Mohammed El-Korso*
…ou « comment surmonter le passé sans l’oublier »[1]
« Entre la France et l’Algérie, …le dépaysement est presque aussi faible que le voyage court »[2]. Le bassin méditerranéen est comme homogène. Il y a bien plus de différences entre le nord de la France et son sud qu’entre la Provence et la rive sud de la Méditerranée. Les platanes d’Aix-en-Provence sont la copie de ceux qui donnent à une ville comme Tlemcen son cachet spécifique. On peut en dire autant de Marseille et Blida, de Miliana et Montpellier etc. Seulement voilà, l’histoire et la politique semblent avoir réussi là où les fractures géologiques, pourtant bien profondes et plus meurtrières, n’ont pas entamé la volonté de l’homme.
La Lutte de Libération Nationale en Algérie était à l’image de beaucoup d’autres, une guerre de patriotes. « Très vite, écrira Ch. A. Favrod, elle provoque une passion dévorante. Elle donne vie aux mythes au détriment des faits. Elle paralyse la nation, elle pétrifie toutes les structures. Au nom de l’unité et de la souveraineté indivisible, elle compromet l’exceptionnel destin de la France en Afrique, et elle défigure la civilisation de la liberté qui en a été la glorieuse image dans le monde »[3].
L’histoire en question
Comprendre le présent, passe par le décryptage de ce passé qui continue à faire mal, à entretenir les passions et à servir de faire valoir. C’est parce qu’il n’a pas été exorcisé, ni par les uns ni par les autres, qu’il reste une plaie béante. Mais comment tendre vers cet objectif quand l’ancienne puissance coloniale entretient jusqu’à ce jour des relations de métropole à colonie avec l’Algérie ; quand, de part et d’autre de la Méditerranée, l’enseignement de l’histoire est en question ; quand les politiques des deux pays font dans l’immédiateté des relations dites bilatérales au lieu de penser culture et d’œuvrer pour l’avenir des peuples. Dans mon pays, l’Algérie, la Lutte de Libération Nationale et, avant elle, le mouvement politique multiforme, plus communément appelé mouvement national, pèsent de tout leur poids sur la période 1930 – 1954 / 1954 – 1962. L’historiographie coloniale est comme absente. Seules les résistances à l’occupant français renseignent élèves et étudiants sur la période 1830 – 1930. L’“école” dominante ne fait aucune différence entre un Carette ou un E. F. Gautier[4], par exemple, et un Ch.-A. Julien ou son disciple Ch.-R. Ageron. Cette vision de l’histoire aura pour effet d’occulter la place et le rôle des « Algériens d’origine européenne »[5] vivant en Algérie et plus encore “les porteurs de valises” de France qui ont pris fait et cause pour l’Algérie du F.L.N. Il en résulte la production-accumulation de clichés dont les résultats se sont traduits en 1988, non plus, par le rejet du contenu du cours d’histoire mais, plus grave encore, de la discipline elle-même, c’est-à-dire de l’histoire en tant que connaissance. Aussi condamnable soit-il, ce rejet n’en demeure pas moins positif. Il appelle à libérer l’histoire de toutes contraintes passées et présentes.
Qu’en est-il en France ? Je ne m’aventurerai pas à proposer un diagnostic, mais la lecture de quelques manuels des collèges et lycées français, montre que les choses ne sont guère si différentes. Comme au bon vieux temps du “régime du sabre”[6], l’histoire de l’Algérie est toujours vue à travers le même prisme déformant appelé cliché : ses mosquées, ses forces de l’ordre, son pétrole, son Sahara, ses problèmes socio-économiques. L’onde de choc de l’histoire coloniale, invisible et illisible y compris par les Français de l’après-guerre d’Algérie continue pourtant, quarante et un ans après, à ponctuer les relations entres nos deux Etats. Au contraire de l’Afrique Noire anglophone, belge ou portugaise, dont les peuples ont engagé une lutte d’émancipation, les jeunes lycéens français apprennent que “l’Afrique française” doit son émancipation à l’œuvre de “décolonisation” de la France généreuse. Problème d’amnésie ou simple question de méthode ? Parce qu’elle emprunte au temps présent sa démarche et sa méthode, la nouvelle école d’histoire née dans les laboratoires français, fait de l’actualité en marche une histoire achevée (le cas du F.I.S.). L’école de la République inculquait, il n’y a pas très longtemps, aux petits “indigènes” que nous étions, que : « nos ancêtres étaient les Gaulois »[7] et aux fils des petits colons que : « coloniser un pays (c’était) mettre en valeur son sol et exploiter son sous-sol mieux que ne savent le faire les indigènes. »[8] Telle qu’elle était enseignée l’histoire de la France, de l’Algérie et des colonies[9] incitait à une opposition entre colonisés et colonisateurs. La violence de la leçon d’histoire accentuée par des illustrations volontairement humiliantes[10] portait en elle les germes d’un affrontement ouvert chaque fois que s’égrenait le temps colonial. La colonisation se devait être un tout[11]. Elle se présentait comme une construction forte, homogène et surtout puissante. Tout était fait pour façonner, en profondeur et durablement, la mentalité des “pieds-noirs” pour qui l’Algérie était leur possession, même si elle n’était pas leur patrie. Avant de devenir un slogan politique « L’Algérie française » a été une représentation mentale largement et fortement ancrée dans les esprits. Comment ne pas y croire quand tout y concourait ou presque ? Les “pieds-noirs d’Algérie” constituaient une forte minorité, vieille de trois ou quatre générations[12]. Les Gouverneurs généraux nommés par Paris étaient dans leur très grande majorité acquis à la cause défendue par les colons qui avaient leurs propres conseils élus, une administration qui leur était acquise, une justice à leur service, un marché ouvert sur la France. En un mot ils avaient tout, ils exerçaient une domination sans partage sur les hommes, la terre, les richesses du sol et du sous-sol. Plus grave, comme au Moyen Age, ils avaient le pouvoir de vie ou de mort sur les indigènes corvéables à merci. En un mot ils étaient les maîtres. Mais à quel prix ? Quel est le prix consenti par les Algériens durant l’occupation coloniale, les guerres coloniales en Afrique, lors des deux guerres mondiales, enfin durant la Guerre de Libération ? Cette question, jusque-là très controversée, procède du non-dit diplomatique, surtout lorsque le pays se trouve en quête de capitaux pour assurer sa relance économique et qu’il œuvre pour la stabilité sociale.
