Quel avenir pour le mouvement social altermondialiste ?

Marc Ollivier*

 

125Comment situer le deuxième Forum Social Européen, réuni dans l’agglomération parisienne du 12 au 15 novembre 2003, dans la dynamique du mouvement altermondialiste ? Son déroulement et ses résultats ont-ils apporté du nouveau dans la recherche des voies concrètes par lesquelles le mot d’ordre central de ce mouvement — un autre monde est possible — pourrait prendre corps ? En effet, comme nous l’avions déjà rappelé à propos du premier Forum Social Européen de Florence en 2002[1], ces rencontres ne peuvent pas être analysées isolément : elles ne sont que l’un des modes d’expression du mouvement social “alter”. On pourrait les comparer au phénomène des foires moyenâgeuses, qui donnaient à voir à des dates et en des lieux précis la réalité des circuits commerciaux et financiers du monde et permettaient à leurs organisateurs de se rencontrer et de préparer leurs affaires.

Le déroulement du Forum Social de Paris

Plus de 50 000 participants payants, l’interaction d’environ 1 500 organisations extrêmement diverses quant à leur taille et à leurs activités, 55 conférences plénières, 250 séminaires et des centaines d’ateliers donnent la mesure de ce qui s’est passé à Paris. Evénement très fort donc, tous les observateurs l’ont souligné et il n’est pas nécessaire d’y revenir, sinon pour constater la place qu’y a prise une jeunesse active, responsable et solidaire. Les nouveaux militants de l’altermondialisme, surtout les plus jeunes, sont mieux formés, plus exigeants, beaucoup plus méfiants vis-à-vis des risques de manipulations politiciennes. Il faut en particulier saluer l’énorme travail des bénévoles qui ont organisé ce Forum et notamment de ce réseau extraordinaire des “Babels”, traducteurs et traductrices qui ont rendu possibles tous ces débats entre humains venus du monde entier.

Par rapport au premier Forum Social Européen de Florence, c’est d’abord la continuité de l’orientation qui frappe. Cette continuité se jauge à l’aune du rôle central que continuent de tenir dans le déroulement des Forums sociaux les deux règles principales de la Charte adoptée en 2001 à Porto Alegre : d’une part, ils rassemblent tous ceux qui s’opposent à la mondialisation néo-libérale, sans aucune exclusive autre que le rejet de l’action violente ; d’autre part, ils constituent des lieux de débats où peuvent être élaborées des alternatives politiques, mais ne sont en aucun cas des instances de décision. Ces deux règles qui président au fonctionnement de tous les Forums sociaux dans le monde font la force et la cohérence du mouvement social qui les porte : elles définissent un point commun à tous les participants et tracent le champ de leurs échanges, celui de la mondialisation ; elles assurent l’unité de leurs débats : les risques d’éclatement, de scission et de fragmentation des forums sont en effet atténués, puisque dans ces rencontres il ne s’agit pas de trouver un accord sur une ligne ou un programme d’action.

Au cours des étapes préparatoires du second Forum Social Européen (FSE), deux conceptions du programme se sont manifestées : l’une centrée surtout sur les problèmes internes de l’Europe, l’autre privilégiant la recherche « d’une autre mondialisation » et du rôle que l’Europe pouvait y jouer. C’est ce point de vue qui a été retenu et l’ensemble du programme posait finalement la question : « Pour un autre monde, quelle Europe ? ».

Cela dit, peut-on retenir de ce Forum de Paris des nouveautés, des dynamismes, des clarifications permettant de caractériser une évolution de l’altermondialisme, ce “mouvement des mouve-ments” ? Sans aucun doute, cette rencontre multiforme a fait apparaître que ce mouvement évoluait rapidement, au moins en France et en Europe, même si nombre des dynamismes manifestés à Paris devront faire leurs preuves à l’usage.

A Paris, le mouvement altermondialiste a montré des signes d’expansion

Quelques unes de ces évolutions sont à relever, sous une caractérisation officielle très langue de bois (les “élargissements” du Forum).

