Natacha Odonnat*
Mbolamamy Rakoto**
C. Lambert écrit que « la santé [est la] clé du développement économique ». La lutte contre la pauvreté dépendrait ainsi de l’amélioration de la santé publique. Madagascar a lancé, depuis les années 1960, des programmes de réduction de la pauvreté, mais la situation sanitaire y reste problématique. Le taux de mortalité infantile s’élève à 135 ‰, l’espérance de vie est de 57 ans, les taux de vaccination n’atteignent que 60 % et seuls 50 % de la population ont accès aux soins. Cette situation sanitaire démontre la faiblesse du système de santé malgache, lequel serait incapable de fournir les soins appropriés à la population.
Une réforme a été adoptée le 14 octobre 2003, dans la perspective d’améliorer l’accès de la population aux soins, et a donné naissance au dispositif FANOME. Il s’agit d’un nouveau mécanisme de financement des soins primaires déployé dans les dispensaires publics (appelés désormais Centres de Santé de Base : CSB). Ce financement est a priori fondé sur le paiement des médicaments et des frais de gestion par les usagers. Dans le cadre de ce dispositif, les soins sont gratuits pour tous, et les malades sans ressources (les démunis) peuvent obtenir gratuitement des médicaments en bénéficiant d’un « Fonds d’équité » constitué à cet effet et alimenté par une partie des recettes du CSB.
Les structures de santé appliquant le FANOME sont ouvertes à toute la population. Néanmoins, il apparaît que le FANOME vient compléter les autres dispositifs d’accès aux soins déjà existants, à savoir :
– les services médicaux d’entreprise ou ministériels réservés aux salariés du secteur formel (c’est-à-dire les salariés “légaux” du secteur public et privé)
– les hôpitaux et les cabinets privés qui accueillent essentiellement les personnes riches du fait des coûts élevés des services qui y sont délivrés.
Les usagers les plus à même de consulter les CSB sont donc les “pauvres” du secteur informel, c’est-à-dire du secteur en marge de la légalité.
L’existence du Fonds d’équité au sein du dispositif FANOME fait état d’une véritable solidarité entre les usagers des services de santé (c’est-à-dire les malades) et les plus démunis. Ces usagers sont ainsi les initiateurs d’un mécanisme de redistribution des ressources[1]. Cependant, les usagers étant a priori majoritairement pauvres, cette redistribution ne se déploie donc que dans la catégorie des personnes pauvres et malades. Or, les mécanismes “classiques” de solidarité sont basés sur un modèle de redistribution entre bien portants et malades et surtout entre riches et pauvres.
Dès lors, dans quelle mesure ce nouveau dispositif de financement de la santé, mettant en place un système de solidarité fondé sur des mécanismes de redistribution qui se limitent à la catégorie des malades pauvres, est-il capable de garantir un accès universel aux soins ?
Cet article s’attachera à démontrer que le système de santé offre à la population une couverture maladie limitée car le système de solidarité qui s’y déploie est segmenté et inefficace (I). Le dispositif FANOME illustre l’ambition d’un accès universel aux soins par le biais d’un mécanisme de solidarité et de redistribution plus cohérent (II). Toutefois, le contexte de rareté des ressources rend difficile le maintien d’une redistribution équitable et efficace (III).
I – Une couverture maladie partielle pour un système de solidarité segmenté
Le régime de sécurité sociale malgache, institué en 1967, comporte trois branches : la branche des prestations familiales ; la branche invalidité, vieillesse et décès ; puis la branche accidents du travail et maladies professionnelles. La couverture maladie offerte par la sécurité sociale est ainsi limitée au seul milieu professionnel.
Parallèlement à ce régime, des offres de couverture maladie existent bien qu’elles demeurent incomplètes et partielles
1.1 – Une couverture maladie complète uniquement dans le cadre professionnel légal
Comme le met en évidence le tableau 1, la couverture maladie est différente selon le statut professionnel et selon les structures d’offres de soins consultées.