« Je t’aime, moi non plus »
Pour bien comprendre la genèse et la persistance d’une relation jamais menée à son terme, dans un sens ou dans un autre — celui d’une collaboration mutuelle, franche et sincère ou carrément d’une rupture définitive — il me paraît nécessaire en ce début de l’Année de l’Algérie en France, de revisiter l’histoire de l’Algérie qui « fut plus qu’un drame : une tragédie humaine » pour reprendre Mostefa Lacheraf[13]. Ce qui est préoccupant c’est l’ambiguïté qui marque durablement cette relation entre nos deux pays qui ne procède ni de l’état de guerre ni de l’état de paix. Le fameux « je t’aime, moi non plus » en est la parfaite illustration. Il ne faut pas être fin observateur pour constater que cette situation perdure malgré les récentes visites d’Etat des deux Présidents. Où et à quel niveau se situent les blocages, puisque blocages il y a ? Tout indique que “la chose”, pour ne pas dire le mal, est profond et que ses origines remontent au moins au début du dix-neuvième siècle, c’est-à-dire à la conquête suivie par l’occupation coloniale.
Revisiter cette histoire, c’est contribuer à une meilleure connaissance des forces opposées, c’est faire œuvre utile tant du point de vue de la connaissance historiographique que du point de vue de l’histoire des relations humaines. Pourquoi traiter de la période dite : la “Conquête coloniale” ? Primo parce qu’elle constitue le commencement d’une relation historique déchirante ; secundo parce qu’elle sera porteuse de ce que l’homme a de plus négatif en lui, de plus destructeur : le mepris, la haine, la rancœur ; tertio parce que sous l’effet destructeur des conquêtes coloniales, les combattants algériens n’avaient d’autres choix que de se construire une autre stratégie refuge, qui prenait en compte tout à la fois le déséquilibre des forces et la nécessité de préserver l’inaccessible : la culture de la résistance. Cavaignac « sacré l’homme des enfumades »[14] à son retour d’Algérie, ne pouvait pas faire autrement que de confier à ses proches un sentiment qu’il avait apparemment du mal à garder au fond de lui. « Une nation [confiait-il] ne perd jamais sans regret son indépendance. …La résistance est dans la pensée ; ce qu’elle accepte, elle ne le permet pas, elle le supporte »[15]. Cette stratégie refuge n’est pas sans nous rappeler une autre notion moderne de la guerre des colonisés : la guérilla. Ce « patriotisme de combat … s’identifiait à la survie et au devenir de tout un peuple »[16]. L’expression extrême de ce “patriotisme de combat” sera portée par le déclenchement de la Lutte de Libération Nationale (1954 – 1962).
Dans ce combat atroce pour la liberté et l’émancipation, les officiers de la colonisation semblent avoir fonctionné comme un modèle, comme une référence pour tous ceux qui leur ont succédé entre 1954 et 1962. C’est comme si le temps colonial s’était arrêté en 1830, comme si la roue de l’histoire avait cessé de tourner pour reprendre brusquement et sans cause apparente[17] un certain Premier novembre jour de la Toussaint.
Il sera question dans ce papier des techniques de domination mises en place par les officiers de la colonisation pour s’assurer le contrôle du pays, l’Algérie. Il ne sera pas procédé pour autant à leur description. Bien qu’invariables dans leur ensemble, ces techniques feront l’objet de quelques aménagements, ou pour paraphraser les généraux tortionnaires de quelques raffinements. Une chose est sûre, ces techniques ont très vite généré deux grands courants de pensée antinomiques. L’histoire nous apprendra que l’ancrage au sol a été d’une efficacité redoutable parce que faisant appel à des valeurs morales, culturelles et religieuses plus puissantes que la plus destructrice des armes à feu du colonialisme. Une telle approche nous renseigne sur le profil psychologique des premiers officiers de la colonisation ; tout comme elle nous permet de dater et de saisir le sens de cette hydre qui a traversé glorieusement l’histoire commune de l’Algérie et de la France : la haine et son corollaire la violence sous toutes ses formes.
Traiter des différentes techniques de razzias mises en place par les officiers de la colonisation pour se rendre maîtres du pays revient à les énumérer, à les présenter. Il serait fastidieux et surtout inutile de procéder à un tel exercice. Le lexique militaire des officiers de la colonisation qui ont excellé dans l’art de « faire la guerre aux Arabes »[18] est atypique parce que haut en couleur et en douleur. Il n’a pas son équivalent dans le lexique des guerres européennes du XIXème siècle. Il est question de razzias, de pillage, de rapine, au mieux de concussion, de vol, de viol[19] (déjà !), de terre brûlée, de destruction de villages, de moissons brûlées, d’oliviers et de figuiers coupés, de cheptel razzié, d’enfumade (ou enfumage), d’emmurement, de vie humaine pas plus chère que la peau d’un tambour… Bref c’est la bestialité à l’état pur. Ce qui compte, c’est réduire à néant un peuple, une société par la terreur, par une mort rapide ou lente. Le général Bugeaud a clairement défini en 1841 les objectifs et fixé les méthodes de ce que sera “la Conquête de l’Algérie” : « La guerre que nous allons faire n’est pas une guerre à coups de fusils, c’est en enlevant aux Arabes les ressources que le sol leur procure que nous pourrons en finir avec eux. Ainsi partez donc, et coupez du blé et de l’orge ! »[20].
De coup de main exceptionnel, la technique des razzias sera systématisée, avant d’être institutionnalisée et élevée au rang de tactique militaire, tout comme la pratique de la torture durant la Guerre de Libération. « Ce n’est pas pour écarter un péril ou assurer une soumission qu’on tombait sur un douar à l’improviste, mais pour se ravitailler et pour piller »[21]. Les razzias deviennent, au fur et à mesure que la “Conquête” fait des ravages, un élément de base de cette guerre inexpiable qui est livrée aux résistants algériens. Montagnac[22], considère Lamoricière comme un grand stratège, tout simplement parce qu’il est parvenu à régler : « un grand problème contre lequel tant d’intelligences sont venues échouer, de faire vivre nos soldats d’Afrique sans avoir besoin de ces immenses convois d’approvisionnement »[23]. C’est « la doctrine de la guerre nourrie par la guerre » écrit Ch.-A. Julien « même si les officiers se battaient chacun pour son propre compte »[24]. Les razzias portaient sur tout. Sur les animaux, les grains, les produits de consommation, les tapis, enfin tout ce dont avaient besoin les tribus pour vivre. Les femmes n’étaient pas épargnées, bien au contraire. Elles « faisaient partie du butin ». Les pas très belles faisaient l’objet de troc, notamment contre des chevaux ; sinon, « elles étaient vendues à l’enchère ». Le bilan que présentera Bugeaud au ministre de la guerre en date du 17 mai 1844 relatif à une opération militaire dans une région proche de l’Oued Ysser porte les marques d’un génocide écologique avant l’heure :
« Plus de cinquante beaux villages bâtis en pierres et couverts de tuiles ont été pillés et détruits. Nos soldats y ont fait un butin considérable. Nous ne pouvions songer, au milieu du combat, à couper les arbres. L’ouvrage, d’ailleurs, serait au-dessus de nos forces. Vingt mille hommes armés de bonnes haches ne couperaient pas, en six mois, les oliviers et les figuiers qui couvrent le beau panorama que nous avons sous nos pieds »[25]. Avant lui, Clauzel s’était vanté d’avoir détruit Mascara la capitale de l’Emir Abd-el-Qader livrée à la barbarie coloniale entre le 6 et le 9 décembre 1835 :
« Ce court séjour fut employé à détruire les établissements militaires créés à grande-peine par l’émir, les magasins de souffre et de poudre, la fabrique d’armes, les abondants approvisionnements en grain. …Lorsque, le 9 décembre au matin, la colonne prit la route du retour, le feu dévorait divers quartiers. »[26].
