avec Wladimir Andreff*
1 – Que pensez-vous de la difficulté à définir une firme transnationale puis, ensuite, du débat ouvert par une telle question ?
A mon sens, la principale difficulté est qu’il n’existe pas de définition théoriquement satisfaisante de la firme transnationale (ou multinationale) – FTN ou FMN, i.e. qui résulterait d’un ancrage au plus profond de la théorie économique. D’ailleurs, s’agirait-il d’une théorie de la firme ? De l’accumulation du capital ? De l’économie internationale ? De la mondialisation de l’économie ? J’avais suggéré en 1976[1] une définition ancrée dans une analyse théorique sectorielle du capitalisme mondial : la FMN est « toute firme dont le capital est pris dans un processus d’accumulation internationale (transnationale) », à l’échelle d’un secteur. Le problème immédiat est d’opérationnaliser de manière simple une telle définition à partir des données publiées, soit celles macroéconomiques ou sectorielles de l’investissement direct étranger (IDE), soit celles microéconomiques obtenues auprès des firmes elles-mêmes. Là me semble résider la principale raison du fait que la plupart des définitions de la FTN sont empiriques, tournées vers le repérage concret de leur transnationalité.
Il s’ensuit alors une autre difficulté : la non pertinence et, en tout cas, la non universalité des critères de définition (repérage) qui abondent dans la littérature : nombre de pays d’implantation, nombre ou nature des filiales étrangères, taille de la firme, pourcentage d’activité réalisé hors du pays d’origine de la société-mère, etc. Dans la phase actuelle de mondialisation, avec près de 70 000 FTN dont les sociétés-mères sont localisées dans cinquante pays différents, la plupart de ces critères sont dépassés. Viennent alors les définitions basées sur les stratégies des firmes telle, par exemple, celle distinguant les FTN dont l’IDE vise à capter un marché, ou à réduire les coûts par délocalisation de la production, ou à contrôler une ressource naturelle ou à acquérir des actifs dans la recherche à l’étranger ou, plus récemment, une stratégie véritablement globale[2]. Un peu plus riches et adaptées que celles reposant sur des critères quantitatifs, ces définitions sont par nature fluctuantes avec l’évolution des stratégies des FTN. On décèle et on mesure la transnationalité avec un mètre élastique. De plus, dans cette hypothèse, la spécificité de la FTN est double, d’abord par rapport aux firmes qui ne font pas partie de l’ensemble des 70 000 firmes susmentionnées et qui n’ont pas de stratégie d’IDE, mais aussi par rapport aux FTN qui suivent d’autres stratégies que celle que l’on est en train de définir (ex. une FTN qui délocalise une usine vers une zone à faible coût du travail est spécifique par rapport à celle qui rachète une autre firme pour acquérir des actifs dans la recherche à l’étranger). On pourrait au surplus se demander si l’IDE est bien la seule réalité constitutive des FTN, comme la littérature l’accepte habituellement, sachant que des firmes se transnationalisent par des alliances et des partenariats stratégiques, par la vente de technologie, par des accords de co-production et de sous-traitance ou que certaines FTN n’investissent et ne produisent plus du tout dans leur pays d’origine (les hollow corporations telles, par ex., Nike et Reebok).
L’espace n’est plus, en soi, un élément suffisant pour délimiter le périmètre d’une (et des) FTN[3]. La moitié des 100 premières firmes françaises est contrôlée par des capitaux étrangers, 150 des 200 plus grandes firmes hongroises aussi, et il en est ainsi dans presque tous les pays des Centres de l’économie mondiale. D’où cette question, qui a animé un temps un groupe de travail du Commissariat Général du Plan : qu’est-ce que la nationalité d’une firme ? Qu’est-ce qu’une firme française aujourd’hui ? L’absence d’une définition théoriquement valide de la FTN produit alors son contraire, le doute sur ce que peut bien être une firme mononationale, en cette phase de mondialisation du capital. Enfin, la relation avec l’Etat du pays d’accueil ne différencie plus, comme autrefois, la FTN d’une firme locale (autochtone), surtout depuis que la plupart des Etats se livrent à une surenchère dans les politiques économiques visant à attirer l’IDE et les FTN[4].
Au fond, les définitions les moins insatisfaisantes étaient celles qui tentaient de faire de la FTN une entité caractéristique d’une phase spécifique de développement du capitalisme ou d’une des formes particulières (oligopole mondial) de la concurrence dans sa période récente (par ex. Chesnais, De Bernis, Michalet, Palloix en France). Ce sont les définitions qui avaient le plus de chance d’être stables sur la longue période. Le fait qu’elles n’ont pas survécu aux années 80 et suivantes et qu’elles ont cédé la place à un cadrage de la FTN dans la nouvelle économie internationale (depuis Krugman), dans le meilleur des cas, et au pire dans la microéconomie industrielle[5], est l’une des causes de ce que le débat autour de la définition de la FTN n’est pas clos. Mais, il se poursuit d’une manière plus feutrée qu’il y a vingt ans, en sourdine.
2 – Comment interprétez-vous le changement radical d’attitude des pouvoirs politiques des pays des Périphéries à l’égard des FTN issues des pays des Centres ?
On peut donner à cette question une réponse de type politique en indiquant que les rapports de force Nord-Sud, des Centres avec les Périphéries, ont, depuis un quart de siècle, évolué dans le sens d’un renforcement des premiers au détriment des secondes. En particulier, le pouvoir des FTN originaires des Centres s’est accru vis-à-vis de celui d’Etats périphériques adoptant des politiques systématiques d’attractivité des IDE et non plus, comme jusqu’aux années 70, des politiques plus restrictives vis-à-vis de l’IDE, tentant de contrôler les incidences les plus négatives des FTN centrales sur leur économie nationale. Le nombre des firmes périphériques privatisées par vente à des FTN centrales ne cesse d’augmenter depuis les années 80 et s’approche du nombre des filiales de FTN nationalisées par des Etats périphériques au cours des années 60 et 70. Chacun peut en tirer ensuite sa propre analyse politique de ces Etats. La mienne n’est pas élaborée, mais certainement pessimiste.
Ce changement de rapports de force a cependant aussi des déterminants économiques. Considérons un instant l’économie mondiale comme un marché des localisations possibles pour l’investissement, notamment pour l’IDE. Dans les années 60-70, le marché mondial de l’IDE était en déséquilibre par excès d’offre à cause, d’une part, des politiques restrictives des Etats périphériques (restriction de la demande d’IDE entrant), d’autre part du volontarisme des FTN à pénétrer les nouveaux marchés indépendants, à reprendre pied ou à rester dans les anciens marchés coloniaux, leur ayant échappé suite à la vague des indépendances nationales. Etant du côté court du marché, les Etats périphériques pouvaient imposer un certain nombre de conditions à l’entrée des IDE. Depuis les années 80, suite aux nationalisations et restrictions auxquelles elles se sont précédemment heurtées dans des pays des Périphéries (surtout en Afrique et au Moyen Orient), les FTN ont ralenti, ou réduit dans le cas de l’Afrique, leur offre d’IDE à des pays jugés, par elles, peu attractifs et trop risqués. Or, à partir des années 80, la plupart des pays périphériques, même d’orientation socialiste[6], ont accru leur demande d’IDE entrant, pour les raisons exposées ci-dessous, d’où un excès de demande d’IDE dans les Périphéries. Se trouvant désormais du côté court du marché, ce sont les FTN qui sont à présent en mesure d’imposer leurs conditions aux pays d’accueil et, de plus en plus, de jouer sur leur attractivité comparée et de les mettre en concurrence.
Parmi les principales raisons de ce changement, il faut d’abord mentionner la montée de l’endettement extérieur dans les pays périphériques et la crise de la dette des années 1982 et suivantes. Celle-ci contribua à revaloriser l’intérêt de l’IDE pour certains Etats périphériques, en tant qu’entrée de capitaux non constitutive d’endettement. D’autre part, le chômage endémique et surtout la crise économique différenciée entre les Périphéries – comparer les taux de croissance faibles ou négatifs du PIB en Afrique depuis vingt ans aux taux de croissance de l’Asie du Sud Est, et ce malgré la crise financière de 1997 dans cette région – a conduit peu à peu tous les pays périphériques (sauf la Corée du Nord) à considérer l’IDE soit comme un apport au développement, soit au moins comme un mal nécessaire. L’Afrique aujourd’hui souffre plus d’être mise en marge des courants d’IDE (et donc du commerce et des flux de technologie qu’il déclenche) que d’être « envahie » par les FTN, qui se sont détournées de ce continent, pour l’essentiel. Même pour ceux des gouvernants des pays périphériques qui restent peu convaincus des bienfaits apportés par les FTN centrales, un troisième facteur a joué, à savoir les programmes d’ajustement structurel et de stabilisation conditionnant l’aide financière des organisations de Washington (FMI, Banque mondiale, SFI, etc.). En réduisant l’inflation, les déficits public et extérieur dans les pays concernés, ces programmes y améliorent le climat d’investissement tel qu’il est évalué par les FTN. En libéralisant et dérégulant l’économie locale, en privatisant et restructurant les entreprises publiques, ils montrent la bonne volonté des gouvernements vis-à-vis du capital privé, ce qui est de nature à inciter les FTN à investir dans les pays qui suivent les recommandations du FMI.
En outre, dans cette situation d’excès de demande d’IDE, les organisations internationales, tel le FIAS (Foreign Investment Assistance Service, succursale de la Banque mondiale), ont proposé leurs services aux pays périphériques pour développer des politiques libérales d’attractivité des FTN (abolition des restrictions à l’IDE, exemptions fiscales, traitement juridique favorable) et des agences de promotion de l’IDE chargées de les mettre en œuvre. Elles ont encouragé les pays périphériques à signer des accords internationaux de non double taxation et des traités bilatéraux d’investissement avec les pays d’origine des FTN, ainsi qu’à participer à des accords multilatéraux (codes de conduite) garantissant un bon traitement aux filiales locales des FTN (même si l’AMI — accord multilatéral d’investissement — très favorable aux FTN n’a finalement pas abouti). Une dernière raison du changement d’attitude vis-à-vis des FTN de la part de certains pays périphériques, les nouveaux pays industriels ou pays émergents, est tout simplement qu’ils ne sont plus seulement des pays hôtes des FTN centrales, mais aussi des pays d’origine d’une nouvelle vague de « FTN du Tiers Monde » qui s’est développée depuis vingt-cinq ans.
3 – Comment penser les firmes, issues des pays des Périphéries, qui se transnationalisent ?
Il convient d’abord de préciser que la transnationalisation des firmes issues des pays des Périphéries s’inscrit dans une logique de firme et dans une stratégie microéconomique, et non dans la conception d’une stratégie ou d’un « modèle » de développement macroéconomique. Qu’elles soient en propriété publique ou privée, certaines firmes issues des Périphéries (surtout Asie du Sud Est et Amérique latine) ont investi à l’étranger grâce à leur compétitivité, à leur productivité, à leur dynamique de croissance et à leur rentabilité. La valeur du stock d’IDE sortant des pays en développement a été multipliée par quarante-trois au cours des vingt dernières années, preuve de leur dynamisme. Le nombre de firmes du Tiers Monde classées par Fortune parmi les plus grandes firmes du monde est passé de 2 en 1957 à 33 en 2001[7]. Entre les deux dates, 134 firmes différentes issues de 28 pays périphériques différents ont figuré au moins une année dans la liste de Fortune, mais certaines s’y maintiennent sans interruption depuis vingt ans. La proportion des firmes publiques présentes dans cet ensemble de FTN du Tiers Monde ne cesse de décroître, surtout après 1979.
