Les relations entre les États-Unis et l’Amérique latine au XXème siècle

Charles Lancha*

 128-page-001Les relations entre les Etats-Unis et l’Amérique latine au XXème siècle ont présenté une importance déterminante pour les peuples ibéro-américains. Le message du président Monröe, le 2 décembre 1823, devant le Congrès, est bien connu. Il s’oppose à toute intervention de l’Europe en Amérique. L’argument avancé est la préservation de l’indépendance des nouvelles nations du Nouveau Monde. En fait, comme Bolivar l’a parfaitement compris, il s’agit de préparer l’hégémonie des Etats-Unis dans les deux hémisphères, « le destin manifeste ». La volonté de puissance de Washington aux dépens de ses voisins du sud ne tarde pas à s’exprimer. Les Nord-Américains déclenchent de propos délibéré une guerre contre le Mexique, sanctionnée en 1848 par le traité de Guadalupe Hidalgo qui ampute le pays vaincu de la moitié de son territoire — 2 323 574 km2. D’innombrables exemples illustrent au XIXème siècle la volonté expansionniste permanente des Etats-Unis vis-à-vis de Cuba, de la République Dominicaine, du Nicaragua ou, à nouveau, du Mexique. Aux prétentions territoriales s’ajoutent des ambitions commerciales à l’origine du panaméricanisme dont l’objectif était de renforcer les échanges économiques entre les deux Amériques. L’ALCA en gestation aujourd’hui a des antécédents qui remontent loin dans le temps ! La première Conférence Internationale se réunit en 1889. Elle aboutit à la création de l’Union Internationale des Républiques Américaines qui avait pour vocation de centraliser et de diffuser toutes les informations commerciales. Son siège fut fixé à Washington, sous l’autorité du Département d’Etat. L’association prit ultérieurement le nom d’Union Panaméricaine, avec pour président le Secrétaire du Département d’Etat. En 1889, les Etats-uniens furent les seuls à repousser un texte condamnant toute conquête en Amérique. Le panaméricanisme s’est affirmé dans de nombreuses conférences jusqu’en 1945. En 1936, à Buenos Aires, il fut admis, à l’initiative du président Roosevelt, que « les hautes parties contractantes déclarent inadmissible l’intervention de l’une d’elles, directement ou indirectement, et quel qu’en soit le motif, dans les affaires intérieures ou extérieures de l’une des parties ». Ce fut un engagement de pure forme de la part des Etats-Unis. En réalité, c’est de façon permanente qu’ils ont exercé des pressions ou des interventions militaires en Amérique latine au XXème siècle et il n’en va pas autrement aujourd’hui.

A la fin du XIXème siècle, devenus la première puissance économique et militaire mondiale, les Etats-Unis inaugurent l’ère impérialiste de leur histoire par un conflit ouvert avec l’Espagne, en 1898. Victorieux à peu de frais, ils s’emparent de Porto Rico et des Philippines et transforment Cuba en un véritable protectorat. La volonté impérialiste se manifeste peu après à Panama, en 1903. L’isthme de Panama faisait alors partie de la Colombie. Ayant décidé d’y construire un canal interocéanique, Washington demanda à Bogota la cession d’une bande territoriale d’une largeur de dix miles. Comme la réponse fut négative, les Nord-Américains provoquèrent un soulèvement à Panama qui se déclara République indépendante, le 3 novembre. Les Colombiens durent s’incliner et un traité concéda de manière perpétuelle la zone du canal aux Yankees.

L’hégémonie nord-américaine s’instaure par étapes jusqu’en 1914. Elle s’affirme écono-miquement et militairement dans les Caraïbes et en Amérique centrale. Washington intervient militairement en République Dominicaine en 1905, à Cuba en 1906, au Nicaragua en 1912, au Mexique en 1914 et en 1916-1917, à Haïti en 1915. Les forces armées US occupent la République Dominicaine de 1916 à 1924, le Nicaragua de 1912 à 1925 puis de 1926 à 1933, et Haïti de 1915 à 1934. Le prétexte des interventions est toujours le même : préserver par la force le respect des intérêts des entreprises américaines installées en Amérique latine. La politique du dollar se conjugue à la politique du bâton : dollar diplomacy, big stick diplomacy.