Tableau 1 : Couverture de la population contre le risque maladie selon le statut professionnelet selon les structures consultées |
|||||
Les structures consultées | Prestations | Salariés du secteur public | Salariés du secteur privé | Autres | Démunis |
Centres Hospitaliers | PMA et soins chirurgicaux ou spécialisés ou complexes non pris en charge en CSB | X | X
si accident du travail ou maladie professionnelle |
O | O |
Centres de soins primaires (CSB / dispensaires ministériels ou d’entreprise) | PMA[2] | X
ou paiement des médicaments |
X
ou paiement des médicaments |
Paiement des médicaments | X |
Légende : X : couvert O : non couvert
|
Les individus qui travaillent légalement (salariés du secteur privé et public) sont en théorie entièrement couverts contre les risques financiers de la maladie. En effet, ils bénéficient d’un système d’assurance obligatoire prévu par le code du travail. En contrepartie de cotisations salariale et patronale, les salariés du secteur privé, ainsi que leurs ayant droits, ont gratuitement accès aux soins primaires si et seulement si ils consultent les services médicaux d’entreprise. De même, les salariés du public ont gratuitement accès aux soins primaires auprès des dispensaires ministériels.
Si les salariés ou les fonctionnaires s’adressent à des structures d’offre de soins primaires autres que les dispensaires ministériels ou d’entreprise, tel que les CSB par exemple, les frais médicaux ne sont pas pris en charge par leur assurance professionnelle.
À l’inverse, en cas d’hospitalisation, les fonctionnaires verront les frais avancés, remboursés par l’assurance s’ils consultent un établissement agréé. Les salariés du secteur privé bénéficient également du remboursement des soins hospitaliers mais uniquement lorsqu’ils sont atteints d’accidents du travail ou de maladie professionnelle[3].
Ainsi, en théorie, les salariés du secteur formel jouissent d’une couverture maladie complète. En pratique, ils restent exposés aux risques financiers de la maladie dans la mesure où le remboursement de leurs frais d’hôpitaux est soumis à condition.
Hors du cadre professionnel légal, les malades doivent s’adresser aux structures publiques ou privées d’offre de soins dans lesquelles ils sont soumis au principe du recouvrement des coûts c’est-à-dire au paiement à la carte.
Depuis la mise en place du FANOME en 2003, les tarifs pratiqués dans les centres publics de soins primaires (CSB publics) sont moins chers qu’en structures privées. Si ces « tarifs préférentiels » ont été mis en place pour favoriser l’accès aux soins des personnes à bas revenus, ils ne peuvent, a priori, être considérés comme une couverture maladie. D’une part, les usagers demeurent exposés aux risques financiers. D’autre part, comme le souligne le tableau 1, ces tarifs ne s’appliquent pas aux autres structures publiques d’offre de soins tels que les hôpitaux, où les coûts sont largement supérieurs.
Ce nouveau mécanisme de financement des soins prévoit également la constitution d’un Fonds d’équité qui doit permettre d’assurer la prise en charge des médicaments des plus démunis. Ce fonds est alimenté par les recettes globales du CSB issues de la vente des médicaments. Le système Fonds d’équité existe uniquement dans les centres de santé de base, son extension aux centres hospitaliers est actuellement à l’étude.
La couverture globale offerte par le système de santé malgache apparaît finalement très limitée : les travailleurs du secteur formel qui bénéficient d’une couverture complète ne constituent que 20 % de la population. Le secteur informel, représentant 80 % de la population, reste la partie la plus exposée aux risques. Le caractère incomplet de cette couverture maladie coïncide avec l’hybridité du système de solidarité qui y est attaché.
1.2 – Un système de solidarité hybride et inqualifiable
La solidarité est une « interdépendance impliquant une responsabilité mutuelle d’assistance et d’entraide réciproques entre les membres d’un groupe, fondée sur le contrat et/ou la communauté d’intérêts » [P. Van Parijs, Refonder la solidarité, Éditions du Cerf, Paris, 1996]. Le modèle social malgache tente de proposer un système de protection maladie qui répondrait à cette définition de la solidarité. Celle-ci se manifesterait par l’existence d’un mécanisme de redistribution des ressources. Il s’inspire des modèles « classiques » de solidarité sans réussir à proposer un modèle cohérent qui lui soit propre.