Razzier, ruiner, brûler n’était d’aucun danger, c’était presque un jeu, un passe-temps, “un divertissement”[27]. « Pour chasser les idées noires qui m’assiègent quelque fois, je fais couper des têtes, non pas des têtes d’artichauts, mais bien des têtes d’hommes » écrivait sans cynisme aucun le jeune officier Montagnac « saoulé de sa puissance… »[28]. Même vaincues, les tribus n’échappaient pas au sort de leurs bourreaux qui leur refusaient l’aman (le pardon). Si Saint-Arnaud, avait éprouvé le besoin de rester « jusqu’à la fin juin [1841] dans la province d’Oran, à y ruiner toutes les villes »[29], Lamoricière, lui, s’occupait à « dénicher les Arabes dans leurs repaires à vingt-cinq lieues à la ronde » et à les piller, les dépouillant de « tout ce qu’il possèdent : femmes, enfants, troupeaux, bestiaux, etc. ».
Macabres répétitions
Cette chasse à l’Arabe n’est pas sans nous rappeler d’autres chasses : celles de l’indigène en 1945, des fellouz à partir de 1954, au faciès un certain 17 octobre 1961, en plein cœur même de Paris.
Dans une correspondance datée du 7 avril 1842 signée Saint-Arnaud, on peut lire : « Le pays des Beni Menasser est superbe …Nous avons tout détruit. Oh ! la guerre ! Que de femmes et d’enfants, réfugiés dans les neiges de l’Atlas, y sont morts de froid et de misère. Il n’y a pas dans l’armée cinq tués et quarante blessés »[30]. « On ravage, on brûle, on pille, on détruit les maisons et les arbres. Des combats, peu ou pas » (5 juin 1842) ou encore : « Aujourd’hui, je fais séjour pour recommencer et vider encore les silos et brûler des villages et des gourbis. Je ne leur laisserai pas de repos qu’ils ne soient sourds et tranquilles » (5 octobre 1842)[31].
Etait-ce la répétition en prévision de la nuit de la Toussaint ? Les Bugeaud, Lamoricière, Cavaignac et autres Saint-Arnaud annonçaient-ils les Massu, Bigeard, Graziani et autres capitaines Léger ou sous-officiers comme Ferrerra ? Il faut le croire. Les razzias, arme de guerre du colonialisme au XIXème siècle, annonçaient les rafles sauvages, les pillages des douars et les destructions aveugles des villes et villages. C’était le prélude aux bombardements des mechta entre 1954 et 1962 par les B 26 de fabrication américaine (dont la copie développée B 52 sera utilisée au Vietnam puis en Irak), les Vampires, T 6, en plus des Morane ou “avion jaune”[32]. Le sadisme d’un Lamoricière trouvera écho auprès d’un Massu pour qui la gégène ne donne pas la mort et d’un Aussaresses qui reconnaît sans sourciller l’exécution de prisonniers dont il avait la garde.
L’extermination de tribus, dont certaines sont aujourd’hui rayées de la carte sociale en Algérie, faisait partie des plans de la guerre coloniale. Cette extermination était multiforme et surtout pratiquée au grand jour. Les généraux et autres officiers supérieurs coloniaux ne s’en cachaient pas. L’avenir de la colonisation passait par là. C’était la ferme et froide conviction de Rozet qui avait participé en mai 1831, aux côtés du général Bertezène, au pillage des tribus des environs de Blida : « On pourrait bien être obligé d’exterminer tous les Berbères qui habitent les montagnes des Beni-Menad, de Chenoua… ». C’était le prix à payer pour occuper la meilleure partie de la Mitidja[33]. La gratuité de ces actes barbares traduisait la volonté délibérée de détruire de fond en comble un pays tout entier en s’attaquant à son économie. Considéré comme « le vrai fondateur de l’Algérie française »[34], Bugeaud sera chargé, dès 1841, de mener au pas de charge « l’occupation étendue » de l’Algérie afin d’y substituer sur une étendue aussi grande que possible une économie coloniale[35]. C’est ce qu’avait affirmé Bugeaud avant son entrée en fonction : « Partout où il y aura de bonnes eaux et des terres fertiles, c’est là qu’il faut placer les colons, sans s’informer à qui appartiennent les terres ; il faut leur distribuer en toute propriété »[36].
Mascara, Saïda, Tlemcen, Miliana, Médéa, Constantine, autant de places militaires fortes, …connurent le même sort. Les Tableaux des établissements français nous renseignent sur l’ampleur des destructions qui « eurent un profond effet de destruction de l’économie algérienne, tel que celle-ci ne devait pas s’en relever avant de nombreuses décennies, et que, dans certains secteurs sans intérêt pour les colonisateurs, elle ne s’en est pas relevée depuis » commentent Y. Lacoste, A. Nouschi et A. Prenant dans leur ouvrage collectif qui a fait date parmi les étudiants de l’Université d’Alger dans les années soixante / soixante-dix[37].
Les géographes, et à leur suite les démographes, constateront bien des années plus tard que l’équilibre démographique du pays n’était pas en reste puisque aux razzias, aux massacres se sont ajoutées les disettes et les épidémies. Le pays était en tout point exsangue.
