Pour une approche écologique de l’agriculture paysanne : la « ferme visionnaire » (zéro – émission, zéro – déchet)

Mae-Wan Ho*

d’après George Chan [Ce qu’il serait possible de faire, compte tenu des techniques actuelles, (ndlr)]

 

137-page-001.jpgNous vivons une crise énergétique, le carburant et le combustible à bon marché sont des choses du passé, mais le système dominant pour notre alimentation reste intensément consommateur en énergie. Le Programme pour l’Environnement des Nations Unies estime que le secteur de l’alimentation consomme environ 10-15 % de l’énergie totale dans les pays industrialisés[1]. Les évaluations pour le secteur alimentaire aux États-Unis et au Canada sont respectivement de 17 % et de 11,2 %[2], en y incluant l’énergie totale consommée au niveau des fermes, pour la transformation, le conditionnement, le transport et le stockage des produits agricoles, ainsi que l’énergie employée par les ménages pour acheter, stocker et préparer la nourriture[3]. Ces chiffres n’incluent pas les coûts énergétiques liés aux équipements et aux bâtiments, aux transformations des produits alimentaires, à la collecte des déchets et à leur traitement, ou encore les infrastructures routières pour les transports. Ils n’incluent pas non plus l’énergie consommée par les importations et les exportations d’aliments. Le commerce alimentaire mondial détruit le niveau de vie des fermiers partout dans le monde, alors que les consommateurs sont réduits à acheter les produits mis sur le marché à travers les chaînes alimentaires de la distribution[4], tandis que des excédents alimentaires subventionnés sont évacués des pays riches du Nord vers les pays pauvres du Sud[5].

n rapport a été publié récemment à la demande de l’organisme britannique DEFRA (Department of the Environment, Food and Rural Affairs), chargé de l’administration de l’Environnement, de l’Alimentation et des Affaires Rurales, sur les distances effectuées par les produits alimentaires au Royaume-Uni[6]. Il estime que les coûts directs économiques, environnementaux et sociaux du transport des aliments sont supérieurs à 9 milliards de livres chaque année. Les difficultés de trafic sont estimées à 5 milliards de livres, les accidents à 2 milliards de livres et les 2 milliards restants correspondent aux émissions de gaz à effet de serre, à la pollution de l’air, aux bruits et aux dégâts causés aux infrastructures. Or la valeur de la production agricole est évaluée par le rapport à 6,4 milliards de livres et celle du secteur industriel de transformation et de production des aliments et des boissons à 19,8 milliards de livres. En d’autres termes, le total de 26,2 milliards de livres estimés pour l’agriculture et l’industrie des aliments et boissons, s’accompagne d’une externalisation de 9 milliards de livres de coûts de transport, soit 34 % des coûts totaux[7].

Les pratiques agricoles non durables des décennies passées ont eu comme conséquence des pertes massives de terres arables cultivables, du fait de l’érosion et de l’augmentation de la salinité ; ces pertes se chiffrent à 20 millions d’hectares par an, ce qui correspond encore à 1,3 % des surfaces cultivées mondiales[8]. Le remplacement de ces surfaces perdues est responsable de 60 % de la déforestation planétaire, ce qui accélère considérablement le réchauffement climatique.

Enfin ce réchauffement au niveau mondial menace la production de nourriture du fait de la seule augmentation de la température. Les rendements tombent de 10 % pour chaque élévation d’un degré centigrade de température nocturne[9] et les plus récentes prédictions font état d’une élévation globale des températures moyennes située entre 1,9 à 11,5 degrés dans le cours de ce siècle, lorsque le gaz carbonique dans l’atmosphère va atteindre 560 ppm, (ou parties par million), soit le double du niveau enregistré au début l’époque préindustrielle[10].

Pour surmonter cette crise, beaucoup peut être fait à travers notre système d’alimentation. Une évaluation du secteur alimentaire français aboutit à un chiffre de 30 % des émissions totales de carbone au niveau national ; et encore ces chiffres n’incluent-ils pas ce qui est lié aux importations et aux exportations, aux utilisations domestiques au niveau des familles, le stockage et aux transformations industrielles d’aliments, ainsi que ce qui se rapporte aux matières fertilisantes importées[11].

Lester Brown, un observateur mondial réputé, résume ainsi les retombées de cette “bulle de l’économie environnementale” qui s’est faite jour à l’issue de décennies d’une exploitation non durable des ressources terrestres : « effondrement des prises lors des pêches, réduction des forêts, extension des déserts, élévation de la concentration en gaz carbonique, érosion des sols, élévation des températures, abaissement du niveau des nappes souterraines, fonte des glaciers, détérioration des prairies naturelles, élévation du niveau des mers et des océans, assèchement des lits des rivières et des fleuves et disparition des espèce vivantes ». Il nous avertit que la bulle de l’économie environnementale est en voie d’effondrement, et que le secteur le plus vulnérable est celui de la nourriture, le plus grand défi étant d’alimenter la population mondiale[12]. Il nous dit également que nous devons restructurer l’économie « à la vitesse grand V, comme en temps de guerre », prendre en compte et annoncer la vérité écologique.

