Roberto Gargarella
et Maristella Svampa*
En y prêtant toute l’attention nécessaire, une fraction de la réalité est susceptible de nous informer sur cette dernière dans sa totalité. Par exemple, le phénomène des organisations de piqueteros en Argentine est très riche d’enseignements sur l’état actuel du pays. Dans cet article, nous voudrions nous référer à quelques-unes des nombreuses questions qui ont trait à ce phénomène. Cependant, en reconnaissant que ce thème est relativement nouveau (pour ne pas dire inconnu) pour une majorité de lecteurs, il conviendra de présenter brièvement la notion de piqueteros à laquelle nous faisons référence.
Afin de comprendre l’origine des organisations de chômeurs, il convient de rappeler le contexte de transformations économiques, politiques et sociales de ces trente dernières années en Argentine. Ces transformations, qui sont le résultat de l’application de politiques néo-libérales, ont fini par totalement reconfigurer les fondements de la société argentine. Ce processus, caractérisé par l’appauvrissement, la vulnérabilité et l’exclusion sociale, a commencé dans les années soixante-dix avec la dernière dictature militaire ; il s’est accentué entre 1989 et 1991 avec l’arrivée au pouvoir de Carlos Menem, période pendant laquelle s’intensifient les politiques d‘ouverture commerciales et de restructuration de l’Etat ; il s’accélère enfin fortement, en 1995, avec l’aggravation de la récession économique et l’augmentation démesurée du chômage.
Pendant cette période de grande mutation, la société argentine ne s’est ni dotée d’un quelconque système d’indemnisation des chômeurs, ni de centres de formation et de reconversion du fait de l’absence de toute politique étatique dans ce domaine ; pourtant de tels mécanismes sont nécessaires pour compenser la flexibilisation croissante du marché du travail et les licenciements massifs accompagnant les processus de privatisation et de restructuration des entreprises face au nouveau contexte d’ouverture commerciale. De plus, il convient de rappeler que les grands syndicats rassemblés au sein de la Confédération Générale du Travail (CGT), d’inspiration péroniste — tout comme le gouvernement de Menem — ne se sont pas opposés à ces réformes, préférant plutôt négocier avec le gouvernement leur survie matérielle et politique et s’adapter finalement au nouveau contexte économique et social[1].
Cet ensemble de facteurs et de faits va nous permettre de commencer à comprendre pourquoi en Argentine il existe un mouvement de chômeurs dont l’expansion et l’importance l’ont conduit à devenir un des acteurs centraux de la société argentine. Il ne faut cependant pas oublier que l’émergence rapide d’un tel mouvement s’explique en partie par l’existence d’une forte tradition d’engagement politique et syndical, en grande partie associée aux composantes les plus élitistes, bien que ses (nouveaux) représentants aient décidé d’agir et de se constituer en dehors — et en opposition — des structures syndicales tradition-nelles, majoritairement liées au Parti Justicialiste.
Origine
Le mouvement piquetero est apparu en Argentine dans les années 1996-97 à partir d’une série de barrages routiers réalisés à l’intérieur du pays, dans les localités pétrolières (provinces de Neuquen et de Salta). Les populations de ces zones avaient été directement et massivement touchées par les privatisations des entreprises effectuées dans les années 90. Ces privatisations brutales et rapides ont non seulement laissé sans ressource et sans toit des milliers de familles mais aussi désarticulé un système d’intégration sociale qui incluait aussi bien de droit du travail, la protection sociale, les loisirs que les activités culturelles. Ce sont donc ces groupes de personnes, victimes des choix économiques mais aussi du dédain systématique des autorités face à leurs revendications, qui ont décidé d’employer les moyens les plus drastiques pour faire respecter leurs droits. C’est ainsi qu’ils ont commencé à faire irruption sur les routes, empêchant la libre circulation des personnes et des marchandises, pour demander du travail. Ces premières manifestations localisées à l’intérieur du pays ont exercé une forte influence sur la mobilisation croissante dans le centre économique même du pays, à savoir la grande province de Buenos Aires peuplée de masses de travailleurs sans emploi, victimes d’un lent processus de désindustrialisation et d’appauvrissement initié dans les années 70, mais qui s’est accéléré dans les années 90. C’est là que se sont non seulement formés les modèles d’organisation des chômeurs mais aussi les nouveaux modèles de militantisme intimement associés au travail communautaire dans les quartiers.
