Emmanuelle Bouilly*
Chloé Fleury**
Les femmes africaines, présentes dans les secteurs agricole et informel, occupent une place centrale dans la société et la survie de leur famille. Victimes de la crise économique et de préjugés sexistes, leur rôle est cependant minoré et marginalisé. C’est pourquoi elles mettent quotidiennement en œuvre des stratégies pour contourner ces obstacles. Seule une aide des féministes pourrait cependant rendre visible leur travail et leur fournir les moyens de satisfaire l’ensemble des besoins fondamentaux de leur famille et déployer ainsi un modèle de développement endogène et humain.
Vingt ans après la mise sur agenda des problématiques de genre par les Nations Unies (Décennie de la Femme, 1975-85), qu’en est-il de la place des Africaines dans les économies familiale et nationale ? Prises entre l’enclume de la tradition et le marteau de la modernité, les femmes jouent à la fois un rôle reproductif et productif qui les conduit à multiplier les activités afin de subvenir aux besoins fondamentaux de leur parentèle. Cette place, aussi primordiale soit-elle dans la survie des familles, reste cependant largement sous-estimée par la société et les programmes de développement. La reconnaissance du rôle des Africaines dans les sphères domestique et économique ne permettrait-elle pas au contraire de promouvoir un développement de tout l’homme et de tous les hommes[1] ?
Cet article démontre le rôle invisible mais central des Africaines dans l’économie familiale et nationale (I), ainsi que la pluralité et la créativité des stratégies inventées par les femmes face aux obstacles qu’elles rencontrent (II), et la nécessité de prendre en compte et d’aider ces femmes afin de permettre un développement, non pas centré sur la croissance mais sur la couverture des besoins humains (III).
1 – Le rôle invisible mais central des Africaines dans l’économie familiale et nationale
1.1 – L’assignation à la sphère domestique : le fruit d’une construction socioculturelle et économique
Les mythes et légendes recueillis dans diverses sociétés africaines confirment, comme dans bien d’autres sociétés, la croyance en l’infériorité inhérente à la condition féminine : le premier thème récurrent étant celui de la femme qui a importuné Dieu : ainsi chez les Akan du Ghana, on raconte qu’une vieille femme, qui avait l’habitude de broyer son fufu, gênait Dieu avec son pilon : Dieu, à cause d’elle, s’était réfugié dans le ciel[2]. Nombre de ces mythes ont fait naître une division sexuelle du travail[3], considérée comme “naturelle”, qui a pour caractéristique l’assignation prioritaire des hommes à la sphère productive et celle des femmes à la sphère reproductive. Leur rôle reproductif comprend la reproduction biologique stricto sensu et le travail domestique[4]. En tant que nourricières, elles doivent donc assurer la subsistance de la famille, c’est pourquoi elles effectuent dans les sociétés rurales la majeure partie des travaux agricoles. À partir de l’exemple des Gouro de Côte d’Ivoire, Meillassoux montre que la femme est victime d’une double exploitation : l’exploitation de son travail (…) et l’exploitation de ses capacités procréatrices[5]. De par son pouvoir de fécondité et ses travaux agricoles, la femme confère au mari un pouvoir politique plus ou moins étendu. Dans les sociétés africaines anciennes, la puissance des hommes reposait en effet sur leur assise militaire et agricole (nombre de femmes, esclaves, greniers).
À l’aulne de ces travaux, il ne s’agit pas de conclure que la division sexuelle du travail actuelle est uniquement le fruit de traditions anciennes. Elle n’est pas un donné immuable. Les rapports sociaux de sexe ont été largement influencés par la colonisation qui a renforcé l’organisation patriarcale[6] des sociétés africaines. L’administration coloniale, qui n’était pas exempte de préjugés sexistes, a légitimé et renforcé l’autorité économique et morale de l’homme sur la femme. Elle a aussi établi l’homme comme unique pourvoyeur de la famille et relégué la femme au foyer ; l’administration belge souhaitait par exemple que la femme indigène (se consacre au) rôle traditionnel de l’épouse et de la mère dans les pays civilisés[7].
