Francis Dardot*
Quelle devrait être leur place dans le monde actuel ? C’est-à-dire à cette étape décisive de leur longue évolution à laquelle sont, maintenant, parvenus les hommes : la mondialisation ? Avec elle, ce n’est pas seulement le monde qui a radicalement changé. C’est le monde qui change ; et qui change de plus en plus vite ; un monde, hier, à évolution quasi continue devenu, aujourd’hui, un monde de ruptures indéfinies et imprévisibles.
Rien ne peut plus s’opposer aux innombrables remises en cause qui en résultent et singulièrement pas à celles qui tiennent à la dimension. Comme toujours, les décideurs sont ceux qui pèsent le plus lourd et parlent le plus fort. Les choses n’ont pas changé sur ce point, sauf que, désormais, c’est à l’échelle de la planète qu’ils se toisent. Pour un pays comme le nôtre, c’est ce décalage qui pose problème : seul, il ne fait plus le poids, sa voix ne porte plus assez loin pour qu’il puisse espérer peser d’une manière significative et durable sur le présent et, surtout, sur le devenir du monde. Se refuser à cette lucidité, c’est se condamner à subir. L’Europe est sa chance de demeurer acteur parce qu’elle pèse potentiellement lourd dans le monde et que la France pèse effectivement lourd dans l’Europe.
La crise irakienne aura eu au moins un mérite : celui de mettre en pleine lumière le choix — redoutable parce qu’il s’agit, en fait, de deux visions du monde — devant lequel sont placés les hommes et leurs dirigeants : qui va décider de l’ordre mondial appelé à régir leurs relations dans ce contexte sans précédent que constitue la mondialisation : le droit du plus fort ou la force du droit ? En l’espèce, l’hyper puissance mondiale que sont devenus les Etats-Unis ou la Communauté Internationale dans laquelle l’Europe et, à travers elle la France, ont vocation à jouer un rôle moteur ?
La jeune Amérique
La première réponse à cette question, celle des Etats-Unis, a d’abord pour elle d’être dans le droit fil de l’histoire, celui des rapports de force qui, depuis les origines, n’ont cessé de présider aux relations entre les nations, les hommes et, nous l’a rappelé La Fontaine, les animaux. L’expérience montre que la raison du plus fort n’est pas forcément la meilleure mais, dans l’immédiat, qu’elle paraît presque toujours la plus efficace. Dans la durée, bien sûr, il en va tout autrement. Ainsi passent les empires !
C’est aussi, sans surprise, celle d’une nation jeune, dynamique, égocentrique, imbue de sa réussite, et de son bon droit ; assurée, depuis sa déclaration d’indépendance il y a plus de deux siècles, d’une sorte d’élection messianique d’essence quasi religieuse ; se croyant invincible : d’où le traumatisme du Vietnam ; et invulnérable, d’où celui des attentats de septembre 2001, ce défi porté, par quelques anonymes pratiquement désarmés, au cœur même de ces symboles de sa puissance économique et militaire qu’étaient le World Trade Center et le Pentagone. Ce crime de lèse Etats-Unis devait être vengé d’une manière éclatante et rédhibitoire. C’était, et cela reste, l’exigence de l’Amérique tout entière et, sans doute pour longtemps, le socle de toute politique américaine de quelque bord qu’elle se réclame.
S’y ajoute, maintenant, de la part de la présente Administration Républicaine, un objectif plus radical : celui d’imposer au monde, à commencer par le Moyen-Orient, la “Pax Americana”, c’est-à-dire de substituer à l’anarchie actuelle les “valeurs du monde civilisé” — les siennes — qu’elle tient pour universelles et d’ailleurs sans alternatives.