La deuxième étape hégémonique se situe entre 1914 et 1929. Entre la première guerre mondiale et la grande dépression, une avancée significative se produit dans les pays hispano-américains du Pacifique : Equateur, Pérou, Chili. Les investissements américains se concentrent surtout dans les industries extractives et ils ne sont pas suivis d’expéditions militaires. Les oligarchies locales, alliées à Washington, veillent par leurs forces armées au respect des intérêts américains.

La troisième étape, dans les relations entre les Etats-Unis et l’Amérique ibérique, intervient à partir de 1933, sous la présidence de Franklin Roosevelt. Celui-ci se propose d’améliorer les rapports entre les deux Amérique et d’instaurer une politique de « bon voisinage ». Une manière habile de tenter d’atténuer le fort anti-américanisme partout sensible au sud du Río Grande. L’abandon, pour une courte période, du big stick, n’implique pas l’affaiblissement de la domination économique pas plus que le renoncement aux pressions diplomatiques. Lorsque les Etats-Unis déclarent la guerre aux puissances de l’Axe, en décembre 1941, les républiques d’Amérique centrale, des Antilles ainsi que la Colombie, le Mexique et le Venezuela, leur emboîtent le pas. En 1942, Washington recommande la rupture à tous les pays latino-américains et tous obtempèrent, à l’exception du Chili et de l’Argentine qui finiront par céder aux injonctions réitérées de l’Oncle Sam. La contribution est surtout économique car, ainsi que l’observe Alain Rouquié : « Les Etats-Unis semblent tenir avant tout à faire partager à leurs vassaux l’effort de guerre. Au nom de la lutte contre le nazisme et pour la liberté, les Etats-Unis fixent unilatéralement le prix des matières premières qu’ils paient en dollars inconvertibles. Peu de pays tireront leur épingle du jeu[1] ».

A la suite des hostilités, la dépendance latino-américaine par rapport au colosse du Nord se trouve renforcée. La Grande-Bretagne est définitivement reléguée. La montée spectaculaire des investissements US en est la meilleure preuve. S’ouvre alors une quatrième étape dans la politique extérieure du Département d’Etat vis-à-vis du Sud. Les nouvelles orientations découlent directement de la guerre froide qui oppose les Etats-Unis à l’Union Soviétique. Toute la politique nord-américaine vise à la lutte contre le communisme, à l’échelle planétaire. En Amérique latine, cette stratégie conduit Washington à attirer tous les pays de l’hémisphère dans sa croisade anti-communiste et, si besoin est, à intervenir militairement afin de prévenir toute infiltration marxiste.

En vue d’unifier la lutte, deux instruments sont créés, l’un militaire, l’autre politique. Militairement, en 1947, les nations américaines ratifient le « Traité Interaméricain d’Assistance Réciproque » — le TIAR — où elles s’engagent à présenter un front uni à toute attaque armée. Politiquement, la conférence de Bogota, en 1948, adopte la « Charte de l’Organisation des Etats Américains » — l’OEA.

Jusqu’en 1965, trois crises secouent l’OEA et contribuent à la discréditer. La première éclate en 1954, au sujet du Guatemala. En 1949, le colonel Jacobo Arbenz y avait été élu démocratiquement à la tête de l’Etat. Il élargit la réforme agraire entreprise par son prédécesseur et se trouve confronté à la compagnie bananière nord-américaine United Fruit Company. Ayant autorisé le parti communiste, le Département d’Etat l’accuse d’être un cryptocommuniste et fomente un soulèvement armé. Jacobo Arbenz démissionne. Le nouveau pouvoir annule les conquêtes sociales de la période 1944-1954. L’OEA, au mépris de sa charte, assiste sans réagir au renversement d’un gouvernement légal. La violence va alors s’abattre sur le Guatemala pendant plusieurs décennies, entraînant des centaines de milliers de morts, en premier lieu parmi les Indiens.

La deuxième crise qui affecte l’OEA est connue sous le nom de « crise des fusées » et éclate en octobre 1962 comme point culminant de la tension entre Washington et la révolution cubaine. Le 6 octobre, les Nord-Américains découvrent l’installation de missiles nucléaires à Cuba. Dès le 22 octobre, le président Kennedy soumet l’île à un blocus naval puis, le 24, exige le retrait immédiat des fusées soviétiques. Un bras de fer s’engage entre les Etats-Unis et l’Union Soviétique. Le 25, Khrouchtchev se montre disposé à retirer les fusées sous réserve que les Nord-Américains s’engagent à ne pas envahir Cuba. Kennedy accepte la proposition de Khrouchtchev. Le monde a frôlé un conflit nucléaire.

