Éditorial

Patrice Allard, Rédacteur en Chef de Informations et Commentaires

 

126La dernière initiative états-unienne pour un “Grand Moyen-Orient” (GMO) n’a pas manqué de surprendre par son irruption brusquée sur la scène internationale. Ce ne sont pas les idées qu’elle contient qui constituent son originalité. La promotion de la démocratie représentative de type occidental et de l’économie de marché avec la libre circulation des marchandises et des capitaux est depuis longtemps l’axe principal des réformes que la puissance dominante souhaite imposer au monde entier. L’idéologie néo-conservatrice qui inspire largement l’administration du Président Bush l’a conforté en faisant de celui-ci un modèle universel et parfait. La surprise vient de l’ampleur du projet qui s’adresse à une zone étendue, de la Mauritanie au Pakistan[1] dont on peine à trouver l’unité. Il s’agit donc d’une initiative qui vise, sur le long terme, à remodeler une partie du monde pour la conformer aux besoins de sécurité et de prospérité des Centres, et tout particulièrement des Etats-Unis.

Considéré comme un prolongement de l’offre de partenariat américaine de mai 2001 (MEPI), le cheminement de ce projet reste bien banal. Dans un discours prononcé le 26 février 2003 devant l’American Enterprise Institute (une chapelle néo-conservatrice), le Président Bush faisait part de son désir de promouvoir les “valeurs démocratiques au Moyen-Orient”. Il devait compléter en évoquant le 9 mai 2003, dans une adresse à l’Université de Caroline du sud, « l’établissement d’une zone de libre échange Etats-Unis / Moyen-Orient d’ici une décennie »[2]. Ces intentions s’inscrivaient alors parfaitement dans le contexte irakien, dans un premier temps pour tenter de légitimer l’action unilatérale et barbare à venir, puis pour essayer de s’ouvrir d’honorables perspectives de sortie du “bourbier” irakien. Cette idée du Président Bush a poursuivi son chemin par un itinéraire très classique. Ce fut, d’abord, des réunions aux Etats-Unis, portant sur des questions générales concernant le Moyen-Orient, où se retrouvaient des experts, enseignant dans les Universités américaines et des représentants de l’exécutif. Puis vint une rencontre plus importante, à Berlin les 17 et 18 janvier 2004 (un “sommet des compétences”), à laquelle participèrent des universitaires, des représentant du monde de l’entreprise et des diplomates, américains et européens[3]. Ces préliminaires venus à leur terme, le Forum de Davos devait être l’occasion d’officialiser cette perspective, devenue une proposition américaine inscrite à l’ordre du jour du prochain G 8 (en juin, à Sea Island) et du prochain sommet de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN, également, en juin, à Istanbul). Chacun pouvait voir là une initiative offrant la possibilité de renouer un dialogue devenu difficile entre Américains et Européens (et entre les Européens eux-mêmes). Chacun pouvait aussi légitimement s’attendre à un scénario traditionnel : la réunion du G 8 devrait permettre, à partir des propositions américaines, de formuler des dispositions plus précises émanant cette fois du “club” des pays riches ; ces dispositions pourraient ensuite servir de base à un dialogue avec les pays du GMO.

Il n’en fut rien car le 13 février, le quotidien londonien de langue arabe Al Hayat publia un document de travail intitulé “Partenariat du G 8 avec le Grand Moyen-Orient”, destiné aux accompagnateurs (sherpas) des délégations participant au futur sommet[4]. La “fuite” était d’importance puisqu’elle révélait que le projet américain était bien plus avancé et précis que ne l’avaient laissé croire les propos officiels. Dans un avenir proche, ce projet risquait d’être proposé dans l’état et sans entente préalable aux pays des régions constituant ce GMO. Pour les intéressés s’estimant à juste titre écarté de l’élaboration d’un projet majeur les concernant, des réactions vives s’imposaient[5].

Que contient ce document ? Un préambule, inspiré par les conclusions pessimistes des rapports 2002 et 2003 sur le développement humain dans les 22 pays membres de la Ligue arabe, débouche sur trois ensemble de propositions visant à :

– promouvoir la démocratie et la “bonne gouvernance” ;

– réformer les systèmes éducatifs existants pour construire une “société du savoir” ;

– amplifier toutes les occasions de développement.

Chacun de ces ensembles s’écarte des formes habituelles des aides incitatives pour s’orienter vers un changement en profondeur des sociétés concernées. Le premier par exemple comprend des propositions d’aides très classiques (pour la tenue d’élection, pour la formation de journalistes indépendants, etc.) offertes aux gouvernants s’engageant dans des réformes politiques. Il comprend également un autre volet qui appuie l’action des Organisations Non Gouvernementales (ONG), dans le but d’une transformation profonde de la société civile (en matière de lutte contre la corruption, des droits de la femme, etc.). Le second ensemble procède de manière analogue. Une conférence internationale sur la réforme des systèmes éducatifs, à l’initiative des Etats-Unis, serait proposée, réunissant les représentants de pays concernés et ceux de pays riches. Les aides habituelles (à l’alphabétisation, à la traduction de livres, à la formation d’enseignants, à l’accès à Internet, etc.) seraient accordées, avec ou sans relation à cette conférence. Le troisième ensemble s’inspire largement des dispositions mises en œuvre pour faciliter la transition vers l’économie de marché en Russie et dans les Pays d’Europe centrale et orientale, à travers, par exemple, le projet d’une banque pour le développement du GMO (sur le modèle de la Banque Européenne pour la Reconstruction et le Développement) ou des incitations à l’acceptation des règles commerciales prônées par l’Organisation Mondiale du Commerce.

Cette initiative américaine est tout d’abord étonnante par son unilatéralisme. Les Etats-Unis, manifestement, cherchent à profiter du rapport de force en leur faveur, créé par l’effondrement rapide du régime de Saddam Hussein et de l’occupation militaire de l’Irak pour s’imposer comme seule puissance dominante. Cet unilatéralisme s’adresse aussi bien aux autres pays des Centres, particulièrement européens, qu’aux pays des Périphéries. Pour les pays européens, spécialement ceux qui se sont opposés à l’engagement américain en Irak, l’initiative d’un GMO peut paraître comme l’occasion de “renouer le dialogue” avec “l’autre camp”.

Mais de quel dialogue peut-il s’agir ? Comme le révèle le document publié par Al Hayat, participer à l’initiative d’un GMO impose une certaine acceptation des propositions américaines ainsi que de l’enchaînement de leurs étapes. En échange, ces pays pourraient espérer conserver une présence politique, culturelle et économique dans les régions constituant ce GMO (les échanges commerciaux européens y sont trois fois plus importants que ceux des Etats-Unis). Le prix payé serait pourtant lourd puisqu’il imposerait une révision conséquente de leurs relations avec les Périphéries. En effet, l’initiative d’un GMO interfère avec le partenariat euro-méditerranéen, initié par l’Union européenne à Barcelone. Dix pays[6] parmi les 22 concernés par le projet d’un GMO participent également au “processus de Barcelone”. Comme le signale Remy Leveau, faute d’avoir pu trouver dans le partenariat euro-méditerranée des réponses à leurs requêtes concernant la circulation des personnes et l’exportation de leurs produits agricoles, les pays du Maghreb sont « attentifs au discours américain notamment quand il fait des offres de libre échange »[7]. Il est donc probable que l’initiative d’un GMO constitue une alternative nouvelle remettant en cause ce “processus de Barcelone”.

La portée du projet américain ne se limite pas à cela. Le devenir de l’OTAN est également concerné. La fin de la guerre froide n’a pas manqué de placer cette organisation devant un choix : devenir une organisation régionale de sécurité dont le champ de compétence resterait donc américain et européen, ou bien constituer une alliance de sécurité collective au profit de ses membres, dont l’action pourrait s’étendre à tous les lieux où la sécurité de chacun d’eux peut être menacée. L’OTAN peu à peu semblait s’engager dans la seconde voie. En Afghanistan, elle assure de fait l’unité de commandement de la force de sécurité internationale sous mandat de l’ONU. En Irak, elle fournit le support logistique aux forces polonaises d’occupation et les Etats-Unis seraient heureux de voir son activité s’étendre dans ce pays. L’initiative pour un GMO fournirait l’occasion d’ancrer définitivement l’OTAN dans cette seconde option[8]. Elle deviendrait alors l’outil militaire de sécurité de la zone, autant dire un second gendarme.

