Les spécificités des régimes monétaires coloniaux

Jean-François Ponsot*

 

132 133-page-001La France et la Grande-Bretagne ont créé des monnaies coloniales dans certaines de leurs colonies pour répondre à deux grandes catégories de besoins inhérents à la dynamique de la colonisation. Premièrement, des besoins d’ordre macroéconomique : la mise en valeur des colonies a impliqué le recours à des unités de compte locales permettant de fournir une évaluation numérique des richesses créées — mesure de la production sociale —, ainsi que la mise en circulation de moyens de paiement spécifiques à chacun de ces systèmes productifs mis au service de la puissance impériale. Progressivement, ces monnaies coloniales deviendront un instrument puissant de contrôle monétaire destiné à favoriser les échanges entre les colonies et la métropole. Deuxièmement, des besoins d’ordre politique : l’esprit de conquête impériale a encouragé le marquage monétaire des territoires ; avec ce dernier, les puissances coloniales trouvaient, en effet, le moyen d’affirmer leur autorité auprès des populations colonisées, tout en signifiant clairement aux puissances rivales quelles étaient leurs zones d’influence et de domination.

L’originalité des régimes monétaires coloniaux instaurés par la Grande-Bretagne réside dans leur extrême rigidité. Ces derniers fonctionnaient, en effet, sur le principe de la caisse d’émission (« Currency Board ») : un taux de change fixe était maintenu avec la livre sterling et toute émission de monnaie locale était subordonnée à l’accumulation préalable de l’équivalent en livres sterling. Nous verrons que cette rigidité contraste fortement avec les Banques d’émission des colonies françaises ou les dispositifs monétaires dans les colonies portugaises. Contrairement aux Currency Boards britanniques, les régimes d’émission français et portugais ont accordé, dès le départ, plus d’autonomie locale et de souplesse dans la création de monnaie, quitte à menacer la stabilité monétaire et financière de leurs empires coloniaux.

Les Currency Boards britanniques : la rigidité monétaire au service de l’intégration coloniale

Le Colonial Office et le British Treasury ont fait le choix du Currency Board dès le XIXème siècle. Le système de Currency Board sera progressivement étendu à l’ensemble des colonies britanniques après la première guerre mondiale, parallèlement au mouvement de repli opéré par la Grande-Bretagne sur son empire. Il sera généralement abandonné lors des mouvements d’indépendance. En autorisant l’émission de monnaie locale, ce régime monétaire a l’avantage d’éviter les inconvénients associés à l’usage de la monnaie de la métropole : acheminements longs et coûteux, pénuries temporaires de liquidités, absorption importante du métal argent britannique, défiance des populations autochtones à l’encontre de la monnaie de la métropole… On pensait également — à tort — que les monnaies émises localement permettraient d’éliminer les “paléo-monnaies”, c’est-à-dire les instruments monétaires traditionnels, jugés inadaptés pour répondre aux besoins de la colonisation. À cela s’ajoutait la capacité de dégager des revenus pour les administrations locales. En effet, les réserves en livres sterling accumulées par les caisses d’émission étaient placées à Londres ; elles rapportaient des intérêts, autant de recettes pour les budgets locaux. En réalité, ces considérations d’ordre pratique ne tiennent qu’une place secondaire dans les motivations du choix du Currency Board. Si les autorités britanniques ont imposé ce choix, c’est d’abord parce que son application garantissait la stabilité monétaire, atout majeur pour la poursuite de la dynamique coloniale britannique.

La rigidité du Currency Board était particulièrement efficace pour remplir cette mission, comme l’attestent les expériences plus malheureuses rencontrées par les régimes monétaires coloniaux français et portugais qui accordaient davantage d’autonomie et de souplesse. La généralisation du Currency Board à l’ensemble de l’Empire a permis de consolider un système sterling de plus en plus intégré et, par ce biais, de maintenir une vaste zone d’échanges préservée de l’instabilité monétaire et financière internationale, plus particulièrement au cours de l’entre-deux-guerres.

