Le tournant libéral de la politique agricole de l’Algérie

Hamid Aït Amara*

 

132 133-page-001Depuis 1995, l’Algérie a entrepris de réformer sa politique agricole dans le sens des décisions de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) créée à Marrakech en 1994, alors même qu’elle n’est pas encore membre de cette organisation. Ces réformes concernent l’ouverture du marché domestique aux importations, la baisse progressive des droits de douane, la réduction de l’intervention publique au profit des opérateurs privés dans le fonctionnement des marchés des denrées alimentaires. Les réformes procèdent également à une refonte du système des prix internes, en faveur d’un alignement sur le système des prix que définit le marché mondial. Ces mesures conduisent à revoir les mécanismes du soutien agricole. On peut se demander si ces réformes, imposées par les grands pays excédentaires de produits agricoles, soucieux d’écouler leurs excédents, sont adaptées aux conditions des pays déficitaires qui importent une part croissante de leur nourriture, comme c’est le cas de l’Algérie.

1 – L’ouverture des marchés

À l’indépendance, l’Algérie, tout comme la plupart des pays en développement, avait opté pour un régime de contingentement d’importations dans le cadre d’un monopole d’État sur le commerce extérieur. Le contingentement qui fixe les quantités et la nature des produits à importer, répondait à la nécessité, à la fois, de protéger une économie émergente et de gérer rationnellement les moyens de paiement extérieur, les devises étant limitées, il fallait les affecter en fonction d’une priorité des besoins.

Au régime des quotas et des licences d’importation est substitué depuis 1995, un régime de droits de douane, les denrées agricoles alimentaires peuvent désormais pénétrer librement sur les marchés sans autre formalité que le paiement des droits d’entrée en vigueur.

La réforme du régime d’entrée des produits agricoles s’accompagne de la suppression du monopole public à l’importation des denrées alimentaires.

Lors l’Uruguay Round, les Américains avaient dirigé leurs critiques contre l’intervention des organismes publics dans le commerce extérieur et demandé leur dissolution, au motif que leurs décisions d’achat pouvaient être influencées par des facteurs politiques, non économiques. Acheter du blé à la Syrie ou à l’Europe par exemple, au lieu de s’approvisionner aux États-Unis, pouvait constituer un acte politique. Selon eux, la substitution des opérateurs privés aux opérateurs publics permettrait de choisir les sources d’approvisionnement au meilleur prix. Tous les pays, loin s’en faut, n’ont pas cédé à la demande américaine de suppression des monopoles publics. Des pays aussi différents que l’Arabie Saoudite, la Tunisie, ou l’Inde, continuent d’importer des produits de base, de les stocker et les distribuer à travers les organismes étatiques.

Toutefois, le relais pris par les opérateurs privés n’exonère pas les pouvoirs publics de leur responsabilité dans la régulation des marchés. Les prix à l’importation sont variables d’une année sur l’autre, à la hausse ou à la baisse, et ces variations ne peuvent évidemment pas être répercutées sur les consommateurs. Les prix des denrées de base, céréales et légumes secs, huiles végétales, lait, sucre, importées en grande quantité, doivent être stabilisés et leur hausse éventuelle ne saurait excéder la hausse des salaires sans réduire le pouvoir d’achat des ménages. Comme chacun le sait, plus les revenus sont faibles, plus grande est la part de ces revenus dépensés pour se nourrir. Les variations des prix affectent particulièrement les bas salaires.

Le récent cafouillage sur les prix de la baguette de pain qui a conduit à une hausse de fait, imposée par les boulangers, montre, à l’évidence que ce problème de régulation de prix demeure posé.

2 – La réforme des prix

À Marrakech (1994), l’OMC a décidé d’une importante réforme des prix agricoles : suppression de toutes les subventions accordées à l’achat des engrais, pesticides, machines agricoles et alignement des prix internes des produits qui font l’objet du commerce mondial (céréales, sucre…) sur les prix mondiaux.

Les décisions d’alignement sur les prix mondiaux et de suppression des subventions aux facteurs de production, dictées par les grands pays exportateurs de céréales, notamment les États-Unis, sont destinées à éliminer des marchés les céréaliculteurs de toutes les régions à faible rendement, dont les coûts de production moyens sont plus élevés que les coûts moyens des zones les plus favorisées. Elles poursuivent l’idée d’un marché unique, approvisionné par les pays les plus compétitifs, éliminant les producteurs les moins efficaces. La réforme met en concurrence des systèmes productifs agricole très inégalement dotés.

La dotation en facteurs, (terre et capital), les conditions naturelles, (climat, qualité des sols), ne placent pas les agriculteurs des différentes régions du monde dans les mêmes conditions.

En moyenne, le céréaliculteur algérien dispose de 20 hectares, l’européen de 100 hectares, l’américain de 400 hectares. Les rendements obtenus, de 10 quintaux à l’hectare en Algérie, 80 quintaux en Europe, 35 aux États-Unis. La productivité physique par homme peut donc varier de 1 à 100 (si l’on multiplie les rendements par les superficies cultivées).

Il ne peut donc exister un prix unique pour rémunérer le travail par paysan à des productivités si différentes.

L’alignement des prix internes des facteurs de production, et ceux des produits : céréales, légumes secs, lait, sur les prix des pays dont les coûts de production unitaires sont les plus faibles, devrait signifier à terme la disparition des agricultures à plus faible productivité, ou à tout le moins, leur retrait du marché.

Pour la mise en œuvre des décisions de Marrakech, les pays européens ont procédé à une baisse progressive des prix nominaux internes (céréales, lait, sucre de betterave, oléagineux). Une étude récente de l’OCDE (2005) signale que le soutien aux prix de marché aurait baissé de moitié ces vingt dernières années. Alors que les produits agricoles étaient de 60% plus chers dans les pays de l’OCDE que sur le marché mondial, l’écart est aujourd’hui de 30 %. L’Union européenne envisage à titre d’exemple, pour cette année, une baisse du prix garanti du sucre de 39 %.

Pour sa part, l’Algérie a décidé, pour réduire progressivement l’écart entre prix interne et prix mondial, de bloquer les prix garantis à leur niveau de 1995. Le blé tendre payé 17 000 dinars la tonne en 1995 (395 dollars de 1995) est toujours fixé, en 2005, à 17 000 dinars (230 dollars de 2005) soit une baisse nominale en dollars de 165 dollars la tonne. Comparé au prix frontière, prix mondial plus transport et assurance (CAF), le prix interne algérien du blé est sensiblement au même niveau que le prix mondial à l’importation.

3 – Les conséquences du changement du système des prix

La baisse des prix réels à la production, conjuguée à la hausse des prix des facteurs de production, du fait des suppressions du soutien des prix, ont fortement affecté la rentabilité de la culture des céréales, qui occupe, rappelons le, 85 % des terres cultivées et plus des 2/3 des agriculteurs.

Cette baisse de la rentabilité de la culture est évidemment lourde de conséquence pour l’avenir de la céréaliculture dans le pays. Pour faire face à la détérioration de la marge brute, différence entre dépenses et recettes, les agriculteurs ont cherché à réduire les frais de culture, à employer moins d’engrais, de pesticides, moins de travail du sol…

Cette réduction des dépenses, appelée extensification de la culture, se fait au détriment de la modernisation des techniques agricoles plus intensives en capital et des rendements moyens obtenus. C’est faire appel à une culture plus extensive, mais qui demande la mise en culture de superficies plus étendues pour maintenir le même niveau de revenu.

En outre, pour faire face à la détérioration de leurs revenus, les agriculteurs de certaines régions, non éligibles au soutien agricole, ont étendu les labours semailles aux terres marginales et fragiles à l’érosion. Les statistiques agricoles indiquent une superficie agricole cultivée jamais atteinte jusque là, supérieure de 1 million d’hectares (plus 14 % environ) à la moyenne des superficies mises en culture jusque dans les années 1980.

Ainsi, quelque 500 000 hectares seraient annuellement ensemencés dans la steppe préservée règlementairement de tout labour sous climat semi aride jusqu’à ces dernières années. Le Haut Commissaire au développement de la steppe signale que 6,5 millions d’hectares de parcours sont dégradés, soit 43,3 % de la superficie totale des parcours qui ne produisent plus, ajoute-t-il, qu’une valeur fourragère équivalent à moins de 10 kilos d’orge par an et par hectare. Incontestablement, la politique néolibérale constitue une menace pour la gestion des ressources naturelles. Nous allons, dans l’indifférence générale, et quoiqu’ayant souscrit au programme mondial de lutte contre la désertification, vers un vrai désastre écologique ; une région vitale, tampon entre le grand désert et l’Algérie agricole du nord, est en voie de désertification ; cela signifie le désert aux portes d’Alger. La baisse de production de fourrage naturel dans la steppe a contraint les éleveurs de moutons, principale viande rouge consommée dans le pays, à acheter davantage d’aliments du bétail importés, orge en particulier, donc à produire à coût plus élevé.