Cantonnant les femmes à la sphère domestique, les colons ont donc fait reposer l’exploitation des ressources naturelles et des cultures d’exportation sur la main d’œuvre masculine, seule susceptible de percevoir un salaire. Par conséquent, les femmes africaines furent dès les premiers contacts avec les européens ignorées et minorées parce qu’elles se trouvaient de facto et comme naturellement écartées de la sphère de la “modernité”, caractérisée par la monétarisation de l’économie et la possibilité de capitaliser[8]. La colonisation a introduit un système de production capitaliste, intrinsèquement patriarcal selon Mies[9], qui a accentué la dualisation de l’économie, et corrélativement le pouvoir des hommes sur les femmes, en donnant aux premiers, les nouvelles cultures commerciales productrices de revenu monétaire, et aux femmes les cultures vivrières pour nourrir la famille.
La théorie féministe « Genre et Développement »[10] a particulièrement insisté sur ce point en soulignant que les liens entre production et reproduction étaient source de marginalisation pour les femmes.
1.2 – Quand reproduction rime avec production
En charge de la subsistance de la famille, les femmes ont investi de larges pans de l’économie. La sphère reproductive nécessite en effet un minimum de travail productif, qu’il soit ou non rémunéré. Toutefois, exclu de l’économie monétaire pendant l’ère coloniale, le travail productif féminin est devenu rapidement invisible aux yeux des statistiques officiels. En raison de leur préjugé sexiste (“male bias”), les enquêteurs ont rapidement considéré les femmes comme “inactives” ou “femmes au foyer”[11]. Des agricultrices qui pouvaient consacrer huit à dix heures par jour aux travaux des champs n’étaient pas recensées parmi les “paysans” ; leur travail, effectué sur les terres du mari, était assimilé à une simple tâche domestique. Il aura fallu attendre 1970 pour que le rôle joué par les femmes dans l’agriculture vivrière soit rendu visible grâce à l’œuvre de Boserup, Women’s Role in Economic Development. Le premier courant féministe qui en est issu, le courant « Intégration des Femmes au Développement »[12], eut tôt fait de dénoncer la réalité éclipsée ou falsifiée des données statistiques[13] et continue de s’ériger contre la logique perverse qui veut que ce qui n’est pas compté ne compte pas[14].
Longtemps ignorée, et aujourd’hui largement sous-estimée, la place des femmes dans l’économie n’est pourtant pas récente. Au Sénégal, en 1788, trois des plus gros armateurs noirs ou métis de Saint-Louis étaient des femmes. Elles participaient directement à la traite de la gomme, de la cire, des cuirs, de l’or, du morfil et des bois d’ébène[15]. Une place qui ne s’est pas démentie au fil des ans puisqu’on estime qu’une femme sur deux avait une activité économique à Saint-Louis au tournant des années 1980[16]. L’effectif des femmes en ville s’est depuis accru plus fortement que celui des hommes. Les villes qui comptaient au début des années 1960 en moyenne 80 à 90 femmes pour 100 hommes ont vu ce ratio s’inverser dès le début des années 1970. Les migrations féminines en direction des villes s’expliquent à la fois par des causes psycho-socioculturelles et économiques. La forte demande de main d’œuvre féminine en ville constitue un facteur “pull” (attrait), auquel s’ajoute un facteur “push” qui réside dans le rejet des pesanteurs sociales et familiales mais également dans le déclin économique des campagnes[17].
En ville, les femmes investissent essentiellement le secteur de l’économie informelle, refuge amortisseur de la crise. Les politiques d’ajustement structurel (PAS) des années 1980 sont en grande partie responsables de la crise actuelle. En imposant la restructuration de l’appareil productif via les privatisations et la contraction du secteur public, les PAS ont fait exploser le chômage dans le secteur formel. Dans ce contexte, les femmes doivent faire face à l’incapacité des maris à pourvoir aux besoins de la famille. Mettant à profit leurs savoir-faire “féminins”, les femmes ont développé des activités compatibles avec leurs obligations (garde des enfants, préparation des repas), telles que la transformation et la commercialisation de produits agricoles, l’artisanat, le micro-commerce en vente postée sur les trottoirs ou bana-bana en campagne, le travail de sous-traitance à domicile ou l’emploi comme domestique. La part des travailleuses indépendantes dans la main d’œuvre féminine non agricole est ainsi passée de 44 à 90% entre 1970 et 1990 (UN, 2000), sans compter le nombre de prostituées en plein essor. Selon Galland, les femmes travaillent quel que soit le prix, quel qu’en soit le prix[18].