Le président G.W. Bush et la majorité de ses proches collaborateurs n’ont jamais fait mystère de cette ambition et de leur volonté de s’en donner, quoi qu’il en coûte, tous les moyens. Innombrables les déclarations qui vont dans ce sens. Celles-ci, par exemple : « Nos forces armées seront suffisamment imposantes pour dissuader quelque pays que ce soit de s’engager dans des politiques d’armement avec l’espoir de surpasser ou d’égaler la puissance américaine… »[1]. « Nos forces armées devront être plus mobiles, plus meurtrières, capables de frapper des objectifs lointains avec une précision absolue et de manière dévastatrice »[2]. Ou encore : « L’Amérique ne peut pas échouer. Elle a reçu de la divine providence la mission sacrée d’apporter au monde la liberté »[3]. C’est donc bien une volonté d’hégémonie durable et de gouvernance mondiale qu’affirme l’équipe actuellement au pouvoir aux Etats-Unis.
C’est pourquoi, en toutes hypothèses, la guerre, depuis longtemps programmée en Irak, était inévitable parce que quasiment existentielle. Son objectif prioritaire, indépendamment de tous ceux successivement affichés, était de faire, au su et au vu de la planète tout entière, la démonstration, en grandeur réelle, qui était attendue d’elle : celle d’une disproportion matérielle et technologique tellement écrasante qu’aucune armée au monde ne puisse même songer à l’affronter. Et, de fait, le message a été reçu cinq sur cinq : l’Irak s’est effondré presque aussi vite que prévu ; le monde Arabe est pétrifié ; les pays “pacifistes” font le dos rond : les “faucons” de la “coalition” victorieuse ont beau jeu de se féliciter d’avoir, avec l’exemple irakien, clairement montré au monde ce qu’il peut en coûter d’être contre les Etats-Unis ; ou même seulement de n’être pas avec eux ; ou, pire, de leur faire obstacle.
La réponse américaine, c’est aussi un autre type de guerre qui innove sur quelques points majeurs dont il faut bien constater qu’au moins deux d’entre eux sont, par nature, du ressort exclusif du plus fort :
Une autre manière de l’engager : c’est la “guerre préventive”. A la stratégie de dissuasion qui a prévalu pendant la guerre froide, les conditions géopolitiques nouvelles permettent de substituer une stratégie de la prévention : le droit pour un Etat d’en attaquer unilatéralement un autre, en l’absence de toute agression de sa part et sans recours à quelque arbitrage que ce soit, pour prévenir un danger supposé dont il se prétend seul juge. La guerre pour cause de suspicion légitime. La guerre, en somme, pour prévenir la guerre et assurer la paix.
Une autre manière de la faire : c’est la “guerre asymétrique”, un nouveau concept formulé par les penseurs du Pentagone selon lequel « les moyens mis en œuvre, dès le départ, doivent être si puissants que l’adversaire réalise rapidement qu’il n’a pas d’autre alternative que de se rendre où de se battre et de mourir »[4]. C’est cette stratégie, dite “d’effets” qui vient d’être expérimentée en Irak sous le nom de code “choc et effroi”.
Une autre manière de la motiver : c’est l’intrusion étrange d’une sorte de moralisme, couplé avec un ralliement supposé de Dieu à la bonne cause. Le “Deus Sabaoth”, le Dieu des armées, conquérant et vengeur. Nous connaissions déjà l’appel des intégristes Islamistes “à la guerre sainte contre le grand et les petits Satans”. Voilà, maintenant, “la croisade contre l’axe du mal” dans laquelle les Etats-Unis somment “le monde civilisé” de se mobiliser à leurs côtés. Un rapprochement surprenant que ce manichéisme, partagé par deux adversaires aussi dissemblables et irréductibles que possible, puisant, l’un et l’autre, dans une lecture littérale des textes sacrés — le Coran et la Bible — un fondamentalisme et une radicalisation comparables.