Fidel Castro, tenu à l’écart des négociations, manifeste son mécontentement. Depuis la conquête du pouvoir en janvier 1959, la révolution cubaine s’est vue en butte à une opposition irréductible de Washington. Le 19 octobre 1960, le Département d’Etat décrète l’embargo général sur les exportations à destination de l’île. Il s’agit délibérément d’amener Cuba à l’asphyxie économique et, par là même, d’entraîner la chute du régime révolutionnaire. L’aide économique de l’URSS évite le naufrage de la révolution. Le 3 janvier 1961 le président Eisenhower rompt les relations diplomatiques avec La Havane. Le 15 avril suivant, l’île est soumise à d’intenses bombardements. Le 16, c’est l’invasion : 2 000 exilés cubains débarquent au sud, dans la Baie des Cochons. En moins de trois jours, les milices ouvrières et paysannes anéantissent les envahisseurs. Le 16 avril, pour la première fois, Fidel Castro proclame le caractère socialiste du régime. La pression des Etats-Unis ne faiblit pas. A la conférence de Punta del Este, en janvier 1962, Cuba est exclu de l’OEA par une majorité des deux tiers.

La troisième crise qui a mis à l’épreuve l’OEA est intervenue en 1965, en République Dominicaine. Ce pays avait subi durant trente et un ans, de 1930 à 1961, la dictature de Rafael Leónidas Trujillo, avec le soutien de Washington. Le 30 mai 1961, Trujillo est assassiné. En 1962, pour la première fois depuis trente-huit ans, des élections ont lieu et un intellectuel, Juan Bosch, qui se proposait de démocratiser le pays, est élu. Sa présidence n’ira pas au-delà de huit mois car, en septembre 1963, le colonel Wessin, chef de l’aviation, le renverse. Le peuple n’admet pas le rétablissement de la dictature et, le 24 avril 1965, une insurrection éclate. Obnubilés par leur crainte du communisme et par leur hantise d’un nouveau Cuba, les Nord-Américains interviennent militairement. Cette initiative unilatérale provoque une crise aiguë au sein de l’OEA, dont les statuts étaient bafoués.

Dans les années 70, si la politique latino-américaine adoptée par la Maison-Blanche poursuit les mêmes objectifs : la défense des intérêts économiques des investisseurs US et l’anticommunisme, il n’empêche que la personnalité des présidents Nixon et Carter va infléchir cette politique de façon assez nette. Tandis que Nixon opte pour la manière forte, Carter tente de renouer avec la politique de bon voisinage ou de l’Alliance pour le Progrès de Kennedy. La victime de l’anticommunisme exacerbé de Nixon ce sera le Chili de l’Unité Populaire de Salvador Allende.

Le 4 septembre 1970, le socialiste Salvador Allende est élu président de la République à la tête d’une coalition de gauche. Son élection se heurte à une opposition irréductible du président Nixon qui met en œuvre tous les moyens à sa disposition — à l’exclusion de l’intervention armée — pour abattre le régime démocratique chilien. Le 8 septembre, Kissinger, Richard Helms, directeur de la CIA, et John Michel, Attorney Général, décident de fomenter un soulèvement militaire en vue d’écarter Salvador Allende. Le projet tourne court car le chef de l’Armée chilienne, le général René Schneider, se refuse à violer l’ordre institutionnel. Une autre réunion, en présence de Nixon, se tient le 15 septembre avec un seul problème à l’ordre du jour : le Chili. Nixon donne carte blanche à la CIA pour empêcher à tout prix l’investiture présidentielle de Salvador Allende, fixée au 24 octobre. La CIA prépare alors l’enlèvement du général Schneider qui, à la suite d’un attentat, meurt le 25 octobre. Un autre général loyaliste lui succède à la tête de l’Armée, le général Prats, qui sera également éliminé physiquement quelques années plus tard à Buenos Aires, dans le cadre de l’Opération Condor. Nixon s’emploie alors à faire pression sur le leader de la Démocrate chrétienne, Eduardo Frey : en vain. Au lendemain de l’investiture d’Allende, l’agressivité yankee ne désarme pas.