En outre, les coupes sèches imposées par les PAS dans les dépenses sociales de l’État (éducation, santé) ont accru la charge de travail des femmes qui doivent consacrer plus de temps pour produire et prodiguer elles-mêmes les services de bases. Facteur d’équilibre implicite des distorsions créées par les PAS, les Africaines sont devenues les principales actrices de la prise en charge des problèmes sociaux des familles[19].
1.3 – Un travail féminin consacré « aux coûts de l’homme »
Face à la crise économique, rurales et urbaines n’ont pas failli aux responsabilités qui leur incombent. Tributaires d’un double fardeau, on estime que les femmes travaillent en moyenne un tiers de plus que les hommes pour un revenu estimé à un dixième du leur, qu’elles fournissent 90 % du travail nécessaire à l’agriculture de subsistance, à l’approvisionnement en eau et en bois, 90 % du travail de sarclage et de désherbage, et 60 % du travail des récoltes et de la commercialisation[20]. Ce rôle ne cesse de s’accroître en cette période de crise qui rime de plus en plus avec incapacité financière et désengagement des pères. À Dakar, par exemple, seul un père sur cinq pourvoit entièrement à l’entretien et à l’éducation de ses enfants, contre une mère sur deux[21]. Les femmes sont devenues de facto le principal soutien de la famille, même si de jure le statut de chef de ménage ne leur est pas toujours reconnu[22].
Quel que soit leur statut, les Africaines multiplient les activités et les revenus, si infimes soient-ils, en vue d’assurer la survie de leur famille. Des revenus qu’elles distribuent de manière plus égalitaire que les hommes entre les garçons et les filles[23]. Elles tentent donc de couvrir ce que Perroux appelle les frais fondamentaux du statut humain de la vie ou coûts de l’homme. Il en distingue trois groupes : ceux qui empêchent les êtres humains de mourir, ceux qui permettent à tous les êtres humains une vie psychique et mentale minima, par exemple, les coûts liés aux soins médicaux, aux secours en cas d’invalidité ou de chômage. Enfin, les coûts qui permettent à tous les êtres humains une vie spécifiquement humaine, c’est-à-dire caractérisée par un minimum de connaissances et un minimum de loisirs (essentiellement : coûts d’instruction élémentaire, coûts de loisir minimum)[24]. Si les femmes cherchent à satisfaire l’ensemble des besoins fondamentaux de la famille élargie, particulièrement santé et éducation, elles se trouvent souvent contraintes en temps de crise à couvrir les seuls besoins alimentaires de la famille nucléaire. Les hommes quant à eux dépensent davantage leurs revenus pour leurs loisirs propres : cigarettes, alcool, vie sociale[25]. Certains auteurs soulignent que la perte de pouvoir économique et d’autorité au sein de la famille provoque chez certains hommes une crise identitaire qui s’exprime par des réactions de frustration, prenant la forme d’un comportement paradoxalement dépensier ; les hommes cherchant ainsi à sauver les apparences d’un prestige masculin déchu[26]. Une situation pour le moins dommageable au bien-être familial.
2 – Face aux obstacles, les femmes ne peuvent compter que sur elles-mêmes
Si la crise conduit à l’effritement des bases matérielles de l’autorité masculine, elle ne s’est pas accompagnée de la reconnaissance sociale du rôle des femmes dans la survie des familles. L’imaginaire collectif représente toujours la femme comme une personne à prendre en charge économiquement[27], c’est pourquoi elle se heurte dans la réalisation de ses activités à de nombreux obstacles.
2.1 – Un accès limité et / ou inadapté aux ressources
Matrilinéaire ou patrilinéaire, les sociétés anciennes ignoraient la notion de propriété privée, les membres du lignage ne disposaient que d’un droit d’usage sur la terre. Les femmes y avaient un accès libre et pouvaient donc cultiver une parcelle pour elle-même. Ignorant cette pratique, les colons ont introduit le droit de propriété qu’ils ont uniquement attribué aux hommes. L’irruption de la propriété privée, qu’Engels[28] qualifiait déjà dans les sociétés occidentales de défaite historique pour le sexe féminin et de source d’asservissement, a eu pour effet de déposséder les femmes de leur droit coutumier. Rares sont donc les femmes qui aujourd’hui possèdent une terre. Les effets de cette discrimination sont cumulatifs : ne pouvant présenter une garantie foncière, les femmes se voient refuser l’accès au crédit bancaire[29], ce qui limite leurs possibilités de développer leurs activités ou tout simplement de faire face aux imprévus.