S’il y avait un seuil de “tolérabilité du crime” — si je puis m’exprimer ainsi — les crimes commis par l’armée coloniale française à l’endroit des Algériens, de surcroît des civils, dépassent l’entendement et relèvent de l’infamie. Les méthodes utilisées pour venir à bout d’une résistance toujours debout, même mortellement affaiblie, relèvent de l’inimaginable, de l’invraisemblable. Qui aurait pu mieux faire en matière de massacres collectifs, au point de faire école, que cet ancien caporal d’Austerlitz, devenu quelques années plus tard, général puis Gouverneur général d’Algérie. Il suffisait d’acculer les tribus combattantes pourchassées par les troupes d’occupation à se réfugier dans les grottes dont seuls ils avaient le secret pour les enfumer au moyen d’un grand brasier (les Sbih en 1844 puis en 1845) ou de les emmurer (les Ouled Ryah les 18-19 juin 1845). L’objectif n’était pas qu’ils se rendent mais qu’ils meurent un à un jusqu’au dernier. Dans les deux cas, la mort était donnée par asphyxie, soit par oxyde de carbone, soit par manque d’oxygène. Les enfumages comme l’emmurement s’inséraient dans la stratégie « d’une guerre contre un peuple, et n’étaient nullement justifiables par des opérations militaires : la preuve en est fournie par le fait qu’au fur et à mesure de l’affaiblissement militaire de Abd-el-Qader, les exactions devinrent de plus en plus fréquentes, parce que plus faciles : c’est dans la répression de l’insurrection de Bou-Maza qu’elles connurent leur expression la plus atroce… »[38].
Voici rapporté par un chroniqueur du Temps et secrétaire particulier du maréchal Bugeaud, P. Christian, dans L’Afrique française, (1846), le massacre de la tribu El Aouffia (ou El-Ouffia[39]) par le duc de Rovigo qui passe pour « l’un des pro-consuls les plus féroces qui ensanglanta l’Algérie de 1831à 1833 »[40] : « En vertu des instructions du général en chef Rovigo, un corps de troupe sortit d’Alger pendant la nuit du 6 avril 1832, surprit au point du jour la tribu endormie sous les tentes et égorgea tous les malheureux El Ouffia sans qu’un seul cherchât même à se défendre. Tout ce qui vivait fut voué à la mort ; on ne fit aucune distinction, ni d’âge, ni de sexe. Au retour de cette honteuse expédition, nos cavaliers portaient des têtes au bout de leurs lances. …Tout le bétail fut vendu au consul du Danemark ; le reste du butin, sanglantes dépouilles d’un effroyable carnage, fut exposé au marché de la porte de Bab-Azoun ; on y voyait avec horreur des bracelets de femmes encore attachés à des poignets coupés et des boucles d’oreille pendant à des lambeaux de chair. Le produit de cette vente fut partagé entre les égorgeurs et un ordre du jour du 8 avril consacrant une telle infamie proclama la haute satisfaction du général pour l’ardeur et l’intelligence que les troupes avaient montrées. Le soir, la police ordonna aux Maures d’Alger d’illuminer leurs boutiques »[41].. Cette tribu a été punie parce qu’elle « était soupçonnée fortement de provoquer la désertion dans le bataillon de la légion étrangère établi à la Maison-Carrée »[42]. Mais n’était-ce pas de bonne guerre ! La raison immédiate de ce massacre nocturne est autre, elle est d’ordre stratégique. « Le Cheikh El-Arab …Farhat-ben-Saïd, le plus grand chef du Zab oriental …avait envoyé à Alger une députation de neuf grands pour demander aux Français leur concours contre son adversaire » principal et ennemi déclaré, le bey Ahmed de Constantine. Après avoir « reçu le plus cordial accueil », les émissaires du Cheikh El-Arab sont « repartis chargés, comblés de présents ». Ils seront attaqués sur le territoire des Aouffia[43] le 5 avril 1832, alors qu’ils faisaient route vers l’Est. Les Aouffia, qui n’avaient « pas bonne réputation », venaient de signer leur mort. Les débats en conseil de guerre prouvèrent que les coupables n’étaient pas les Aouffia, mais les Khachna. Acquitter les deux miraculés du massacre « c’eût été reconnaître implicitement l’innocence des Aouffia et condamner la précipitation du général »[44]. Les deux malheureux furent exécutés pour servir d’exemple[45]. Face à l’horreur perpétrée par les trois cents chasseurs d’Afrique et trois cents hommes de la Légion étrangère « un de ceux qui présidaient au massacre » eut cette réflexion : « En pareil cas, il faut mettre son cœur dans sa poche ». Comme pour justifier l’injustifiable, d’autres renchérissaient : « C’était ainsi qu’on faisait au temps des Turcs »[46]. Ce à quoi répondait Rousset indigné : « Assurément, mais pourquoi avoir dépossédé les Turcs ? Entre la facilité débonnaire et la répression sauvage, n’y avait-il aucun moyen terme ? »[47].
Pour comble de cynisme, le territoire de la tribu massacrée, deux années à peine après l’invasion coloniale, portera le nom de son bourreau : Rovigo.
Signalons au passage que le duc de Rovigo avait occupé les charges de préfet de police sous Napoléon III. Prés de cent trente années après, un autre préfet toujours à Paris sera chargé de donner la mort et de nuit, aux Français Musulmans d’Algérie (F.A.M.). Retour de l’histoire qui s’écrit à rebours, ou simple coïncidence ? Les victimes et parents de victimes de Maurice Papon, puisque c’est de lui qu’il s’agit, attendent depuis 1997 un procès équitable suite à la plainte initiée en leur nom par Bachir Boumaza, président-fondateur de la Fondation 8 mai 1945.
Tout n’était pas fini. En 1844 Cavaignac imagine un moyen expéditif pour venir à bout d’une autre tribu du Chélif. Les Sbéa (ou Sbih) qui s’étaient réfugiés dans une grotte refusent de se rendre et ne répondent pas aux sommations. « Alors le colonel avait donné …l’ordre d’attaquer une des grottes par la mine et il avait fait allumer un grand feu devant l’issue d’une autre … Le lendemain, les assiégés, dont quelques-uns étaient déjà morts d’asphyxie, avaient enfin consenti à sortir »[48].
Cette même tribu — ou plus exactement ce qui en restait — sera visitée une seconde fois par le colonel Saint-Arnaud qui se chargera de l’indigne besogne. Les Sbih mourront dans la discrétion la plus absolue. Les historiens de la colonisation relèvent que l’exécuteur, probablement instruit par sa hiérarchie, n’a pas été bavard[49] :
« Je fais hermétiquement boucher toutes les issues et je fais un vaste cimetière. La terre couvrira à jamais les cadavres de ces fanatiques. Personne n’est descendu dans les cavernes ; personne …que moi ne sait qu’il y à là-dessous cinq cent brigands qui n’égorgeront plus les Français. Un rapport confidentiel a tout dit au maréchal, simplement sans poésie terrible ni images »[50].