L’objectif à atteindre est désormais le renversement de l’Unité Populaire. Dès le mois de novembre, un plan de sanctions économiques est à l’étude ainsi que l’éviction du Chili de l’OEA. Nixon intervient auprès des grandes institutions financières internationales pour qu’elles cessent d’accorder des crédits au Chili. Entre 1971 et 1973, les Nord-Américains dépensent cinq millions de dollars pour déstabiliser le régime de l’UP. En 1973, un million de dollars supplémentaires sont débloqués pour éviter qu’elle ne remporte les élections municipales. Différentes grèves — en particulier celle des propriétaires de camions, la plus importante — sont financées par des compagnies américaines comme l’ITT. Des sommes considérables ont été allouées par la CIA à la presse de droite et en particulier au Mercurio, le principal organe de presse du pays, pour intensifier la guerre psychologique et dresser l’opinion contre le gouvernement de gauche.

Il est hors de doute que cette conspiration permanente des cercles dirigeants de Washington, secondée par la droite chilienne, a joué un rôle important si ce n’est décisif dans l’aggravation de la situation intérieure chilienne et a contribué efficacement à la chute de l’UP. Son aboutissement est le coup d’Etat militaire du général Pinochet, le 11 septembre 1973 et ses conséquences tragiques. Laurent Joffrin écrit à propos de l’ex-Secrétaire d’Etat américain : « …un homme armait, encadrait, orientait Pinochet : Henry Kissinger. Etrange serait la situation où la marionnette passerait devant les juges pendant que le marionnettiste serait épargné ». En 1976, le même Kissinger jouera un rôle tout aussi sinistre, en Argentine. Informé des atrocités de la répression, il les couvre. Le 10 juin, au cours d’un entretien avec le ministre des Affaires Etrangères argentin, l’amiral Guzzetti, il se borne à l’avertir que le régime devait résoudre son problème avant que le Congrès nord-américain ne reprenne ses séances. Andersen a souligné les conséquences tragiques du feu vert de Kissinger. Les semaines qui suivirent furent marquées par un véritable massacre dans les camps de concentration argentins. Après ce bain de sang, la junte ne pouvait plus faire machine arrière. On a compté en Argentine trente mille “disparus”. Leurs tortionnaires avaient été formés, ainsi que des milliers d’officiers latino-américains, à l’Ecole des Amériques, à Panama, où leurs instructeurs yankees leur avaient inculqué la doctrine de la sécurité nationale contre le communisme et le recours systématique à la torture.

Le successeur de Nixon, le président Carter, adopte une politique extérieure différente de celle du responsable du scandale du Watergate. En particulier, il se prononce en faveur du respect des droits de l’homme au sud du Río Bravo d’où certaines difficultés dans les relations entre les Etats-Unis et les dictatures militaires. La politique d’ouverture du président Carter s’est concrétisée par la signature, en septembre 1977, d’un traité avec le général Torrijos où la souveraineté de Panama sur le canal était reconnue. L’administration Carter ne s’est pas immiscée non plus directement dans les affaires nicaraguayennes pour empêcher la chute de son allié, le dictateur Somoza, confronté à l’insurrection sandiniste. Les rebelles sandinistes purent occuper le pouvoir et instaurer un régime populaire à Managua.

Dans les années 80, l’esprit d’ouverture de Carter fait place à l’agressivité du président Ronald Reagan. Celui-ci vise à rappeler au monde la vocation hégémonique de son pays. Il témoigne d’un anticommunisme virulent et qualifie l’Union Soviétique d’ « Empire du Mal ». Les problèmes latino-américains sont à nouveau abordés dans le cadre du conflit Est-Ouest. Deux pays, surtout, vont subir l’interventionnisme de Reagan : le Nicaragua et le Salvador.

Au Nicaragua, la Maison-Blanche s’efforce de déstabiliser le sandinisme en finançant et en stimulant une guérilla contre-révolutionnaire — la contra. La CIA participe directement à la contra constituée par d’anciens membres de la sinistre garde nationale de Somoza. En 1984, la CIA dispose des mines dans les eaux nicaraguayennes. Le Tribunal International de La Haye condamne cette atteinte à la souveraineté du Nicaragua. Reagan n’en a cure. Le 1er mai 1985, Washington décrète un embargo commercial total à l’encontre du Nicaragua, embargo condamné aussi bien par l’OEA que par l’ONU.

Au Salvador, une guérilla populaire avait surgi à la fin des années 70 en réponse à l’injustice sociale, à la pauvreté et à la monopolisation du pouvoir par les classes privilégiées par le recours systématique à la fraude électorale. Elle rassemblait des communistes, des socialistes, des chrétiens, des syndicalistes. Pour Reagan, il s’agit d’une guérilla marxiste et il apporte donc son soutien économique et militaire à une junte ultra répressive. A la tête de ses Escadrons de la Mort, le leader de l’extrême droite, le major d’Aubuisson, déclenche une répression impitoyable. Aux Etats-Unis, l’opinion publique se scandalise de voir la Maison-Blanche appuyer un Etat aussi sanglant.