Ce que Lester Brown n’a pas dit tout à fait précisément, c’est que le vieux modèle est aussi responsable de beaucoup de souffrance et de pauvreté humaines. Ce modèle passéiste n’étale pas seulement ses déchets à la surface de notre terre, mais il répand également ses effets négatifs, et pour les mêmes raisons, parmi les sociétés et les populations. C’est la croyance fondamentaliste et erronée dans la survie du plus fort, dans la compétition et l’exploitation comme lois du marché avant les lois de la nature[13].

Pour réorienter ces évolutions négatives, nous avons besoin d’un nouveau paradigme : la « ferme visionnaire »

Une exploitation agricole autosuffisante et hautement productive, un centre de recherche et un incubateur pour de nouvelles technologies et de nouvelles idées, une unité autosuffisante pour ses approvisionnements en énergie et nourriture, basée sur des relations de réciprocité et de mise en synergie, plutôt que sur la concurrence : c’est le noyau dur, situé au centre d’un système soutenable ou durable de production et de consommation des aliments, dont nous avons besoin pour une économie postérieure à l’ère des combustibles fossiles. Un microcosme du nouveau paradigme que nous voulons mettre en route d’une manière très concrète. C’est pourquoi ISIS se propose d’installer un prototype de cette « ferme visionnaire », dans un but de démonstration, d’éducation et de recherche. Cette ferme moderne combinera les technologies les plus appropriées. Elle sera au service de la recherche, de l’éducation et de la formation, et servira d’incubateur et de centre de recherche pour de nouvelles technologies, de nouveaux concepts et de nouvelles connaissances.

Par exemple, la génération combinée de puissance et de chaleur est couramment réalisée en utilisant un moteur à combustion interne, qui est bruyant et produit des émanations toxiques. L’idéal est d’avoir une génération de puissance et de chaleur à partir d’une cellule de pile à combustible. Les piles à combustible sont en théorie efficaces et sans émission. Une pile à combustible est un générateur d’électricité à partir d’hydrogène pur et ne produit rien d’autre que de l’eau comme produit secondaire. Or de nouvelles générations de piles à combustible en cours de développement peuvent utiliser du méthane et le transformer en ion d’hydrogène. Une ferme dans le Wisconsin, aux États-Unis, conduit des expérimentations à partir d’un tel prototype, mais il n’est pas encore aussi performant qu’un moteur à combustion interne[14]. Le problème majeur réside dans le fait que le biogaz doit être en grande partie nettoyé préalablement à son emploi pour l’alimentation de la pile à combustible, ce qui aboutit à une perte importante de méthane.

Une autre voie consiste à convertir le méthane en hydrogène, avec un haut rendement, en utilisant un nouveau procédé thermo-catalytique avec l’aide du rayonnement solaire[15], puis à utiliser ensuite l’hydrogène pour actionner des véhicules. Encore une autre piste consiste à réaliser une digestion en anaérobiose en deux temps : une première phase en conditions légèrement acides optimise la production d’hydrogène, suivie d’une seconde phase en milieu à pH neutre pour la production de méthane[16]. Bien que le stockage de l’hydrogène constitue encore un problème, il y a tout un champ de recherche à mettre en œuvre. Des réservoirs d’hydrogène sont maintenant utilisés un peu partout à travers le monde, à un niveau expérimental, pour faire circuler des autobus. Mais pour les plus petits véhicules, l’idéal est de stocker l’hydrogène dans un absorbant solide de poids léger et d’utiliser cela avec une pile à combustible. Il y a également des développements prometteurs dans ces domaines[17].

De même, comme il a déjà été mentionné, les nouvelles générations de panneaux solaires sont moins coûteux à l’achat, faciles à installer et à entretenir et il n’y a aucune raison de ne pas les inclure comme une technologie centrale pour produire de l’énergie à côté du digesteur producteur de biogaz.

Un diagramme schématique de la « ferme visionnaire »[18], c’est-à-dire d’une ferme intégrée à émissions réduites et avec des fonctions énergétiques et alimentaires, est présenté ci-après.

[schéma indisponible]

Comment les objectifs de la ferme visionnaire peuvent-ils être atteints ?