L’originalité des Banques d’émission dans les colonies françaises

L’exploitation des archives de la Banque de France permet de cerner avec plus de précision les spécificités du modèle français en comparaison du système britannique. Outre un éclaircissement fort utile sur l’émergence des dispositifs monétaires coloniaux, ces documents d’archives permettent de souligner deux points historiques occultés, voire ignorés, dans la littérature traditionnelle consacrée à l’organisation monétaire de l’empire colonial français.

Première mise à jour : la création des premières Banques d’émission dans les colonies françaises est une conséquence indirecte de l’abolition de l’esclavage en 1848. L’intérêt mineur accordé à cet événement est d’autant plus frappant qu’il contraste avec la large place qu’il a occupée dans les débats de l’époque. La suppression de la main-d’œuvre forcée a entraîné « une révolution complète survenue dans le régime du travail » : le travail salarié. C’est ainsi d’abord pour assurer la rémunération des salariés par les colons que furent créées des Banques d’émission à la Guadeloupe, à la Martinique, et à la Réunion en 1851, puis à la Guyane et au Sénégal deux ans plus tard. L’éventail des activités des Banques d’émission est beaucoup plus large que celui qui caractérise les caisses d’émission dans les colonies britanniques. Le champ des opérations ne se limite pas, en effet, à la seule émission de la monnaie légale. Ces établissements peuvent accorder des crédits aux exploitants agricoles, escompter les effets de commerce, pratiquer des opérations de change et recevoir des dépôts en comptes courants. Par ailleurs, ils disposent, au départ, de cadres institutionnels et de modes de fonctionnement aussi variés que les territoires sont dispersés et hétérogènes. La volonté est de laisser une autonomie relative et d’adapter les arrangements monétaires en fonction des contextes locaux. Il faudra attendre 1919 pour qu’une harmonisation et un rapprochement soient opérés entre ces différents organismes. La Zone franc, constituée à la fin des années 1930, renforcera l’homogénéisation des régimes d’émission et la centralisation des pouvoirs de décision.

Deuxième mise à jour : les Banques d’émission coloniales ont été à l’origine du crédit agricole en France. Une autre particularité des Banques d’émission réside dans le développement des « avances agricoles » accordées aux producteurs agricoles, selon le principe du prêt sur récolte pendante. L’octroi de crédits à l’agriculture par les Banques coloniales fut une première pour la France. Cette activité de crédit était, jusque-là, inexistante. Dans la plupart des territoires d’outre-mer, l’asservissement de la main d’œuvre limitait les contraintes de financement de la production. Quant à la métropole, la question du prêt à l’agriculture était débattue depuis longtemps[1], mais jamais mise en application : la paysannerie française, habituée à l’autofinancement, était hostile au procédé et la législation agricole était particulièrement défavorable au développement de cette activité de crédit[2]. Le principe de prêt à l’agriculture, initié dans les colonies, ne fut étendu à la métropole qu’en 1861, avec la fondation de la Société de Crédit Agricole, créée à l’initiative de Louis-Napoléon Bonaparte.

Des cultures monétaires antagonistes : rigidité britannique versus logique française et logique du crédit

Comment expliquer ces différences d’autonomie accordée aux instituts chargés d’émettre outre-mer des monnaies locales ? Pourquoi le champ des responsabilités monétaires était-il plus large dans le cas des Banques d’émission françaises que dans celui des Currency Boards britanniques ? Pour répondre à ces interrogations, il n’est pas inutile de rappeler la différence de culture monétaire qui opposait la Grande-Bretagne et la France au milieu du XIXème siècle. La position de la Grande-Bretagne se caractérisait par la rigidité monétaire. Ce pays avait délibérément choisi une option restrictive à travers l’Acte de Peel (1844). La réforme de la Banque d’Angleterre, contenue dans l’Acte, subordonnait, en effet, l’émission de billets à la quantité d’or détenue dans les coffres de la Banque centrale. A l’inverse, la France maintenait à cette époque des conditions d’émission beaucoup plus souples. La circulation monétaire n’était pas assujettie à un plafond d’émission ou à un lien rigide avec l’encaisse-or. La France privilégiait l’extension du crédit et l’endettement, alors que la Grande-Bretagne défendait avant tout l’objectif de convertibilité. Les pratiques monétaires de la Banque de France étaient plus “laxistes” que celles de la Banque d’Angleterre.

