Les conditions d’une intégration politique de l’Amérique du Sud

Jacques Ténier*

 

128-page-001« La Terra Incognita devant nous est le champ inépuisable des variations nées des contacts des cultures (…) Les puissances de domination y prospèrent, mais les légitimités y sont mortes. », Edouard Glissant, Poétique de la relation, NRF, Gallimard, 1990, p. 69.

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La coutume veut qu’on parle de l’Amérique latine, comme si cela allait de soi. Parle-t-on d’Afrique latine pour désigner l’espace colonisé par les Français et les Portugais ? L’appellation « n’est pas d’origine locale mais française. Elle surgit au 19ème siècle, lors de l’aventure mexicaine de Napoléon III, comme une arme sémantique dans le jeu géopolitique des grandes puissances, une manière d’opposer le Nord — anglo-saxon[1] — et le Sud de l’hémisphère américain[2]. » Elle prolonge la colonisation dans les esprits, ne faisant aucun cas des populations installées avant la conquête. Elle renvoie à la créolisation, à l’emploi des langues espagnole et portugaise et au catholicisme. Il n’est donc pas fortuit que les classes dirigeantes l’aient adoptée, confortant ainsi l’exclusion des populations amérindiennes.

L’appellation nie également la géographie qui situe clairement le Mexique en Amérique du Nord, sur un territoire disputé de longue date avec les Etats-Unis. Des proximités culturelles existent entre le Mexique et ses voisins du Sud mais les échanges économiques sont inexistants. La signature de l’accord de libre échange nord-américain (ALENA) a arrimé l’économie mexicaine à celle des Etats-Unis et l’émigration, légale ou non, contribue à latiniser les Etats perdus en 1848 (Californie, Arizona, Nouveau-Mexique). Aucun autre pays d’Amérique latine n’est dans une telle situation de proximité avec les Etats-Unis. L’Amérique centrale a également ses spécificités et cherche son avenir dans le réaménagement de ses relations avec les Etats-Unis et avec le Mexique. Les Caraïbes, par le grand nombre de leurs petits Etats insulaires et par leur commune histoire de l’esclavage, constituent un espace cohérent d’intégration en dépit de leur faible poids économique. Nous avons choisi de parler ici principalement de l’Amérique du Sud.

1 – L’imperium des Etats-Unis

Les Etats-Unis d’Amérique (EUA) produisent les trois-quarts de la richesse du continent et ne représentent pas 40 % de la population. Le Brésil, deuxième puissance économique, compte pour moins de 7 % de la richesse états-unienne et le Mercosur, regroupement des pays du Cône Sud, pour à peine 10 %[3]. L’effet de domination croît avec la proximité des Etats-Unis comme le montre la structure du commerce extérieur des différents pays. Dix ans après l’entrée en vigueur de l’ALENA, le Mexique destine 90 % de ses exportations aux Etats-Unis. Cette proportion est également forte pour les pays andins du Nord et seuls les pays du Cône Sud (Argentine, Bolivie, Brésil, Chili, Uruguay, Paraguay) ont une structure de commerce extérieur diversifiée avec des échanges plus intenses avec leurs voisins mais aussi avec l’Asie et avec l’Europe. Les marges de manœuvre des pays du Cône Sud ne datent pas du processus d’intégration lancé tardivement, en 1985 lors de la réconciliation de l’Argentine et du Brésil (déclaration d’Iguaçu), en 1988 avec la signature du traité d’intégration, de coopération et de développement et en 1991 avec la création par le traité d’Asunción du Marché commun du Sud (Mercosur). Elles s’expliquent à la fois par une tradition d’échanges avec l’Europe (Argentine), par la construction d’un appareil industriel national (Brésil) et par une ouverture commerciale tous azimuts (Chili). La  création du Mercosur a toutefois eu pour effet d’accroître les échanges commerciaux régionaux, principalement au détriment des échanges avec l’Europe, dans le cas de l’Argentine.

Mais à l’échelle du continent, la domination commerciale des Etats-Unis s’est renforcée au cours des vingt dernières années. La part européenne du commerce latino-américain est passée de 20 % en 1980 à 15 % en 2000, celle du Japon de 7 % à 5 % alors que dans le même temps, celle des Etats-Unis est passée de 35 % à 47 %. L’évolution conforte la position des Etats-Unis dans les négociations de libre échange continental lancées en 1994 à Miami par Bill Clinton. Aucun Etat ne peut se désintéresser de l’accès au marché états-unien, mais aucun ne peut prévoir les conséquences d’un libre-échange négocié dans de telles conditions d’inégalité. Le précédent mexicain dans le cadre de l’ALENA permet d’anticiper une accentuation de la division du travail entre le Nord et le Sud, une déstabilisation des productions locales au profit des productions de masse et une régionalisation des pays d’Amérique latine au détriment de leurs relations avec les autres continents. Ainsi, depuis 1994, le Mexique a considérablement diversifié ses exportations au profit des produits manufacturés. Le pétrole n’assure plus que 7 % des recettes d’exportation contre 80 % au début des années quatre-vingt. Mais les biens industriels requièrent l’importation de demi-produits et sont exportés à 90 % vers les Etats-Unis. Si la production industrielle mexicaine a fortement crû, c’est dans une situation de dépendance par rapport aux échanges intra-firmes des grands groupes notamment américains. L’agriculture a été éreintée par la concurrence de sa voisine, productive et subventionnée. Elle ne contribue plus qu’à 7 % du PIB alors qu’elle emploie toujours le quart de la population active.

Les négociations de libre-échange continental[4] ouvertes en 1998 au sommet de Santiago du Chili ont un faible contenu politique, hors une évocation des droits de l’homme qui permet de tenir Cuba à l’écart et qui s’accommode, dans plusieurs pays d’Amérique centrale et andine, d’une démocratie formelle. Seul le Brésil, avant et avec Lula, fait entendre une voix dissonante qu’expliquent ses intérêts économiques et ses ambitions politiques. L’entente confirmée avec l’Argentine du président Kirchner fait apparaître le Mercosur comme une alternative, fût-elle modeste. On regrettera que la crainte de la supranationalité et de ses implications ait jusqu’à présent dissuadé les pays membres du Marché commun du Sud d’adopter une politique commerciale qui leur permettrait de parler d’une seule voix dans les négociations internationales à l’exemple des Européens ou des Caraïbes dans le cadre du CARICOM[5].

2 – Lyrisme et misère de l’intégration

Le grand voisin nord-américain a commencé son imperium en 1823 avec la déclaration du président Monroe et s’est progressivement substitué à la puissance économique britannique. Ce n’est donc pas d’aujourd’hui que les Etats du Sud du Rio Grande connaissent les limites de leur autonomie. Simon Bolivar en avait fait le diagnostic dès la fin de l’empire espagnol. Les Provinces unies du Centre de l’Amérique constituées en 1824 firent long feu[6]. L’échec de la conférence de Panama, réunie en 1826 à l’initiative de Bolivar, président de la Grande Colombie, dans l’idée de créer une confédération avec le Mexique, le Pérou, le Chili et le gouvernement de Buenos-Aires, ouvrit la voie aux processus de désintégration de l’Amérique centrale et de la Grande Colombie (1829) ainsi qu’aux guerres civiles et aux guerres nationales. Gabriel Garcia Marquès fait dire au lieutenant du libertador, José Antonio de Sucre : « Il semblerait que nous ayons porté si haut l’idéal de l’indépendance que ces peuples cherchent aujourd’hui à se rendre indépendants les uns des autres[7]. » Le siècle fut perdu pour l’intégration. Des identités nationales se construisirent, le plus souvent dans l’opposition à l’autre, qu’il soit de l’intérieur, l’Indien ou le Noir, ou de l’extérieur, comme le montrent les guerres du Paraguay (1864-1870) et du Pacifique (1879-1884). Certaines constructions nationales ont, il est vrai, connu des succès économiques et ont pu porter un développement social. C’est vrai dans le Cône Sud mais aussi au Costa-Rica.