Le digesteur en anaérobiose[19], producteur de biogaz, est la clé de voûte technologique de la ferme visionnaire. Les digesteurs peuvent être de n’importe quelle taille, des plus petits construits en matière plastique, avec des bidons usagés de carburants ou des moulages en fibre de verre, jusqu’aux plus gros réalisés en béton armé, comme George Chan nous l’a montré[20]. J’ai rencontré de toutes petites installations enterrées, simples et faciles d’entretien, pour les besoins d’une seule famille[21], mais aussi des constructions de très grandes dimen­sions pour les besoins d’industries manufacturières ou pour des usines de traitement des déchets. J’en ai trouvé une qui sert au traitement des toilettes scolaires à Addis-Abeba, en Éthiopie, enterrée dans le soubassement avec deux ouvertures recouvertes. Les fumiers des animaux peuvent y être ajoutés à travers l’un des trous et remués avec un bâton. La seconde ouverture est connectée à un tuyau avec une valve, pour contrôler le flux de biogaz. À l’inverse, deux très grands digesteurs, de 2 500 m3 chacun, ont été installés sur une exploitation de 1 000 acres (400 ha) dans le Wisconsin, aux États-Unis, qui héberge mille têtes de bovins[22]. Ils sont complète­ment automatisés, chauffés et surveillés, avec des alarmes appropriées, des valves, des sifflets etc. Mais George Chan nous a mis en garde : plus c’est automatisé et plus ça risque d’aller de travers. Aussi le défi essentiel est de concevoir des digesteurs peu coûteux, faciles à utiliser et à entretenir, et plutôt à taille humaine.

Les systèmes énergétiques de digesteurs producteurs de biogaz peuvent traiter toutes sortes de substrats : des matières grasses et des huiles, des déchets de panification, des rebuts alimentaires, du maïs et des graminées ensilées, des coupures de journaux et magazines, des résidus de brasseries, les fumiers de volailles, les déchets de pommes de terre, enfin les fumiers de porc et de bovin. Il est possible de produire des surplus de biogaz supplémentaire si cela est nécessaire. L’incitation à produire plus de biogaz tient au fait que le méthane peut-être utilisé directement comme carburant pour les voitures et les équipements agricoles, après avoir été purifié et comprimé. D’autre part, les digesteurs produisant du biogaz constituent certainement la meilleure solution pour obtenir de l’énergie à partir des déchets plutôt que par leur incinération, car celle-ci implique la perte d’éléments nutritifs provenant de ressources irremplaçables. Les sociétés qui produisent les grands digesteurs fournissent également une unité combinée de production d’énergie et de chaleur, à partir d’un moteur à combustion interne qui utilise le biogaz pour générer chaleur et électricité. Ces unités génératrices de chaleur et d’électricité peu­vent maintenant produire de l’électricité avec une efficacité de 30 %, avec 50 % d’énergie récupérée sous forme de chaleur, ce qui donne une conversion énergétique de 85 % qui est donc élevée.

 Les avantages de la « ferme visionnaire »

Tout d’abord, nous récupérons les gaz à effet de serre (biogaz, méthane) non seulement à partir des fumiers, des animaux d’élevage et des eaux usées, mais également des résidus de récoltes et de certains résidus alimentaires, qui constituent les matériaux de base pour le digesteur anaérobie ; ce dernier est producteur de carburants, qui se substi­tuent aux carburants fossiles pour couvrir les besoins en énergie sur l’exploitation. Ceci réduit doublement les émissions de carbone : première­ment en évitant que le méthane et le protoxyde d’azote [gaz à effet de serre] émanant des déchets de l’exploitation ne se répandent dans l’atmosphère ; et deuxièmement, par l’économie des carburants fossiles remplacés par le méthane. Par exemple, une ferme de 100 acres (40 ha environ) avec 80 vaches — ce qui représente une belle superficie pour une ferme de démonstration — avec de nombreux bosquets, un restaurant gastronomique sur le site pour mettre en valeur la qualité des produits biologiques frais et un laboratoire de recherche analytique, devrait produire plus de 160 000 kWh d’énergie par an et économiser des émissions de 923,4 tonnes d’équivalent CO2.

En second lieu, il résulte du confinement des “déchets” de l’exploitation agricole dans le digesteur en anaérobiose, que les éléments nutritifs, et tout spécialement l’azote nitrique, sont conservés au lieu d’être diffusés et perdus sous la forme d’ammoniac et de protoxyde d’azote (ce dernier étant un gaz à effet de serre très puissant), ou bien encore d’être lessivés à travers les sols et les eaux de surface qu’ils viennent polluer. Ces éléments nutritifs peuvent alors servir à la croissance des algues, des poissons, du bétail, etc. et maximiser la productivité de la ferme.

