La santé dans les relations Nord-Sud : conflits et consensus

Jérôme Dumoulin*

 

Les 126questions de santé sont présentes dans toutes sortes d’aspects des relations Nord-Sud : importations de médicaments et matériel médical, exportation de plantes à usage médicinal, circulation de virus et de différents agents pathogènes transportés par les voyageurs qui donnent un caractère mondial à certaines épidémies (en premier lieu le sida, bien sûr), et aussi échanges de personnes : présence de coopérants et d’ONG dans les pays du Sud, formation de professionnels spécialisés dans les pays du Nord, soins de malades du Sud dans les pays du Nord (même si ils sont en faible nombre, c’est à un coût très élevé pour les pays du Sud) ; enfin flux financiers d’aide sanitaire. A travers toutes ces relations, les pays du Nord ont une grande influence sur les politiques de santé des pays du Sud, de façon directe, mais aussi indirecte à travers par exemple les aspects de propriété intellectuelle dans les politiques commerciales qui limitent pour les pays du sud le recours aux médicaments génériques. On peut même se demander si les questions de santé des pays du Sud et leurs politiques de santé ne dépendent pas complètement des pays du Nord, et si, de ce fait, ces politiques ne sont pas menées dans l’intérêt dominant du Nord.

Quand on examine l’historique de ces relations, on remarque que leur contenu a varié selon l’état des relations internationales du moment. A l’époque coloniale, les politiques de santé dans les pays du Sud étaient dominées par la lutte contre les maladies tropicales (paludisme, maladie du sommeil, fièvre jaune, etc.) car ces maladies menaçaient à la fois les colons et la mise en œuvre coloniale.

Les résultats en ont été mitigés dans la mesure où les actions menées étaient limitées à quelques maladies. Avec les indépendances, la coopération a prolongé le travail antérieur, tout en cherchant à maintenir les services de santé à un niveau minimum, en attendant la mise sur pied de services de santé nationaux suffisants et la relève par des professionnels nationaux. On a construit des hôpitaux, formé des personnels. La lutte contre les maladies tropicales a partiellement reculé, car une priorité de fait a été donnée aux services curatifs urbains au profit des couches sociales au pouvoir.

Puis est venue une période de crise, annoncée par les difficultés à financer les équipements construits et amplifiée par la crise économique affectant les budgets des Etats soumis de ce fait à des programmes d’ajustement structurel dans lesquels les services de santé ont vu encore plus leurs budgets se réduire. Crises économiques, mais crises politiques, avec des guerres civiles au cours desquelles des ONG humanitaires ont commencé à tenir le devant de la scène, avec des interventions en faveur des victimes de ces catastrophes. Ces interventions n’ont pas toujours été guidées directement par les Etats du Nord, mais plus par une idéologie (humanitaire)[2] reflétant une certaine mondialisation des problèmes. Cette mondialisation s’est beaucoup accélérée avec l’expansion du sida (dans les années 90), qui démontre la vanité de politiques purement nationales et avec la création de l’Organisation Mondiale du Commerce, qui limite les possibilités d’utilisation de médicaments génériques. Ces règles de l’OMC ont été imposées par les pays du Nord, conduits par les Etats-Unis ; les seuls pays qui ont cherché à s’y opposer, l’Inde et l’Argentine, n’ont pas été entendus par la masse des pays du Sud qui considéraient que les questions de santé n’avaient rien à voir avec celles du commerce.

Depuis sa création, l’OMS a joué un rôle important dans la conception des politiques de santé des pays du monde, en particulier du Sud. Ce rôle est croissant, auquel s’ajoutent l’UNICEF, la Banque Mondiale, et depuis peu, le Fonds Mondial de lutte contre le Sida, la tuberculose et le paludisme.

L’idée que nous voulons développer est que les Etats conservent une autonomie d’orientation des politiques de santé importante, ce pour plusieurs raisons. Les capacités des Etats en ressources financières matérielles, humaines et intellectuelles sont très variables, mais aussi la volonté politique nationale à mener une politique de santé est très inégale, ce qui peut être reflété par exemple par la part des budgets de santé dans le budget de l’Etat. Il en résulte que beaucoup de pays ont la capacité, sinon la volonté d’avoir une politique de santé autonome.