Tableau 2 : Le système de protection maladie des salariés du secteur formel
au vu des modèles bismarckien et de protection sociale |
||||
Caractéristiques | Modèle
bismarckien |
Modèle
bévéridgien |
Régime des
salariés du privé |
Régime des
salariés du public |
Couverture | Selon la catégorie professionnelle | Universelle | Selon la catégorie professionnelle | Selon la catégorie professionnelle |
Contribution au financement par | Salariés | Tous
les contribuables |
Salariés | Salariés et tous les contribuables |
Mode de
financement |
Cotisations
salariales |
Impôt | Cotisations
salariales |
Cotisations
salariales et impôt |
Système
de solidarité |
Redistribution salariale et
horizontale |
Redistribution horizontale et / ou verticale | Redistribution salariale et
horizontale |
Redistribution salariale et
horizontale |
Au vu des caractéristiques des modèles classiques de protection sociale telles que les montre le tableau 2, le régime de protection maladie des salariés et des fonctionnaires possède à la fois des traits du système bismarckien et du système de protection sociale.
Le modèle bismarckien est celui où « les travailleurs renoncent obligatoirement à une partie de leur rémunération présente pour constituer un fonds qui interviendra dans le paiement des soins dont ils auront besoin »[4]. La protection maladie est garantie par un système d’assurance fondé sur une affiliation strictement professionnelle. En ce sens, le régime de protection maladie des salariés et fonctionnaires déploie un système de solidarité salariale horizontale dans lequel chaque travailleur cotise pour lui et pour les autres et obtient les mêmes droits pour les mêmes besoins.
Le système de protection maladie des fonctionnaires a également trait au modèle. Dans ce modèle, « tout titulaire de revenus, renoncerait obligatoirement à une partie de ses revenus pour constituer un fonds qui fournira à tout membre de la société un niveau minimum de ressources »[5]. L’outil généralement utilisé pour appliquer ce modèle est l’impôt. En outre, le modèle préconise le respect de trois principes : l’unicité (une structure d’administration unique), l’universalité (des services offerts à tous) et l’uniformité (la même prestation pour tous).
Ces modalités se retrouvent dans le régime de protection maladie des fonctionnaires car les prestations qu’ils perçoivent sont indirectement fiscalisées. Elles sont financées par le budget de fonctionnement des ministères, ce budget étant constitué par les recettes fiscales de l’État.
Ainsi, le système de protection maladie des fonctionnaires se double d’un autre mécanisme de solidarité qui résulte de la redistribution horizontale des ressources des contribuables à l’endroit des fonctionnaires[6].
Au final, nous nous retrouvons dans le régime des fonctionnaires et salariés face à un système de solidarité hybride et inqualifiable.
À l’inverse des fonctionnaires et des salariés, les individus qui sont concernés par le recouvrement des coûts ne semblent bénéficier d’aucune forme de mutualisation des ressources, et ainsi d’aucune forme de solidarité, qui leur permettrait de se protéger en permanence contre le risque maladie. Tel semble être le cas de la majorité des usagers des CSB.
Seuls les démunis, grâce au Fonds d’équité, font l’objet d’un mécanisme de solidarité qui leur permet d’accéder aux soins grâce à un transfert des ressources des usagers disposant de revenus à leur endroit.
Pourtant, dans le FANOME, la solidarité ne se limite pas à la constitution du Fonds d’équité. Une analyse détaillée du fonctionnement du dispositif révèlera que les usagers des CSB bénéficient d’un véritable mécanisme de solidarité à travers une redistribution des ressources de tous les contribuables.
2 – Le FANOME ou l’ambition de l’accès universel aux soins
2.1 – Le FANOME, l’alternative entre le tout privé et le tout gratuit pour une couverture universelle
Le FANOME, institué par le décret n° 2003-1040 du 14 octobre 2003, est un mécanisme de financement communautaire pour la santé. Il poursuit quatre objectifs : l’accès de tous au diagnostic par la gratuité des consultations, la disponibilité permanente de médicaments dans les formations sanitaires publiques, la participation communautaire dans la gestion des centres de santé de base et l’accessibilité des soins aux démunis. Le FANOME est l’aboutissement d’un long processus politique en matière de financement de la santé.