Troisième avantage : une utilisation maximale de la lumière solaire. C’est ce que font les algues dans le bassin de digestion en aérobiose, dans lequel est produit tout l’oxygène nécessaire, d’une part, pour la purification des eaux partiellement épurées qui sont émises par le digesteur en anaérobiose et, d’autre part pour le phytoplancton qui va nourrir une ou plusieurs espèces de poissons cohabitant dans le bassin aux poissons. On intégrera aussi des panneaux solaires, spécialement ceux de la nouvelle génération qui sont financièrement plus accessibles, faciles à installer et durables[23].

Quatrième intérêt, la ferme visionnaire fonctionne strictement selon les principes de l’agriculture biologique [organic farming] car aucun pesticide ou autre produit chimique ne doit pouvoir tuer les bactéries dans le digesteur. C’est maintenant une évidence que les produits de l’agriculture biologique sont meilleurs pour la santé : non seulement ils ne contiennent pas de résidus de pesticides nocifs, mais ils sont aussi enri­chis en antioxydants, vitamines et minéraux[24] et la valorisation du surplus de ces produits sur les marchés est nettement supérieure.

Quant à l’énergie électrique, elle sera utilisée sur le lieu même de sa production. Cette micro production est de plus en plus prisée partout dans les pays en développement car elle ne dépend pas d’un réseau de distribution. Dans les pays développés, les petites installations de production locale protègent des pannes sur les lignes et des interruptions de production dans les grandes centrales. Selon une étude effectuée au Royaume-Uni, on estime que jusqu’à 69 % de l’énergie électrique produite est dissipée entre les stations de production et la distribution sur les lignes du réseau[25]. Il est évident qu’en matière d’énergie tout au moins, la ferme visionnaire n’est pas seulement autosuffisante mais elle peu aussi exporter de l’électricité vers le réseau de distribution. Une partie de cette énergie peut être utilisée pour réchauffer le digesteur anaérobie afin de le faire fonctionner plus efficacement. Le surplus d’électricité peut également servir pour recharger une voiture hybride au gaz et à l’électricité.

Enfin la régénération et le stockage de l’eau non chargée en polluants est l’un des aspects importants de cette ferme visionnaire. Après avoir été épurée par les algues, l’eau est dirigée vers le bassin aux poissons. À partir de là, l’eau peut être encore purifiée par différentes espèces de plantes aquatiques avant de retourner dans les terrains aquifères en étant utilisée pour fertiliser les plantes cultivées et filtrée à travers les couches du sol et du sous-sol.

En ce qui concerne la production des aliments, elle est uniquement conditionnée, outre les conditions naturelles du milieu, par l’imagination et le savoir-faire. Une ferme visionnaire, comme toute ferme biologique, peut certainement produire assez de nourriture pour les villages des alentours, les écoles, les maisons de retraite et les cités voisines qui seraient ainsi alimentés quotidiennement en produits frais.

Récapitulons : un développement soutenable (ou une croissance équilibrée) est réalisé en bouclant le cycle global des productions, puis en utilisant le surplus d’éléments fertilisants et d’énergie pour supporter plus de cycles d’activités, tout en maintenant l’équilibre interne et les niveaux d’autonomie, comme le ferait un organisme vivant lors de son développement. Les “déchets” émanant d’une activité productrice sont une ressource pour une autre activité : ainsi la productivité est maximisée avec un minimum d’intrants et peu de déchets sont exportés dans l’environnement.

En bref, la « ferme visionnaire » représente exactement ce dont nous avons besoin pour nourrir le monde, limiter le changement climatique et permettre à chacun et à chacune de prospérer en bonne forme et dans l’abondance, dans tous les sens du terme, dans le cadre d’une économie qui va devoir prendre en compte l’épuisement des réserves de carburants fossiles. Quel meilleur moyen de réduire les distances parcourues par les aliments et tous les impacts sur l’environnement des échanges internationaux de produits alimentaires, que de consommer des aliments frais, de bonne qualité et produits localement, au lieu de produits dont les propriétés sont incertaines ?

Malheureusement le gouvernement britannique préfère d’autres solutions pour résoudre la crise énergétique. Il ne réalise pas encore qu’il s’agit aussi d’une crise alimentaire et il reste catégoriquement opposé à une autosuffisance alimentaire dans le pays. Lorsque j’ai questionné un porte-parole de DEFRA au Royaume-Uni, sur la politique alimentaire, il m’a été écrit, au nom du ministre de l’Environnement, Elliot Morley, « Supporter financièrement une autosuffisance alimentaire plus grande au Royaume-Uni est incompatible avec le concept européen de marché unique, dans lequel les différents pays sont spécialisés selon un avantage comparatif. Dans un monde de globalisation croissante, la recherche d’une autosuffisance n’est ni nécessaire ni souhaitable, dans l’intérêt propre du pays »[26].