Dès lors, il n’est pas surprenant de constater la mise en place de régimes d’émission monétaire coloniaux plus souples, plus autonomes et accordant plus de place au crédit et à l’endettement dans les colonies françaises que dans les colonies britanniques. Les différences de cultures monétaires se sont propagées aux dispositifs monétaires coloniaux. Pour la France, le privilège de l’émission confié aux Banques d’émission n’était pas suffisant : ces établissements devaient simultanément exercer des activités bancaires de crédit et de dépôts, indispensables à la mise en valeur des ressources locales. Pour la Grande-Bretagne, privilège de l’émission et activités de crédit et de dépôt ne devaient pas être confondus : le rôle des caisses d’émission coloniales devait se limiter à la garantie de la convertibilité des instruments monétaires mis en circulation.

Les écueils de la souplesse monétaire

La relative autonomie monétaire des Banques coloniales françaises a, certes, favorisé un financement interne de l’exploitation coloniale. Mais, simultanément, elle a entraîné des crises bancaires et de change, dont l’issue n’a pu être trouvée qu’après l’intervention financière de la métropole. Contrairement aux Currency Boards, les Banques d’émission coloniales disposaient d’une marge d’émission de monnaie fiduciaire. Elles pouvaient créer de la monnaie sans disposer de fonds préalables. Pour rassurer les parlementaires français, des plafonds d’émission ont été adoptés ; la circulation de billets ne devait pas excéder trois fois le montant des encaisses métalliques. Ce seuil de couverture des billets n’était généralement pas atteint. Les Banques coloniales ont progressivement élargi le champ de leurs activités et pris quelques libertés. Par le biais d’opérations d’escompte et de réescompte, elles ont d’abord accordé des crédits à d’autres secteurs que celui des cultures agricoles (industrie, artisanat, commerce…). Elles ont ensuite été autorisées à souscrire des emprunts ouverts par l’État, la colonie, ou les municipalités locales.

Cette autonomie et cette souplesse monétaire ont indéniablement dynamisé le développement des activités locales. Mais, simultanément, elles ont mis en péril la stabilité monétaire et financière. La première crise, celle du sucre brun, a eu lieu en 1884 aux Antilles. Suite à des aléas d’ordre essentiellement climatique, la production des Antilles chuta de 10 à 3 millions de tonnes. Les revenus d’exportations à destination de la France n’étaient pas suffisants face aux importations en provenance des États-Unis (farines, viandes salées, bois) ou d’Inde (riz). Pour éviter la sortie du numéraire et défendre leurs encaisses, les Banques de la Martinique et de la Guadeloupe ont alors été autorisées à inclure dans leurs comptes d’encaisses métalliques des bons de caisse émis à titre permanent par le Trésor français, et à les utiliser pour le remboursement des billets. La solution à la crise monétaire a ainsi appelé la « création d’une monnaie spéciale, au service de ces pays et non échangeable au dehors, inexportable ».

La Réunion a été le territoire le plus touché par les crises monétaires, et ceci malgré les subventions massives accordées par le gouvernement français. L’exportation de numéraire a été rendue nécessaire par les importations croissantes de blé australien et de riz indien. En réalité, toutes les colonies françaises ont été touchées. L’acceptation des conclusions de la Convention de Bruxelles relative au commerce international du sucre, en 1902, impliquera la suppression des subventions directes et indirectes et accentuera les difficultés pour les économies coloniales. Dans un contexte de dégradation croissante des marchés, les difficultés rencontrées par les exploitants des colonies françaises mettront donc à rude épreuve les Banques coloniales et exigeront des interventions financières répétées de la part de la métropole.