La fin de la seconde guerre mondiale a profondément modifié l’environnement économique des pays d’Amérique centrale et du Sud. A partir des accords du GATT en 1947, des cycles successifs de négociations commerciales ont été engagés à l’initiative des Etats-Unis, marquant une rupture avec le protectionnisme de l’entre-deux-guerres. L’intégration de l’Europe et la modernisation de son agriculture ont réduit les opportunités commerciales de l’Amérique latine et ont fait prendre conscience à ses Etats, pour la première fois depuis longtemps, des torts que leur cause la division. A plusieurs reprises l’intégration européenne a inspiré les Etats centre et sud américains, soit qu’elle leur ait fait mesurer leur faible taille dans une économie mondialisée, soit qu’ils y aient trouvé des idées pour leur rapprochement. Dans la foulée des traités de Rome et de l’union douanière européenne, furent lancés les projets d’intégration centre-américaine (traité de Managua, 1960), de libre-échange des Caraïbes (CARIFTA, 1968), d’intégration andine (Pacte andin, 1969). Chaque progrès de l’intégration européenne a un écho de l’autre côté de l’Atlantique : en 1979, le Parlement européen est élu au suffrage universel direct et le Parlement andin voit le jour ; en 1987, l’Acte unique européen entre en vigueur et le protocole de Quito prévoit la création d’un marché commun andin ; en 1991/1992, le traité de Maastricht crée l’union européenne, le protocole de Tegucigalpa, le système d’intégration centre-américain (SICA) et le traité d’Asunción, le Mercosur.

Dans les années cinquante, l’intégration économique avait été pensée à l’échelle latino-américaine sous l’impulsion de la Commission économique des Nations unies pour l’Amérique Latine et les Caraïbes (CEPALC) et de son secrétaire Raul Prebisch. Prenant acte de l’absence de décollage industriel, la Commission prônait une spécialisation entre les pays, à l’abri d’une protection douanière de type éducatif[8]. Créée en 1961, l’association latino-américaine de libre échange (ALALE) a principalement servi les grands pays, le Mexique, le Brésil et l’Argentine. Le même scénario se répète sous tous les cieux. L’abaissement des droits de douane entre des pays très inégaux sans correction des inégalités par des politiques structurelles, à la fois régionales (ce qui suppose un budget et une banque de la région) et nationales (ce qui suppose, comme en Asie orientale, une épargne et une intervention de l’Etat sur la durée) accuse la division du travail et satellise les pays les plus faibles[9]. Successeur en 1980 de l’ALALE, l’association latino-américaine de développement industriel (ALADI), a été gravement déstabilisée par l’adhésion du Mexique à l’ALENA qui viole l’article 44 du traité constitutif selon lequel des mesures commerciales favorables ne peuvent être discriminatoires, mais doivent être étendues à l’ensemble des membres. Au moins cette adhésion a-t-elle le mérite de vider le discours latino-américain de sa charge de fantasmes et de donner sa part à la géographie[10]. Situé en Amérique du Nord, le Mexique n’a que de faibles courants d’échanges avec ses voisins du sud. La question cruciale pour les Mexicains est de savoir s’ils ont le moindre espoir  de donner un contenu politique à leur intégration économique avec les Etats-Unis, première puissance mondiale et héraut du refus de la supranationalité. Son intérêt renouvelé pour l’Amérique du Sud dont témoigne en juillet 2004 sa demande d’association au Mercosur fait craindre une réponse négative.

