Abdelhamid Merad-Boudia*
Jusque dans les années 70, les stratégies de développement engagées par les pays du Tiers-Monde ont pu bénéficier d’un environnement relativement favorable en dérogeant aux principes constitutifs du GATT de l’ouverture réciproque aux échanges et de la non-discrimination.
Ce traitement différencié en fonction du niveau de développement s’est concrétisé selon différentes modalités comme le Système généralisé des Préférences en faveur des exportations des produits manufacturés des pays en développement (PED), le Programme intégré pour les produits de base ou encore les conventions de Lomé qui adoptent un système de préférences unilatérales en faveur des pays ACP (Afrique, Caraïbe, Pacifique).
Malgré le caractère limité de ces mécanismes, ils ont tout de même contribué à soutenir la croissance économique du Tiers-Monde. On a ainsi qualifié de “trente glorieuses” latino-américaines (Hirschman) la période 1950-1981 au cours de laquelle le produit régional double pratiquement tandis que pour l’Afrique, le taux de croissance du PIB est de 4,2 % par an sur la période 1965-1980.
Cependant, ce contexte favorable au développement va changer à partir de la fin décennie 70 et le début des années 80. Tous les prix des produits primaires vendus par les pays du Tiers-Monde sont orientés à la baisse avec une accélération en 1985-1986 qui affecte les prix du pétrole. Par ailleurs, la politique monétaire restrictive inaugurée avec l’arrivée de R. Reagan à la tête de l’Administration américaine (après celle de M. Tchatcher au Royaume-Uni) a pour effet de faire grimper en flèche les taux d’intérêt. Les charges de remboursement excédant les capacités, c’est l’éclatement de la crise de la dette en 1982 (avec la déclaration d’insolvabilité du Mexique) qui impose l’intervention des Institutions interna-tionales ainsi que la généralisation des politiques d’ajustement structurel contraignant les pays débiteurs à l’ouverture et à l’extraversion.
S’appuyant sur ce processus, le cycle de l’Uruguay Round (1986-1994) est alors un “round de réorientation” dont le but est la fin des clauses dérogatoires au profit d’un “traitement spécial et différencié”, consacré par les textes fondant l’OMC, mais qui porte uniquement sur les délais d’ajustement : « Nous sommes passés d’une logique où se négocient les clauses dérogatoires à une logique où se négocient des délais d’ajustement » (Mehdi Abbas) ; « Il s’agit d’un traitement différencié d’un nouveau genre : tous les pays, même les plus pauvres, doivent adopter les mêmes règles, et se plier aux mêmes disciplines, mais certains pourront le faire plus tard, ou plus lentement que d’autres » (Annick Seichepine). Dorénavant, le schéma des concessions unilatérales s’efface au profit d’une nouvelle logique : celle de la réciprocité commerciale et du libre-échange. Les pays du Sud ne peuvent plus adosser leur croissance à des relations économiques extérieures, commerciales en particulier, privilégiées. Ils sont désormais contraints à l’ouverture, la rupture avec les stratégies de croissance orientées vers le marché intérieur devient explicite.
Le rappel de ce contexte permet d’éclairer la nature du problème qui a été posé lors de cette conférence ministérielle de l’OMC tenue à Cancun du 10 au 14 septembre 2003.
La réunion de Cancun, située à mi-parcours du cycle actuel de négociations commerciales lancé à Doha (Qatar) en 2001, dénommé Doha Development round (le cycle de Doha pour le Développement), a tourné à la fracture Nord-Sud, sans déboucher sur aucun accord (la seule décision étant de convoquer un Conseil général pas plus tard que le 15 décembre).