Pour les pays des Périphéries concernés, l’initiative américaine est une véritable injonction. Ceux-ci doivent accepter les dispositions d’un projet sans avoir participé à sa préparation. En s’engageant, ils devraient reconnaître que des choix fondamentaux de société peuvent leur être imposés du dehors. Pour obtenir leur acceptation, les Etats-Unis peuvent peser lourdement, avec, du côté carotte, la promesse de financements que l’accord des autres pays du G 8 démultiplieraient, et, du côté bâton, des pratiques d’intimidation que les récentes “sanctions” contre la Syrie rappellent. Vue des Périphéries, l’initiative d’un GMO marquerait donc, de manière ouverte, un renforcement de la domination des Centres.

Vu par l’administration américaine, l’usage de cette domination est juste puisqu’il permet de conduire les populations des régions du GMO vers la démocratie et le progrès. Faut-il croire cela ? L’histoire récente des relations entre les Etats-Unis et les périphéries démontre que la promotion de la démocratie, qui exprime le désir d’un changement profond des sociétés du Sud, s’oppose durablement au maintien de relations utiles pour les intérêts américains avec des pouvoirs politiques pas toujours démocratiques. Cette contradiction se retrouve dans l’actualité quotidienne. Ainsi, comme le rappelle Gilbert Achcar[9], lorsque l’Ayatollah Al Sistani, autorité spirituelle chiite en Irak, réclama des élections au suffrage universel pour la désignation des membres de l’assemblée constituante et la ratification d’une nouvelle constitution, il rencontra l’opposition résolue de Paul Bremer, responsable de l’Autorité d’occupation. Les arguments employés par ce dernier — l’impossibilité de procéder à une consultation électorale en raison de l’insécurité — cachaient mal la volonté américaine de choisir en toute liberté le gouvernement provisoire irakien auquel seront transférés les pouvoirs de l’Autorité. L’apôtre de la démocratie se trouve donc contraint de composer avec les principes de celle-ci puisque la question importante qu’elle soulève, à savoir : que faire d’un pouvoir démocratique-ment établi mais hostile aux Etats-Unis ?, n’a pas de réponse (et le souvenir du Président Salvador Allende reste bien présent).

L’attention portée par l’administration du Président Bush à relier l’initiative d’un GMO à la lutte contre le terrorisme rend plus opaque encore cette question. L’argument selon lequel la pauvreté et l’absence de démocratie constitueraient les racines du terrorisme est contestable. D’une part, pour de nombreux observateurs, il occulte l’importance du conflit israélo-palestinien qui, par l’injustice et les souffrances qu’il impose au peuple palestinien, est source d’un profond ressentiment. D’autre part, parce que cette relation conduit à désigner, de manière explicite, la zone du GMO comme étant le foyer du terrorisme, ce qui autorise bien des libertés pour celui qui vient porter le “bien” sur les terres du “mal”. En effet, une fois cette zone considérée comme le berceau du terrorisme, il appartient à la victime, les Etats-Unis depuis le 11 septembre, d’y exercer le droit qu’ils se sont arrogé : désigner, seuls, les terroristes potentiels et leurs alliés et décider souverainement des moyens à employer pour les mettre hors d’état de nuire. Ceci reviendrait donc à donner aux Etats-Unis un rôle spécifique dans le GMO, à la fois de juge des politiques qui y sont menées et, éventuellement, de gendarme. Enfin, pour les mêmes raisons, l’expression démocratique de la volonté des peuples de la zone restera suspecte jusqu’à ce que la démocratie y soit pleinement proclamée. Cela revient à donner un pouvoir sans partage à celui ou ceux qui seront juges de l’existence des conditions nécessaires à l’épanouissement de cette démocratie. Ceci laisse donc à la puissance dominante bien des libertés pour préserver ses intérêts. Mais parle-t-on bien encore de démocratie ?

Cette initiative américaine soulève une troisième interrogation. Elle concerne la dimension géographique et humaine de la zone concernée. Géographiquement le GMO couvre l’espace sud et est méditerranéen, étendu jusqu’à l’Atlantique et les espaces moyens-orientaux. Au plan humain, les parentés établies entre les langues parlées permettent de distinguer trois “foyers culturels”, ce qui permet à Jean et André Sellier[10] de parler de trois ensembles, les peuples arabes, iraniens et turcs, peuples distincts par les langues et l’histoire. La présence d’Israël dans la zone apporte d’autres différences.