La ferme visionnaire et le nouveau paradigme

Ce qui retient mon attention dans le concept de ferme selon George Chan, c’est le fait qu’il démontre concrètement une théorie des organismes que j’avais d’abord présentée dans la seconde édition de mon livre The Rainbow and the Worm, the Physics of Organisms publié en 1998 [M.W. Ho, The Rainbow and The Worm, The Physics of Organisms, 2nde édition, World Scientific, Singapour, 1998 ; réédité en 2000, 2001, 2003].  À peu près à la même époque, j’avais proposé que l’on considère les systèmes soutenables ou durables comme des organismes vivants. Cette idée avait été développée plus amplement dans un article publié avec le théoricien de l’écologie Robert Ulanowicz de l’Université du Maryland, aux États-Unis [M.W. Ho et R. Ulanowicz, « Sustainable systems as organisms ? » BioSystems, n° 82, 2005]. En effet, les caractéristiques importantes des systèmes soutenables ou durables sont de même nature que celles du modèle “zéro-déchet” ou “zéro-entropie” des organismes vivants et des systèmes soutenables. L’entropie est constituée d’énergie dissipée, ou d’énergie gaspillée qui n’est d’aucune utilité pour effectuer un travail et qui va seulement encrasser le système, comme le font les déchets ordinaires. Le modèle “zéro-entropie” prédit une croissance et un développement équilibrés, par opposition au modèle économique dominant de la croissance infinie et non soutenable. Ce dernier repose sur le mythe que l’alternative au modèle dominant serait l’absence complète de croissance et de développement. La clé qui permet aux organismes vivants de survivre et de bien se développer est la même que celle qui permet à un système d’être soutenable. Elle implique que soient maximisées les interactions réciproques, en complémentarité et en synergie plutôt qu’en compétition, en utilisant les sorties de chacun des cycles pour en alimenter un autre et boucler le cycle complet d’une manière équilibrée.

Tentons d’expliquer ces idées à l’aide de quelques schémas évocateurs. Le modèle dominant de la croissance infinie en compétition se développe implacablement, engloutissant les ressources terrestres sans limitations, répandant des déchets tout au long de son chemin, comme un ouragan. Il n’y a aucun cycle bouclé qui conserve les ressources en son sein et qui permette la mise en forme de structures organisées, sociales ou écologiques qui restent stables.

[schémas indisponibles]

À gauche : Le modèle dominant de la croissance insoutenable et infinie engloutit les ressources terrestres et entraîne des quantités massives de déchets et d’entropie.

À droite : Système agricole intégré qui ferme le cycle en boucle, minimisant ainsi les intrants et les déchets. Augmentation de la productivité en incorporant plus de cycles vitaux dans le système.

 

En revanche, l’archétype d’un système soutenable est comme un organisme vivant : il est prêt à croître et à se développer, à construire des structures et à les perpétuer et c’est bien ce qu’est la soutenabilité. La fermeture du cycle crée en même temps une structure stable, une structure autonome qui se maintient, qui se renouvelle et qui est autosuffisante. Le système soutenable boucle le cycle d’utilisation des ressources et de l’énergie, ce qui maximise les intrants internes et le stockage, tout en réduisant les déchets, ressemblant plutôt au cycle vital d’un organisme qui est autonome et autosuffisant.

La description technique d’un équilibre dynamique est le modèle idéal “zéro-entropie” ou “zéro-déchet”. Il n’y a pas de déchets ni de désorganisations qui s’accumulent dans le système. Même les déchets exportés vers l’extérieur sont minimisés. Plus nous nous approchons de cet idéal et mieux le système peut croître et se développer. Le modèle “zéro-entropie” d’un système soutenable contient plusieurs cycles à l’intérieur, qui s’aident mutuellement à se développer et à prospérer, tels que le minimum de composants intégrés dans la ferme : l’exploitant, le bétail  et les cultures. L’exploitant va avoir tendance à s’occuper de cultures destinées à nourrir les animaux et à satisfaire ses propres besoins, le bétail renvoie au sol les nutriments qui vont nourrir les plantes. Très peu de choses sont exportées vers l’environnement ou réduites à l’état de déchets. Le système peut se perpétuer ainsi par lui-même et il peut également s’accroître. Le Système agricole intégré ferme le cycle en boucle, minimisant ainsi les intrants et les déchets. Il peut s’accroître en incorporant plusieurs cycles en son sein, algues, volailles, productions végétales, digesteur, vers de terre, bassin à poissons, bétail, plus d’exploitants ou plus de travailleurs. Plus il y aura de cycles vitaux à l’intérieur du système, et plus la productivité sera élevée.