L’impuissance de l’ALALE à assurer le développement des pays andins a conduit ceux-ci, en 1969, à lancer une intégration sous-régionale. Ils sont parvenus dans les premières années à stimuler la coopération entre les industries de transformation des métaux et à accroître les échanges commerciaux. Ils se sont dotés en 1979 d’institutions comme le parlement andin et le tribunal de justice et ont décidé au début des années quatre-vingt-dix de créer un marché commun. Venezuela, Colombie et Equateur constituent depuis 1993 une union douanière alors que le Pérou s’est affranchi de ses obligations pendant la présidence d’Alberto Fujimori. Il devrait se mettre en conformité avec ses engagements en 2005. Afin de lutter contre les nombreuses forces centrifuges, une plus grande cohésion de la zone a été recherchée dans la création en 1996 de la Communauté andine et l’adoption en 1999 d’une politique extérieure commune. D’inexistant en 1969, le commerce intra-régional est aujourd’hui de l’ordre de 10 %, principalement entre la Colombie et le Venezuela. Dans les rapports de force de la mondialisation et de “l’américanisation” portée par le projet de la ZLEA, la zone andine n’a pas atteint la taille critique. La confiance entre les pays membres et l’application effective des décisions communautaires dans les droits nationaux font souvent défaut. C’est qu’il n’est pas d’exemple d’intégration régionale réussie sans intégration nationale préalable et sans Etat doté de solides fondations administratives. Or, près de deux cents ans après les guerres de libération, les Etats andins sont des entités politiques et économiques fragiles et toujours faiblement complémentaires. La malédiction de l’échec ne pourra être démentie que par le rapprochement avec l’intégration plus forte du Cône Sud. Le projet, non encore formulé comme tel, d’Etats-Unis d’Amérique du Sud, serait l’alternative à la dissolution libre-échangiste.

Réconciliés en 1985, l’Argentine et le Brésil ont engagé en 1991 la construction d’un marché commun avec le Paraguay et l’Uruguay. Il en est résulté une intégration commerciale de l’ordre de 20 %[11] en moyenne. Doté d’un tarif extérieur commun, le Mercosur devait jouer un rôle d’apprentissage pour les PME qui contribuent à plus de 60 % au commerce intra-zone. Mais les Etats membres ne sont pas parvenus à faire converger leurs cycles économiques. La fin des années quatre-vingt-dix a mis à rude épreuve l’intégration régionale. Le Brésil a répondu à la crise financière de 1998 par deux dévaluations du réal qui ont déstabilisé l’économie de l’Argentine du gouvernement Menem, arc-boutée sur le dogme de la parité entre le peso et le dollar. La faiblesse institutionnelle du Mercosur est apparue en pleine lumière. Le Conseil du Marché Commun et le Groupe du Marché Commun, organes intergouver-nementaux, n’ont pas la capacité de la Commission européenne, institution supranationale, de proposer une relance de l’intégration. Il n’existe pas de Cour de justice permanente pour arbitrer les différends et dire le droit. La commission parlementaire, composée de représentants des Parlements des Etats membres et réduite à un rôle consultatif, ne représente pas la légitimité directe des peuples. Une fois encore, ces derniers ont été tenus à l’écart. Le président brésilien Lula s’est prononcé en faveur de l’élection directe d’un Parlement régional et a noué une nouvelle alliance avec le président argentin Kirchner. Il reste aux Etats membres à engager un processus d’approfondissement politique et institutionnel de l’intégration dont ils se sont toujours gardés par crainte de la supranationalité. On peut y  voir une schizophrénie dont on recommandera de chercher à guérir. La concurrence que se livrent à l’automne 2004 le Brésil et l’Uruguay pour la direction de l’Organisation mondiale du commerce montre la fragilité persistante de la volonté politique d’intégration. L’association au Mercosur, après la Bolivie et le Chili en 1996, du Pérou en 2003 et du Venezuela en 2004[12], peut annoncer un espace de libre échange guère différent de la ZLEA si elle ne s’accompagne pas de progrès en termes d’organisation politique, de construction d’infrastructures et de financement de la solidarité[13]. Les pays sud-américains, leurs mouvements politiques et sociaux et leurs gouvernements ont une fois encore à répondre à la question de leur désir d’intégration politique.