Comme chacun peut le constater dans son assiette aujourd’hui, la hausse des prix à la consommation des viandes rouges, n’est pas la conséquence d’une forte croissance de la demande, mais bien celle d’une réduction de l’offre, de l’offre d’une viande de mauvaise qualité du fait du changement du mode d’alimentation des bêtes beaucoup moins de fourrage, de pâturages, davantage d’orge, d’issues de meunerie…

L’OMC n’interdit pas le soutien agricole dès lors qu’il ne passe pas par les prix. La baisse des prix observée en Europe et aux États-Unis est compensée par un mécanisme d’aide aux revenus des agriculteurs. Ceux-ci reçoivent directement un chèque en fonction des superficies cultivées et de la nature de leurs activités. Évidemment l’aide profite davantage aux gros exploitants qu’aux petits, dont on souhaiterait par ailleurs la disparition, 1 % des exploitants perçoit 40 % des aides. Quoiqu’en baisse par rapport à 1986-1987 (37 %), les subventions représentaient encore 30 % des recettes agricoles entre 2002-2004 (OCDE, 2004) et 25 % du revenu des exploitants. L’aide au revenu absorbe plus de 44 % du budget total de l’Union européenne, soit de 1,2 % du PIB européen. Les pays européens ont les ressources nécessaires pour compenser les baisses du soutien des prix, par des aides directes. Un tel niveau de soutien n’est naturellement pas accessible aux pays du Sud, dont la démographie agricole est trop importante. Un transfert budgétaire significatif au profit des ménages agricoles comparable à celui mis en place par la Politique agricole communautaire (PAC) est totalement exclu. En Europe, la population agricole est en moyenne 4 % de la population active, moins de 2 % aux États-Unis ; elle est de 30 à 40 % dans les pays du Sud.

La réforme de l’OMC, éliminant le soutien agricole par les prix répond évidemment aux objectifs des grands pays excédentaires : dans leur souci de réduire l’offre agricole, la baisse des prix devrait décourager l’agriculteur de produire plus. On parle alors d’aide découplée de la production et de soutien direct au revenu.

Les pays déficitaires, comme l’Algérie, ne devraient évidemment pas avoir le même souci. Chaque hectare de terre doit produire le maximum pour satisfaire aux besoins. Le mécanisme de soutien du prix de marché des inputs et outputs est sans doute le plus adapté aux objectifs de développement de la production agricole et de modernisation technique. Pays excédentaires et pays déficitaires se trouvent dans des logiques totalement opposées, les uns cherchent à réduire l’offre, les autres à développer leur production. Les mesures qui conviennent aux uns ne conviennent pas aux autres.

Au soutien par les prix, les autorités algériennes ont substitué des mesures incitatives à l’investissement agricole.

Comme en Tunisie en 1985 avec le code de l’investissement agricole et, au Maroc, avec le code unique de l’investissement en 1994, il est créé en Algérie un Fonds National de Développement Agricole (FNDA) destiné à soutenir la modernisation technique et l’équipement des exploitations.

Pour la culture des céréales par exemple, le soutien porte sur l’application d’itinéraires techniques intensifs : labours profonds et précoces, acquisition d’instruments agricoles, primes aux multiplicateurs de semences certifiées. L’État prend en charge en moyenne quelque 50 % des dépenses de la culture. En outre, l’État accorde une prime à ceux des producteurs qui livrent leurs céréales aux organismes stockeurs. Cette prime n’intéresse toutefois que moins de 20 % des exploitants céréaliers, les quantités livrées à l’Office Algérien Interprofessionnel des Céréales (OAIC), ayant fortement diminué ces dix dernières années.

Le programme de soutien à l’investissement ne sélectionne pas seulement des activités, mais également des zones. Le bilan présenté par le ministre de l’Agriculture fait état pour la période 2000-2004 d’un financement public de 1 milliard de dollars, soit en moyenne 200 millions de dollars par an. 270 000 exploitants ont un accès au financement du programme (700 dollars en moyenne par exploitation), moins du tiers (27 %) du total des exploitations. Globalement les pouvoirs publics ont réduit leur concours à l’agriculture par rapport aux années qui précèdent l’application du Programme d’ajustement structurel (PAS).