C’est toujours sur ordre de celui qui était plein de « sollicitude »[51] pour ses soldats qui l’appelaient «le Père Bugeaud »[52], que le colonel Pélissier « va se surpasser »[53] en exterminant par enfumage, la tribu des Ouled Riah dans le Dahra plus exactement à Nekmaria entre Mostaganem et la ville de Chlef (ex-Orléanville). « Orléanville, 11 juin 1845 ; si ces gredins se retirent dans leurs cavernes, imitez Cavaignac aux Smelhas ! Fumez à outrance comme des renards. ». Et le crime fut accompli. Voici sa description telle qu’elle a été rapportée par l’officier de la colonne Pélissier, chargé d’en faire le rapport :
« Le nombre des cadavres s’élevait de 800 à 1 000. Le colonel ne voulut pas croire à notre rapport et il envoya d’autres soldats pour compter les morts. On en sortit de la grotte environ 600, sans compter tous ceux qui étaient entassés les uns sur les autres comme une sorte de bouillie humaine, et les enfants à la mamelle, presque tous cachés dans les vêtements de leur mère »[54]. Cette inhumaine description inspira l’artiste peintre T. Johannnot dont le tableau s’intitule tout simplement : « Les Grottes du Dahra » (1845)[55]. Les Ouleds Riah avaient offert de se rendre et de payer rançon. La volonté criminelle du colonel Pélissier en décida autrement. La seule rançon acceptable à ses yeux : la disparition de la tribu dans son ensemble.
Au contraire des tribus Aouffia, Sbhi et des Ouled Riah, nous ne savons pas grand-chose sur un autre emmurement au Nord du Dahra. Canrobert, principal incriminé dans cet autre génocide, a été contraint à plus de discrétion afin de ne pas s’exposer à des critiques qui auraient obligé ses supérieurs hiérarchiques à consacrer une partie de leur temps aux discussions oiseuses des parlementaires qui ne font que retarder la progression criminelle de la conquête. Il n’est pas exclu que d’autres tribus ou fraction de tribus, enfumées ou emmurées, collectivement ou partiellement massacrées par d’honorables officiers venus civiliser ce peuple barbare, gisent au fond des dépôts d’archives couverts par la poussière du temps et le silence tout aussi complice des hommes et des institutions. On peut dire au regard des faits, des moyens, des objectifs et des résultats obtenus, qu’en matière de fours crématoires Bugeaud fait figure de précurseur. Il est vrai que les gaz toxiques, n’avaient pas encore été mis au point ; qu’il ne fallait pas passer par les chambres à gaz pour faire disparaître méthodiquement, silencieusement, proprement, totalement des tribus ou des fractions de tribus. La technique de l’enfumage ou de l’emmurement était simple et pas coûteuse surtout. L’Intendance coloniale ne déboursera pas un sou. Il fallait y penser. Bugeaud l’a fait pour son armée, pour la “Conquête”, pour la France. Pour l’humanité, pour l’éternité, il devra rendre compte devant le Tribunal de l’Histoire.
Tourner quelle page ?
1845, 1945, un siècle vient de s’écouler, mais rien ne semble avoir changé pour “les damnés de la terre”. Informé de l’état d’esprit des Algériens et de son élite politique mobilisée autour des principes de la Charte de l’Atlantique (août 1941) qui a soulevé un immense espoir auprès des peuples colonisés qui se sont joints à « la Croisade de la liberté », le nouvel homme fort de la France prépare sa riposte. Hadj Messali avec sa « citoyenneté algérienne », Ferhat Abbas et les Ulémas avec leur projet d’« autonomie interne » préoccupent, certes, le général de Gaulle, mais il y a plus grave. Le danger est européen d’abord, outre-Atlantique ensuite. Les préparatifs du débarquement en Normandie inquiètent au plus haut point le président du Gouvernement Provisoire de la République Française (G.P.R.F.). La France sera-t-elle sous tutelle anglo-américaine ? S’il n’y avait que cela. Il y a cette propagande alliée qui vulgarise des notions comme démocratie, libération, justice, droits des peuples. L’œuvre coloniale de la France est soumise à un “parasitage” constant. Les Américains qui ne s’en cachent pas affichent clairement leur anticolonialisme. A ce travail anti-français s’ajoute cet immense espoir d’un mouvement unitaire arabe. Les Algériens qui croient fermement à l’émancipation prochaine du Maghreb sont persuadés que la libération de leur pays est à portée de main. De Gaulle qui est loin d’être anticolonialiste, jette les bases de la France de demain, celle de l’après-guerre. C’est « la grande France ». Pas celle de la France généreuse qui sait tenir ses engagements, mais celle de l’Empire colonial, version XIXème siècle. La stratégie du président du G.P.R.F., dont le pays ne sera pas associé aux conférences de Yalta (4-11 février 1945) et de Postdam (17 juillet – 2 août 1945), repose sur une idée toute simple. Pour s’affirmer grande puissance, « la plus grande France », la France Impériale et impérialiste va recourir, encore une fois, à son vaste empire colonial qui lui confère des positions stratégiques enviables à plus d’un titre, représente des richesses potentielles énormes et surtout un capital humain qui lui a permis jusqu’à ce jour de faire la différence sur les différents champs de bataille. Céder aux nationalistes, c’est montrer des signes de faiblesses qui pourront être fatales au général de Gaulle et à la France. Le maître mot est la cohésion. Comment y parvenir ? Un seul moyen : faire entendre et faire respecter l’autorité de la France dans toutes ses colonies à commencer par l’Algérie qui s’agite. Rien de plus simple que l’envoi d’un télégramme au gouverneur général d’Algérie le socialiste Yves Chataigneau nommé à ce poste depuis le 9 septembre 1944. « Veuillez affirmer publiquement la volonté de la France victorieuse de ne laisser porter aucune atteinte à la souveraineté française sur l’Algérie. Veuillez prendre toutes mesures nécessaires pour réprimer tous agissements anti-français d’une minorité d’agitateurs. Veuillez affirmer que la France garde sa confiance à la masse des musulmans d’Algérie »[56].