C’est donc ainsi qu’a débuté l’histoire des petites organisations locales de chômeurs, construites en dehors et en opposition aux structures traditionnelles du Parti Justicialiste et des syndicats officiels, qui s’intégreront plus tard et la plupart du temps au sein de “fédérations” de niveau national.
Composition
Cette double origine du mouvement des piqueteros nous aide à comprendre tant son hétérogénéité que la variété des courants qui se côtoient à l’intérieur des organisations. Afin de donner une brève illustration de cette diversité, nous présenterons quelques-uns des groupes qui le composent actuellement et les facteurs de leur développement. Il existe, par exemple, des groupes comme la Fédération de Terre et Habitat (FTV), groupement le plus institutionnalisé et pro-“officialiste”, lié à la centrale syndicale de travailleurs argentins (CGT). Nous trouvons aussi des groupes liés à des partis politiques de gauche, comme le Pôle Ouvrier (dépendant du Parti Ouvrier, d’inspiration trotskiste,), le Mouvement Territorial de Libération (parti communiste argentin), le Mouvement Teresa Vive (lié au Mouvement Socialiste des travailleurs, trotskiste), ou les Quartiers Debouts (dépendant de Patrie Libre, sorte de populisme de gauche). Il existe également des organisations de piqueteros, issues des mouvements de quartiers, qui se sont maintenues à l’écart des logiques syndicales et partisanes, qui incluent les différents Mouvements des Travailleurs sans emplois (MTD) Anibal Veron, mais aussi, les différents mouvements de chômeurs qui se sont formés à l’intérieur du pays comme l’emblématique Union des Travailleurs sans emplois (UTD) de la ville Général Masconi, province de Salta, qui ont décidé de ne pas intégrer les grands courants de niveau national. On peut, enfin, mentionner les regroupements d’origine “mixte” comme le Courant Elitiste (“Classista”) et Combatif (CCC), qui reconnaît ses origines syndicales mais dont les principaux leaders sont membres du Parti Communiste Révolutionnaire, de filiation maoïste ; ou des cas dans lesquels les logiques territoriales et politiques s’entremêlent dans des tensions permanentes comme le Mouvement Teresa Rodriguez (MTR), groupement indépendant d’orientation guévariste ; et le mouvement des Retraités et des Chômeurs (MIJD) fortement caractérisé par son activisme et le souci de ses membres.
Relations avec le gouvernement :
Bien que la revendication principale des organisations de chômeurs ait toujours été la création de postes de travail, depuis 1996, l’Etat argentin y a uniquement répondu à travers un programme d’aides qui inclut une aide financière, en échange d’une contre-partie en travail. Ce programme, connu comme le Plan Travailler, a toujours maintenu (y compris dans sa nouvelle formulation de 2002, le Plan Chefs de Familles) une ambiguïté marquée en ne constituant ni une assurance contre la perte d’emploi ni une politique d’assistance, ni une politique de réinsertion dans le monde du travail. Rappelons que le taux de chômage, qui était de 6,8 % en 1991, a atteint 18,4 % en 1995. Actuellement, et après un pic à 21,5 % en 2002, il atteint environ 20 %. Ces aides, qui ne parviennent pas à atteindre la modique somme de 50 euros par mois, sont devenues, dès lors, la principale politique de soutien menée par le gouvernement et, avec les années, elles sont devenues le cœur de la négociation avec les organisations syndicales — le moyen le plus important pour mettre fin aux barrages routiers, ainsi transformés en demandes de postes de travail. On comptabilisait environ 200 000 bénéficiaires de cette aide en 1997 ; en octobre 2002, ils étaient 1 300 000. Actuellement, ce plan social, le plus important d’Amérique Latine, concerne 1 760 000 personnes. Il est important de dire que seulement 10 % de ces dispositifs sont contrôlés directement par les organisations de piqueteros. A travers ces dispositifs sociaux, auxquels s’ajoutent l’assistance alimentaire ou les aides aux projets productifs, le gouvernement péroniste actuel a cherché à calmer les manifestations des groupes de piqueteros tout en essayant de renouer son lien historique avec les secteurs populaires, lien fortement mis à mal ces dernières années.