D’abord l’ouverture géographique du FSE. Bien sûr, comme à Florence, les points chauds de la scène mondiale ont polarisé beaucoup d’attention, tels les conflits du Moyen-Orient, l’Irak, la Tchétchénie par exemple. Mais beaucoup plus qu’à Florence, les relations Nord – Sud, la place de l’Europe dans la mondialisation capitaliste, ont été largement abordées à tous les niveaux des débats : le partenariat euro-méditerranéen, l’exploitation des migrants et des sans-papiers du Sud, la situation en Amérique latine etc. ont complété les approches plus classiques sur l’endettement du Tiers Monde et le pillage des ressources naturelles. Sans aucun doute, ce Forum a échappé au risque de s’enfermer dans la “forteresse Europe”.

Ensuite s’est manifestée une démarche volontariste en direction des “exclus” de la société. Donner la parole aux “sans voix” est devenu à Paris une réalité plus visible. Au-delà du choix des banlieues parisiennes pour l’implantation des rencontres du Forum, on a vu participer à son organisation des mouvements comme AC !, DAL, APEIS, les Marches européennes contre le chômage et la précarité, etc. ainsi que des associations représentant les jeunes issus de l’immigration. On a senti à Paris la volonté d’organiser les “No Vox”, en particulier avec l’animation du GLAD (Espace de globalisation des Luttes et des Actions de Désobéissance), sur la lancée des manifestations d’Evian et du Larzac. Des manifestations parallèles ont aussi contribué à faire apparaître cette exigence, notamment le Forum des Anarchistes. Le problème de la mobilisation des plus pauvres s’est donc posé « pour que les Forums Sociaux ne soient pas essentiellement des rassemblements de couches moyennes progressistes » comme le dit Jean-Baptiste Eyraud du DAL (Droit au Logement). La vidéo « La marche aux mille voix » passait en boucle dans la Grande Halle de La Villette et témoignait de cette démarche volontariste, qui se heurte évidemment au dénuement, aux difficultés de communication, à l’enfermement culturel et aux problèmes d’organisation des couches les plus exploitées de la société.

De même, le mouvement syndical a été beaucoup plus engagé dans ce Forum Social que dans celui de Florence (où il avait surtout contribué à l’immense succès de la manifestation contre la guerre en Irak). Le Groupe des Dix, la FSU et la CGT ont joué un rôle clé dans l’organisation du Forum de Paris et c’est évidemment le signe d’un très net enracinement social du mouvement altermondialiste en France et en Europe.

En quatrième lieu, il faut souligner que certains thèmes de débat, à peine effleurés à Florence, ont pris une dimension nouvelle. C’est le cas, par exemple, de la multiplicité des approches consacrées aux besoins d’éducation et au contenu des démarches pédagogiques. C’est le cas également des relations sciences – société, des exigences de démocratisation dans l’élaboration des politiques scientifiques, de la responsabilité des chercheurs et des citoyens dans les processus d’innovations technologiques ainsi que dans le contrôle de leurs effets sur l’environnement et les rapports sociaux. A noter sur ce point le projet de réunir des “Assises citoyennes de la Recherche Scientifique” dans le cadre du prochain FSE.

Enfin relevons un “élargissement” vers les acteurs du spectacle et les milieux artistiques. Les luttes des intermittents du spectacle ont permis au deuxième FSE d’effectuer cette percée. Deux questions majeures ont en effet été posées : d’une part, celle des relations entre les démarches artistiques et les transformations politiques, et d’autre part, celle de la diversité culturelle, conçue comme une nécessité de la lutte contre le conditionnement des esprits par la concentration des canaux de distribution et des “catalogues de signes”. Un vaste chantier s’est ainsi ouvert pendant le Forum pour renforcer la participation de tous les publics à une culture partagée, ouverte à une dynamique sans ruptures entre « la vie intérieure des artistes, les réactions du public et le vécu des politiques ». L’association ATTAC en particulier s’efforce de développer, en s’appuyant sur ses comités locaux, un outil de communication et de transformation sociale (ISA : Images, Sons d’ATTAC) qui cherche à mettre en pratique ces objectifs.

A-t-on pu discerner à Paris les perspectives d’avenir du mouvement ?

Relevons tout d’abord quelques critiques, des réserves, et même des frustrations.