3 – Le désenclavement géographique et social

En septembre 2000, les Etats d’Amérique du Sud[14], réunis à Brasilia, ont pour la première fois posé la question de l’intégration dans des termes objectifs : les pays ne sont pas reliés entre eux. Comment parler d’intégration sud-américaine lorsque les infrastructures nationales ont toujours été pensées pour les relations avec l’Europe et avec l’Amérique du Nord ? Qu’il s’agisse des ports, des voies ferrées, des routes mais aussi des relations aériennes dont le réseau trahit la relation privilégiée des classes dirigeantes avec les pays du Nord, au détriment du voisinage et de l’intégration nationale elle-même. Victime de régimes militaires enfermés dans leur forteresse, l’Amérique du Sud est dépourvue d’axes de communication transversaux. Les signataires de la déclaration de Brasilia se sont engagés à présenter des projets d’interconnexion, routière, ferroviaire, fluviale, énergétique pour examen par la Banque interaméricaine de développement (BID). Deux pays ont un rôle central dans cette entreprise de désenclavement. Le Brésil est frontalier de tous les Etats sud-américains à l’exception de l’Equateur et du Chili et ses besoins énergétiques le conduisent à construire un oléoduc avec le Venezuela et un gazoduc avec la Bolivie[15] après avoir construit aux chutes d’Iguaçu avec le Paraguay, le grand barrage d’Itaipu. L’étude des projets brésiliens montre toutefois le risque renouvelé à travers ces connexions d’une exploitation des richesses naturelles des pays andins sans considération pour leur industrialisation et leur développement social[16].

Pays enclavé depuis la privation de son accès à la mer par le Chili, tout à la fois andin et amazonien, la Bolivie retrouve le rôle stratégique qu’elle eut sous l’empire espagnol et lors des guerres de libération, à la jonction des Andes et du bassin de la Plata[17]. C’est dans la capitale de l’Amazonie bolivienne, Santa Cruz, que s’est tenu en 2003 le dernier sommet ibéro-américain. Si des Etats-Unis d’Amérique du Sud devaient voir le jour, cette ville serait la mieux située pour en devenir la capitale. Au centre de l’exploitation espagnole avec les mines de Potosi, dépecée depuis son indépendance par ses voisins[18], d’une population majoritairement amérindienne, la Bolivie est le symbole de la dépossession politique sur le continent. Les conditions de la mise en valeur de la richesse gazière, pour le bien-être de l’ensemble de la population et non l’enrichissement de quelques-uns, pour le développement concerté du cœur de l’Amérique Sud et non l’exportation vers les Etats-Unis pour solde de tout compte, pourraient enfin signifier le commencement d’une structuration politique[19]. La réconciliation de la Bolivie et du Chili est également une question-test. Membres associés du Mercosur, un jour membres à part entière, ils ne peuvent continuer à se tourner le dos. L’intégration permet de relativiser les frontières. On ne peut entendre d’une autre façon les paroles du président chilien Lagos lors de sa visite officielle en France en 2001 : « Il faut faire une différence entre commerce et intégration politique régionale. Nous négocions des accords bilatéraux avec les Etats-Unis comme avec l’Union européenne, qui sont destinés à améliorer le commerce du Chili sur tous les fronts. Le Chili a un commerce équilibré entre l’Europe, les Etats-Unis mais aussi l’Asie. Mais sur le plan politique, le Chili appartient à l’Amérique latine (sic). Le Mercosur est beaucoup plus qu’un simple marché. C’est la région géographique à laquelle le Chili appartient et à partir de laquelle nous devons élaborer notre politique extérieure. S’il y a demain un accord de libre-échange des Amériques, avec comme partenaire un pays de la taille des Etats-Unis, il est évident qu’il doit y avoir une contrepartie qui est le monde latino-américain. Le Mercosur n’est pas seulement une union douanière : il doit être une zone d’entente économique, politique et culturelle moyennant une intégration réelle.[20] »