Et la vieille Europe
La seconde réponse se situe à l’exact opposé de la précédente. Elle se réclame, elle aussi, de l’expérience, mais en tire des conséquences entièrement différentes : elle se refuse à la logique du recours prioritaire à la force pour prévenir ou résoudre les conflits. “Jamais plus la guerre !”, tel est l’appel apparemment utopique et pourtant peut être prophétique, lancé de la tribune de l’ONU, en novembre 1965, par le Pape Paul VI. Utopique parce que, c’est vrai, la guerre n’a jamais cessé, tout au long du déroulement des siècles, de tisser la trame de l’histoire. Les peuples heureux n’en ont pas. Prophétique surtout : ce fut, dès 1918, l’intuition de Wilson et de Briand, créant la SDN ; celle des créateurs de l’ONU en 1945 ; du Général De Gaulle et d’Adenauer, promouvant la réconciliation franco-allemande ; et, tout récemment, à l’occasion de la crise irakienne, celle du Pape Jean-Paul II et de la plupart des églises ; celle aussi d’une partie de l’Europe, emmenée par la France, et de la très grande majorité, semble-t-il, des peuples du monde, hurlant eux aussi, dans la rue, parfois à rebours de leurs propres gouvernements, “non à la guerre” ! C’est peu dire que leurs adversaires, pourtant démocrates affichés, n’en ont tenu aucun compte ! Lâcheté, aveuglement, vieillesse ; les chétifs et le shérif ; Vénus contre Mars ; la faiblesse face à la puissance ; et, bien sûr, le syndrome de Munich ! Que n’a t-on pas dit et, sans doute, trop vite dit.
Qu’est ce qui peut bien faire, en effet, en ce début du XXIème siècle et pour la première fois dans l’histoire des hommes, que ce refus massif de la guerre puisse ne plus être perçu comme une formidable utopie ? Une de plus ! C’est que, parmi tant d’horreurs accumulées par le calamiteux XXème siècle, deux peuvent se révéler salvatrices dans la mesure où elles aident à cette prise de conscience : toute guerre peut devenir aujourd’hui ce que, auparavant, il n’avait jamais été imaginé qu’elle puisse devenir : mondiale et suicidaire.
Nous savons, depuis 1914-1918, que toute guerre peut devenir mondiale par le simple jeu d’engrenages, politiques, économiques, voire idéologiques ou religieux, que nous ne maîtrisons plus. Hier, la guerre était, certes, endémique mais on s’entretuait de nations à nations et, le plus souvent, ces conflits — comme c’est d’ailleurs le cas, aujourd’hui encore, en Afrique par exemple — pouvaient être ignorés des pays demeurés — temporairement ! — en paix. Aujourd’hui, cet auto suicide qu’est la guerre peut s’étendre simultanément au monde entier et, grâce à la quasi-instantanéité des communications, au vu et au su de tous.
Et nous savons depuis 1945 que toute guerre peut se révéler suicidaire. Certes, l’arme nucléaire nous a valu soixante ans de paix mondiale grâce à “l’équilibre de la terreur” qu’elle assurait entre ses deux grands détenteurs de l’époque, les Etats-Unis et l’URSS. Aujourd’hui, l’équilibre est devenu déséquilibre et il est, politiquement et militairement, autrement plus menaçant. Les deux bombes atomiques qui ont détruit en quelques minutes Hiroshima et Nagasaki n’étaient, si l’on ose dire, que des engins quasi rustiques comparés aux stocks des armes nucléaires actuelles, dont une fraction seulement peut faire subir le même sort à la planète tout entière. Nous savons que ces armes, miniaturisées, sont déjà largement disséminées, donc potentiellement utilisables non seulement par de grandes puissances présumées responsables mais aussi par des “Etats voyous”, voire des mafias ou des groupuscules terroristes. Et aussi que tous les arsenaux du monde détiennent des armes dites “de destruction massive”, tous, sauf peut-être… en Irak où, à ce jour (juin 2003), on n’en a toujours pas trouvées, et dont il est constant que, au cours de la guerre qui vient de finir, il n’en a pas été fait usage.
Dans ce contexte hyper explosif, il se peut que la prescience et le bon sens soient du côté des peuples plutôt que de celui de beaucoup de leurs dirigeants, surtout lorsqu’il s’agit de ceux d’une jeune nation, le doigt sur la gâchette, dont l’hyper puissance risque de nourrir la présomption et d’exacerber les impatiences. Certes, la loi internationale et les Institutions créées pour tenter de la faire respecter ont été souvent prises en flagrant délit d’impuissance. Il n’empêche : « la guerre est devenue une menace pour le sort de l’humanité tout entière » (Jean-Paul II). C’est, d’abord, à tout faire pour l’éviter, pour qu’elle ne soit plus qu’un ultime recours, que devrait aller la priorité.