Tout d’abord, les organisateurs du prochain Forum Européen devront corriger les défauts qui ont alourdi le fonctionnement des rencontres parisiennes, le trop grand éclatement des lieux de débat notamment. S’installer dans les banlieues était une option juste pour toucher un public populaire, mais il aurait fallu davantage regrouper les événements, soit au nord, soit au sud de l’agglomération, pour éviter les déplacements trop longs. De ce point de vue, l’implantation à Ivry était une erreur, alors que les regroupements au nord de Paris ont bien fonctionné. D’autre part, le grand marché des idées et de la documentation, si performant à Florence, a manqué d’ampleur et de visibilité à Paris, dans un lieu central du Forum. Il s’agit d’erreurs de jeunesse, qui devront être corrigées pour le prochain FSE, prévu à Londres, car elles affectent l’essence même de ces rassemblements, conçus pour la rencontre, le dialogue, la communication.

Autre critique entendue, celle qui rend compte d’une impression de tourner en rond, exprimée notamment par Bernard Cassen lorsqu’il a déclaré : « il faut trouver autre chose : je connais très bien tous les intervenants à cette réunion, je sais parfaitement ce qu’ils vont dire, n’y a-t-il pas d’autres modes d’action à expérimenter ? ». Critique qui rejoint celle des impatients qui voudraient que les forums sociaux s’engagent dans l’action politique et interviennent plus directement pour le changement social. Curieusement, on retrouve cette attitude chez les journalistes de radio et de télévision qui harcèlent les personnalités les plus connues de l’altermondialisme — José Bové par exemple — sur le thème « qu’attendez-vous pour lancer un parti politique ? ». Il me semble que ces réactions sont très décalées par rapport aux caractéristiques radicalement nouvelles des forums sociaux. En effet, ces forums n’offrent que des lieux et des moments de rencontres entre les acteurs sociaux, qui sont les véritables vecteurs des changements. A ce titre ils correspondent bien à leur intitulé de “forums”, et il serait certainement contre-productif de les transformer en congrès d’un mouvement politique.

Cependant le point capital à souligner pour l’avenir, c’est le renforcement incontestable du mouvement altermondialiste, qui s’est révélé de façon très claire durant ce FSE sous trois aspects bien spécifiques.

D’abord, par l’engagement de nouveaux acteurs de la société civile dans la démarche des forums sociaux. La part essentielle prise par la majorité du mouvement syndical dans l’organisation et les débats du Forum de Paris est l’indicateur principal de cette expansion, mais il n’est pas le seul : l’engagement plus accentué des organisations qui luttent contre l’exclusion, de celles des jeunes de l’immigration et des mouvements de solidarité avec les peuples du sud reflète également une ouverture plus large du mouvement.

Ensuite, il y a un renforcement par un effet de mobilisation parallèle, qui résulte des rassemblements organisés à la veille de l’ouverture du Forum : celui de l’Assemblée des femmes, celui du mouvement syndical européen, celui du Forum des élus locaux. Certains ont critiqué ce dispositif, accusé d’avoir exclu ces rassemblements du FSE proprement dit. A mon avis, c’est un faux procès : ces rassemblements sont restés sur le terrain du mouvement altermondialiste, ils ont montré l’ampleur des échos et de l’intérêt qu’il soulève, et ils ont permis aux acteurs sociaux concernés de se rencontrer et d’adopter des positions spécifiques dans leur domaine d’activité, sans les empêcher de participer aux débats du FSE lui-même. C’est d’ailleurs au cours d’une de ces mobilisations parallèles, la réunion avec les “mouvements sociaux” (c’est-à-dire les partis politiques dans le jargon des forums), tenue après la clôture officielle, que des décisions d’action ont été prises : l’organisation d’une nouvelle journée mondiale contre la guerre le 20 mars 2004, et de manifestations pour une Europe sociale et une réforme du projet de constitution le 9 mai.

Enfin, il y a un approfondissement, et c’est sans doute le plus important, par l’effet du processus d’éclatement géographique du mouvement. La décision prise en 2002 à Porto Alegre de convoquer des Forums Sociaux continentaux a lancé un mouvement irrépressible : après ces forums continentaux, on a vu fleurir des forums nationaux et régionaux, et désormais ce sont des Forums Sociaux Locaux (FSL) qui se créent partout. Le rassemblement de leurs représentants dans la chapelle du musée de Saint Denis au cours du FSE a mis ce dynamisme en évidence. En France seulement on en compte désormais plus de cent et cet éclatement se manifeste dans d’autres pays. C’est la preuve que le mouvement altermondialiste s’enracine à l’échelle locale et touche de plus en plus de monde.