En 1995, le principe de la Participation Financière des Usagers (PFU) était mis en place. Les consultations et médicaments étaient payants. Jusqu’alors, et ce depuis la période coloniale, les soins et les médicaments étaient gratuits, financés par un budget sanitaire autonome[7]. Dans ce système du tout gratuit, l’ambition était de couvrir la totalité de la population contre les risques maladie, dont les risques financiers. Mais les effets négatifs inhérents à ce système qui a trait au modèle béveridgien de protection sociale, ont fait surface. File d’attente, mauvaise qualité des services, comportement négatif du personnel corrompu et peu professionnel, manque de médicaments, etc. ont entraîné une perte de confiance de la population et un recul de l’utilisation des services de santé de 1’État.
La PFU était donc présentée comme la solution à ces lacunes. Elle partait du postulat que l’introduction du système de paiement ne devait pas avoir d’impact négatif sur la fréquentation des services de santé. Les fonds collectés auraient été alloués à l’amélioration de la qualité des soins et des services, la demande de santé aurait donc augmenté[8]. Le postulat s’est avéré faux.
Une étude de l’INSTAT[9], menée en 2003, a montré que la mise en place de la PFU a rendu confiance aux usagers quant à la qualité des services et à la disponibilité des médicaments. Cependant, la nécessité de paiement a provoqué la baisse du pouvoir d’achat des usagers. En effet, le montant d’une ordonnance établie dans ces formations sanitaires pouvait atteindre jusqu’à 45 % du revenu des usagers. De ce fait, le taux de visite des plus pauvres auprès des formations sanitaires publiques baissait d’environ 40 % en période de soudure faute d’argent pour assumer le coût de ces services. Les plus pauvres comptaient alors davantage sur les sources alternatives de service de santé (médecine traditionnelle, vendeur à la sauvette de médicaments) pour les maladies courantes sans gravité.
Face aux échecs des systèmes du tout public et du tout privé, le FANOME a été institué dans le but de remédier aux insuffisances du système de santé et à l’absence de couverture maladie. Bien plus, ce mécanisme fait état de la fonction redistributive de l’État alors même qu’elle n’apparaissait pas a priori.
2.2 – Le FANOME : un mécanisme de redistribution par voie budgétaire et transfert social
Les mécanismes en œuvre dans le FANOME reprennent les modalités classiques du financement des dépenses de santé et font ainsi état d’une redistribution des ressources par voie budgétaire.
En effet, en macroéconomie de la santé, les dépenses de santé (D) sont déclinées par cette équation :
D = (I + C) + M + A.
Le premier terme (I + C) correspond aux impôts et / ou cotisations considérés comme des prélèvements obligatoires.
Le deuxième terme « M » équivaut au ticket modérateur, c’est-à-dire aux frais médicaux acquittés par les patients.
Le troisième terme « A » renvoie aux primes d’assurances de santé versées volontairement par les assurés[10].
Dans le FANOME, la redistribution des fonds publics (I + C) se fait à travers la prise en charge par l’État des salaires des agents de santé des CSB et des médicaments servant à la lutte contre les maladies transmissibles et le renforcement du système de prévention. La tarification préférentielle des autres médicaments vient parachever ce mécanisme redistributif dans la mesure où l’État finance à hauteur de 65 % les médicaments proposés en CSB. Les 35 % restants laissés à la charge des usagers correspondent au deuxième terme « M ». Enfin, le troisième terme, « A », n’interviendrait dans le FANOME que dans l’hypothèse où les usagers adhèreraient à des assurances privées ou à des mutuelles communautaires qui prendraient alors en charge le « ticket modérateur » laissé aux patients.
Malgré ce mécanisme de redistribution par voie budgétaire, instituant un véritable système de solidarité, l’accès aux soins d’une partie de la population reste entravée par des difficultés financières. Les pouvoirs publics ont tenté de remédier à ces difficultés en mettant en place un système de transfert social, favorable aux démunis dans le cadre du Fonds d’équité.
En effet, le FANOME prévoit l’accès des démunis aux soins par le biais d’un Fonds d’équité qui leur permet d’obtenir gratuitement des médicaments. Les démunis sont généralement définis comme « les personnes reconnues par la société comme les plus nécessiteuses, sans ressources et n’ayant pas la capacité de subvenir à leurs besoins ; ceux qui ne possèdent absolument rien et vivent au jour le jour en fonction d’un emploi trouvé au hasard qui apporte la nourriture du jour.
Ce Fonds d’équité s’inscrit dans une logique de transfert social. En effet, le Fonds est constitué grâce à un mécanisme de déplacement de pouvoir d’achat allant des usagers des CSB qui peuvent payer vers les démunis qui, eux, ne peuvent pas payer. Le fonds est essentiellement constitué à partir de la marge bénéficiaire de la vente de médicaments en CSB, à hauteur de 2,2 %. Le Fonds d’équité apparaît alors comme un mécanisme impliquant au départ un prélèvement autoritaire (les 2,2 % des recettes) et à l’arrivée une affectation à des individus ou à des groupes, en l’occurrence les démunis. Il s’agit au final d’une sorte d’« impôt sur les maladies », consistant à prélever une fraction de la rente des patients qui peuvent payer. Cette pratique est une approche privilégiée dans les pays où l’impôt et / ou les cotisations sociales restent difficiles à lever. En outre, l’existence de cet impôt fait état de l’existence d’une redistribution au profit des démunis, donc d’un système de solidarité.
2.3 – Un modèle de solidarité de type doublé d’un mécanisme d’assistance
Au regard des critères qui constituent les modèles « classiques » de protection sociale synthétisés dans le tableau 2, le FANOME correspond globalement au modèle de Beveridge du fait d’une couverture en théorie universelle, du financement par voie budgétaire et de l’obligation de contribution pour tous.
Tableau 3 : Système de protection maladie proposé par le FANOME et son Fonds d’équité | |||
Caractéristiques | Modèle | FANOME | Fonds d’équité |
Couverture | Universelle | Universelle | Les plus démunis |
Obligation
de contribution pour |
Tous les contribuables | Tous
(excepté les démunis) |
Tous
(excepté les démunis) |
Mode de financement | Impôt | Voie budgétaire
(impôt, aide financière extérieure) |
Impôt sur la rente des patients |
Système de solidarité | Redistribution
horizontale et / ou verticale |
Redistribution
horizontale |
Redistribution verticale |
Tout d’abord, comme le souligne le tableau 3, le FANOME propose une couverture universelle, tel que le modèle le préconise. Il s’adresse par défaut à ceux qui ne bénéficient pas du système de solidarité salariale, soit 80 % de la population, mais les salariés du public et du privé peuvent également y prétendre.
Par ailleurs, le socle transparaît dans le mode de financement. Il s’agit d’un financement par voie budgétaire, notamment à travers la redistribution de l’impôt (et de l’aide financière extérieure). On observe à travers ce mode de financement une redistribution horizontale des ressources de tous les contribuables vers les usagers des CSB.
Parallèlement à ce mécanisme de redistribution horizontale, se déploie dans le FANOME, une forme de redistribution verticale entre les usagers des CSB et les démunis à travers le Fonds d’équité. Celui-ci peut d’ailleurs être assimilé au dispositif du « don collectif obligatoire » tel qu’il est conçu par la philosophie du libéralisme distributif. Le Fonds d’équité serait le résultat d’un don, d’une « charité publique » provenant des membres de la société disposant de ressources pour les individus dans le besoin. Le Fonds relèverait de fait, de la bienfaisance publique et s’inscrirait dans une « pure logique assistantielle ». Cette assistance ouvre aux démunis un accès minimum aux soins qui, néanmoins, ne constitue pas un droit ; il dépend du « choix » du donateur d’être charitable. Précisément dans le cas du Fonds d’équité, l’accès aux soins des démunis n’est qu’un bénéfice potentiel encore soumis à condition et non un droit prévu par la loi alors même que la Constitution de la IIIe République affirme en son article 19 que « l’État reconnaît à tout individu le droit à la protection de sa santé dès sa conception ». En effet, le nombre de démunis pris en charge par une Commune est proportionnel à la somme disponible dans le fonds. Les prétendants au Fonds d’équité ne peuvent donc pas se prévaloir de la certitude d’un « droit créance » comme le préconisent les mécanismes de protection sociale[11]. Ce sont les pouvoirs publics qui choisissent à qui donner et quand donner.
Ce dispositif peut malgré tout être lu comme un mécanisme solidaire de redistribution verticale. Le Fonds d’équité est assimilable à un mécanisme de justice sociale, au sens de Rawls, puisqu’il organise l’offre de soins de telle sorte qu’elle soit favorable aux plus faibles. La justice sociale et l’égalité sont restaurées par le biais de ce mécanisme de redistribution verticale.
Cependant, cette redistribution verticale est limitée par le fait que les populations les plus riches n’y contribuent pas. Elle va ainsi à l’encontre des critères d’efficacité et de justice sociale.
III – Le FANOME : système de santé du pauvre, par le pauvre pour le pauvre
3.1 – Une redistribution à l’intérieur de la catégorie des « malades »
En premier lieu, le fonctionnement de ce système de redistribution qui se limite à la catégorie des malades pose un problème éthique : le Fonds d’équité étant alimenté par une partie des « contributions » des usagers du CSB, les malades les plus pauvres n’ont accès aux soins que si d’autres malades « moins pauvres » ou « non pauvres » consultent le CSB. Le bien-être des premiers n’est donc atteint qu’avec la détérioration du bien-être des derniers. Une certaine forme d’égalité est certes instaurée mais elle se déploie de façon négative et régressive. Or, une véritable égalité s’obtient, « non pas en détériorant la santé de celui qui est en bonne santé […] mais en améliorant l’état de celui qui est malade. »[12].
Par ailleurs, si ce mécanisme apporte une certaine forme de solidarité et de couverture contre le risque maladie, il n’assure aucune pérennité au système : la couverture des malades les plus pauvres ne sera que ponctuellement assurée puisque la somme disponible dans le Fonds d’équité est tributaire du taux de fréquentation des CSB qui peut varier au fil du temps. Ce taux dépend essentiellement des périodes de résurgences épidémiologiques et de fluctuations économiques. Lorsque ce taux diminue, moins de démunis seront susceptibles d’être couverts contre le risque maladie, leur accès aux soins devient “intermittent”. Or, une couverture universelle implique que ceux qui ont besoin de soins puissent en obtenir à tout moment. Par ailleurs, si l’accès aux soins des plus pauvres doit dépendre de la maladie des autres, il faudrait que ces derniers soient structurellement malades pour qu’une couverture durable soit assurée aux plus pauvres.
Le système de santé malgache se retrouve dès lors face à une contradiction de taille, son but ultime étant de produire de la santé, pour tous.
Obtenir une couverture durable contre le risque maladie pour les plus pauvres implique ainsi que la contribution au Fonds d’équité n’incombe pas aux seuls malades, c’est-à-dire aux seuls usagers des CSB. La contribution devrait donc également s’imposer aux personnes non malades, qui ne consultent pas nécessairement les CSB ; en somme, au reste de la population qui a les moyens de contribuer. Au final, la véritable question est celle d’une redistribution des revenus au sein de la population.
3.2 – Un système de redistribution sans redistribution des revenus
Une forme de redistribution verticale est retrouvée dans le cadre du Fonds d’équité, mais elle n’est pas équitable. En effet, il apparaît que les pauvres constituent la majorité des usagers des CSB. Par ailleurs, les plus aisés ont tendance à s’adresser aux structures “les plus chères” du fait d’un mécanisme psychologique qui les amène à considérer que les prix élevés sont un gage de qualité. Dès lors, ceux qui en ont les moyens pratiquent l’autoréférence en hôpital ou s’adressent aux cabinets privés. En outre, les hôpitaux et les cabinets privés possèdent des ressources humaines expérimentées et spécialisées, ce qui les conforte dans l’idée que ce personnel en sait davantage que les prescripteurs des formations sanitaires de base. De ce fait, les CSB, désertés par les riches, sont laissés aux pauvres.
Dès lors, ce système de redistribution qui s’opère dans le cadre du FANOME pour permettre aux démunis d’accéder aux soins se fait exclusivement entre les pauvres. Ce biais pose un sérieux problème quant à la pérennité du système. Le transfert de pouvoir d’achat qui s’opère au sein du dispositif s’accompagne d’un transfert de précarité : la majorité des usagers des CSB ne font pas partie du secteur formel, ils ne sont donc pas assurés d’avoir des revenus réguliers. Or, l’accès aux soins des usagers et des démunis dépend de l’existence d’un revenu. La sécurité de l’accès aux soins dépend ainsi de la sécurité même des revenus, ici inexistante. Quelle couverture maladie efficace peut alors apporter un dispositif dont l’existence même dépend de la contribution de personnes au revenu précaire et irrégulier ?