Conséquences de la manifestation des piqueteros
Parmi les très nombreux aspects intéressants du phénomène des piqueteros, il convient de mettre en avant le fait même de sa naissance et sa persistance dans le temps. Les regroupements des piqueteros représentent un exemple original d’auto-organisation des chômeurs, en ce sens qu’ils revendiquent des droits injustement bafoués tout en apportant des solutions à des problèmes fondamentaux qu’il ne leur appartiendrait normalement pas de résoudre. Ainsi, de nombreux regroupements de chômeurs ont construit leurs propres centres de soins, leurs boulangeries, leurs ateliers et leurs cantines pour faire face aux besoins les plus élémentaires de leurs membres. La persistance des revendications des piqueteros, couplée à l’expansion des activités communautaires de ces groupes, nous alerte sur l’aggravation des problèmes sociaux présents dans le pays et sur l’absence de l’Etat de ses domaines traditionnels d’intervention.
D’autre part, il est important de souligner que les manifestations de piqueteros s’inscrivent dans un contexte où l’écart entre les riches et les pauvres n’a jamais été aussi important depuis ces trente dernières années. Aujourd’hui, les 10 % les plus riches de la population argentine détiennent 38,6 % du revenu national, et ils gagnent 31 fois plus que les 10 % les plus pauvres. Cet écart s’accroît si nous ne retenons que l’agglomération de Buenos Aires, région où se trouvent les organisations piqueteras les plus importantes en nombre et en activité. En effet, les 10 % les plus riches détiennent ainsi 44,5 % des richesses produites et gagnent 50 fois plus que les couches les plus pauvres.
Quand la responsabilité évidente de l’Etat dans la naissance, la permanence et l’accroissement des inégalités sociales est connue, quand sa résistance à reconnaître les souffrances accrues des chômeurs comme une violation de leurs droits est clairement établie et quand les faibles efforts de chômeurs à faire entendre leurs revendications et à tenter de remplir des missions qui sont de la responsabilité de l’Etat sont une réalité, on ne peut que s’étonner du contenu et de l’orientation des discussions qui ont lieu autour du phénomène des piqueteros. En effet, aujourd’hui, tant la presse nationale et internationale que les organisations publiques et privées (y compris, récemment, le Département d’Etat états-unien, lui-même) font référence à ces manifestations piqueteras pour exprimer leur préoccupation et leur consternation face aux atteintes à l’ordre public et, évidemment, à celles concernant les investissements étrangers déjà présents dans le pays ou futurs.
Cette analyse du phénomène est bien évidemment biaisée car elle se focalise uniquement sur les tensions engendrées par les manifestations et elle ne prend pas en compte les tensions qui en sont la cause. Cette vision est aussi limitée car elle nie les apports des regroupements de chômeurs à la société lorsqu’ils remplacent un Etat qui se retire (exclusivement) des domaines dans lesquels il devrait être impliqué.
