Opération «Macroéconomie et Santé» à l’O.M.S. Ne prenons pas des vessies pour des lanternes

Rolande Borrelly*

 

126Une quarantaine de pays, presque tous classés parmi les pays “pauvres”, sont déjà engagés aujourd’hui dans un « processus macroéconomie et santé » qui a été concocté par l’Organisation mondiale de la santé (OMS). A peine trois ans après la formulation de cette nouvelle problématique, c’est un résultat tout à fait remarquable ! Mais, attention, si succès il y a dans cette opération, ce n’est pas au profit de la santé mais plutôt à celui de la globalisation. Compte tenu des conditions de lancement de cette opération et eu égard à l’approche des questions sanitaires qui l’ont inspirée, il ne faut pas en attendre beaucoup d’effets positifs pour la santé, même dans les domaines qu’elle vise en priorité et explicitement : tuberculose, paludisme, sida, maladies infantiles et périnatalité ainsi que tabagisme.

I – Une initiative très spéciale

Au tout début de l’an 2000, le Directeur général de l’OMS, Madame Gro Harlem Brundtland a mis en place une commission pour « évaluer la place de la santé dans le développement mondial ». C’était une décision qu’on peut tenir pour originale quand on connaît un peu l’histoire et la culture de cette institution. Mais après tout Madame Brundtland, auteur du fameux rapport « Notre avenir à tous » qui a mené à la Conférence de Rio, pouvait se permettre d’essayer de refaire avec la santé ce qu’elle avait fait avec l’environnement. Il est peu probable quand même que le concept « macroéconomie et santé » ait autant de fortune que celui de développement durable.

Madame Brundtland a choisi de confier cette commission à Jeffrey Sachs, professeur d’économie à Harvard. Monsieur Sachs n’a pas besoin d’être présenté, il est célèbre, c’est lui qui a conseillé le FMI pour les réformes à l’Est ; il s’est reconverti, toujours au service des institutions financières internationales, dans les questions de développement après l’échec retentissant de la “thérapie de choc” qu’il avait imaginée pour mener à bien la “transition”, c’est-à-dire assurer le retour au capitalisme en Pologne, Russie et encore ailleurs.

Et il ne faut pas oublier d’ajouter que le financement de cette initiative a été assuré par une contribution substantielle (plus d’un million de dollars) de la Fondation Bill et Melinda Gates, les richissimes propriétaires de Microsoft.

La Commission Sachs, composée quasi exclusivement d’économistes, a rapidement été baptisée “Commission Macroéconomie et Santé”. Elle a remis en décembre 2001 son premier et volumineux rapport, un rapport dont le sous-titre sonne comme une publicité pour un placement éthique : « Investir dans la santé pour le développement économique ». C’est bien, du reste, le genre publicitaire qui a marqué le mode de diffusion des réflexions des onze commissaires : discours urbi et orbi du Directeur Général de l’OMS, message du Secrétaire Général des Nations Unies, communiqués de presse, lettre au lecteur, édition d’une version “digest” (encore financée par la Fondation Gates), et puis, bien sûr, création d’un site web « Macroéconomie et Santé » et d’une Lettre d’information.

Le succès bien orchestré de l’initiative Brundtland a permis de passer rapidement à l’action. En juin 2002 a eu lieu à Genève une première « Consultation sur les réponses nationales au Rapport de la Commission Macroéconomie et Santé » (CMS, CMH pour l’anglais) qui devait mobiliser les pays pour l’application des recommandations de la Commission et plus précisément des deux premières qui étaient formulées ainsi :

1 – Les pays en développement doivent commencer à préparer l’accès général aux soins de santé de base de leur population, à commencer par la plus pauvre (…) ; ils doivent viser une augmentation de leur budget pour la santé en le portant à 1 % de leur PIB en 2007 et 2 % en 2015.

2 – Les pays en développement installeront une Commission nationale « Macroéconomie et Santé » ou un mécanisme similaire pour identifier leurs priorités en matière de santé et choisir les mécanismes de financement appropriés pour soigner les pauvres dans un bon rapport coût / efficacité.

Sont ensuite venues des consultations régionales dans lesquelles les pays devaient pouvoir commencer à partager leurs approches et leurs réussites dans la mise en œuvre du processus MS. La seconde Consultation Macroéconomie et Santé a été convoquée à Genève en octobre 2003. Il s’agissait de pousser encore les feux, comme l’indique son titre : « Accroître l’investissement dans les opérations de santé pour les pauvres ».

Tous les documents diffusés par la cellule « Macroéconomie et Santé » qui a été créée à l’OMS pour coordonner le développement de l’opération, insistent sur la liberté d’initiative des pays dans la conception et l’organisation de leur programme MS, mais cela est pure illusion. Les marges de manœuvre à l’égard du schéma-type sont minimes, les pays n’ont même pas les moyens financiers et humains de l’appliquer sans le recours à des experts, a fortiori de l’adapter à leur cas propre. Ils sont dans la même situation que pour leur programme d’ajustement structurel ou leur « cadre stratégique de lutte contre la pauvreté », soumis au modèle de base qui a été pensé par d’autres.

II – Une thèse “incroyable”

Plaider pour une augmentation substantielle des budgets santé dans les pays périphériques est en soi déjà surprenant de la part d’une commission dans laquelle siège Monsieur Eduardo Aninat, directeur au FMI, une institution qui a généralement exigé leur réduction dans le cadre des programmes d’ajustement structurel. Il est vrai qu’aujourd’hui le Fonds est impliqué dans les programmes de réduction de la pauvreté et peut bien admettre des idées aussi triviales que celles qu’on peut lire dans le Rapport macroéconomie et santé, du genre « pauvreté et mauvaise santé sont liées », « ceux que la maladie atteint risquent de tomber dans la pauvreté ». Mais ce n’est pas ainsi que la Commission justifie sa recommandation n° 1.