En dehors du Nicaragua et du Salvador, la politique de Washington en Amérique latine a été marquée, dans les années 80, par l’invasion du Panama — le 20 décembre 1989 — qui fit des milliers de victimes civiles et par son option pro-britannique au cours de la guerre des Malouines, en 1982.

Dans ces mêmes années 80, un autre problème se situe de plus en plus au cœur des relations entre les Etats-Unis et l’Amérique latine : le trafic de drogue. Aux Etats-Unis, la consommation de stupéfiants ne cesse de progresser et ce sont les pays andins qui alimentent en priorité cet immense marché. Au centre du trafic de cocaïne, la Colombie qui, à elle seule, fournit 80 % de la poudre blanche consommée par les Nord-Américains. Dans l’optique de la Maison-Blanche, ce sont avant tout les pays producteurs qui doivent contribuer à régler le problème par la répression des narco-trafiquants et l’éradication des cultures de coca, de marijuana, de pavot pour l’héroïne. La Colombie est la première visée et elle va subir des pressions permanentes pour œuvrer au démantèlement des principaux cartels, ceux de Medellin et de Cali. Les autorités colombiennes mettent en avant une autre approche du problème. Elles invoquent le principe de coresponsabilité : la responsabilité du trafic incombe au pays producteur, mais elle incombe tout autant au pays consommateur par excellence : les Etats-Unis. S’il n’existait pas une demande considérable, l’offre ne se serait pas manifestée. C’est dans ce contexte que se situe l’interventionnisme nord-américain constant dans les affaires intérieures de la Colombie. Cette immixtion s’exerce avec une particulière brutalité sous la présidence de Ernesto Samper, soupçonné d’avoir été élu en 1994 avec le soutien du cartel de Cali. Les grossières ingérences yankees ont pour résultat de dresser l’ensemble de l’opinion publique colombienne contre les Etats-Unis.

En Colombie, au problème de la drogue s’ajoute celui de la guérilla marxiste — les Forces Armées Révolutionnaires de Colombie, les FARC, et l’Armée de Libération Nationale, l’ELN — une guérilla qui tire une partie de ses ressources du trafic de drogue. Pour Washington, c’est une raison supplémentaire de s’impliquer en accordant une aide financière considérable à Bogota en vue de renforcer l’Armée colombienne, dans le cadre notamment du « Plan Colombie » signé le 21 septembre 1999. Aujourd’hui, les FARC et l’ELN figurent sur la liste des organisations terroristes dressée par l’Administration de George W. Bush.

Pendant pratiquement tout le XXème siècle, les Etats-Unis ont pactisé avec les dictatures les plus sanglantes. Aujourd’hui, ils se sont érigés en mentors de la démocratie en Amérique latine. Seuls les pays disposant d’un système représentatif sont assurés de pouvoir nouer des relations normales avec Washington. La ligne officielle admet des accommodements. Ainsi, la démocratie de pure forme, dévoyée, de Fujimori au Pérou, n’a pas suscité de réaction hostile de la part de l’Administration nord-américaine. Il est vrai que Fujjimori se conformait strictement aux dogmes du FMI et que l’homme fort du Pérou de Fujimori, Montesinos, était un agent de la CIA. En revanche, le président du Venezuela, Hugo Chavez — élu démocratiquement — a vu les Etats-Unis voler au secours des putschistes qui, le 11 avril 2002, tentèrent de le renverser. Chavez a le tort aux yeux de l’Oncle Sam d’user d’une rhétorique révolutionnaire et de dénoncer l’impérialisme américain. De plus, il affiche sa solidarité avec la révolution castriste alors que les Etats-Unis ne cessent d’accentuer l’embargo — avec la loi Helms-Burton, en 1996 et les récentes dispositions adoptées par le président George W. Bush en vue de limiter drastiquement les envois de devises des Cubains de Miami à leurs familles restées sur l’île.