Les femmes sont par ailleurs en butte à toutes sortes de discriminations dans leur accès au marché du travail. Elles disposent en général d’un niveau d’instruction et de formation professionnelle inférieur à celui des hommes. Outre ces inégalités, elles sont victimes de la réprobation sociale à les voir exercer certains métiers “masculins”, ainsi les programmes scolaires ou de formation les orientent prioritairement vers des secteurs “féminins” n’offrant que peu de débouchés dans le secteur formel[30].
Les Africaines ne bénéficient également que d’un accès limité aux services dispensés par les programmes nationaux et internationaux de développement (service de vulgarisation agricole, programme de soutien aux micro-entreprises, accès aux technologies). Si l’approche assistancialiste[31] recule à la faveur d’une plus grande intégration des femmes dans les projets de développement, force est de constater que ces projets ignorent fréquemment les besoins spécifiques des femmes. Les coopératives se révèlent à ce titre souvent inadaptées : reposant sur une vision linéaire du temps, à la recherche d’une capitalisation sur le long terme, elles se heurtent à la réalité d’un temps féminin plus court, morcelé, rythmé par l’urgence et les imprévus[32]. Les féministes post-colonialistes insistent particulièrement sur ce point en affirmant la nécessité de contextualiser les programmes de développement. Mohanty[33] dénonce la représen-tation homogénéisée qui est faite des femmes du Tiers-Monde et souligne qu’elles peuvent avoir des intérêts divergents selon leur classe ou leur appartenance ethnique. À N’Djaména, le programme d’amélioration de l’approvisionnement laitier a dû, pour être effectif, tenir compte de la différence de leur statut (nomades, transhumantes ou sédentaires) et du type de production (lait frais ou caillé[34]).
Cette diversité de situations n’a d’égal que l’inventivité des stratégies féminines mises en place pour surpasser les obstacles auxquels elles sont confrontées.
2.2 – Quand le manque de moyens est encore un moyen
Les femmes du Tiers-Monde ne peuvent pas toujours se payer le luxe de pointer les hommes comme cible prioritaire de leurs batailles multiformes[35], c’est pourquoi elles ne s’attaquent pas directement au pouvoir des hommes mais élaborent des stratégies et des tactiques qui modifient les rapports de force et contournent les obstacles[36]. En effet, les femmes ne peuvent exercer quelque pouvoir qu’en retournant contre le fort sa propre force ou en acceptant de s’effacer[37] Leur résistance prend alors la forme de ruses, manœuvres, diplomaties tant à l’échelle individuelle que collective.
Sur le plan individuel, les femmes ont démontré leurs “capacités”[38] à réagir aux contraintes sociales et économiques de leur milieu en fonction de leur personnalité propre. Elles conquièrent des espaces traditionnellement réservés aux hommes. Les Peules du Burkina Faso ont utilisé la figure de la femme nourricière afin d’investir de nouveaux champs d’activité, passant ainsi de la vente du lait (symbole féminin dans l’imaginaire peul) à l’embouche bovine (symbole masculin), et de la culture du condiment à celle des céréales[39]. En outre, convaincant leur mari d’accorder l’héritage des terres aux enfants, les maraîchères de Kinshasa réussissent à détourner la coutume qui veut que ce soit la belle-famille qui hérite. En cela, elles sécurisent la poursuite de leur activité agricole[40]. Les femmes s’emploient donc à faire de « l’homme-écran », qui leur ôte toute autonomie, un « homme-relais » qui peut se révéler un soutien dans leurs activités[41].
Hormis ces stratégies individuelles, les femmes ont créé à l’échelle du quartier des réseaux de solidarité qui se sont renforcés avec la crise. Ces réseaux ont une double fonction : le partage des charges domestiques (préparation des repas, garde des enfants) et des actions collectives (culture en commun d’un champ ; création d’un fonds pour l’achat d’engrais ou embauche d’un gardien chargé de la surveillance des jardins[42]). L’exemple le plus emblématique de ces réseaux est celui des tontines : ces associations d’entraide financière qui assurent aux femmes un accès au crédit. Les tontines classiques reposent sur une logique de don / contre-don : à chaque tour, une femme perçoit la totalité des sommes épargnées par les membres. Il existe également des tontines dites « d’épargne-crédit permanent » qui s’inscrivent davantage dans une logique d’accumulation. Les femmes s’imposent des tours d’épargne plus fréquents pour augmenter progressivement le capital investi et développer leurs activités[43]. Autonomes du système bancaire, des capitaux étrangers et autres bailleurs de fonds, les tontines à l’image de toutes les autres stratégies ne reposent que sur les capacités propres des femmes[44]. Ces dernières illustrent ainsi la possibilité d’un développement endogène « par elles et pour elles », lequel peut dépasser la simple logique de survie[45].