C’est pourquoi productivité et diversité marchent toujours ensemble. Les monocultures industrielles, au contraire, constituent la plus faible efficacité en termes de produit par unité d’intrant[27], et la moins productive malgré les intrants importants en provenance de l’extérieur, comme cela a été analysé dans une récente recherche universitaire[28]. Effectivement, les cycles vitaux ne sont pas si nettement séparés : ils sont liés par de nombreuses entrées et sorties [intrants et produits].

Une représentation plus précise a été dessinée dans mon livre Rainbow and Worm[29] qui montre bien comment les processus producteurs d’énergie sont couplés avec ceux qui utilisent cette énergie dans l’organisme vivant. Lorsqu’un processus se réduit progressivement, un autre s’enclenche. Et vice-versa par la suite. Ce type de réciprocité fonctionne ainsi en permanence dans notre corps.

Les grandes leçons de la « ferme visionnaire »

La « ferme visionnaire » nous enseigne quelques grandes leçons. La première est l’importance de la biodiversité, sur laquelle elle est basée. Des générations de paysans ont su de tout temps que la biodiversité et la productivité marchent ensemble ; pas seulement comme une sauvegarde contre les accidents culturaux, mais parce que c’est dans la nature des choses de maximiser les interrelations réciproques et en synergie, qui fait que les espèces vivantes prospèrent mieux ensemble[30]. Récemment, des écologistes universitaires ont découvert la même chose. Des parcelles présentant une biodiversité sont plus productives que des parcelles implantée en monoculture ; et cela s’améliore au fil des années[31]. Ceci pourrait être la bonne réponse à la question posée par Evelyn Hutchinson, l’une des plus grandes écologistes du siècle passé : pourquoi y a-t-il tant d’espèces ?

Une autre grande leçon de la ferme visionnaire réside dans le fait que la capacité productive d’une parcelle de sol est loin d’être constante. Une ferme visionnaire peut-être 2, 3, 10 fois plus productive qu’une ferme exploitée en monoculture : la première créée plus d’emplois et peut supporter plus de monde. Je connais un paysan japonais qui fait vivre sa famille de neuf personnes sur deux hectares, en vendant du riz, des canards à consommer et des poussins à élever, et puis encore des paniers de légumes produits en agriculture biologique qui alimentent cent personnes[32].

La controverse autour du contrôle de la population a été quelque peu exagérée par Lester Brown et d’autres auteurs[33]. J’aime l’idée de “capital humain” pour contrer cette discussion. Ce ne sont pas les chiffres de population en soi, mais la criante inégalité des consommations et les déchets émis par une partie des riches dans les pays les plus riches, qui sont à la source de la crise actuelle.

On entend souvent des critiques du modèle dominant disant que le développement durable est un oxymore. J’ai justement démontré que ça n’est pas le cas. Le développement durable est une alternative au modèle dominant caractérisé par une croissance illimitée et non soutenable. Les mêmes principes s’appliquent au cas d’un écosystème, ou encore d’un système économique durable, nécessairement incrusté à l’intérieur de l’écosystème[34]. En effet, si l’on considère le système économique inclus de cette manière dans l’écosystème, il apparaît clairement qu’il doit générer le minimum de déchets pour être soutenable, car si les déchets ne sont pas évacués à l’extérieur, ils reviennent de l’écosystème vers le système économique. Et cela se produit à travers l’instrument monétaire.

La circulation monétaire, dans les économies mondiales, est souvent comparée à celle de l’énergie dans les systèmes vivants. Cependant, l’argent n’a pas la même valeur partout. Les flux monétaires peuvent être associés à des échanges de valeurs réelles, mais ils peuvent être également associés à du gaspillage et de la dispersion pure et simple. Lorsque le coût des ressources non renouvelables de l’écosystème qui sont consommées ou détruites n’est pas correctement pris en compte, la charge des déchets se répercute sur l’écosystème.

Mais lorsque le système économique est couplé et dépendant des intrants provenant de l’écosystème, les charges des déchets rejetés vers l’écosystème vont retourner dans le système économique sous forme d’une réduction des intrants ; ainsi le système économique s’appauvrit en termes réels. Les transactions des marchés financiers ou monétaires créent une monnaie qui est complètement découplée de sa valeur réelle et c’est de l’entropie pure qui est mise en œuvre dans le système économique. Cette augmentation artificielle du pouvoir d’achat, conduisant à une surconsommation des ressources de l’écosystème, a comme résultat un appauvrissement du système économique. Les termes inégaux des opérations commerciales imposées par les pays riches du Nord aux pays pauvres du Sud, à travers l’Organisation Mondiale du Commerce, sont une autre source importante d’entropie. Cela produit également une inflation artificielle du pouvoir d’achat dans le Nord, d’où il résulte une exploitation encore plus destructrice des ressources de l’écosystème terrestre dans le Sud.