Les pays du Sud, certaines économies émergentes à capacités exportatrices mais aussi des économies moins développées, conditionnent toute poursuite du processus de libéralisation — que la Quad (Etats-Unis, Union Européenne, Japon et Canada) voulait imposer à travers les quatre sujets dits de “Singapour” (ouverture des négociations sur l’investissement, la transparence sur les marchés publics, la concurrence et la facilitation des échanges) — à un accord sur le dossier agricole car les exemptions existantes de l’OMC permettent toujours aux pays du Nord de maintenir « une poche de protection élevée dans l’agriculture » ainsi d’ailleurs que dans certaines industries de main-d’œuvre (La Lettre Du CEPII, n° 226, septembre 2003). L’effet de ce protectionnisme multiforme (soutien interne aux exploitations agricoles, subventions aux exportations…) est particulière-ment négatif pour les PED caractérisés encore par l’importance de l’agriculture et des populations rurales. Deux initiatives permettent d’illustrer ce phénomène. Dès l’ouverture de la conférence, le groupe des 22 (la Chine, l’Inde, le Pakistan, le Brésil, le Mexique… sont membres de cette coalition constituée à la veille de la réunion ; l’ensemble représente 51 % de la population mondiale et 63 % des paysans et agriculteurs de la planète) réclame aux Européens et aux Américains la suppression des aides et de leurs subventions à l’exportation sur les produits agricoles. Les milliards de dollars de subventions européennes et américaines sont jugés comme contrecarrant à la fois la mise en place de politiques agricoles reposant sur le développement de productions vivrières indispensables, la maîtrise des importations ainsi que la recherche d’une meilleure valorisation des exportations. D’un autre côté, “l’initiative sur le coton” avancée par quatre PMA (Burkina Faso, Bénin, Mali et Tchad intervenant au nom des producteurs de coton de l’Afrique de l’Ouest et de l’Afrique Centrale qui sont à l’origine de 90 % de la production totale de coton de l’Afrique) a tenté d’obtenir en vain des négociateurs américains une réduction des subventions accordées aux producteurs de coton des Etats-Unis. A cause de ces subventions qui dépriment les prix sur les marchés internationaux, les producteurs de coton d’Afrique sub-saharienne auraient perdu, selon certaines estimations, 300 millions de dollars de recettes potentielles en 2001. En dénonçant le système de protection des marchés du Nord, dans l’agriculture comme dans les industries de main-d’œuvre, les pays du Sud pointent l’une des raisons principales qui les empêche de tirer avantage du processus de mondialisation. Cette critique a été déjà au cœur du Rapport sur le Développement de 2002 établi par la CNUCED.
Après Cancun, nombre d’analyses ont été produites. Le secrétariat de l’OMC a qualifié cette réunion d’étape de simple « contre-temps » tandis qu’un communiqué d’Attac évoque « l’échec du libre-échange ». Cancun marquerait aussi la volonté des économies émergentes ainsi que des économies moins développées de jouer le jeu de la mondialisation. Le Sud serait-il alors devenu plus libéral ou n’est-ce pas plutôt la fin d’un certain agenda de libéralisations mises en œuvre depuis la seconde guerre mondiale qui « ont ainsi surtout concerné les produits d’intérêt des pays industrialisés » (La Lettre du CEPII, ,ibid.) Une nouvelle ère semble pourtant se profiler. Nous ne sommes plus dans les décennies 80 et 90 où dominait sans partage l’ultra-libéralisme du Consensus de Washington. Depuis la fin des années 90, la problématique du développement n’est plus soumise comme une sorte de loi d’airain aux stratégies inconditionnelles de libéralisation et d’ouverture. Malgré leur hétérogénéité, l’émergence des pays du Sud au cœur des négociations multilatérales est une promesse d’infléchissement de la mondialisation aux exigences du développement.
Éléments de bibliographie
Mehdi Abbas, « Les pays du Sud dans le système commercial multilatéral », Informations et Commentaires, n° 109, octobre -décembre 1999.
Banque Africaine de Développement, Rapport sur le Développement en Afrique, 2003.
CNUCED, Rapport sur le Développement, 2002.
Lionel Fontagné et Jean Sébastien, « OMC : Bas de cycle », La Lettre Du CEPII, n° 226, septembre 2003.
Le Courrier, le magazine de la coopération au développement ACP-UE, n° 200, septembre – octobre 2003 (quatre articles sur la réunion de Cancun).
Abdelaziz Megzari, « La question des produits de base à la CNUCED : 36 ans d’un dialogue manqué », Informations et Commentaires, n° 113, Octobre-Décembre 2000, repris in Problèmes économiques, n° 2839, 14 janvier 2004.
Annick Seichepine, Les exportations de l’Afrique subsaharienne, thèse de doctorat d’économie internationale, Université Pierre Mendès France, UFR de Sciences économiques, GRREC, Grenoble, 2003.
Joseph E. Stiglitz, La Grande Désillusion, Fayard, Paris, 2002.
Note: