Genre et scolarisation au Maroc

Nouzha Lamrani*

 

118Au cours des 20 dernières années, dans toutes les régions du monde des progrès ont été accomplis au niveau de la scolarisation (primaire et secondaire) et de l’alphabétisation des adultes. Mais il reste encore un grand nombre de garçons et de filles qui n’ont pas accès à l’école ou n’y restent que pendant quelques années. Les filles rencontrent davantage de difficultés que les garçons pour accéder à l’école et pour achever leur scolarité. Ainsi sur 800 millions d’adultes analphabètes dans le monde, les femmes représentent les 2/3, et les 2/3 des enfants non scolarisés (près de 100 millions) sont des filles. [1] Ces chiffres concernent essentiellement les pays sous-développés. Au Maroc, malgré de grands efforts consentis par les pouvoirs publics dans le domaine de l’éducation depuis l’indépendance, il subsiste des difficultés réelles, plus particulièrement au niveau de la scolarisation des petites filles surtout en milieu rural.

Pour étudier les différenciations entre hommes et femmes ou entre garçons et filles dans le domaine de l’éducation et plus particulièrement au niveau de la scolarisation qui est le sujet du présent article, il ne suffit pas de se limiter au constat des inégalités. L’approche genre qui sera adoptée ici permet de dépasser le constat des inégalités. C’est une approche dynamique dans le sens où elle permet d’aller au-delà du constat simple des différences et révèle la dimension d’inégalité que recouvrent ces différences. « C’est la démarche scientifique qui prend en compte la relation sociale de sexe dans l’analyse et la transformation de la réalité sociale »[2]. L’approche genre établit une démarcation entre le sexe biologique (l’ensemble des caractéristiques immuables des femmes et des hommes qui sont surtout liées à leurs rôles reproductifs) et le sexe social ou genre. Les caractéristiques du genre se construisent en fonction des normes et des valeurs d’une société, elles diffèrent d’une société à une autre et se transforment[3].

Il s’agit donc, dans cet article, d’établir certes le constat des inégalités entre filles et garçons au niveau de la scolarisation au Maroc, mais aussi de tenter d’expliquer ce constat et de voir quelles sont « les pertes pour les femmes et les hommes, dans la société » qui découlent de cette situation.

1 – Constat des inégalités

Si au niveau de l’évolution des taux de scolarisation des progrès remarquables ont été accomplis dans la baisse des écarts entre filles et garçons, surtout depuis ces six dernières années, au niveau de la déscolarisation l’évolution n’est pas aussi importante.

a – Evolution des taux nets de scolarisation de la population âgée entre 7 et 12 ans selon le sexe et le milieu.

 Tableau 1 : Taux nets de scolarisation de la population entre 7 et 12 ans

  Urbain Rural Ensemble Ratios G/F
  G F E G F E G F E U R E
1982 82,0 74,1 78,1 49,4 23,2 36,8 62,4 44,3 53,5 1,11 2,13 1,41
1994 87,5 80,4 83,9 59,6 26,6 43,4 72,4 51,7 62,2 1,09 2,24 1,40
1998 94,4 90,7 92,6 71,0 43,6 58,3 82,0 67,2 74,9 1,04 1,63 1,22
1999 – 2000           69,4     80,0      

Sources :

– 1982 – 1998 : Maroc. Bilan commun de pays, Nations Unies, janvier 1999 ;

– 1999 – 2000 : Statistiques scolaires 1999-2000, Ministère de l’Education Nationale. La population concernée est âgée de 6 à 11 ans.

Le taux de scolarisation net mesure le rapport entre le nombre d’élèves de l’âge prévu pour une année scolaire donnée et le total de la population du même groupe d’âge. Le tableau I montre que les taux de scolarisation nets et les ratios Garçons / Filles se sont nettement améliorés depuis une vingtaine d’années et surtout depuis 1994. Ainsi, le taux de scolarisation des filles qui était seulement de 44,3 % en 1982 est passé à 67,2 % en 1998 contre respectivement 62,4 % et 82 % pour les garçons. Ces progrès proviennent essentiellement du milieu urbain.

En milieu rural, malgré une certaine amélioration, les taux sont encore faibles et s’expliquent par les très faibles taux de scolarisation des petites filles : seulement 43,6 % des filles ayant entre 7 et 12 ans ont été scolarisées en 1998 contre 90,7 % pour le milieu urbain. Dans ce milieu, les écarts entre les genres sont encore très importants :le ratio G / F est de 1,63. La progression rapide du taux depuis 1994 dans le premier cycle fondamental (6 ans d’école pour les enfants de 7 à 12ans) est le résultat de toute une série d’actions entreprises par les Ministères concernés, les organismes internationaux et les Organisations Non Gouvernementales.

Par rapport à la moyenne des pays en voie de développement et celle des Etats Arabes, les taux de scolarisation dans le primaire au Maroc restent encore très faibles pour les filles (67,2 %), puisque ceux-ci s’élèvent respectivement à 81,5 % et 77,2 %[4]. Dans le 2ème cycle de l’enseignement fondamental (enfants âgés de 13 à 15 ans) et le secondaire, le problème de la scolarisation des filles est encore plus important comme on va l’analyser ci-dessous.

b – La déscolarisation

Il faut tout d’abord souligner que le problème de la déscolarisation touche aussi bien les garçons que les filles, en milieu urbain et rural, et pour tous les niveaux d’enseignement. C’est un problème structurel engendré par de nombreux facteurs (manque de moyens financiers, qualité de l’enseignement, exode rural, infrastructure de base inexistante, manque de motivation…) que nous n’aborderons qu’en partie dans cet article. Toutefois, le milieu rural et les filles sont les plus concernés par ce problème.

Les données du tableau ci-dessous montrent en partie le phénomène de la déscolarisation au Maroc.

Tableau 2 : Répartition par sexe de la population scolarisée selon le niveau d’études (en %)

  Milieu urbain Milieu rural Ensemble
  F G E F G E F G E
1er cycle fondamental

(7-12ans)

46,4 53,6 100 39,3 60,7 100 43,4 56,6 100
2ème cycle fondamental (13-15ans) 47,6 52,4 100 31,1 68,9 100 44,4 55,6 100
Enseignement secondaire (16-18ans) 43,7 56,3 100 32,8 67,2 100 42,4 57,6 100

Source : Direction des Statistiques : Enquête Niveau de Vie des Ménages 1998/99, Tableaux pp. 157, 160 et 163. On remarque que les données pour le 1er cycle fondamental sont légèrement différentes de celles du Tableau I.

On peut faire deux remarques fondamentales à partir de ces données :

– La déscolarisation des filles est très importante en milieu rural : si au 1er cycle fondamental la part des filles scolarisées est de 39,3 % , elle n’atteint que 31,1 % au 2ème cycle fondamental et 32,8 % pour l’enseignement secondaire. C’est surtout à partir de l’âge de 13 ans que la part des filles baisse, ce qui correspond au passage de l’âge d’enfant à celui de la jeune fille. En milieu urbain il n’y a qu’une légère baisse de la proportion des filles scolarisées par rapport aux garçons :46,4 à 43,7 % ce qui montre que le problème de la déscolarisation des filles se pose essentiellement en milieu rural.

– Les inégalités entre filles et garçons augmentent en fonction du niveau d’études et sont surtout importantes en milieu rural : sur 100 jeunes scolarisés dans l’enseignement secondaire seulement 33 % sont des filles en milieu rural.

Ainsi, les inégalités dans la scolarisation entre filles et garçons sont encore importantes au Maroc et elles le sont surtout en milieu rural. Comment expliquer ces inégalités ?

II – obstacles à la scolarisation des filles

 Plusieurs obstacles ont été relevés par de nombreuses études dans les pays en voie de développement et au Maroc. On peut les classer, suivant leur ordre d’importance, de la manière suivante :

a – La pauvreté et le manque de moyens financiers

Contrairement à ce que l’on peut penser, ce ne sont pas les résistances culturelles ou les traditions qui empêchent en premier lieu les filles de moins fréquenter l’école que les garçons.