Au cours des deux dernières décennies, la Colombie a subi des pressions économiques de toutes sortes de Washington pour se plier à ses vues. C’est un procédé habituel des Etats-Unis. Le cas limite est l’embargo pratiqué à l’encontre de Cuba depuis plus de quarante ans. En Amérique latine, la menace de représailles économiques joue surtout dans la proche arrière-cour, au Mexique et en Amérique centrale, une région étroitement dépendante commercialement du grand voisin du Nord. Pour ce qui est du Mexique, l’ALENA (l’Accord de Libre Echange de l’Amérique du Nord) n’a fait qu’accentuer l’intégration de ce pays à l’économie états-unienne. En revanche, les pays du Cône Sud sont moins tributaires de leurs rapports commerciaux avec les Etats-Unis et l’Union Européenne qui occupe une position privilégiée dans la région. L’Amérique latine est devenue un terrain d’affrontement entre les Etats-Unis et l’Europe. Depuis 1990, Washington a accompli d’énormes efforts pour transformer les deux Amériques en une zone de libre-échange. Avant le cataclysme du 11 septembre 2001, le président George Bush junior proclamait que la région occupait une place prioritaire dans ses préoccupations. Des négociations en vue de la création d’une Zone de Libre Echange des Amériques sont en cours depuis plusieurs années. Les Etats-Unis auraient voulu que la ZLEA entre en vigueur à la fin de l’année 2003 mais les Brésiliens s’y sont refusés, préoccupés de consolider le plus possible le Mercosur — le traité de libre-échange qui les lie à l’Argentine, à l’Uruguay, au Paraguay et à d’autres pays associés — et d’obtenir des garanties des Nord-américains. Ceux-ci sont-ils prêts à ouvrir leur marché aux produits agricoles brésiliens ? C’est là un des principaux litiges du Mercosur aussi bien avec les Etats-Unis qu’avec l’Union Européenne, aux agricultures largement subventionnées.

De cet aperçu limité des relations entre les Etats-Unis et l’Amérique latine, quelques conclusions se dégagent. Dès le début du XXème siècle, le « I took Panama » du Président Théodore Roosevelt symbolise brutalement la volonté de domination de l’Oncle Sam face à des voisins faibles et désunis. Durant les trois premières décennies, les Etats-Unis s’implantent économiquement et politiquement en Amérique centrale et dans les Caraïbes où ils font régner la loi de la jungle. Les républiques centraméricaines deviennent des républiques bananières où le capital yankee fait la loi. La grande dépression accorde un répit à l’Amérique latine. Empêtrés dans leurs propres difficultés, les Nord-Américains accordent une moindre attention aux pays ibériques. A partir des années 1960, la révolution cubaine bouleverse la conjoncture politique sur le continent. Le rôle contre-révolutionnaire de Washington, qui s’était déjà exprimé clairement dans le passé — en particulier par un soutien sans complexe aux pires dictateurs centraméricains ou caribéens et lors du renversement du gouvernement démocratique de Jacobo Arbenz — apparaît en pleine lumière. Après l’échec de l’Alliance pour le Progrès de Kennedy, destinée à étayer le réformisme, les Etats-Unis optent pour un soutien sans faille aux dictatures militaires, rempart le plus sûr de leurs intérêts économiques. La lutte contre le communisme international sert d’alibi et de légitimation aux dictatures militaires, au Brésil, au Chili, en Argentine, en Uruguay, en Bolivie, au Paraguay. Le terrorisme d’Etat recourt aux pires moyens pour anéantir toute opposition démocratique et imposer un ordre conforme aux intérêts des oligarchies et des multinationales. C’est dans ce contexte que, à partir des années 1970-1980, les pays de l’Amérique ibérique — à l’exception de Cuba — sont contraints de renoncer à leur modèle antérieur de développement, fondé sur le dirigisme d’Etat et sur l’Etat Providence. Ce modèle est déclaré caduc, obsolète, par les tenants de la pensée unique, la pensée néo-libérale. Désormais, c’est le Fonds Monétaire International, le FMI, où Washington joue un rôle prépondérant, qui dicte leur conduite aux gouvernements latino-américains pour ce qui est de leurs politiques économiques. Avec le succès que l’on sait. Le naufrage de l’Argentine, en décembre 2001, est l’exemple le plus tragique de l’échec total des politiques monétaristes imposées aux peuples latino-américains pour le plus grand profit des multinationales, le plus souvent nord-américaines, et des oligarchies locales.

 

Notes:

* Professeur émérite, Université Stendhal, Grenoble.

[1] A. Rouquié, Amérique latine. Introduction à l’Extrême Occident. Paris, éd. du Seuil, 1987, p. 395.