De plus, il s’agit d’une vision de classe qui prétend inverser la situation en transformant les principales victimes de l’agression économique en principaux promoteurs de la discorde sociale, comme si le problème était lié à des questions méthodologiques irritantes avant d’être lié aux droits fondamentaux constitutionnellement exigibles et quotidiennement violés. De plus, les préoccupations, engendrées par ce regard hostile porté sur le mouvement social, s’accentuent lorsqu’on analyse de quelle manière elles se reproduisent au niveau judiciaire. La justice argentine s’est déjà prononcée à diverses reprises sur ce thème. Dans certains cas, elle a “criminalisé” ces manifestations signalant ainsi que toute expression populaire en dehors du vote est séditieuse ; dans d’autres occasions, elle a simplement nié l’existence des droits fondamentaux de ceux qui manifestent ; en général elle a ignoré toute responsabilité de l’Etat dans le développement de l’exclusion sociale ; et dans tous les cas elle a méprisé les messages portés par les manifestations (une critique très souvent radicale du gouvernement) qui auraient dû être l’objet de la plus grande attention.
Pour finir, rappelons-nous qu’en Argentine il y a environ 2 300 000 chômeurs (5 millions si on y inclut les formes de sous-emploi) et que seul un petit nombre d’entre eux, environ 200 000, sont organisés. Cependant, malgré son caractère statistique non représentatif de la majorité des chômeurs, les organisations de piqueteros sont devenues des acteurs incontournables et centraux de la vie politique et sociale. Le caractère incontour-nable de ce mouvement, si perturbateur et si irritant pour certains, vient nous rappeler encore une fois — si besoin est — qu’aucune société qui aspire à la cohésion et à la justice sociale ne peut se construire sur la base de l’exclusion d’une partie de celle-ci. Comme corollaire de ce qui vient d’être dit, il convient d’ajouter, qu’en Argentine, peu de mouvements populaires — tel le péronisme, jusque dans les années 70 — ont suscité des lectures aussi manichéennes et discriminatoires et, en même temps, des positionnements politiques aussi ambigus, recouverts d’une fausse rhétorique progressiste — comme cela apparaît de façon exemplaire dans ces critiques qui adhèrent sans réticence à l’hypothèse de la “manipulation” des bases sociales ou, de façon plus élaborée, à une vision misérabiliste des couches populaires. Ces positionnements extrêmes — qui vont du point de vue de classe à la critique normative — poussent, l’un comme l’autre, à accroître l’isolement de ces organisations, à rendre crédible la criminalisation de leurs revendications et, en conséquence, augmentent la probabilité d’une solution répressive.
Bien évidemment, personne ne peut nier les inconvénients que provoquent les barrages routiers et la nécessité de construire un ordre juste qui prenne en compte les besoins et les droits de tous (ceux des “exclus” comme ceux des “intégrés”). C’est la raison pour laquelle, il n’est pas possible d’agir comme si on se trouvait face un à petit groupe de factieux. Il s’agit de les considérer comme des personnes qui ont été collectivement punies par le chômage économique et l’indifférence institutionnelle. Leurs revendications sont de fait radicales. Aussi radicales, dans l’Argentine d’aujourd’hui, que de demander à la Constitution de les leur garantir. Pour le moins, un élémentaire devoir d’humanité et de respect devrait y répondre.
Notes:
* R. Gargarella est constitutionnaliste, professeur à l’Université de Buenos Aires et chercheur au Conicet. Il est l’auteur de plusieurs articles sur le droit à la résistance et actuellement il prépare un livre sur la « criminalisation » des manifestations sociales en Argentine.
M. Svampa est sociologue, professeur à l’Université Nationale Général Sarmiento et chercheur au Conicet. Elle est l’auteur de plusieurs livres dont Entre la route et le quartier. L’expérience des organisations piqueteras, Buenos Aires, Biblos, 2003. Tous deux appartiennent au Réseau des Intellectuels, Artistes et Universitaires pour la défense des droits fondamentaux (RIAA).
Article aimablement traduit par Pablo Diaz.
[1] Pendant la décennie 90, a été créée une nouvelle centrale syndicale opposée à la CGT : la Centrale des Travailleurs Argentins (CTA) composée par les syndicats des employés de l’Etat et des artisans. Elle a constitué l’unique opposition syndicale aux réformes économiques et le seul pôle syndical qui a définitivement rompu avec la Parti Justicialiste (nom officiel du parti péroniste).