Toutes les études qui ont été menées soit par le Ministère de l’Education Nationale (MEN), soit par la Direction des statistiques ou les Organisations Internationales, sur les déterminants de la non ou sous scolarisation des filles en milieu rural, attestent toutes que les obstacles à la scolarisation des filles sont liés au contexte économique, à l’offre de l’éducation, et au fonctionnement du système éducatif lui-même[5]. Une étude réalisée dans 5 provinces du Maroc (1994, enquête MEN) a montré que les causes de la non scolarisation des filles en milieu rural sont d’abord d’ordre économique. Celles-ci viennent en première position alors que les résistances culturelles n’interviennent qu’en 3ème ou 4ème position.

Il est certain que la pauvreté n’est pas à elle seule la cause de l’inégalité de statut des femmes mais elle tend à l’accroître.

b – Le mode dominant de division de travail

 Les femmes doivent assumer les tâches et les responsabilités domestiques. En particulier dans les familles pauvres on a besoin des filles pour faire la cuisine, chercher de l’eau et du bois et aider aux soins des enfants les plus jeunes. Ces tâches quotidiennes influent sur l’idée commune concernant le rôle des femmes et réduit leur disponibilité pour la scolarisation. Les conceptions solidement enracinées suivant lesquelles la première mission de la femme est d’être mère sont intériorisées par les filles qui tendent à considérer leur scolarité comme secondaire par rapport aux fonctions domestiques. L’obstacle est donc psychologique par rapport à la scolarité[6].

c – La qualité de l’offre d’éducation

 Les programmes dissimulés dans les manuels d’enseignement, ainsi que les attitudes des enseignants, des administrateurs et des autres élèves contiennent un message qui s’adresse aux filles, leur faisant entendre qu’elles sont inférieures aux garçons, et qu’elles doivent avoir des aspirations plus modestes que les leurs.

Si les parents considèrent que les écoles répondent à des besoins, ne présentent pas de danger et sont de bonne qualité, ils enverront volontairement leurs filles à l’école[7].

d – Les obstacles divers

Ces obstacles sont les suivants : infrastructures de base inexistantes (eau, électricité, routes, écoles sans lieu d’hygiène, sans internat ni cantine scolaire…), distance de l’école, chemins impraticables en hiver, inexistence de transports scolaires…

III – Pourquoi donner de l’importance à l’éducation des filles ?

 a – La contribution de l’éducation au développement économique

Les femmes instruites au même titre que les hommes ont plus souvent un emploi avec un meilleur salaire que les autres. Des études montrent la corrélation entre le nombre d’années d’enseignement et le PNB, et que, dans les pays où la différence de niveau éducatif entre hommes et femmes est la plus faible, ceux-ci ont un PNB plus élevé[8].

Une récente analyse qui avait pour objet de déterminer les éléments principaux des bons résultats par certains pays en matière de Développement Humain concluait « qu’une condition apparemment nécessaire est un taux de scolarisation primaire élevé chez les filles »[9].

Au Maroc, c’est le faible taux d’alphabétisation et de scolarisation des femmes et des filles qui explique en grande partie son 124ème rang (sur174 pays) au niveau de l’IDH et son 103ème rang (sur 143 pays) au niveau de l’ISDH, derrière de nombreux pays arabes (Tunisie, Algérie, Syrie…)[10].

b — La contribution de l’éducation au développement social

Les aspects les plus importants sont les suivants :

– Les femmes instruites prennent en général de meilleures décisions concernant la santé de la famille, l’hygiène et la nutrition ; de ce fait la mortalité infantile est plus faible chez leurs enfants. Le niveau d’éducation des femmes est un indicateur très significatif de la fécondité et d’utilisation des contraceptifs.