Comme pour rattraper le temps perdu, la machine à broyer l’indigène va de nouveau se mettre en branle. Le “gros bâton” de la France libérée, s’abat lourdement sur l’Algérie et la Syrie (en mai 1945), le Vietnam (décembre 1946), Madagascar (mars 1947). Il rappelle à ceux qui, comme le cheikh El Bachir El Ibrahimi, président de l’Association des Ulémas Musulmans Algériens, osent croire que « la conférence de San Francisco doit apporter une indépendance partielle aux peuples d’Afrique du Nord »[57], que les colonisés ne font pas partie du monde libre. Le préfet de Constantine Lestrade-Carbonnel et le commandant de la division territoriale de la même ville, le général Duval, donnent aussitôt « les ordres les plus vigoureux …pour réprimer toute insurrection ». La loi martiale est proclamée. « C’est la chasse ouverte » à l’Arabe sorti manifester sa joie et ses espoirs en ce jour de la Victoire, au même titre que ces millions d’hommes et de femmes assoiffés de liberté. Sous la vigilante autorité d’Achiary, un ancien commissaire de police sous Vichy fraîchement nommé sous-préfet de Guelma (16 mars 1945), la « garde civique » qu’il vient de créer abat par dizaines les Algériens arrêtés la veille ou l’avant veille sous les murs de la prison. Le même Achiary incite au massacre : « Messieurs les colons ! vengez-vous » leur lance-t-il… « Les corps, arrosés d’essence, sont brûlés sur la place de l’Eglise ou dans des fours à chaux d’Héliopolis »[58], témoins à ce jour de la barbarie pour laquelle tant d’Algériens ont laissé leur vie en combattant le nazisme. Pour leur part les djebalas (jbaïli ou montagnards) brûlent les fermes coloniales, massacrent leurs propriétaires et leurs familles, s’attaquent à leur vignoble, leur bétail, bref à tout ce qui symbolise la tyrannie du colon. La notion de djihad est tout à la fois : mépris du colon et vengeance, défense du territoire, qu’il soit tribal ou national et libération du pays. A « la révolte des paysans, farouche et cruelle »[59] armés de haches, de faucilles, de pioches, au mieux de vieux tromblons, aux insurgés des villes armés de matraques, de couteaux, dans le meilleur des cas de bidons d’essence, le colonialisme revigoré par la paix retrouvée répond par la mobilisation de tout son arsenal de guerre. Des renforts affluent de différentes régions d’Algérie, de la Tunisie et du Maroc. Aucune région du Nord constantinois n’échappe au mitraillage des blindés, à l’artillerie, aux bombardements de l’aviation (B 26 et T 6). Le navire de guerre Duguay-Trouin qui mouille au large de Bougie (Béjaïa) est mis à contribution. Des bombes sont larguées sur des rassemblements de civils dans les mechtas. A Sétif, Guelma, Kherrata, on tire à bout portant sur les Algériens, qu’ils soient ou non munis de brassards. En ce jour de la Victoire, on tire même sur les fleurs. « Dans un jardin, un bambin cueille des fleurs, un sergent passe et le tue comme on fait un carton dans les fêtes foraines. Les Européens possèdent le droit de vie et de mort sur les Musulmans »[60]. Les Algériens qui savent lire et écrire sont fusillés. « La Légion et les Tabors écrasent sous les roues de leurs chars des groupes entiers de prisonniers enchaînés »[61]. « C’est le temps de la grande peur » commente A. Rey-Goldzeiguer. Comme aux premiers temps de la conquête, la France reconduit mécaniquement le système de terreur. Pour maintenir sous son autorité les populations vaincues, elle anéantit toute forme de résistance. L’Allemagne hitlérienne a réussi un temps, la France réussira-t-elle indéfiniment ? Pour l’heure, en Algérie, c’est la guerre avant la guerre. Face à l’armée coloniale, il n’y a que des déguenillés épris de liberté qui ont pour toute arme la haine du colon et la volonté d’en finir avec le colonialisme.
1961, Paris se trouve au cœur d’un combat qui n’est pas sans nous rappeler les massacres ayant précédé le 8 mai 1945. Si en Algérie, la Légion jetait du haut d’une falaise qui surplombe les gorges de Kherrata les prisonniers exécutés d’une rafale dans le dos, rangée par rangée[62], en ce 17 octobre à Paris et les jours d’après, les Algériens ou plus exactement les F.M.A. (Français Musulmans d’Algérie) étaient jetés mains et poings liés au fond des eaux glacées de la Seine. Combien étaient-ils ? Saint-Arnaud a reconnu en 1845 que personne d’autre que lui ne sait combien il y a de Sbih qui n’égorgeront plus les Français. Et Papon sait-il combien il y a eu de “ratons” balancés dans la Seine pour avoir eu l’outrecuidance de soutenir le G.P.R.A. et le F.L.N. ? ! La Seine a refusé l’ignominie, elle a montré aux Français de quoi était capable ceux qui les gouvernaient.
Un silence parlant
Le Docteur Bodichon auteur de deux livres très lus à l’époque — Considérations sur l’Algérie et L’Algérie et l’Afrique — écrivait en 1845 : « Peu importe que la France, en sa conduite politique, sorte quelquefois des limites de la moralité vulgaire ; l’essentiel est qu’elle constitue une colonie durable et que, par la suite, elle rende les contrées barbaresques à la civilisation européenne ; quand une œuvre doit tourner à l’avantage de l’humanité, le chemin le plus court est le meilleur. Or, il est positif que le chemin le plus court est la terreur… ».
Comme Bugeaud en 1841, Papon couvre ses hommes en 1961. Le premier a couvert Cavaignac, Pélissier, Saint-Arnaud, etc., le second les policiers du Pont Saint-Denis qui ont surpassé les légionnaires dans les gorges de Kherrata[63]. Il y a aussi, le préfet de Constantine qui « couvre tout, même les sottises ». Les sottises qu’il couvre ne sont autre que « la chasse à l’Arabe »[64] qui a été faite aux Algériens révoltés jusqu’au sacrifice suprême de n’avoir pas pu faire entendre leur voix un certain 8 mai 1945. Personne, ni Jacques Soustelle (1955) dont le passage a été marqué par l’ouverture des camps de Berrouaguia, de Bossuet, d’El-Djorf, etc., véritables camps de concentration, ni Guy Mollet qui révoqua le directeur de la sûreté nationale d’alors, Jean Mairey, pour avoir dénoncé l’utilisation des cuves à vin comme chambres à gaz pour des algériens suspectés de travailler avec le F.L.N. (1957 – 1958), ni surtout le général de Gaulle (en 1945 puis entre 1958 et 1962) dont les Mémoires ne soufflent pas mot sur les massacres de Paris supervisés par Papon, aucun de ces responsables ne peut prétendre qu’il ne savait pas. Faire la sourde oreille est un crime de mémoire. Celle du soldat-rappelé Chirac (1956 – 1957) a sûrement des choses à nous apprendre, lui qui a crapahuté en Algérie. Son nom ne figure pas parmi les nombreux et courageux « objecteurs de conscience » (1955 – 1962). En bon chrétien, il a sans doute feuilleté Témoignage Chrétien ; puis plus tard en homme politique, il a pris connaissance, comme tout un chacun, des révélations scandaleuses de Massu (en 1969). En sa qualité président de la République, il a été offusqué par les aveux criminels d’Aussaresses (en 2000). Il n’est pas exclu qu’il connaisse plus de choses que les historiens sur ceux ont “fait” le 17 octobre 1961, ceux qui ont gazé les fellz du djebel Asfour à l’extrême ouest, aux monts de Tébessa à l’extrême est et tous ceux qui ont pratiqué la torture sous toutes ses formes, pas seulement à la villa Susini, à la 10ème D.P., mais également dans le château d’eau et l’unique infirmerie de mon humble et vaillant village, transformés à l’occasion en espaces de détention et de torture. Il y a des pages qui ne se déchirent pas, tout simplement parce qu’incrustées dans l’inaccessible mémoire d’une nation qui seule peut pardonner. Ce pardon passe, dans l’immédiat, par la reconnaissance des crimes contre l’humanité commis au nom de la France par la soldatesque coloniale. Il y a aussi à régler ce lourd contentieux en matière d’archives entre nos deux pays. Le président Chirac, l’héritier de 1789, le « guerrier de la paix »[65], n’a pas mis à profit sa visite d’Etat en Algérie pour se recueillir sur la tombe du Chahid Larbi Ben Mhidi, il n’a pas eu une pensée pour les 621 victimes (au moins) qui gisaient au fond de la fosse commune à Chréah, wilaya de Tébessa, dont les dépouilles viennent d’avoir une sépulture. Cela aurait pu effacer le dernier affront fait à la mémoire de nos pères et mères torturés, battus à mort, par les bérets de toutes les couleurs, par les territoriaux, par l’O.A.S., par les “bouchkara”[66] et autres harkis dont les mains resteront à jamais tachées du sang des nôtres. L’histoire a retenu que l’Algérie n’était pas une “possession pieds-noirs” mais une colonie de peuplement. C’est la raison pour laquelle la guerre a été très longue et la violence de part et d’autre, extrême.
Notes:
* Professeur d’histoire à l’Université d’Alger-Bouzaréah, ancien chef du département d’histoire de l’Université d’Oran, membre et ancien président de la Fondation du 8 mai 1945, ancien sénateur du Tiers présidentiel. Ce texte a été légèrement retouché après la visite d’Etat en Algérie du Président Jacques Chirac et est daté du 25 octobre2003.
Ndlr : ce texte rend compte des deux conférences tenues par Mohammed El-Korso. La première a porté sur « La colonisation française en Algérie » a eu lieu le 11 février. Pour la seconde « L’Algérie conquiert son indépendance », tenue le 8 avril, Mohammed El-Korso a remplacé, à la dernière minute, mais certainement pas de façon improvisée, Mahfoud Benoune, sociologue et historien, malheureusement indisponible.
[1] Citation extraite de la déclaration de la porte-parole de l’Elysée, Madame Colonna, à la veille de la visite d’Etat en Algérie du président de la République Française Jacques Chirac (2-4 mars 2003).
[2] Charles-André Favrod, La Révolution algérienne, Les documents de la Tribune Libre, Plon, Paris, 1959, p. 3.
[3] Ibid.
[4] L’historiographie coloniale doit à Emile Félix Gautier un certain nombre de formules à forte connotation raciste dont celle-ci : « le Maugrebin, parmi les races blanches méditerranéennes, représente assurément le traînard, resté loin en arrière », 1964, p. 7. Faut-il signaler que Le Passé de l’Afrique du Nord (1964), dont l’édition de 1927 avait pour titre Les Siècles Obscurs du Maghreb, fait partie actuellement des ouvrages qui sont exhumés à chaque commémoration du Printemps Berbère ; que par ailleurs certains sociologues politiquement engagés résidant en Algérie n’ont pas manqué de s’accaparer de la précédente formule non sans l’avoir retravaillée en remplaçant « Maugrebin » par Arabe ? !
[5] A ne pas confondre avec les “pieds noirs d’Algérie”, les uns et les autres étant dans des camps opposés.
[6] Cette appellation, qui faisait la une des colonnes de la presse nationaliste dans les années trente, se voulait une dénonciation du régime de l’Indigénat en vigueur dès 1880.
[7] Mohammed El-Korso, « Combat autour d’un pronom possessif », pp. 121-125, in Djelloul Benkalfate, Il était une fois Tlemcen, récit d’une vie, récit d’une ville, éd. Ibn-Khaldoun, 2002, Tlemcen, 198 p.
[8] P. Bernard, F. Redon, L’Algérie, Histoire, colonisation, géographie, administration. Supplément : La Tunisie, le Maroc, à l’usage des Cours Supérieurs de l’Enseignement Primaire, des Classes d’Enseignement Primaire Supérieur et des candidats aux administrations algériennes. Ed. La Typo-Litho et Jules Carbonel réunis, Alger 1937, p. 62.
[9] A noter que le titre du manuel sus-indiqué comporte un « Supplément : La Tunisie, le Maroc ».
[10] La leçon d’histoire avait une mission préventive : elle faisait partie de l’œuvre de dépersonnalisation des Algériens. Pour éviter, qu’une fois adultes, les jeunes élèves indigènes puisent leur force dans leurs origines arabe et religieuse, ils apprenaient et répétaient au primaire que le conquérant arabe Sidi Okba a été battu prés de Biskra par une bergère berbère la Kahina ; que le puissant Roi des Francs Charles Martel a battu en 732 à Poitiers les Arabes commandés par le mythique Abd-er Rahmane, le Conquérant de l’Andalousie ; enfin que « Mahomet, le Prophète des Arabes » (et non Mohammed) l’homme au chameau, n’était qu’un simple berger qui s’était marié à plusieurs femmes dont une plus âgée que lui de plusieurs années. En foi de quoi, ces élèves indigènes devaient croire que « leurs ancêtres étaient les Gaulois ». Ces leçons dites d’histoire étaient une véritable opération de doute sur les origines et une dangereuse tentative de déstabilisation des Algériens. La voie à la politique d’assimilation était toute tracée, son rejet mobilisera les Algériens de 1919 à 1954.
[11] Cf., entre autres, Ch.-R. Ageron, Les Musulmans Algériens et la France, 1871 – 1919, t. 2, P.U.F., 1968. Consulter dans le t. 1, le livre III pp. 129-266 intitulé « Les instruments de la colonisation » ; dans le livre IV, les chapitres XI et XII consacrés à la politique religieuse et scolaire de la France, pp. 293-342.