Avec le soutien financier et moral de leur conjoint, les “Nana Benz” de Lomé se sont implantées dans le commerce régional du textile dégageant des bénéfices considérables symbolisés par l’acquisition de voitures luxueuses dont elles tirent leur surnom[46]. Elles démontrent ainsi que l’entrepreunariat féminin peut être synonyme de réussite financière, d’affranchissement de la tutelle maritale et de reconnaissance sociale. Leur succès ne se mesure pas uniquement à l’échelle individuelle puisqu’il ouvre de nouveaux créneaux dans lesquels peuvent se glisser d’autres femmes. Cet effet intégrateur repose également sur un esprit de coopération (une marchandise cédée à crédit, la transmission de savoir-faire aux novices, l’échange réciproque d’informations[47]). Cette solidarité ne doit toutefois pas être mythifiée ; les femmes n’échappent pas à la logique commerciale, aux rapports de pouvoir et aux conflits d’intérêts. Cette nuance apportée, il reste que la logique de concurrence ne va pas jusqu’à la destruction de l’autre, le postulat étant que chaque femme ait sa part de marché[48].
Inventivité, créativité, souplesse résument ces activités féminines qui s’échelonnent de la satisfaction des besoins fondamentaux à l’entrepreunariat prospère.
3 – La fin (quelle fin ?) justifie les moyens
3.1 – L’instrumentalisation des femmes : expédient d’une croissance sans développement
Les institutions internationales ont pris conscience du succès et du dynamisme des stratégies féminines. La Banque Mondiale titrait l’un de ses communiqués Gender and Growth : Missed Potential[49], où elle soutient notamment qu’en Zambie, si les femmes bénéficient du même niveau d’investissement de capitaux dans les intrants agricoles, y compris la terre, le rendement pourrait accroître jusqu’à 15 %[50]. Un constat qui cache mal l’objectif peu avouable de faire des femmes des instruments de la croissance et de réduction de la pauvreté (modèle efficiency). Galvaudant la théorie féministe « Intégration des Femmes au Développement » qui vise à intégrer les femmes au développement en leur donnant accès aux ressources productives, les programmes internationaux, particulièrement ceux de micro-crédit, considèrent les femmes comme un « bon risque », leur taux de remboursement étant supérieur à celui des hommes[51]. Le modèle utilitariste de type Grameen Bank cherche ainsi à capter l’immense “trésor caché” que constituent les systèmes économiques traditionnels[52] en les intégrant au système bancaire universel[53]. D’autre part, il permet la privatisation des systèmes de protection sociale, ceux-ci étant financés par le biais des crédits individuels.
3.2 – Le féminisme du « Sud » : un moyen de pression pour un développement humain
Loin de ce paradigme néo-libéral, les Africaines imaginent quotidiennement un modèle de développement endogène qui accorde à l’être humain une place centrale. Elles ne recherchent pas l’accumulation en soi mais redistribuent leurs gains de manière solidaire en vue de couvrir les « frais fondamentaux » des hommes. C’est une culture où la richesse n’a aucune valeur si elle n’est pas partagée[54]. Ce développement de tout l’homme et de tous les hommes[55] demeure néanmoins embryonnaire, car l’ensemble des besoins fondamentaux n’est pas satisfait. Les femmes devant prioritairement assurer la survie de leur famille au détriment de la couverture des autres besoins. Les armes du faible n’étant que de faibles armes[56], ce modèle de développement requiert pour s’affirmer un soutien plus actif que le mouvement féministe peut lui procurer.
Les féministes africaines ont fait preuve d’une grande réticence (…) souvent préoccupées par les dangers du plaquage d’un modèle unique[57], mais elles ont su se réapproprier les revendications libérales du féminisme occidental centré sur la reconnaissance de droits politiques en y ajoutant un objectif de justice sociale et d’équité. À cette fin, elles ont défini une stratégie d’action, l’empowerment : processus de changement individuel interne (le pouvoir en), d’augmentation des capacités (le pouvoir de), et de mobilisation collective des femmes, et des hommes quand c’est possible (le pouvoir avec), dans le but de remettre en cause et de changer la subordination liée au genre (le pouvoir sur)[58]. L’empowerment se traduit par des actions concrètes qui visent à déconstruire les schémas de pensée et à transformer le modèle économique dominant. À titre d’exemple, un travail de conscientisation est mené en direction des femmes pour qu’elles affirment leur rôle, et des hommes[59] afin qu’ils questionnent la légitimité et les coûts de leur domination. Les féministes font également pression sur les institutions internationales pour qu’elles intègrent l’analyse genre dans leurs programmes via les budgets-temps[60].
Enfin, les féministes luttent à un niveau national pour (re)donner aux femmes leur statut de citoyenne. Militantes et élues participent ainsi à l’élaboration des politiques et les orientent vers un développement plus humain. En Ouganda, les représentantes des femmes ont obtenu que les principes d’égalité et de discrimination positive[61] soient inscrits dans la constitution de 1995. Les députées ont ensuite réussi à mettre en œuvre des politiques plus favorables aux femmes : la loi de 1997 rendant obligatoire l’enseignement primaire (d’au moins deux filles par famille) et la réforme foncière de 1998[62]. L’Afrique du Sud quant à elle a doté son budget national de crédits spécifiques pour corriger les inégalités de genre (budget pour les femmes[63]). Il est intéressant de souligner que dans ces deux cas l’accès des femmes à la sphère politique et les avancées réalisées sont concomitantes du processus de démocratisation.
Il semble aujourd’hui primordial de valoriser le rôle des Africaines dans les économies familiale et nationale, ainsi que de les aider à lever les obstacles qu’elles rencontrent et souhaitent abroger. Dévaloriser leur contribution, refuser de reconnaître leur rôle, et continuer à les marginaliser en tant que femme et Africaine contribuerait à hypothéquer les chances futures d’un développement endogène et humain, faisant dès lors le jeu des afro-pessimistes.
Notes:
* et ** Séminaire Tiers-Mondes, Institut d’Études Politiques de Rennes.
[1] F. Perroux, Pour une philosophie du nouveau développement, UNESCO, Paris, 1981, p. 32.
[2] C. Coquery-Vidrovitch, « Des femmes colonisées aux femmes de l’indépendance, ou du misérabilisme au développement par les femmes : approche historique », in : Femmes, Genre et Développement, INED, Paris et Abidjan, 2003, p. 10.
[3] La division sexuelle du travail repose sur deux principes organisateurs : le principe de séparation (il y a des travaux d’hommes et des travaux de femmes) et le principe hiérarchique (un travail d’homme “vaut” plus qu’un travail de femme), D. Kergoat, « Division sexuelle du travail et rapports sociaux de sexe » in : J. Bisilliat, et C. Verschuur, Genre et économie : un premier éclairage, Cahiers Genre et développement, L’Harmattan, Paris, 2001, p. 80.
[4] Le travail domestique peut se définir comme le travail non rémunéré qui recouvre l’ensemble des tâches liées aux soins aux personnes.
[5] C. Meillassoux, Femmes, greniers et capitaux, François Maspero, Paris, 1979, p. 119.
[6] Le patriarcat est un système social, politique et juridique fondé sur la filiation patrilinéaire, et dans lequel les pères exercent une autorité exclusive ou prépondérante.
[7] G. Mianda, Femmes africaines et pouvoir : les maraîchères de Kinshasa, L’Harmattan, Paris, 1996, p. 24.
[8] C. Coquery-Vidrovitch, ibid., p. 13.
[9] M. Mies, Patriarchy and Accumulation on a World Scale: Women in the International Division of Labour, Zed Books, Londres, 1986, pp. 27-50.
[10] Le courant Genre et Développement : GED, ou Gender And Development : GAD.
Voir D. Elson, et R. Pearson, Of Marriage and the Market, CSE Books, Londres, 1981 ; L. Beneria, et G. Sen, « Accumulation, Reproduction and Women’s Role in Economic development : Boserup revisited », in : Signs : Journal of Women in Culture and Society, Vol. 7, n° 21, 1981, pp. 279-298 ; M. Mies, Patriarchy and Accumulation on a World Scale: Women in the International Division of Labour, op.cit. et « Capitalist Development and Subsistence Production : Rural Women in India », in M. Mies, (sous la dir. de), Women: The Last Colony, Zed Books, Londres, 1988, pp. 27-50.