Le défaut de l’intégration sud-américaine ne tient donc pas seulement dans la domination états-unienne mais aussi et peut-être d’abord dans la faiblesse du vouloir vivre ensemble, dans les stéréotypes prévalant dans les représentations de l’autre. Il n’y a guère que le lyrisme de Bolivar ou la révolution de Guevara pour porter un message commun. Qu’est-ce qu’être Sud-américain — ou latino-américain ? La réponse à la question est encore moins évidente, parce que moins travaillée, que la réponse à la question de l’être européen. Il ne suffit plus de dénoncer l’impérialisme yankee pour tracer les contours d’un projet commun. La question de l’intégration doit être posée en termes culturels, sociaux et de relations avec le proche étranger. La réponse peut alors être cherchée dans la diversité et le croisement des histoires, bien loin des mythologies nationales élaborées en Amérique du Sud à l’instar de l’Europe. La détente amorcée en 1985 par les présidents Alfonsin d’Argentine et Sarney du Brésil présente quelque analogie avec la réconciliation franco-allemande, processus a priori moins compliqué, en l’absence de conflit mondial entre les protagonistes. C’est dans ce cœur du Mercosur, entre Sao Paolo et Buenos-Aires, à travers les investissements et le commerce mais aussi le jumelage des villes et la coopération des Etats frontaliers, jusque dans l’invention de l’idiome “Portunol”, que s’invente aujourd’hui quelque chose comme une citoyenneté sud-américaine. La proposition de faire élire la commission parlementaire du Mercosur au suffrage universel direct porte la marque, rare, d’une ambition d’association des peuples au projet d’intégration. Ils ont été tenus à l’écart, derrière le lyrisme des discours, de tous les projets d’intégration antérieurs[21]. C’est que des peuples qui se mettent en marche pacifiquement vers leurs voisins, s’interrogent. Ils comparent, cherchent à comprendre les différences, à saisir les analogies, à échanger. Le mouvement perturbe les identités nationales et révèle des proximités transnationales inconfortables, telles que l’indianité[22].

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L’intégration régionale ne peut être dissociée d’une interrogation sur le contenu des intégrations nationales. Or, les pays d’Amérique du Sud sont les plus inégalitaires au monde. La monarchie brésilienne a été renversée lorsque l’empereur a aboli l’esclavage. L’agriculture conserve une structure latifundiaire et les bourgeoisies nationales concentrent fortement la richesse liée au commerce avec les pays du Nord. Un processus d’intégration emporte avec lui l’ouverture des frontières, non seulement au capital et aux marchandises, mais aussi aux idées et aux hommes. C’est aux partis politiques d’Amérique du Sud de dire s’ils ont un projet d’ouverture sociale et internationale à proposer aux citoyens ou si, dans la négative, rien ne doit équilibrer la marchandisation programmée du continent, pour solde de tout espérance. C’est pourquoi la victoire au Brésil du parti des travailleurs (PT) a éveillé un tel espoir. Il en va de l’ouverture politique et sociale des Etats, de l’ouverture des ghettos confinant les populations indiennes comme les Noirs du Nordeste brésilien et de la côte Pacifique de la Colombie et de la relativisation du rôle des frontières, là notamment où se sont faites les guerres.  Il faut pour cela des gouvernants suffisamment confiants en leur peuple et en l’avenir, investissant dans l’éducation, la santé, la recherche et la culture. Peut-être les conditions sont-elles pour la première fois réunies dans le Cône Sud.

 

Notes:

* Professeur associé, Institut d’études politiques de Rennes.

[1] Comme si l’Amérique du Nord ne comprenait pas aussi le Canada francophone.

[2] Alfredo G. A. Valladao, « Amérique latine. La fin d’une longue parenthèse ? », Les politiques étrangères, La Documentation française, 2001, pp. 213 et 214.

[3] Rapport sur le développement humain du Programme des Nations unies pour le Développement (PNUD).

[4] Projet de zone de libre échange des Amériques (ZLEA).