[12] « L’Algérie est l’unique colonie de peuplement avec un million d’européens — dont 80 % sont nés sur place — face à 9 millions de musulmans », in Henri Bernard, François Sirel (coordonné par…), Le Monde de 1939 à nos jours, manuel d’histoire pour les terminales L, ES, S, Magnard Lycées, 1998, p. 134.
[13] Mostepha Lacheraf : L’Algérie, nation et société, Maspero, Cahiers libres 71-72, Paris, 1969, p. 89.
[14] Ch.-H. Favrod, 1959, p. 32.
[15] Ibid.
[16] M. Lacheraf, p. 89.
[17] L’Algérie du demi-siècle. Dans cette synthèse faite à partir des plusieurs rapports commandés par les services du G.G.A. dont les dates extrêmes se situent entre 1953 et 1954 (octobre), le déclenchement de la Lutte de Libération Nationale, ne semble pas évident, même si certains rapports font état d’une grande effervescence parmi les Algériens.
[18] « La conquête de l’Algérie, note P. Chalmin, … amena en Afrique de nombreux officiers vite enivrés par l’action et la poudre ; aux jeunes se présentèrent de fréquentes occasions de briller et des perspectives de carrière éclatante. Il s’agissait d’arriver, d’avancer à tout prix, la carrière devait rapporter au même titre qu’une entreprise ou un négoce », in : M. Lacheraf, p. 228.
[19] « Nos soldats ont des dispositions pour devenir des brigands. Ils n’ont pas reculé devant le meurtre des vieillards, des femmes et des enfants. Ce qu’il y a de plus hideux, c’est que les femmes étaient tuées après avoir été déshonorées », le capitaine Lafaye, cité par Ch.-A. Julien, p. 320.
[20] Colonel Montagnac, « Lettres d’un soldat (1888) », cité par M. Egretaud, Editions Sociales, Paris, p. 60.
[21] Ch.-A. Julien, p. 317 ; cf. également p. 316 et 319.
[22] Le colonel Montagnac passe pour un brave officier, mort en 1845 dans la bataille de la Tafna. Sa correspondance nous renseigne tout aussi bien sur sa guerre que sur sa personne. « Vous me demandez (…) ce que nous faisons des femmes que nous prenons. On garde quelques-unes comme otages, les autres sont échangées contre des chevaux et le reste est vendu à l’enchère comme bêtes de somme », in : « Lettre du 31 mars 1842 », M. Egretaud, 1961, cf. également Ch.-A. Julien p. 318.
[23] Ch.-A. Julien, p. 316.
[24] Ibid., p. 319-320.
[25] M. Egretaud, p. 63.
[26] In P. Azan (Colonel) L’Emir Abd-el-Kader, Paris, 1925, p. 64, cité par Y. Lacoste p. 301.
[27] M. Lacheraf, p. 91.
[28] Cité par Ch.-A. Julien, p. 323.
[29] Saint-Arnaud : « Lettres du Maréchal », t. 1, cité par Ch.-A. Julien, p. 313 ; Y. Lacoste, p. 303 ; etc.
[30] Cité par Ch.-A. Julien, p. 319.
[31] Ibid.
[32] Ainsi était-il appelé par les maquisards à cause de sa couleur jaune.
[33] Rozet, Voyage dans la Régence d’Alger (1833), t. III, p. 214, cité par Y. Lacoste, p. 255.
[34] P. Bernard, F. Redon, 1937, p. 69.
[35] « L’Algérie était à prendre », ainsi était présentée l’Algérie aux futurs colons.
[36] Bugeaud : « Discours à la chambre des députés, 14 mai 1840 », cité par Y. Lacoste p. 313-314.
[37] Y. Lacoste, p. 300, in : Yves Lacoste, André Nouschi et André Prenant, L’Algérie, passé et présent, le cadre et les étapes de la constitution de l’Algérie actuelle, Editions Sociales, Paris, 1960.
[38] Y. Lacoste, p. 304.
[39] Camille Rousset, L’Algérie de 1830 à1840, t. 2, Nourrit et Cie., Paris, 1887, pp. 172-177.
[40] M. Egretaud, p. 39.
[41] P. Christian, L’Afrique française, pp. 143-144, citées par M. Egretaud pp. 63-64, complétées par Y. Lacoste, pp. 255-256.
[42] C. Rousset, op. cit., p. 173.
[43] Ibid.
[44] Ibid. p. 174.
[45] Ibid. p. 175.
[46] Ibid. p. 174.
[47] Ibid.
[48] C. Rousset, La conquête de l’Algérie, 1841-1857, p. 21, cité par Lacheraf, p. 95.
[49] C’est pour éviter un autre scandale que Saint-Arnaud se contentera d’un simple « Rapport confidentiel » adressé à son supérieur hiérarchique le général Bugeaud. Celui-ci avait déclaré devant la Chambre des Pairs, qui l’avait interpellé suite à l’enfumage des Sbéa par Cavaignac, assumer la responsabilité de cet acte barbare. Indigné, le prince de la Moskowa le qualifie de “meurtre consommé avec préméditation”. Jugeant la formule trop forte, le Ministre de la guerre, Soult, “déplora” un tel attentat, cf. Ch.-A. Julien.
[50] Ch.-A. Julien, p. 321, bivouac d’Aïn-Mérou, 15 août 1845.
[51] P. Bernard, F. Redon, op. cit.
[52] Ibid.
[53] M. Lacheraf, p. 95.
[54] P. Christian, L’Afrique française, cité par M. Egretaud, p. 66.
[55] Pour la reproduction du tableau cf. Ch.-A. Julien, p. 352.
[56] Cf. H. Alleg, op. cit., p. 258.
[57] Archives d’Outre-Mer, dossier « politique indigène ».
[58] H. Alleg, op.cit., p. 266.
[59] H. Alleg, p. 265.
[60] Rapport de Roger Esplaas : « Enquête effectuée pour le P.C.A. avec André Couronnet et Djemad Chérif, 15 mai 1945 », Archives personnelles, in H. Alleg, op. cit., p. 264.
[61] H. Alleg, p. 266.
[62] H. Alleg, op.cit., p. 266-267.
[63] 200 morts dans la Seine.
[64] L’ensemble des écrits sur les massacres de mai 1945 en Algérie et des témoignages recueillis mettent en exergue cette expression. Cf. H. Alleg, A. Rey-Goldzeiguer, R. Tabet-Ained.
[65] Pour son rôle dans la guerre du Golfe.
[66] Les Algériens qui étaient passés dans le camp ennemi, celui de l’armée française, cachaient leur identité en enfilant un sac en jute pour ne pas être reconnus des Algériens arrêtés et torturés.