C’est donc, selon les apparences, une partie de “poker menteur” que se sont livrés G.W. Bush et J. Chirac devant l’ONU. Le premier ne croyait pas aux inspections en Irak, parce qu’il ne voulait pas y croire. Il voulait cette guerre parce qu’il la lui fallait. Le second croyait peut-être aux inspections mais certainement pas qu’il ait eu la moindre chance de convaincre son partenaire. Lui aurait-il apporté des preuves indiscutables que celui-ci aurait cherché d’autres motivations. Ce qu’il a fait. Pour le présent, la voie de la guerre, délibérément choisie, a eu le succès militaire que l’on sait et dont personne ne pouvait raisonnablement douter. Il ne s’en suit pas que celle de la paix, parce qu’elle n’a pas pu faire ses preuves jusqu’au bout, ait été injustifiée.
Guerre ou paix ?
Reste donc, pour tenter d’en juger, à les confronter à trois des grands problèmes — militaire, politique et économique — qui étaient en jeu, ceux-là mêmes qui ont si profondément divisé le monde, quant aux moyens, alors que, dans leur principe, ils faisaient — et font toujours — une quasi-unanimité : laquelle de ces deux options — celle de la guerre et celle de la paix — était et reste la mieux appropriée aux objectifs officiellement poursuivis ; et ceci non seulement à court et à moyen terme mais dans la durée ?
La sécurité d’abord. On n’aura pas lésiné sur les moyens de l’assurer puisqu’elle a motivé les deux dernières guerres. Encore faudrait-il être sûr que ces moyens aient été les seuls et les bons. Or, c’est un fait que les Etats-Unis ont pratiquement perdu le soutien mondial que la tragédie du 11 septembre avait soudé derrière eux. Surtout, la démonstration qu’ils font, depuis, d’une force qui se veut sans équivalent et sans réplique apparaît porteuse de deux risques majeurs :
– Le premier, qui va à rebours du but affiché, c’est le terrorisme lui-même : quand l’excès de puissance confine à la toute puissance, au point qu’aucune guerre conventionnelle n’est plus même concevable, il devient le seul exutoire possible pour ceux que l’exclusion, la misère, la désespérance, le fanatisme poussent à jouer le tout pour le tout, y compris leur propre vie.
– Le second, c’est celui d’une nouvelle course aux armements : la guerre éclair en Irak a été, à cet égard, un signal non équivoque adressé au monde par les dirigeants Américains : nous sommes les plus forts et entendons le rester ; nous pouvons faire ce que nous voulons, ou et contre qui nous voulons ; seuls, s’il le faut ; et cela aussi souvent que la défense des intérêts et de la sécurité des Etats-Unis nous paraîtra le justifier. Il est peu vraisemblable que le reste du monde et, singulièrement, les hyper-puissances de demain — Chine, Russie, Europe ( ?) — s’accommodent durablement de cette prétention de l’une d’entre elles à se faire seule juge du bien et du mal et, à ce titre, seule détentrice de tous les droits et moyens de gendarme du monde ; et il est plus que probable qu’elles cherchent à lui opposer une bi- ou une multi-polarité nouvelle aussi musclée, elle aussi, que l’exigera leur crédibilité.
La Démocratie ensuite : c’est désormais le critère unique pour distinguer les Etats fréquentables de ceux qui ne le sont pas. La Constitution américaine est, à cet égard, un modèle dont pourrait, sans doute, s’inspirer la future Constitution européenne, encore que sa pratique soit souvent dévoyée par l’intrusion croissante de l’argent et les manipulations de l’opinion. Mais pas, pour autant, toutes les Constitutions. Le monde est multiple et complexe. La Démocratie ne s’y exporte pas comme les jeans et le coca-cola ; et moins encore sous la menace du “bigstick” de l’Oncle Sam. “L’American way of life” peut bien faire rêver la majorité des hommes, elle n’est pas transposable à la plupart d’entre eux, du fait même du degré de richesse et de sophistication qu’elle a atteint. Mais le niveau de vie, misérable, du tiers-monde n’est pas non plus durablement supportable.
Alors, quelle Démocratie ? Et les Américains sont-ils préparés à en assumer les conséquences ? Au Moyen-Orient, celles-ci auraient pour effet le plus vraisemblable de balayer les monarchies féodales qui les ont toujours soutenus au profit de masses populaires qui n’ont en commun que de leur être viscéralement hostiles. Notons que, à leur porte, en Amérique Centrale et du Sud, c’est le jeu inverse qu’ils ont généralement joué : remplacer les élus du peuple par des dirigeants — type Pinochet — à leur convenance.
Enfin, censée aller de pair avec la Démocratie, l’économie de marché : le décollage spectaculaire de certains pays en développement, et les Etats-Unis eux-mêmes, sont autant de vitrines de réussites incontestables. Mais quid des méthodes et de leurs conséquences ? Libre-échange ou loi de la jungle ? Mondialisation financiarisée ou mondialisation régulée ? Comme la guerre, l’économie à l’état brut obéit à la même logique de puissance. A la guerre asymétrique correspondent les échanges inégaux. Le système dominant est celui qu’imposent, à leur profit, les plus forts. Il fait de ce type d’économie le plus performant mais aussi le plus prédateur, le plus imprévisible et le plus inégalitaire qui soit. Enrichissant toujours plus les gagnants et multipliant le nombre des perdants, il est inévitable qu’il multiplie aussi tout ce qui concourt à creuser les viviers de la contestation violente.
C’est aussi, et d’abord, sur ce terrain qu’il faudrait mener “la guerre mondiale contre le terrorisme”. Une fraction des centaines de milliards de dollars consacrés aux armements y serait sans doute mieux employée.
Robert Kagan[5] voit dans un “ordre mondial Américain” moins un accident conjoncturel, ou même une volonté, qu’un phénomène logique. Les Etats-Unis, parce qu’ils détiennent la force, seront de plus en plus tentés par l’unilatéralisme et à voir dans les Institutions internationales rien de plus que des mouches du coche. Symétriquement, les pays qui en sont dépourvus sont forcément amenés à miser sur un filet protecteur de normes juridiques et d’institutions collectives. En bref, la puissance transgresse naturellement le Droit que, non moins naturellement, la faiblesse valorise. La jeune Amérique et la vieille Europe !
Il faudra bien sortir un jour de cette logique de la force qui remonte à la nuit des temps et qui a fait amplement les preuves de sa vanité : rien de durable n’a jamais été construit sur elle. De surcroît, les armes de plus en plus dévastatrices dont elle se dote risque de la rendre à brefs délais suicidaire. “Le monde civilisé” le serait sans doute davantage en tentant de s’en affranchir plutôt qu’en y ayant prioritairement recours. On voit bien où serait une véritable avancée pour l’humanité et où se situe aujourd’hui le recul.
C’est là que, face à l’unilatéralisme musclé des Etats-Unis, l’Europe — qui est initialement une construction politique au service de la paix — et, à travers elle, la France, gardent toutes leurs chances : outre les valeurs qu’elles partagent avec eux, elles ont leurs valeurs propres, humanistes, culturelles… ; le souci de la solidarité entre les hommes tempérant la loi de la jungle ; leurs différences qui sont aussi une richesse face à l’uniformisation dont nous menace la modernité ; l’expérience qu’elles doivent à leur longue histoire ; des capacités de contact et de dialogue qui, manifestement, manquent à la jeune Amérique, Comme le montre bien la difficile construction de la paix en Irak. C’est tout cela qui, avec leur poids économique et démographique, leur donne une vocation naturelle de contrepoids et devrait leur permettre de concourir à l’indispensable rééquilibrage.
Encore faudrait-il qu’elles en aient les moyens ou que, à défaut, elles aient la volonté de se les donner. Il ne semble pas que ce soit le cas.