[11] Still the idea that women do not work, because they do not contribute economically to the home, that only the husband works because he gets a wage, D. Elson, « Male Bias in the Development Process: an Overview » in : Male Bias in the development Process, D. Elson (sous la dir. de), Manchester University Press, 1990, p. 9.
[12] Le courant Intégration des Femmes au Développement : IFD, ou Women In Development : WID.
Voir I. Tinker, « The Adverse Effect of Development of Women », in : I. Tinker et M. B. Bramsen (sous la dir. de), Women and World Development, Overseas Development Council, Washington D.C., 1976, ainsi que J. Bisilliat, et M. Fieloux, Femmes du Tiers-Monde, Le Sycomore, Paris, 1983.
[13] Cf. E. Minnich, citée par L. Beneria, « Vers une meilleure intégration du genre dans les sciences économiques », in : J. Bisilliat, et C. Verschuur, Genre et économie : un premier éclairage, op. cit, p. 1841.
[14] M. Snyder, Women in African Economies: from Burning Sun to Boardroom, Business Ventures and Investment Patterns of 74 Ugandan Women, Fountain Publishers, Kampala, Ouganda, 2000, p. 60.
[15] Cf. J. P. Bondi in : F. Sarr, « Les femmes comme agents économiques, sociaux et politiques au Sénégal », Alternatives Sud, Vol IV-2, 1997, p. 100.
[16] 50 000 femmes dont 25 000 actives pour une population totale de 110 000 habitants. R. Bonnardel, « Femmes, villes, informel, en Afrique au sud du Sahara », in : C. Coquery-Vidrovitch et S. Nedelec (sous la dir. de), Tiers-Mondes : l’informel en question, l’Harmattan, Paris, 1991.
[17] L. Oso et C. Catarino, « Femmes chefs de ménage et migration » in : J. Bisilliat (sous la dir. de), Femmes du Sud, chefs de famille, Karthala, Paris, 1996, p. 92.
[18] C. Galland, « Les femmes travaillent quel que soit le prix, quel qu’en soit le prix », in : J. Bisilliat et C. Verschuur, Genre et économie : un premier éclairage, op. cit., p. 422.
[19] D. elson « Male Bias in the Development Proces : an Overview » in : Male Bias in the development Process, op. cit., 1990, p. 241.
[20] C. M. Blackden et R Sudharshan-Canagarajah, Gender and Growth in Africa : Evidence and Issues, Banque mondiale, UNECA, Expert Meeting on Pro-Poor Growth, Kampala, 2003.
[21] C. Bop, « Les femmes chefs de famille à Dakar », in : J Bisilliat (sous la dir. de) Femmes du Sud, chefs de famille, op. cit.
[22] Ibid.
[23] R. L. Blumberg, « Women’s Economic Empowerment as the “Magic Potion” of Development ? », communication au 100ème séminaire annuel de l’American Sociological Association, Philadelphia, 2005, cité par C. Bop, op. cit., p. 28.
[24] F. Perroux, L’économie du XXe siècle, PUF, Paris, 1969, p. 156.
[25] D. Elson in : L. Gordon, Transforming capitalism and patriarchy : gender and development in Africa, Boulder, coll. Lynne Rienner Publishers, 1996, p. 139.
[26] A. Doumit El Khoury « Les femmes chefs de famille : état de la recherche et réflexions méthodologiques », in : J. Bisilliat (sous la dir. de) Femmes du sud, chefs de famille, op. cit.
[27] G. Mianda, Femmes africaines et pouvoir : les maraîchères de Kinshasa, op. cit., p. 29.
[28] F. Engels, Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État, La Balustrade, Paris, 2003.
[29] Les domaines d’investissement des femmes, pour celles qui en ont les moyens (bijoux, vaisselle, pagnes), ne sont pas valorisés (par les banques), F. Sarr, « Les femmes comme agents économiques, sociaux et politiques au Sénégal », op. cit., 1997, p. 101.
[30] V. M. Eyango, « The Class room or the Market Place : Survival Strategies of Ghanaian Women » in : Eye to Eye : Women Practicing Development Across, Zed Books, New York, 2001.
[31] Dans les programmes « welfare » mis en oeuvre à partir des années 1950, les femmes reçoivent passivement des aides qui doivent leur permettre d’être de meilleures mères en charge du bien-être familial (campagnes de planning familial, nutrition des enfants…).
[32] J. Bisilliat et C. Verschuur, Genre et économie : un premier éclairage, op. cit., 2001.