Cependant, une distinction est à opérer entre les FTN périphériques qui sont pratiquement semblables aux FTN centrales, i.e. les principales FTN des pays dits émergents, et les FTN des autres périphéries. Les premières sont capables d’investir non seulement dans les périphéries, mais aussi dans les pays du Centre (Hyundai, Samsung, Daewoo, Petronas, Bunge y Borne, Vale Rio Doce, Codelco, Tatung, etc.). Elles sont originaires des principaux pays investisseurs à l’étranger du Tiers Monde : Hong Kong, Singapour, Taiwan, Corée du Sud, Argentine, Brésil, Chili, Malaisie, Chine, Mexique, en premier lieu. L’IDE sortant des FTN coréennes, taiwanaises et chiliennes dépasse aujourd’hui en importance l’IDE entrant dans leur pays d’origine (i.e. ces trois pays sont investisseurs nets à l’étranger, comme beaucoup de pays centraux). Elles ont souvent bénéficié, dans la coopération et la concurrence avec des FTN centrales, d’effets d’apprentissage et d’une accumulation et d’une maîtrise de compétences technologiques. A l’aune du dynamisme de leurs FTN, on peut poser la question de savoir si la Corée du Sud, Taiwan, Hong Kong ou Singapour sont encore à classer parmi les pays périphériques.
Les FTN des pays périphériques autres que les nouveaux pays industriels (ou celles de ces pays, mais moins performantes) relèvent moins d’une logique d’expansion du capital similaire à celle des firmes des Centres. Elles investissent pour l’essentiel dans d’autres pays périphériques, elles tirent un avantage spécifique de technologies intensives en travail, de productions à petite échelle, d’innovations dans des procédés n’intéressant pas les pays centraux (moteur à alcool, utilisations industrielles de la bagasse de canne à sucre, etc.), d’une capacité à travailler dans un environnement culturel, ethnique et linguistique différent. Elles proposent souvent des solutions adaptées à des marchés « pauvres », de petite taille et à main-d’œuvre abondante et à bon marché. D’aucuns ont voulu y voir une base possible de coopération Sud-Sud. Mais, attention, même si elles sont plus adaptées au contexte des pays périphériques, ces firmes n’en restent pas moins des FTN, à la recherche de rentabilité ou de possibilités d’accumulation du capital (privé ou public). Enfin, les dirigeants et administrateurs des FTN périphériques ont en général des relations étroites avec ceux des FTN centrales (notamment des sièges dans leurs conseils d’administration, et réciproquement). Doit-on en tirer la conclusion, comme Sklair & Robbins, que la réalité de bourgeoisies nationales liées à un Etat développementiste est aujourd’hui remplacée dans les Périphéries par l’intégration des dirigeants des FTN du Tiers Monde à une classe capitaliste mondiale ? Peut-être pas. En revanche, l’existence même des FTN périphériques, surtout celles des pays émergents, est un indice faisant penser que la mondialisation du capital, naguère cantonnée à la Triade (Europe, Amérique du Nord, Japon), est en train d’englober la frange la plus industrialisée des Périphéries, spécialement en Asie, voire dans quelques pays d’Amérique latine.
Notes:
* Professeur à l’Université de Paris 1.
[1] Dans Profits et structures du capitalisme mondial, Calmann-Lévy, Paris.
[2] Stratégie décrite entre autres dans W. Andreff, Les multinationales globales, « Repères » n° 187, 2e éd., La Découverte, Paris, 2003.
[3] Cette idée est développée dans W. Andreff, « La déterritorialisation des multinationales: firmes globales et firmes-réseaux », in B. Badie, M.C. Smouts, (dir.), L’international sans territoire, Cultures & Conflits, n° 21/22, L’Harmattan, Paris, 1996.
[4] Cette analyse est élaborée dans W. Andreff, « Peut-on empêcher la surenchère des politiques d’attractivité à l’égard des multinationales ? », in A. Bouët, J. Le Cacheux, (dir.), Globalisation et politiques économiques : les marges de manoeuvre, Economica, Paris, 1999 et W. Andreff, « La restructuration stratégique des firmes multinationales et l’Etat “mondialisateur” », in J. Laroche, (dir.), Mondialisation et gouvernance mondiale, Presses Universitaires de France, Paris, 2003.
[5] Voir M. Rainelli, « La firme multinationale dans la nouvelle économie industrielle internationale », Economie rurale, 231, 1996.
[6] W. Andreff, « L’ouverture du Tiers Monde socialiste aux investissements directs étrangers », in M. Humbert (dir.), Investissement international et dynamique de l’économie mondiale, Economica, Paris, 1991.
[7] L. Sklair, P.T. Robbins, « Global capitalism and major corporations from the Third World », Third World Quarterly, 23 (1), 2002.