La convocation à Bombay du quatrième Forum Social Mondial a, parmi ses objectifs, celui d’accélérer ce processus d’éclatement à l’échelle de l’Asie. Cette délocalisation porte ses fruits puisque 135 organisations indiennes sont engagées dans l’organisation du FSM de Bombay, où 1 600 activités ont été programmées et où 75 000 participants sont attendus.

L’altermondialisme exerce une influence qui dépasse les débats des forums sociaux

C’est sans doute un sujet de réflexion pour tous ceux qui s’interrogent sur les capacités d’action du mouvement altermondialiste dans le champ politique : parallèlement à son expansion très rapide, se produisent en effet sur la scène mondiale des événements majeurs, manifestant une résistance croissante à la mise en œuvre des dogmes néo-libéraux. Citons seulement l’arrivée au pouvoir dans plusieurs pays d’Amérique latine d’acteurs sociaux tels que le Parti des Travailleurs au Brésil, le mouvement bolivarien au Venezuela, ou les forces populaires qui se manifestent en Argentine, en Bolivie et en Equateur ; la première manifestation planétaire d’opposition à la guerre du 15 février 2003 ; l’émergence à Cancun du “groupe des vingt et un”, alliance de pays d’Amérique latine d’Afrique et d’Asie qui a réussi à bloquer la poursuite des projets de dérégulation de l’OMC ; l’opposition qui s’est manifestée aux sommets de Miami (novembre 2003) et de Monterrey (janvier 2004) pour bloquer le projet de création d’une zone de libre échange sur tout le continent américain[2]. Tous ces événements, et d’autres que nous ne pouvons citer ici, reflètent l’existence de très puissants processus politiques à l’œuvre dans de nombreux pays. Bien entendu, la force de ces processus est très variable, le niveau des prises de conscience qui les animent n’est pas homogène, et ils ne sont pas exempts de contradictions. Mais l’essentiel est cependant la capacité croissante qu’ils manifestent à mettre en difficulté, sinon en échec définitif, plusieurs objectifs de la politique néo-libérale. Est-il besoin de souligner la simultanéité de ces faits politiques majeurs et de l’expansion du mouvement altermondialiste ? Bien entendu il ne peut y avoir entre eux de simples rapports de cause à effet, étant donné le poids des facteurs historiques qui reste prépondérant dans ces événements et la jeunesse du mouvement “alter” (il n’est vraiment apparu sur la scène mondiale qu’en 1999).

Mais nous ne pouvons pas négliger les conséquences des mutations technologiques qui ont accompagné et rendu possible la globalisation du capital, en particulier la circulation de l’information télévisée en temps réel — avec tous ses biais et ses dangers — sur presque tous les espaces habités de notre planète, et l’extension rapide de tous les réseaux de communication. De ce fait, l’hypothèse que l’émergence du mouvement altermondialiste soit liée à ces processus politiques, au moins partiellement, par des relations complexes et très diverses, ne peut être totalement écartée. Il n’est donc pas impossible qu’il devienne ainsi le premier mouvement social s’étendant à l’échelle planétaire, puisque sa raison d’être est elle-même un phénomène mondialisé. Il pourrait alors offrir à d’innombrables et multiples acteurs sociaux un espace de concertation et de coordination de leurs actions, à la mesure des problèmes auxquels les confronte la globalisation du capital.

En France par exemple, l’agitation qui a saisi le petit monde de la politique politicienne à propos des questions posées par le second FSE n’est-elle pas un signe de l’influence croissante du mouvement altermondialiste ?

 

Notes:

* Chercheur en sciences sociales, CNRS et ISMEA.

Ce texte propose un bilan, après le deuxième Forum Social Européen de Paris Saint-Denis, à la veille du quatrième Forum Social Mondial de Bombay,

[1] Voir Informations et Commentaires, n° 121, octobre -décembre 2002.

[2] Le projet FTAA : Free Trade Agreement of the Americas. Il prévoit de créer une zone de libre-échange entre l’Amérique du Nord et l’Amérique latine, sur le modèle du traité NAFTA conclu entre les Etats-Unis, le Canada et le Mexique.