Au Maroc, les recherches réalisées à ce sujet montrent qu’une femme à niveau d’études secondaires se marie sept ans plus tard que la femme analphabète, et que celle à niveau d’études primaire se marie quatre ans plus tard que l’analphabète. Le recul de l’âge au premier mariage permet en même temps de réduire le taux de mortalité infantile et l’indice synthétique de fécondité. Ainsi, cet indice chez la femme analphabète est au moins le double de celui de la femme à niveau d’études secondaires et l’âge médian de la première naissance s’établit chez la première cinq ans plus tôt que chez la seconde (21 contre 26 ans) [11].

– Les femmes instruites ont tendance à se marier plus tard, et le fait d’avoir moins d’enfants permet une participation plus importante aux décisions intéressant la famille.

– Les femmes instruites prennent mieux soin de leurs enfants et savent mieux comment veiller à leur santé et suivre leurs résultats scolaires. Les mères instruites suscitent chez leurs filles davantage de confiance en elles mêmes ce qui leur permet d’entrevoir une vie moins traditionnelle.

– Les femmes instruites sont mieux en mesure d’exiger le respect de leurs droits à la citoyenneté, à l’égalité et à la dignité.

– Les enfants des femmes instruites ont plus de chances de s’instruire à leur tour.

Conclusion

La persistance d’un écart entre les sexes donne à penser qu’on ne s’attaque pas convenablement aux causes sous-jacentes des discriminations dont sont victimes les femmes et les filles, alors que leur éducation est très importante pour la société tout entière. L’éducation des filles doit donc être intégrée dans une conception large, prenant en compte plusieurs aspects du développement. L’éducation des filles dépasse le cadre strict de l’éducation. Elle subit fortement l’influence de plusieurs facteurs liés à la pauvreté, les traditions, les systèmes juridiques…. Par conséquent, la volonté politique est nécessaire non pas simplement pour éduquer les filles, mais pour éliminer ces obstacles qui ne relèvent pas du domaine de l’éducation. C’est pour cela que l’approche genre s’impose pour éliminer ou, du moins, diminuer les inégalités.

Notes:

* Professeur d’économie à l’Université Mohamed V-de Rabat et coordinatrice du GREDED (Groupe de recherche et d’études en genre et développement).

[1] UNESCO, Rapport mondial sur l’éducation 2000 ; PNUD, Rapport du PNUD sur la pauvreté 1998.

[2] Fatou Sarr, Recensement des outils de formation en genre, UNFEM – Ambassade royale des Pays-bas, octobre 1999.

[3] OXFAM – QUEBEC : L’approche genre et développement, 1999.

 [4] Nelly P. Strompquist, Faire davantage participer les filles et les femmes à l’éducation de base, UNESCO, Institut international de planification de l’éducation, Paris 1997.

[5] Aîcha Belarbi, Rapport sur l’éducation des filles en milieu rural au Maroc, mars 1996.

[6] Nelly P. Strompquist, Faire davantage participer les filles et les femmes à l’éducation de base, op. cit.

[7] Karin A.L. Hyde et Shirley Miske, « L’éducation des filles », Etudes thématiques, Forum mondial sur l’éducation Dakar, Sénégal, 26-28 avril 2000, UNESCO.

[8] Nelly P. Strompquist, Faire davantage participer les filles et les femmes à l’éducation de base, op.cit

[9] Karin A.L. Hyde et Shirley Miske, L’éducation des filles, op. cit.

[10] – PNUD  : Rapport mondial sur le développement humain 2000. IDH : L’Indicateur de Développement Humain prend en considération trois indices : l’espérance de vie à la naissance, le taux d’alphabétisation des adultes et taux de scolarisation combiné et le revenu par habitant corrigé des différences de pouvoir d’achat ISDH : L’Indicateur Sexo-spécifique du Développement Humain ventile les indices précédents en populations féminine et masculine.

 – Nouzha Lamrani et Fouad Ammor, « Genre, pauvreté et valeurs socio-culturelles », Colloque arabe Femmes et pauvreté, Casablanca, 20-23 mars 2001.

[11] Cherifa Alaoui, Obstacles à la scolarisation des filles en milieu rural. Femmes et éducation : l’état des lieux, éditions Le Fennec, Casablanca 1994.