Peut-on trouver une unité au GMO ? Trois genres de réponses sont ici possibles. La première retiendrait l’apparente unité de religion (Israël exclu). Elle conduirait aux thèses de Huntington en nous invitant à partager le monde en trois civilisations, prenant leurs sources dans des “faits religieux” et à trouver dans leurs relations conflictuelles les clés de lecture du monde contemporain. La seconde privilégierait les intérêts économiques américains. De manière sarcastique, certains voient dans le GMO « un concept géographique nouveau » qui « désigne les Etats allant des puits de pétrole du Sahara occidental aux pipe-lines du Pakistan »[11]. Elle conduirait à une dénonciation des visées impérialistes des Etats-Unis. La troisième réponse possible serait négative : la zone n’a pas d’unité aujourd’hui. Celle-ci est à construire.

Dans ce dernier cas, l’unité de la zone serait le résultat de la transformation profonde qui lui est offerte : une transition vers la civilisation occidentale avec sa démocratie représentative et son économie de marché mondialisée. Elle traduirait alors le désir de la nation dominante de remodeler en profondeur les pays et les peuples de la zone : changer les âmes en leur apportant la modernité. Au siècle précédent, l’idéologie colonialiste française, dans ses projets d’assimilation, souhaitait conduire les peuples soumis vers le progrès entendu comme l’accès à la citoyenneté française. Ne serait-ce pas un discours de même teneur que tiennent aujourd’hui les Etats-Unis aux peuples des régions du GMO : acceptez notre parrainage et notre présence et nous vous conduirons vers une opulence et une citoyenneté semblable à celles dont jouissent les citoyens américains ?

 

 

Notes:

[1] Le GMO comprendrait, d’ouest en est, le Maroc, la Mauritanie, l’Algérie, la Tunisie, la Libye, l’Égypte, Israël, la Palestine sous la forme des territoires autonomes palestiniens, le Liban, la Turquie, la Syrie, la Jordanie, l’Arabie saoudite, le Yémen, Oman, les Émirats arabes unis, Bahreïn, le Koweït, l’Irak, l’Iran, l’Afghanistan et le Pakistan.

[2] Gilbert Achcar, « Démocratie, Droits de la personne et libre-échange, le nouveau masque de la politique américaine au Proche-Orient », Le Monde diplomatique, avril 2004.

[3] Patrick Jarreau, « Amours et désamours avec la communauté arabe américaine », Le Monde suppl. économie, 24 mars 2004.

[4] Al Hayat, « US working paper for G 8 sherpas : G 8 Greater Middle East Partnership », 13 février 2004, site : <http://www.english.daralhayat.com&gt;.

[5] Le Président égyptien Mubarak, pour marquer sa désapprobation, a décliné l’offre qui lui était faite de participer au prochain G 8, inaugurant peut-être ainsi un boycott de l’initiative américaine.

[6] Il s’agit du Maroc, Algérie, Tunisie, Egypte, Palestine, Jordanie, Liban, Israel, Syrie et de la Turquie.

[7] Rémy Leveau, « Washington veut casser les économies étatisées qui confortent les régimes autoritaires », entretien avec Laurence Caramel, Le Monde économie, 24 mars 2004.

[8] Nicholas Burns, représentant des USA auprès de l’OTAN déclarait : « Le mandat de l’OTAN est encore de défendre l’Europe et l’Amérique du nord. Mais je ne crois pas que nous puissions le faire en restant en Europe et en Amérique du nord. Nous devons déployer notre attention et nos forces vers l’est et le sud. L’avenir de l’OTAN, nous le croyons, est à l’est et au sud, il est dans le grand Moyen-Orient ». Ces propos sont cités par Mohamed Sid-Ahmed, « Sur le Grand Moyen-Orient », Al Ahram Weekly, semaine du 26 février au 3 mars 2004.

[9] Gilbert Achcar, ibid., Le Monde diplomatique, avril 2004.

[10] André et Jean Sellier, Atlas des peuples d’Orient, éd. La découverte, dernière édition : Paris 2002.

[11] Réseau Voltaire pour la liberté d’expression, site : <http://www.reseauvoltaire.net&gt;.