La remise en question de l’autonomie des Banques d’émission coloniales se développe justement à cette époque. Dès 1910, les organes de surveillance des Banques coloniales préconisent ouvertement l’unification de ces établissements. Les troubles occasionnés par l’autonomie monétaire inciteront les autorités de la métropole à renforcer leur contrôle sur les activités des instituts d’émission d’outre-mer. Les exigences de la Grande Guerre orienteront les réformes coloniales dans cette voie. L’intégration monétaire des colonies à la métropole sera progressivement renforcée, à l’instar du système monétaire colonial britannique, pour constituer à terme la Zone franc.

Instabilité intrinsèque de la zone escudo

Une autre puissance coloniale que la France a fait le choix de confier des marges de manœuvre aux institutions bénéficiant du privilège d’émission : le Portugal. Comme dans l’empire français, l’émission outre-mer dans la zone escudo s’appuyait sur des bases moins rigides que celles des Currency Boards britanniques. Elle émanait principalement d’une société anonyme, créée en 1864 et constituée majoritairement de capitaux privés — le Banco Ultramarino. Ce dernier était une banque d’affaires autorisée à pratiquer les opérations d’escompte, d’octroi de crédits, de collecte de dépôts, d’achat et de vente de devises et d’or. Certaines pratiques risquées attachées à la flexibilité de ses activités bancaires furent à l’origine de déboires financiers à la fin de la première guerre mondiale. En 1926, l’émission monétaire en Angola lui fut donc retirée pour ne pas compromettre le dispositif colonial d’ensemble, et confiée à la Banque d’Angola. On imposa à celle-ci des dispositions plus rigoureuses en ce qui concerne les activités d’escompte, de manière à éviter de mettre en péril la stabilité de zone escudo. En contrepartie du surcroît de rigidité monétaire, les autorités de la métropole accordèrent la même année un crédit de 125 millions d’escudos pour « reconstruire » économiquement et financièrement la colonie angolaise. Mais cette somme n’était pas suffisante pour satisfaire les besoins de l’exploitation. Lisbonne décida donc de réintroduire une dose d’autonomie et de souplesse dans la gestion monétaire. On revint alors au système antérieur fondé sur un financement autocentré à partir des crédits accordés par l’institution qui a le monopole d’émission. Comme dans le cas des Banques d’émission créées dans l’empire colonial français, le privilège de l’émission et les opérations de crédits permettant de financer l’activité coloniale étaient concentrées entre les mains d’une même institution. La convertibilité intégrale — et la stabilité monétaire et financière qui lui est associée — était un objectif secondaire, contrairement à ce qui se passait, à la même époque, dans les dispositifs monétaires coloniaux britanniques.

 

La décolonisation aurait pu amorcer de nouvelles dynamiques plus favorables au financement du développement. Il n’en fut rien. Dans l’empire britannique, malgré la détermination des nouveaux États indépendants d’affirmer leur souveraineté monétaire, la substitution de Banques centrales « indépendantes » aux Currency Boards coloniaux sera moins radicale que ne pouvaient le laisser penser les prétentions affichées. Très souvent, l’inertie des dispositions monétaires coloniales pèsera sur les nouvelles régulations monétaires et confortera le primat de la convertibilité et de la stabilité monétaire de l’ex-empire colonial britannique. Dans les anciennes colonies françaises, on se ralliera également à ces principes en généralisant les mécanismes rigides de la Zone franc. Les dynamiques monétaires post-coloniales resteront orientées vers les intérêts des anciennes puissances coloniales, au détriment de systèmes monétaires et financiers plus favorables à la croissance et au développement des anciennes colonies.

 

 

Notes:

* Université Pierre Mendès France, Grenoble 2.

[1] Colbert, en particulier, avait déjà défendu cette idée avec véhémence dans son Testament Politique. Par ailleurs, le développement du procédé dans les pays voisins relançait périodiquement le débat en France.

[2] Le Code civil disposait notamment que les agriculteurs ne pouvaient être mis en faillite ou contraints par corps, ceci afin de les protéger d’éventuels excès de leur part ou de l’avidité des créanciers. Les prêteurs se tournaient donc plutôt vers l’industrie ou le commerce.