[5] En 2001, la Communauté et le Marché Commun des Caraïbes (CARICOM) ont désigné un responsable pour chacune des trois grandes négociations commerciales : ZLEA, Union européenne, OMC. A l’inverse, à l’automne 2004, le Brésil et l’Uruguay se font concurrence pour l’élection du futur directeur général de l’OMC.

[6] John Lynch, Las Revoluciones hispano-americanas 1808 – 1826, Ariel, Barcelone, 2001.

[7] Gabriel Garcia Marqués, El general en su laberinto, éditions Oveja Negra, Bogota, 1989, p. 25.

[8] Selon l’économiste Friedrich List, inspirateur dans l’Allemagne du 19ème siècle du Zollverein, le temps nécessaire pour que les nouvelles productions soient compétitives sur le marché mondial.

[9] Déjà effectué pour l’ALENA, ce constat est à redouter, non seulement pour le libre-échange annoncé des Amériques, mais aussi pour les accords de libre-échange signés par l’Union européenne avec chacun des Etats maghrébins.

[10] L’invocation du monde latino-américain n’est pas sans analogie avec celle du monde arabe, faisant aussi peu de cas de la diversité et des populations antérieures à la conquête.

[11] 15 % pour le Brésil, 30 % pour l’Argentine et près de 50 % pour le Paraguay et l’Uruguay.

[12] Cf. la déclaration du 26ème Sommet du Mercosur le 8 juillet 2004 à Puerto Iguazu (Argentine). Le sommet n’a guère permis d’approfondir l’intégration, mais a décidé d’inviter à l’avenir le Mexique qui cherche à échapper à son terrible face à face avec les Etats-Unis.

[13] Un accord de libre-échange a déjà été signé en 2000 entre la Communauté andine et le Mercosur.

[14] A sa demande, le Mexique a obtenu le statut d’observateur.

[15] Ce projet, dont le coût est évalué à 2 milliards de dollars, est envisagé depuis une trentaine d’années et devient aujourd’hui réalité.

[16] Cf. Paulo Sergio Moreira da Fonseca, Banque nationale du développement économique et social du Brésil (BNDES), Séminaire sur l’Amérique du Sud organisé en août 2000 par l’Institut diplomatique brésilien.

[17] P.S. Moreira da Fonseca, op. cit. : « alors qu’elle est d’une importance stratégique pour l’intégration des pays andins et du Mercosur, la Bolivie a une infrastructure routière très déficiente. La majorité des routes qui assurent la liaison du Pérou avec l’Argentine et avec le Paraguay et du Brésil avec le Pérou et le Chili ne sont pas bitumées. »

[18] Le Chili en 1884 mais aussi le Brésil en 1904 (guerre de l’Acre) et le Paraguay en 1935 (guerre du Chaco).

[19] Cf. Denis Langlois, « La Bolivie d’après 2003 : entre la crise d’un modèle et la recherche d’une alternative », Observatoire des Amériques, Université du Québec à Montréal (UQAM), novembre 2003.

[20] Ricardo Lagos, entretien au journal Le Monde, 18 avril 2001.

[21] « Jusqu’à présent, la question de l’intégration régionale est restée abstraite pour les populations des pays concernés. », Jean-Michel Blanquer, Amérique latine, La Documentation française, 2004, p. 21.

[22] Le constat est analogue en Amérique centrale : « La continuité historique et culturelle de la région ne peut être contestée tout au moins entre le sud mexicain (Chiapas, Yucatan), le Guatemala, l’ouest des Honduras, espace définissant l’étendue du monde Maya. Toutefois, cette existence même n’a cessé d’être niée par les oligarchies guatémaltèque et mexicaine, par la guerre militaire et sociale faite aux Indiens. Un processus d’intégration régionale n’a de chance de succès, au-delà du libre-échange des marchandises, que s’il prend en compte les violences faites aux populations à travers l’histoire. », Jacques Ténier, Intégrations régionales et mondialisation, La Documentation française, p. 58.