[33] C. T. Mohanty, « Under Western Eyes : Feminist scholarship and Colonial Discourses », in : C. T. Mohanty, A. Russo et L. Torres (sous la dir. de), Women’s America : Refocusing the Past, Oxford University Press, New York, 1991.
[34] L. Boutinont, Étude complémentaire sur l’amélioration de l’approvisionnement laitier de N’Djaména, approche “genre”, rapport de mission, République du Tchad, Ministère de l’élevage, AFD, Tchad, 1998.
[35] M. Touré, La recherche sur le genre en Afrique : quelques aspects épistémologiques, théoriques et culturels, in <www.codesria.org/Links/conferences/gender/TOURE.pdf>, 1997, p. 10.
[36] G. Mianda, Femmes africaines et pouvoir : les maraîchères de Kinshasa, op. cit.
[37] P. Bourdieu, La domination masculine, Seuil, Paris, 1998, p. 51.
[38] A. Sen, L’économie est une science morale, La Découverte, Paris, 1999.
[39] F. Puget, Femmes peules du Burkina Faso : Stratégies féminines et développement rural, L’Harmattan, Paris, 1999.
[40] G. Mianda, op. cit.
[41] F. Puget, ibid., p. 69.
[42] Ibid.
[43] I. Guérin, « Les pratiques financières des femmes entrepreneurs : exemples sénégalais », Revue Tiers-Monde, « Microfinance : petites sommes, grands effets ? », PUF, Paris, 2002.
[44] F. Sarr, L’entrepreunariat féminin au Sénégal, op. cit., p. 256.
[45] G. Mianda, op. cit.
[46] C. Coquery-Vidrovitch, Les Africaines : Histoire des femmes d’Afrique noire du XIXe au XXe siècle, Desjonquères, Paris, 1994.
[47] F. Sarr, L’entrepreunariat féminin au Sénégal, op. cit.
[48] Ibid.
[49] Traduit plus subtilement en français « Genre et Développement : un potentiel occulté en Afrique ».
[50] Banque mondiale, « Gender and Growth: Africa’s Missed Potential », in : Findings n° 197, Washington DC, 2001,p. 2.
[51] I. Guérin, « Les pratiques financières des femmes entrepreneurs : exemples sénégalais », Revue Tiers-Monde, op. cit., pp. 809-828.
[52] J. Falquet, « Femmes, féminisme et “développement” : une analyse critique des politiques des institutions internationales », in J. Bisilliat, (sous. la dir. de) Regards de femmes sur la globalisation, Karthala, Paris, 2003, p. 106.
[53] H. Peemans-Poullet, « la miniaturisation de l’endettement des pays pauvres passe par les femmes », in J. Bisilliat et C. Verschuur, Genre et économie : un premier éclairage, op. cit., 2001.
[54] F. Sarr, « Les femmes comme agents économiques, sociaux et politiques au Sénégal », Alternatives Sud, op. cit., p. 104.
[55] F. Perroux, Pour une philosophie du nouveau développement, op. cit., p. 32.
[56] P. Bourdieu, op. cit.
[57] M. Touré, op. cit. p. 5.
[58] L. Mayoux, « Vers un nouveau paradigme dans les programmes de micro-crédit » in : J. Bisilliat et C. Verschuur, Genre et économie : un premier éclairage, op. cit., p. 328.
[59] M. Mies écrit : « Women cannot break out of patriarchy unless men do », (les femmes ne peuvent pas rompre avec le système patriarcal tant que les hommes ne l’ont pas fait), Patriarchy and Accumulation on a World Scale: Women in the International Division of Labour, op. cit. p. 223.
[60] Le budget-temps mesure l’activité économique et le bien-être en fonction du temps consacré et non de l’argent perçu par chaque individu. Voir C. M. Blackden, et C. Bhanu, Gender, Growth and Poverty Reduction, in : Banque mondiale, Technical Paper, n° 428, Washington, D.C., 1999.
[61] 14 % des sièges parlementaires et 30 % des sièges dans les instances locales sont réservés aux femmes.
[62] B. Mukiibi, « Alliances for Gender and Politics: the Uganda Women’s caucus », in : Women’s Political Participation and Good Governance : 21st Century Challenges, Rapport sur le développement humain, PNUD, 2000.
[63] D. Budlender, « Le projet sud-africain Budget pour les femmes », in : Bridge in Brief, IDS, Sussex, 1998.