* * *
L’histoire sera sévère pour les héritiers du grand dessein européen. Ils l’ont joué “à la corbeille” dirait De Gaulle, le limitant au vaste espace de libre-échange, d’ailleurs réussi, que voulaient les lobbies libéraux des Grandes Affaires, des banques et, maintenant, des Etats candidats à l’Union. Bref, l’Europe Atlantique.
De l’Europe sociale, il aura été comparativement peu question. Faute d’un minimum de pédagogie, les peuples, dans leur majorité, n’ont retenu de l’Europe que l’aspect négatif des inévitables renoncements : la Souveraineté partagée, les frontières effacées, la monnaie disparue, le Droit national contesté… D’où leur indifférence, voire leur hostilité.
Et à peine davantage de l’Europe politique, l’Europe européenne, clairement positionnée en tant que puissance autonome, libre de ses choix, dotée des moyens de les faire valoir, amie et alliée mais non vassale des Etats-Unis. Cette Europe-là est toujours inaudible et cacophonique. Et ce n’est pas l’actualité récente qui porte à l’optimisme : l’élargissement prématuré : on était quinze et déjà rarement capables de s’entendre ; on va être vingt-cinq et, bientôt, trente-deux ; la division affichée d’une partie de ses membres et des futurs entrants à l’occasion de la crise irakienne ; la préférence donnée par deux d’entre eux à l’achat de chasseurs américains plutôt qu’européens, compromettant d’ores et déjà l’interopérabilité, et donc la crédibilité, de la défense commune ; le refus affirmé par certains, et non des moindres, d’une Europe qui oserait prétendre à une quelconque rivalité avec les Etats-Unis… Reste, il est vrai, l’accord sur le projet de constitution élaboré par la convention présidée par Valéry Giscard d’Estaing ; encore faut-il qu’il soit adopté.
Fort heureusement, ce n’est pas seulement à l’aune de ces péripéties qu’il faut mesurer les perspectives de la France et de l’Europe face à l’hégémonie américaine. Dans la durée, tout se passe comme si d’autres forces, autrement puissantes et convergentes, façonnaient le monde en profondeur et à notre insu. Ce que traduit bien l’aphorisme d’Henri Bergson : « L’avenir est création continue d’imprévisibles nouveautés ». Pour s’en convain-cre, il n’est que de se rappeler, par exemple, les attentats du 11 septembre aux Etats-Unis ou la chute du mur de Berlin : deux événements, parfaitement imprévus sinon tout à fait impré-visibles, qui n’ont pas fini de changer le monde.
Il faudrait, sans doute, être plus attentifs aux signes qui peuvent être annonciateurs de ces “nouveautés imprévisibles” susceptibles de bouleverser tout ou partie de ce qui nous paraît acquis pour longtemps, tels par exemple — pourquoi pas ? — l’apparent consensus populaire pour refuser la guerre ; où les manifestations périodiquement répétées pour exiger une autre mondialisation ; où la conversion inattendue de certains dirigeants à l’écologie : « le feu est dans la maison et on regarde ailleurs » [6].
Car, focalisés que nous sommes désormais sur l’immédiat, nous n’avons que trop tendance à oublier qu’entre la fuite en avant du toujours plus, la financiarisation aveugle de l’économie, les armes d’apocalypse qui s’entassent dans nos arsenaux…, c’est un monde en péril que nous laissons à nos enfants.
Notes:
* Juriste. Le texte a été rédigé en avril-juin 2003.
[1] Cité dans Challenge et le Figaro Magazine du 18 avril 2003.
[2] Cité dans Le Monde Diplomatique de Novembre 2002.
[3] G.W. Bush, cité par Le Point du 7 février 2002.
[4] Colonel Gary Powder, cité par Le Point du 12 avril 2003.
[5] Robert Kagan, La puissance et la faiblesse. Les Etats-Unis et l’Europe dans le nouvel ordre mondial, Plon, Paris, 2003 ; cité par Alain Duhamel, Le Point du 21 mars 2003.
[6 J. Chirac à Johannesburg.