En outre, il faut bien voir que les politiques de santé proposées ou imposées par la “collectivité internationale” aux pays du Sud ne sont pas purement issues des pays du Nord, mais les pays du Sud jouent une place importante dans leur élaboration. Il en résulte que les pays élaborant une politique de santé bien adaptée à leurs problèmes et mise en œuvre avec efficacité peuvent passer outre aux pressions qu’ils peuvent subir de la part des pays du Nord cherchant s’y opposer. Par exemple, la Tunisie et le Cap-Vert ont encore des sociétés d’Etat ayant le monopole à l’importation des médicaments : les performances de ces entreprises sont un rempart efficace à la privatisation et à la suppression des monopoles très en cours dans les instances économiques internationales.

Mais il est clair que dans beaucoup de pays, les conflits politiques internes, voire les guerres, la stagnation et la crise économique, la crise de l’Etat et la corruption ne permettent pas des politiques de santé dynamiques : d‘une part les bailleurs de fonds peuvent imposer des solutions parfois inadaptées, d’autre part et surtout la situation sanitaire de la population ne s’améliore pas, voire s’effondre dans les cas extrêmes.

Les organisations internationales, lieux de conflits et de coopérations

L’organisation la plus importante pour les questions de santé est évidemment l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS).

Au préalable, il faut signaler que le rôle de l’OMS est surtout intellectuel, car ses moyens sont très limités. L’OMS ne finance que de façon très marginale les politiques de santé, en laissant ce rôle à l’UNICEF (Fonds des Nations Unies de Secours à l’Enfance), Banque Mondiale et Fonds Mondial, mais également aux coopérations bilatérales. Le rôle intellectuel de l’OMS signifie que c’est là où s’élaborent les concepts pour les politiques de santé : par exemple médicaments essentiels, éradication du paludisme, de la variole, de la poliomyélite, etc.

La politique de l’OMS doit être analysée à trois niveaux différents : l’Assemblée Mondiale de la Santé, la Direction Générale et les fonctionnaires et experts.

L’Assemblée Mondiale de la Santé, parlement de l’OMS, se réunit une fois par an, en mai, et prend les grandes décisions stratégiques. A ce niveau, il y a souvent des affrontements entre pays ayant des conceptions et des intérêts divergents, d’autant plus que le travail de lobbying y est très actif. Avec le temps et les débats, certains consensus peuvent néanmoins émerger. Par exemple, en 1999, une motion proposée disait que les approches de santé publique et commerciales pouvaient être divergentes. Formulation évidente pour tous les économistes, mais qui fut repoussée avec horreur par la plupart des pays du Nord. Une commission fut mise sur pied, et après plusieurs mois de travail, une formulation légèrement différente fut trouvée et obtint le consensus suffisant l’année suivante.

La Direction Générale de l’OMS met en œuvre cette politique à la préparation de laquelle elle a joué un grand rôle par ses propositions. Le plus souvent les orientations données par la Direction Générale cherchent à éviter les conflits, donc à trouver l’approbation de tous les pays qui comptent.

Enfin, au troisième niveau des fonctionnaires et experts, malgré des conflits possibles comme dans toute grande organisation, une certaine homogénéisation peut être observée, non seulement à l’intérieur de l’OMS, mais avec d’autres organisation comme la Banque mondiale ou des ONG dans la mesure où il y a une certaine circulation du personnel entre ces organisations, et où des principes communs, une même idéologie de base anime la plupart des personnels qui comprennent beaucoup de gens des pays du Sud, tant comme fonctionnaires que comme experts désignés temporairement pour une question particulière. Un équilibre subtil est sans cesse recherché entre pays du Nord, pays du Sud, continents, langue, etc. Tous ces brassages et confrontations les amènent à une vision au moins partiellement commune de ce qu’il convient de faire.

Une idéologie largement partagée

Les professionnels de la santé publique du monde entier partagent largement une même idéologie que nous pouvons caractériser par deux principes généraux jamais discutés : la preuve par les faits et la réduction des inégalités.

J’appelle ici la preuve par les faits ce qu’on appelle en anglais “l’evidence based medicine”. Le raisonnement est en deux temps :

1 – La connaissance doit être démontrée par les faits, ceux-ci ayant toujours raison. Il en résulte que les croyances basées sur des idéologies doivent être battues en brèche par les preuves factuelles, bases de connaissances de type scientifique. Il s’agit d’une extension de la médecine moderne à la politique de santé publique. D’où un grand intérêt pour les pays ayant mené des expériences originales, et efficaces et pour analyser les causes des échecs des politiques que l’on pensait efficaces. Dans un second temps, les politiques recommandées doivent se baser sur ces connaissances dans la mesure où il y en a. Ceci donne une grande légitimité à l’intervention publique. Ce principe rend possible toutes sortes de débats entre gens ayant des points de vue différents, tant à l’intérieur de l’OMS qu’à l’extérieur. D‘une certaine façon, avec les revues scientifiques et internet, ce débat a lieu dans le “village mondial” qui réunit les spécialistes mondiaux de la santé publique.