La CMS recommande d’améliorer la santé de la population, spécialement celle des pauvres parce que le résultat en sera une amélioration de la croissance économique. « Alors que jusqu’ici la croissance a été considérée comme une condition pour une réelle amélioration de la santé, la Commission a renversé le raisonnement et fourni la preuve que l’amélioration de la santé est importante pour la croissance » dit le rapport.

Les experts auraient mieux fait d’expliquer que leur thèse sortait tout droit des modèles néoclassiques de croissance endogène qui, à l’évidence, sont inapplicables à la réalité des pays sous-développés. Les corrélations statistiques ou les observations empiriques qu’ils exposent ne tiennent pas la route pour démontrer que la santé est un facteur de développement. Prenons le cas bien étudié de la tuberculose en France. Maladie de l’usure au travail et des mauvaises conditions de vie dans les faubourgs industriels du 19ème siècle finissant, la “peste blanche” a reculé avec les progrès du travail moderne ; c’est l’élévation générale du niveau de vie, et non la vaccination BCG, qui l’a fait disparaître au cours des années 50. Et c’est bien ce que prouve, a contrario, sa résurgence actuelle dans notre pays. Autre exemple que la CMH aurait dû étudier d’un peu plus près : le paludisme. Ce n’est pas l’éradication du paludisme en Europe qui a facilité le développement des régions où il sévissait mais exactement le contraire. C’est la mise en valeur du delta du Pô et le développement d’une agriculture moderne dans cette zone qui ont permis son assainissement. Le paludisme a disparu parce que la gestion de l’eau et de la terre a été maîtrisée et non l’inverse.

De toute manière la Commission n’aurait pas dû associer aussi facilement augmentation des dépenses de santé et amélioration de celle-ci. Le monde réel n’est pas celui des anticipations rationnelles et des optimisations réussies : les dépenses pour la santé peuvent être des investissements perdus. La CMH escompte que pas moins de 8 millions de décès par an pourront être évités à partir de 2010 et qu’aux alentours de 2015-2020, on parviendra ainsi à générer, chaque année, 360 milliards de dollars de plus. Avant d’entamer ce type de calculs, elle aurait dû se pencher un peu sur l’expérience de l’OMS en la matière. Si la tuberculose, le paludisme, les maladies infantiles sont encore là aujourd’hui, ce n’est pas parce qu’on ne les a pas combattus, c’est seulement qu’on n’a pas réussi, même en y mettant de grands moyens. Le paludisme, par exemple, a fait l’objet d’un programme grandiose — on visait rien moins que l’éradication de cette maladie — mais qu’il a fallu abandonner, à la fin des années soixante-dix, parce qu’on progressait trop lentement vers l’objectif et qu’on ne parvenait pas même à maintenir les résultats là où ils avaient pu être acquis. La thérapie sur laquelle on s’est alors replié n’a pas fourni non plus de résultat ; bien plus, les médicaments employés à tout va ont amené la résistance des parasites, la prévalence du paludisme s’est à nouveau accrue et les moyens de le soigner deviennent très précaires.

Ce qui prouve d’une autre manière que le développement — et non pas seulement la croissance — est le seul moyen d’améliorer la santé. La thèse « macroéconomie et santé » est vraiment et définitivement “incroyable”.

3 – Au cœur de la globalisation

A défaut d’atteindre ses objectifs affichés d’amélioration de la santé, l’opération CMS va faire basculer définitivement dans la mondialisa-tion les systèmes nationaux de santé des pays périphériques. On peut même dire que c’est ce qu’elle vise. Il suffit de se reporter à la conférence donnée par Madame Brundtland à la London School of Economics qui était intitulée : « La globalisation comme levier pour l’amélioration de la santé ».

Il est évident, en effet, que les pays “pauvres” n’ont aucun degré de liberté pour modifier d’eux-mêmes leur politique de santé dans le sens préconisé par la CMS. Un appui extérieur leur est indispensable à tous les niveaux, financier, technologique, organisationnel. La plupart sont endettés, leur personnel médical et sanitaire a été “drainé” vers des pays plus riches. On a déjà souligné à quel point ils se trouvent “encadrés” dans la réflexion et les discussions de l’approche « macroéconomie et santé ». Cette dépendance à l’égard de l’extérieur est déjà bien organisée ! Qu’il s’agisse du réseau des ONG ou des programmes spéciaux des agences des Nations Unies ou de la Banque mondiale, il reste peu d’actions sanitaires qui soient menées en toute indépendance. Du reste, la CMS a d’emblée, affirmé que le financement requis pour augmenter les dépenses de santé n’était pas à la portée de ces pays.

Les recommandations de la Commission mettent cette logique de globalisation en parfaite évidence. Sur les dix recommandations, huit concernent en effet l’intervention d’acteurs extérieurs (depuis les pays donateurs, jusqu’aux grandes ONG et Fondations en passant par les organisations internationales, l’OMS bien sûr, mais aussi la Banque mondiale et l’OMC), une intervention qui ne peut pas être et ne sera pas pure charité bien sûr ! Les enjeux économiques de l’opération « macroéconomie et santé » ne sont pas minces. L’industrie pharmaceutique mondiale est concernée au premier chef par les débouchés nouveaux qu’elle y trouvera, par les soutiens qu’elle obtiendra pour sa recherche-développement, par les compensations qu’elle aura pour abandonner quelques menus avantages en matière de propriété intellectuelle.

L’opération CMS est de celle qu’on présente généralement comme étant « win-win » mais nous pouvons être sûrs que certains gagneront beaucoup plus que d’autres !

Note:

* GRREC, Université de Grenoble III.