Par ailleurs, bien qu’il existe une véritable solidarité au sein du système, le mécanisme de redistribution qui y est attaché est confronté à une difficulté d’ordre éthique puisqu’elle ne concerne que les plus pauvres : ce sont les maigres ressources des moins pauvres qui sont redistribuées vers les plus pauvres. Or, une véritable justice sociale est fondée sur une redistribution équitable, une redistribution qui s’opèrerait des « non pauvres », c’est-à-dire les riches, vers les plus pauvres ou qui mettrait toute la population à contribution.
3.3 – Vers de nouvelles possibilités de redistribution des ressources ?
Avec 70 % de la population vivant sous le seuil de pauvreté, la situation globale à Madagascar est celle d’un pays où la pauvreté est largement dominante. La question qui se pose dès lors est celle de la véritable efficacité d’une redistribution verticale des revenus des riches du pays vers ses pauvres. Un tel système de solidarité implique qu’il y ait un strict déplacement du pouvoir d’achat des riches vers les pauvres. Mais les capacités issues de ce déplacement de pouvoir d’achat peuvent-elles suffire à répondre à la globalité des besoins de la population en terme de santé ? Le fait que 30 % de la population vive au-dessus du seuil de pauvreté n’indique rien sur les véritables capacités redistributives du pays.
Une autre forme de redistribution équitable serait celle qui met toute la population à contribution, à travers un prélèvement progressif par lequel chacun participe à hauteur de ses revenus. Cependant, il est difficile d’imposer une taxation supplémentaire aux fonctionnaires et aux salariés qui d’une part, ont payé pour leur propre assurance et d’autre part, ont participé au financement du FANOME par le truchement des impôts. Par ailleurs, 80 % de la population fait partie du secteur informel et n’est donc pas imposable. Toutefois, le fait de ne pas être imposable ne signifie pas qu’ils ne puissent pas participer à ce mécanisme de redistribution. Ils peuvent être mis à contribution par le biais de cotisations. Or, dans un contexte de rareté des ressources, il est d’autant plus difficile d’imposer des cotisations que la population est sensible au coût d’opportunité, c’est-à-dire qu’elle aurait une propension à ne plus cotiser en constatant qu’elle ne profite pas du fonds constitué. Elle privilégierait l’utilisation de cet argent pour la consommation d’autres biens jugés plus utiles ou préférables et adopterait des comportements “d’évasion”. Face à ces difficultés, l’impôt indolore qui s’applique au moment du passage des usagers en CSB par le biais de l’achat de médicaments constitue aujourd’hui pour les pouvoirs publics la seule alternative à la taxation directe ou à l’imposition d’une cotisation pour constituer le Fonds.
Conclusion
Les pouvoirs publics malgaches ont tenté, par le biais du FANOME, de mettre en place une réforme visant à favoriser l’accès universel aux soins. Le FANOME constitue une véritable originalité en ce qu’il s’attaque de front à la situation des plus pauvres. Les coûts des services de santé ont été sensiblement réduits et des soins gratuits sont garantis aux démunis. Néanmoins, contrairement aux attentes, ce système ingénieux n’assure qu’une protection maladie limitée car les usagers sont toujours exposés aux risques financiers de la maladie. Il apparaît que c’est l’originalité même du dispositif qui en fait sa faiblesse. En se concentrant exclusivement sur les pauvres, le système s’égare en ce qu’il assure une redistribution entre les seuls pauvres et entre les seuls malades. L’alternative est la mutualisation des ressources afin de permettre à tous d’accéder aux soins, indépendamment de leur situation financière. Il convient dès lors, de revoir le type de contribution financière de la population, nécessaire à la constitution d’un mécanisme de protection pérenne contre le risque maladie. La tâche est d’autant plus ardue qu’il est indispensable d’appréhender le secteur informel. En ce sens, l’introduction d’une certaine forme d’institution-nalisation du secteur informel s’avère primordiale.
