharmacologique éventuelle des plantes qui est recherchée mais bien l’action symbolique : là, le Kom possède une capacité d’action considérable. Dans le village, on m’a consulté pour soigner une vieille dame qui avait une crise de paludisme : je l’ai soignée avec les quelques médicaments que j’avais avec moi : dans ce cas précis, les moyens thérapeutiques du Kom sont très limités, encore qu’une recherche minutieuse pourrait mettre en évidence une utilisation de plantes actives… Mais dans cette pensée des Bamouns, le paludisme, maladie bien connue, est soignée avec efficacité par les médicaments des Blancs, par contre la question est de savoir pourquoi cette personne précise est frappée par l’anophèle, plutôt qu’une autre. Cela ne peut être un hasard, quelqu’un lui en veut et c’est par l’usage d’un sortilège que la maladie va frapper cette personne précise, et c’est ce dernier aspect qui est pleinement du ressort du féticheur : ou bien une personne vivante lui en veut et va utiliser un sorcier pour lui porter tort, ou bien cette personne a fait quelque chose qui a déplu aux esprits des ancêtres et a transgressé une règle : le choix de déclancher la maladie sur elle étant une sanction des esprits des ancêtres : le hasard n’existe pas dans cette forme de pensée : le Kom va réintroduire la paix et l’ordre dans ce type de conflit.

Pour remercier le Kom de sa générosité à mon égard, je suis revenu avec une chèvre pour un sacrifice de remerciements et nous nous sommes quitté après la traditionnelle photo qui rassemblait toute la famille, les petits fils faisant le salut militaire, comme le grand-père…

La cohabitation avec les Peuls

Le territoire Bamoun, qui correspond à une préfecture, est aussi peuplé par les Peuls Bororos, peuple semi-nomade qui élève de grands troupeaux de bœufs, fournissant une viande abondante et de grande qualité à l’ensemble de la sous-région. Un chef de famille Peul rencontré au marché nous a invités, avec Amadou, à assister à la danse donnée à l’occasion de la nomination d’un enfant mâle. Nous y sommes allés, après une longue marche en brousse qui nous a conduit au village d’estive des Peuls : c’est là qu’ils stationnent tant que l’herbe est abondante pour les bœufs, après tout le monde part, on pousse les bêtes devant soi, et on marche jusqu’à trouver de nouvelles pâtures… Des clients achètent parfois un bœuf, on le tue sur place, il est dépouillé, vidé et chargé dans le coffre de la voiture… Les bœufs coûtent cher, environ 150 000 FCFA ; les Peuls sont relativement aisés car ils possèdent des troupeaux assez importants. La danse a eu lieu, interminable, au son des tambours d’aisselle et des chants, tout le monde a mis ses beaux habits, les Peuls sont superbes, élégants et gracieux, l’enfant, nommé, est officiellement accueilli dans son groupe. Les Peuls, anciens agresseurs des Bamouns dans un passé lointain, sont maintenant en paix avec eux ; les deux groupes sont musulmans, mais parlent des langues différentes. Ils cohabitent sur les mêmes territoires, ont des activités complémentaires, mais s’ignorent complètement. Amadou, un enfant du pays, découvrait avec un grand plaisir la culture peule, tout comme moi, tout comme il avait découvert certains aspects cachés de sa propre culture, et j’étais enchanté de ces découvertes : nous découvrions ensemble. Nous avons beaucoup sympathisé avec ces Peuls, qui nous ont invités à manger après la danse, nous avons parlé avec les “vieux”, le groupe des femmes se tenant nettement à l’écart. Amadou manifestait une grande curiosité pour leurs traditions, et nous nous sommes beaucoup parlé, dans un français approximatif : la langue véhiculaire. Le terme de Wally Bouba revenant souvent dans les discussions, j’ai demandé de quoi il s’agissait : en fait c’est un Peul qui occupe une place mythique dans la région, c’est le seul pilote Peul de l’armée de l’air du Cameroun, il pilote un chasseur bombardier à réaction. Parfois, il survole le village, se livre à quelques acrobaties, puis, tout près du sol, il effectue un vol stationnaire au cours duquel, ouvrant ses trappes, il largue des sacs de riz près du village, sous les hourras des villageois.

Ainsi, passant des fêtes ancestrales, des chants et des danses, des costumes fastueux et des pratiques magico-religieuses à la modernité, sans aucune transition, dans cette atmosphère de bienveillance amicale la journée s’est achevée sur un de ces couchers de soleil rougeoyant au milieu des troupeaux et des chants des Peuls qui célébraient la venue d’un enfant parmi eux : merveilleuse Afrique.

 

Notes:

* Pédopsychiatre hospitalier et psychanalyste.