Une recherche récente de la Fondation pour une Nouvelle Économie (NEF) montre comment l’argent dépensé avec un fournisseur local vaut quatre fois plus que l’argent dépensé avec un fournisseur extérieur et lointain[35], ce qui confirme mon analyse. Elle apporte son soutien aux devises loca­les et il suggère de relier directement la monnaie à l’énergie[36]. Elle explique également pourquoi la croissance, en termes monétaires, non seulement n’apporte pas de vrais avantages à la nation, mais finit par l’appauvrir[37].

 Nous avons besoin de quelque chose comme la « ferme visionnaire », non seulement pour nourrir le monde, pour atténuer le changement climatique ou encore pour anticiper la crise énergétique. Oui, c’est tout cela à la fois, mais c’est encore plus que cela. La plus importante de toutes ces raisons, c’est que nous avons à mobiliser l’ingéniosité et la créativité humaine, afin de nous entraîner pour travailler en vue d’un monde meilleur.

 

Notes:

* Le Dr. Mae-Wan Ho dirige The Institute of Science in Society (ISIS), une ONG basée à Londres dont le site web est <http://www.i-sis.org.uk>.

Nous présentons ici de larges extraits d’un rapport qu’elle a élaboré sur le projet d’une exploitation agricole définie comme “zéro-émission, zéro-déchet”, d’après les expériences réalisées par George Chan. Ce dernier est un praticien très connu pour avoir créé un grand nombre d’exploitations agricoles proches de ce concept dans les pays du Tiers-monde, dans le but de lutter contre la pauvreté des paysans.

Nous remercions vivement Jaques Hallard, ingénieur CNAM et consultant indépendant, qui a traduit le rapport du Dr. Mae-Wan Ho. Les extraits que nous publions ont été choisis par la rédaction de la revue, avec l’accord de l’auteure et du traducteur.

[1] « Key issues and information sources – energy », Sustainable Agri-food production and consumption forum, United Nations Environment Programme. <http://www.agrifood-forum.net /issues/energy.asp>.

[2] Leo Horrigan, Robert S. Lawrence et Polly Walker, « How sustainable agriculture can address the environmental and human health harms of industrial agriculture », Environmental Health Perspectives, vol. 110, 5 mai 2002.

[3] A Descriptive Analysis of energy consumption in the agricu-lture and food sector in Canada, Final Report, CAFEDAC, février 2000,

<http://www.usask.ca/agriculture/caedac/pubs/processing.pdf&gt;.

[4] J.A. Oram, A future for farmers ? Corporate control in the agrifood system, ISIS Dream Farm Workshop presentation. Kindersley Centre, Berkshire, 21 janvier 2006.

[5] R. Gala, « Agriculture without farmers », Science in Society, n° 27, 2005, pp. 30-31. <http://www.i-sis.org.uk/isisnews.php&gt;.

[6] The validity of food miles as an indicator of sustainable development, Final Report, rédigé pour DEFRA par AEA Technology, juillet 2005.

<http://statistics.defra.gov.uk/esg/reports/foodmiles/final.pdf&gt;.

[7] M.W. Ho et R. Gala, « Food miles and sustainability », Science in Society, n° 28, 2005, pp. 38-39.

[8] D. Pimental et A. Wilson, World population, agriculture, and malnutrition, 2 janvier 2005, WorldWatch/Constructive Creativity, <http://www.energybulletin.net/3834.html&gt;.

[9] S. Peng, J. Huang, J.E. Sheehy, R.C. Laza, R.M. Visperas, X. Zhong, G.S. Centeno, G.S. Khush et K.G. Cassman, Rice yields decline with higher night temperatures from global warming, PNAS, n° 101, 2004, pp. 9971-5.

[10] M. Hopkin, Internet project forecasts global warming. Biggest-ever climate simulation warns temperatures may rise by 11o C, New@nature.com, en ligne, 26 janvier 2005.

[11] J.M. Jancovici How much greenhouse gases in our plate ?, mars 2004, <http://www.manicore.com/anglais/documentation

_a/greenhouse/plate.html>.

[12] M.W. Ho, « The food bubble economy », Science in Society, n° 25, 2005, pp. 48-49.

[13] M.W. Ho, Genetic Engineering Dream or Nightmare, Turning the Tide on the Brave, New World of Bad Science and Big Business, Third World Network, Gateway Books, Mac Millan & Continuum, Penang, Bath, Dublin, New-York, 1997, 1998, 2nde éd., Gill & Mac Millan & Continuum, Dublin, New York, 1999. traduit dans plusieurs langues. Non disponible en CD. <http://www.i-sis.org.uk/onlinestore/av.php&gt;.