Par ailleurs, depuis 2005, l’État préconise « l’amélioration de l’accès des malgaches aux services de santé tout en les protégeant des maladies en évoluant vers une éthique utilitariste » (Ministère de la Santé, 2005). Cette dernière terminologie pose bien des interrogations concernant la véritable approche idéologique adoptée dans la mise en place du FANOME. Selon Henriet et Rochet de l’école utilitariste, tout citoyen rationnel ignorant son risque individuel demandera une assurance maladie universelle imposant à l’ensemble des individus en bonne santé de financer les soins de ceux qui ne le sont pas. Dans cette optique, évoluer vers une éthique utilitariste serait-ce arriver à convaincre tous les malgaches de la nécessité de cotiser ou d’être imposé pour la mise en place d’une assurance maladie universelle ? Pour l’heure, la question reste en suspens. Le FANOME n’en est qu’à ses débuts, les éventuelles restructurations à venir nous en diront plus.
Éléments de bibliographie complémentaire
Direction de la recherche, des études et de la planification, Annuaire des statistiques du secteur santé de Madagascar, Ministère de la santé, Tananarive, 2002.
Direction du Développement des Districts sanitaires, Rapport de l’atelier sur la capitalisation des acquis sur les mutuelles, Ministère de la Santé, Tananarive, 2005.
Direction du développement et de la coopération technique, Le risque maladie dans les assurances sociales : bilan et perspectives dans les PVD, Ministère des Affaires Étrangères, Paris, 2000.
- Glick et M.Razakamanantsoa, La distribution des services sociaux à Madagascar : 1993-1999, INSTAT, 2002.
M-E. Gruenais, « Communautés et État dans les systèmes de santé en Afrique », in B. Hours, (sous la dir. de). Systèmes et politiques de santé, Paris, Karthala, 2001.
INSTAT, Salaires minimums mensuels 1984-2001, Tananarive, 2001.
INSTAT / Cornell University, Les pauvres et la participation financière des usagers dans le secteur santé, INSTAT, Tananarive, 2003.
Journal Officiel de la République de Madagascar, n° 2986, 27 août 2005.
Journal Officiel de la République de Madagascar, n° 2993, 10 octobre 2005.
Loi n° 2003-037 portant loi de Finances pour 2004 du 30 décembre 2003.
Organisation Mondiale de la Santé, Rapport sur la santé dans le monde : pour un système de santé plus performant, OMS, 2000,.
- Routier, (sous la dir. de) « La santé en Afrique, anciens et nouveaux défis », Afrique contemporaine, n° 195, 2000.
Secrétariat général, Guide FANOME, Ministère de la Santé, Tananarive, 2004.
2e Colloque International, CERDI Clermont-Ferrand, « Financement de la santé dans les pays en développement », 1er et 2 décembre 2005.
Site Internet de l’Institut National de la Statistique Malgache : <www.instat.mg>.
Site Internet du Ministère de l’Économie, des Finances et du Budget de Madagascar : <www.mefb.gov.mg>.
Site Internet du Ministère de la Santé et du Planning Familial de Madagascar : <www.sante.gov.mg>.
Notes:
*et ** Séminaire Tiers-monde, Institut de Sciences Politiques, Rennes.
[1] Il existe deux types de redistribution (des ressources). La redistribution horizontale est un mécanisme de partage des ressources de tous les individus qui en disposent afin de permettre à tous (y compris ceux qui n’ont pas contribué à ce partage) de bénéficier de prestations égales. La redistribution verticale consiste en un transfert des ressources des riches vers les pauvres.
[2] Le PMA, « Paquet minimum d’activité », est composé des soins préventifs et curatifs (vaccination, consultation pré et post natale, traitement de traumatismes courants, analyses de base de laboratoire, etc.).
[3] B.N. Richard, Hôpital et système de soins de santé à Madagascar, L’Harmattan, Paris, 2005.
[4] Ibid.
[5] Ibid.
[6] B.N. Richard, Hôpital et système de soins de santé à Madagascar, op. cit.
[7]B.N. Richard, Hôpital et système de soins de santé à Madagascar, op. cit.
[8] B. Boidin et A. Hamdouch (sous la dir. de), « Institutions et santé dans les pays en développement », Mondes en développement, vol. 33, n °131, de Boeck, Paris, 2005.
[9] INSTAT : Institut National des Statistiques de Madagascar.
[10] B. Majnoni d’Intignano et P. Ulmann, Économie de la santé, PUF, Thémis, Paris, 2001.
[11] R. Castel, Les métamorphoses de la question sociale, Fayard, Paris, 1995.
[12] C. Schneider-Bunner, Santé et justice sociale, Economica, Paris, 1997.