L’équivalent subvention au producteur (ESP), indicateur utilisé par l’OCDE pour comparer les niveaux de soutien agricole entre les différents paysans, exprimé en pourcentage de la valeur de la production agricole, n’est que de 3 % en Algérie (0,3 % du PIB), la moitié de ce qu’il est en Tunisie par exemple (0,7 %).

4 – Un développement dualiste

La substitution des mesures incitatives à l’investissement agricole au régime des subventions généralisées (aux facteurs de production) n’est pas un simple changement dans les modalités du soutien agricole. La politique agricole s’inscrit désormais dans une nouvelle logique, celle d’un développement agricole dualiste. Les aides à l’investissement ne sont pas fournies à tous les agriculteurs mais seulement à ceux qui exploitent des terres dans les zones de bonnes potentialités (les zones agricoles utiles).

C’est ainsi, par exemple, que les opérations portant amélioration de la culture des céréales n’ont porté que sur 1 million d’hectares sur les 3 millions cultivés.

L’aide ciblée aux exploitants les mieux placés, a évidemment pour conséquence de différencier les exploitations et les régions du pays, d’un côté, les zones de bonne potentialité, (terres profondes et bien arrosées), constituant autant de micro-régions éligibles au soutien public, de l’autre, les zones de faible potentialité. La majorité des superficies cultivées et des agriculteurs se trouvent de ce fait exclus des programmes de soutien à la modernisation.

On retrouve la démarche de la Banque mondiale, pour laquelle il ne faut soutenir que les activités rentables du point de vue des critères du marché en prenant pour référence les prix mondiaux. La rentabilité est évidemment fonction du système de prix de référence.

Une activité peut être rentable dans un système de prix donnés (prix des inputs et des outputs) et ne plus l’être dans un autre système des prix. Si les prix de référence sont fixés sur les prix à l’importation, (prix frontière pour le machinisme agricole, les engrais, les pesticides et le blé) alors l’agriculture à maintenir ne concernera tout au plus qu’un à 1,5 million d’hectares et 100 à 150 000 agriculteurs. Que devrons nous faire du reste ? Il existe de gigantesques différences de productivité entre les pays. En privant les pays non industrialisés à forte population agricole, de la capacité de fixer un système des prix internes qui correspondent à leur niveau de productivité, les réformes de l’OMC alignent les agricultures surpeuplées des pays du Sud sur les systèmes des prix des pays à la plus haute productivité, prix sur la base desquels elles ne peuvent se reproduire. Agriculteurs et agricultures relèveraient ainsi du social, non de l’économique.

Il faut bien sûr aider la masse des paysans qui n’a pas suffisamment de terre pour en vivre, à se maintenir et à continuer de produire le peu qu’ils produisent en attendant un hypothétique transfert de la population en surnombre vers d’autres activités, l’industrie et les services. Il faut les aider à produire au coût monétaire le plus faible, car c’est d’argent qu’ils manquent, d’accès aux engrais, semences sélectionnées, plants, cheptel de rente, à des conditions fortement soutenues par les pouvoirs publics. L’Inde vient de mettre en place en faveur des populations agricoles un programme garantissant à un actif par ménage, un minimum de 100 journées de travail par an, les ressources budgétaires de l’Inde sont pourtant bien inférieures aux nôtres.

Il faut continuer à garantir l’achat des productions à un niveau de prix qui rémunère le travail au champ, à la productivité moyenne du travail dans le reste de l’économie.

L’OMC impose un seul modèle de politique agricole valable pour tous les pays. Elle remet fondamentalement en cause le droit de chaque pays de décider, en toute souveraineté de la politique qui lui convient, celle qui permet de maintenir à la terre une population qu’il ne peut occuper à d’autres activités. Tous les pays industrialisés ont appliqué pour leurs agriculteurs, durant des décennies, et tant que ceux-ci comptaient encore pour une forte proportion de la population active, une forte protection aux frontières qui a permis de préserver l’emploi et de moderniser l’agriculture. Ils ont su mobiliser, à l’abri de la concurrence et dans des systèmes de prix adaptés, leurs systèmes productifs agricoles pour l’autosuffisance alimentaire.

Il est inconcevable qu’ils refusent aujourd’hui ce droit aux autres et tout aussi inconcevable que ces derniers puissent accepter de se soumettre.

 

 

 

Note:

* Économiste sociologue.