[14] P.R. Goodrich, R.J. Huelskamp, D.R. Nelson, D. Schmidt et R.V. Morey, Emissions from biogas fuelled engine generator compared to a fuel cell. Nos remerciements au Dr. Philip Goodrich, 21 novembre 2005.

[15] SHEC Labs plans renewable solar hydrogen pilot plant; SHEC Labs press release, 1er juin 2005, <http://www.shec-labs.com/press/releases/2005Jun1press.php&gt;.

[16] M.W. Ho, « Bug power », Science in Society, n° 27, 2005, pp. 24-25.

[17] M.W. Ho, The hydrogen economy ? Rapport ISIS, à paraître.

[18] en Anglais IREFE = Integrated Reduced Emissions Food and Energy Farm.

[19] Anaérobiose : processus biologique qui se développe en l’absence d’oxygène.

[20] G. Chan, Dream Farms. Effective & economic possibilities in applying ecological engineering means to sustainable agriculture & agribusiness. Présentation à ISIS Dream Farm workshop, Kindersley Centre, Berkshire, UK, 21 janvier 2006.

[21] Biogas from cow dung in Sri Lanka, ITDG, 19 décembre 2005, <http://www.itdg.org/ ?id=biogas_christmas&gt;.

[22] Biogas Energy Systems, <http://www.biogasenergy.com/docs

en/home.html>.

[23] M.W. Ho, Solar power comes of age series, ISIS Reports, janvier 2006 ; aussi in : Science in Society, n° 29, printemps 2006.

[24] M.W. Ho et L.C. Lim, The Case for GM-Free Sustainable World, Independent Science Panel Report, ISIS and Third World Network, Londres et Penang, 2003. Réédition GM-Free, Vitalhealth Publishing, Bridgeport, Connecticut, 2004 ; traduit en espagnol, français, allemand, chinois, portugais, hollandais, <http://www.i-sis.org.uk/onlinestore/books.php#232&gt;.

[25] G. Philips, Domestic energy use in the UK. Power conversion, transport and use, Powerwatch, printemps 2000.

<http://www.powerwatch.org.uk/energy/graham.asp&gt;.

[26] Réponse de Sunny Mitra du DEFRA à une lettre ouverte, sur la sécurité alimentaire, le changement climatique et la bio-diversité, datée de 18 mars 2005, <ianpanton@aol.com>.

[27] M.W. Ho et R. Ulanowicz, « Sustainable systems as organisms ? », BioSystems, n° 82, 2005, pp. 39-51.

[28] M.W. Ho, Genetic Engineering Dream or Nightmare ? Dernier chapitre, op. cit.

[29] M.W. Ho, The Rainbow and The Worm, The Physics of Organisms, op. cit.

[30] D. Tilman, P.B. Reich, J. Knops, D. Wedin, T. Mielke et C. Lehman, « Diversity and productivity in a long-term grassland experiment », Science, n° 294, 2001, pp. 843-5.

[31] M.W. Ho, Genetic Engineering Dream or Nightmare ?, dernier chapitre, op. cit.

[32] M.W. Ho, « Energy, productivity and biodiversity », Science in Society, n° 21, 2004, pp. 48-49,

<http://www.i-sis.org.uk/isisnews.php&gt;.

[33] L. Brown, Plan B : Rescuing a Planet under Stress and a Civilization in Trouble, Earth Policy Institute, W.W. Norton & Company, New York, 2003 ; L. Brown, Outgrowing the Earth, The Food Security Challenge in an Age of Falling Water Tables and Rising Temperatures, W.W. Norton & C., New York, 2004.

[34] M.W. Ho, « One bird, ten thousand treasures », Science in Society, n° 23, 2004, pp. 17-18; M.W. Ho, « On the nature of sustainable economic systems », World Futures, n° 51, 1997, pp. 199-221.

[35] M.W. Ho, « Are sustainable economic systems like organisms ? », in : Evolution, Development and Economics, P. Koslowski (sous la dir. de), Springer-Verlag, Berlin, 1998.

[36] « Buying local worth 400 per cent more », New economics foundation, 7 mars 2005, <http://www.neweconomics.org/gen/

newsbuyinglocalworth400percentmore.aspx>.

[37] J. Darley, « Farm based alternative energy sources », Plenary lecture. Food Security in an Energy-Scarce World, University College, Dublin, 23-25 juin 2005 ; R. Douthwaite, The Growth Illusion : How Economic Growth Has Enriched the Few, Impoverished the Many and Endangered the Planet, Green Books, Dartington, 1999.