2 – La lutte contre les inégalités : il est clair que partout dans le monde, ce sont les pauvres et les plus faibles (femmes, enfants, personnes âgées…) qui sont les plus victimes des problèmes de santé. Il en résulte que d’élever le niveau de santé de ces populations a un grand effet sur la santé de l’ensemble. A cet égard, l’idéologie de santé publique est fort éloignée de l’idéologie économique de suprématie du marché.

Ces deux grands principes permettent d’élaborer des lignes d’action minimales, qui dans les détails de leur exécution peuvent entraîner des conflits non résolus. En effet, d’une part, la connaissance est par nature limitée, en cours d’élaboration et d’autre part le plus faible, le plus pauvre n’est pas toujours celui qu’on croit. Ainsi la priorité souvent donnée, ne serait-ce que dans les textes, aux zones rurales a dû être changée avec le développement de grandes villes avec une importante population pauvre.

L’existence d’un consensus n’exclut pas les revirements, lorsque les connaissances changent et lorsque la réalité change. Mais son existence est un frein à ces revirements, dans la mesure où le consensus est le “politiquement correct”. Un petit exemple : lors d’une mission au Tchad en 2003, nous avons été confrontés à la priorité à financer les soins essentiels (consensus politiquement correct) avec le besoin de construire un ministère de la santé permettant une meilleure gestion du système et une faculté de médecine pour former les médecins de façon plus sérieuse, deux choses que nous proposions (les locaux actuels étant très insuffisants), mais qui pouvait sembler un détournement de fonds au détriment des plus pauvres et au profit de la “nomenklatura” nationale. Il y avait de fortes réticences du gouvernement à utiliser une petite partie des fonds prévus pour la santé à construire un ministère et une Faculté, argent qui n’iraient pas directement aux plus nécessiteux.

Cependant, la notion de consensus a l’avantage de limiter les débats sans fin. Par exemple, une fois reconnue la légitimité de la médecine traditionnelle et elle-ci devant passer au filtre de “l’evidence based medicine”, on ne discute plus que de pratiques précises, de médicaments définis, etc. sans discuter de leur légitimité et encore moins de leur efficacité générale. D’où un peu partout des programmes de médecine traditionnelle, mais avec un développement, dans les politiques de santé publique, limité à celui des preuves d’efficacité qu’elle apporte.

Conflits et consensus : les médicaments essentiels

Une des politiques ayant le plus fait couler d’encre est bien celle des médicaments essentiels. Il est bien évident que les médicaments sont stratégiques dans les actions de santé, même s’il ne faut pas limiter les actions de santé à la consommation de médicaments. Les débats sont nombreux à cause des intérêts économiques liés aux médicaments dont les ventes annuelles dans le monde représentent 400 milliards de dollars. En 1977, l’OMS a publié une liste de 200 médicaments essentiels en proposant aux pays de leur donner une priorité dans l’acquisition, la distribution et l’utilisation. Cette notion était basée sur l’expérience de certains pays, comme le Sri Lanka qui avait limité le nombre de médicaments acquis par le pays et les achetait sous forme de génériques par appel à la concurrence internationale, une entreprise d’Etat ayant le monopole. La notion s’appuyait aussi sur l’expérience de la Norvège qui limitait le nombre de médicaments enregistrés par la notion de “need clause” permettant de refuser un nouveau médicament s’il répondait à un besoin déjà satisfait, par exemple une molécule légèrement différente n’apportant rien à la thérapeutique. Dans de nombreux pays des hôpitaux avaient aussi limité le nombre de médicaments qu’ils achetaient pour ne s’en tenir qu’aux seuls répondant à leurs besoins. La notion de médicaments essentiels a été fortement combattue par l’industrie pharmaceutique qui considérait que tous les médicaments étaient utiles. Les intérêts industriels étaient partiellement relayés par les pays producteurs.

Mais ce combat a été terriblement affaibli par les politiques des pays du Nord cherchant aussi à mieux contrôler les médicaments mis sur leur marché, et par le progrès des connaissances sur l’efficacité et les dangers des médicaments : l’evidence based médicine ne pouvait être rejetée pour élaborer des politiques nationales. Les conflits se sont prolongés sur les méthodes de commercialisation des médicaments (publicité, visiteurs médicaux, etc.) permettant de pousser les ventes sans tenir compte suffisamment des dangers des médicaments : ceux-ci doivent faire l’objet d’un « usage rationnel », ce qui suppose entre autre la diffusion d’informations vraies. L’OMS a publié ainsi un code de “bonnes pratiques de commercialisation” établissant des règles permettant de supprimer la plupart des abus. Il a fallu de longues années pour que l’industrie pharmaceutique et les Etats reconnaissent la pertinence de ce code et le traduisent dans les législations nationales.

Des ONG activistes (comme Health Action International) ont joué un rôle important à cet égard en mettant à jour des pratiques inacceptables de la part de firmes pharmaceutiques multinationales qui se présentaient toujours comme les plus compétentes et les plus éthiques. Les ONG ont ainsi commencé à apparaître comme des acteurs majeurs de la politique internationale de santé, pas tant comme pourvoyeurs de soins à des populations oubliées (comme les victimes de la guerre du Biafra) que comme experts indépendants capables de sortir des dossiers “politiquement incorrects” , disant des vérités pénibles à entendre. Une des forces de certaines ONG vient de leur caractère international, réunissant des membres du Nord et du Sud, donc pouvant s’imposer d’emblée au niveau mondial. Ainsi, le siège mondial de HAI citée plus haut est en Malaisie, avec des bureaux en Hollande, avec des experts anglais, canadiens, sri-lankais, pakistanais, hollandais…

La plupart des pays du Sud ont maintenant une politique de médicaments essentiels, développée avec l’aide de l’OMS, de la Banque mondiale (dont la politique pharmaceutique se limitait dans un premier temps à dire : « privatisez »), inégalement développée selon les pays, bien sûr, mais pouvant comporter les quatre dimensions de sélection, acquisition, distribution et utilisation des médicaments qui se complètent pour former un tout rationnel. C’est dans ce cadre que des directives ont été élaborées sur les dons de médicaments (Voir l’article de Serge Barbereau dans ce numéro).

Conflits et consensus : le traitement du Sida[3]

Apparu en 1981, le sida s’est étendu progressivement au monde entier et de façon catastrophique dans les pays en développement dans les années 90 en Afrique, depuis les années 95 et 2000 en Inde, en Chine, etc. Comme jusqu’en 1966, on ne disposait pas de traitement efficace (au sens de réduire la mortalité et la transmission, mais non de guérir, ce qui est encore impossible), le consensus international portait sur la prévention ; pour cela deux moyens ont été privilégiés : le préservatif pour la transmission par voie sexuelle et pour la transmission entre toxicomanes, l’échange de seringues : donner des seringues stériles aux usagers de drogues injectables. Ces politiques ont évidemment été contestées, car semblant favoriser la multiplicité des partenaires sexuels et la toxicomanie. Ces débats sont internes à la plupart des pays. Selon le lieu, selon le temps, la thèse de l’abstinence et de la fidélité l’emporte sur celle du préservatif ou au contraire la diffusion des préservatifs est favorisée. La position de la Banque Mondiale était que la seule politique économique rationnelle était la prévention (préservatif, éducation pour la santé, etc.).

Nous ne discuterons pas ici de cette question, mais de l’accès aux traitements. En effet, en 1996, l’apparition de la tri-thérapie a complètement changé le pronostic pour les malades du sida en réduisant d’au moins de moitié la mortalité.

Mais dans un premier temps, les pays du Sud se sont dit « cette technique n’est pas pour nous ». En effet, le traitement annuel coûtait 10 000 US dollars par an, simplement pour empêcher les malades de mourir. Dans certains pays, vouloir traiter tous les malades aurait coûté plusieurs fois le PNB, lorsque la prévalence est élevée (20 à 39 % des adultes séropositifs, dont le quart sont malades) et lorsque le PNB est faible (200 à 1 000 dollars par habitant et par an). En 1998, le Brésil révèle au monde entier que tous les malades du sida de ce pays sont traités gratuitement par un programme d’Etat, avec en partie des médicaments génériques. Soit 100 000 malades pour une petite fraction du PNB. Cela a changé la perception des choses dans les pays du Sud : le traitement est peut-être possible.

Mais, comment avoir accès aux médicaments génériques produits à l’époque seulement au Brésil en petites quantités ? C’est alors que ce débat s’est joint à un autre débat sur les brevets, que l’OMC a, en 1994, rendus obligatoires dans le monde entier pour les médicaments, à partir de 1995 pour les pays développés capitalistes, de 2000 et 2005 pour les pays moins développés. L’OMC laissait une marge de manœuvre avec les “licences obligatoires” permettant de produire et utiliser des produits brevetés sans l’accord du détenteur du brevet. Mais cette marge de manœuvre n’était pas très claire, et était même niée à un certain moment par les pays développés. L’exemple du Brésil démontrait que la question des brevets était vraiment centrale du point de vue de la santé publique, puisque pour cette maladie, tous les médicaments étaient brevetés, et, hors de ces médicaments, la mortalité est beaucoup plus élevée. C’est alors que des firmes indiennes ont proposé, à partir de 2001, des médicaments génériques à prix réduit aux ONG et aux pays les plus pauvres, le prix baissant peu à peu jusqu’à 200-300 US dollars de traitement annuel. A ce prix, le traitement devient accessible sinon à tous les malades des pays du Sud, du moins à un nombre significatif.

Laissons de côté le débat sur les brevets pour souligner un débat sur le traitement : deux thèses ont cherché à le combattre.

La première est que même à ce prix le traitement n’est pas rationnel, puisque l’on peut sauver beaucoup plus d’années de vies avec le traitement d’autres maladies comme le paludisme. Le débat est alors de savoir quel est l’impact de ces maladies sur les pays affectés. On peut en effet considérer que le paludisme, bien que tuant beaucoup d’enfants, connaît un certain équilibre, puis qu’il y est présent depuis la nuit des temps. A l’inverse, le Sida, touchant jusqu’à 39 % des adultes, entraîne des catastrophes nationales d’ampleur jamais vue. On ne peut plus raisonner de façon marginale, mais il faut considérer l’économie nationale, voire continentale qui est menacée. Les dégâts peuvent être comparés à ceux de plusieurs bombes atomiques dans chaque pays, chaque année. Le conseil de sécurité de l’ONU a lui-même reconnu que le sida pose des problèmes de sécurité mondiale.

La seconde thèse est que dans les pays en développement, les patients ne prendront pas correctement leur traitement, ce qui à terme, créera des résistances et rendra le traitement inefficace. Or, des études ont montré qu’il est possible d’avoir dans ces pays des comportements de patients semblables à ceux des patients des pays développés.

Ces débats ne sont pas purement académiques puisque les associations de patients se mobilisent dans le monde entier pour faire connaître leur point de vue, et les tenants de l’ancien consensus sont bien obligés d’examiner de près les arguments en faveur d’un nouveau consensus : il faut traiter tous les patients contre le HIV / sida.

L’existence d’un consensus international est loin de suffire pour que les pays appliquent les politiques énoncées par ce consensus. En effet, dans chaque pays, le nouveau consensus remet en cause beaucoup de choses : intérêts particuliers (par exemple, des professionnels de la santé), valeurs sociales (image du corps et des pratiques légitimes…), mais aussi surtout que la politique antérieure menée par l’Etat doit être changée. En effet, les changements de politique sanitaire sont difficiles, particulièrement en l’absence d’alternance ou de changement politique important : les politiques en place doivent reconnaître qu’ils doivent changer de politique. Ce qui est facile pour un nouveau régime (comme au Bengladesh ou au Cap-Vert, lors de leur indépendance) est beaucoup plus difficile dans des pays pas véritablement démocratiques comme la Chine. Si bien que la question de la compréhension des politiques de santé dans les pays du Sud, sans pour autant négliger le rôle dominant des pays du Nord, renvoie finalement beaucoup aux contextes nationaux dont il faudrait aussi analyser les conflits et les consensus.

 

 

Notes:

* Economiste, Chargé de recherches au CNRS, Laboratoire de l’Economie de la Production et de l’Intégration Internationale (LEPII), CNRS Université Pierre Mendès France, Grenoble.

[2] Bernard Hours, L’idéologie humanitaire ou le spectacle de l’altérité perdue, Paris, l’Harmattan, 1998.

[3] « Economic of Aids and Access to HIV/AIDS Care in Developing Countries », Issues and Challenges, Paris, ANRS, 2003.