Jacky Fayolle*
Salvador Marconi**
L’Équateur est un petit pays d’Amérique latine, à cheval sur la côte pacifique, la Cordillère des Andes et le bassin amazonien. Il comptait en 2000 près de 13 millions d’habitants, dont une forte proportion de population dite “indigène”[1], dont la présence est antérieure à la colonisation espagnole. Son économie, depuis les années 1970, est fondée sur les productions pétrolière et agro-alimentaire. En 2000, le pétrole brut représentait 45 % de la valeur des exportations, les bananes 17 %, les produits de la pêche plus de 10 %, les fleurs un peu au-dessus de 3 %. 38 % des exportations allaient cette année-là en direction des Etats-Unis. Au taux de change courant (si on peut s’exprimer ainsi, dans une situation de dollarisation !), son PIB par tête dépassait à peine les mille dollars en 2000. Il était de 1650 dollars en 1997, ce qui alerte sur la réalité d’un processus de paupérisation nationale (à titre de comparaison, le PIB argentin par tête approchait les dépassait les 7 700 dollars par tête en 1999).
En Janvier 2000, les dirigeants équatoriens ont annoncé l’entière et officielle dollarisation du pays, en réponse à une crise sans précédent au cours de laquelle s’étaient cumulés la récession, les faillites bancaires et l’amorçage de l’hyperinflation. La crise de l’économie équatorienne s’était intensifiée depuis 1998, sous la pression de chocs externes et climatiques (el niño a eu des effets dévastateurs sur les infrastructures et la santé publique en 1998). En 1999 le PIB avait chuté de plus de 7 %, en volume. La décision de janvier 2000 est intervenue alors que le taux de change de la monnaie nationale était en chute libre. Le sucre (du nom du maréchal qui a œuvré à l’indépendance équatorienne) avait perdu près des trois quarts de sa valeur par rapport au début de 1999. Les opérations de crédit bancaire étaient de fait suspendues et une menace sur la liquidité bancaire se précisait, sachant que le gel des dépôts d’épargne, intervenu en mars 1999 pour un an, arrivait à échéance. Le 21 janvier 2000, le président en fonction dut démissionner, sous la pression d’une opinion publique hostile à la dollarisation. Une coalition éphémère de dirigeants du mouvement indigène et d’officiers de l’armée tenta la prise du pouvoir. Cet épisode rapidement passé, le vice-président Noboa reprit en mains la présidence, en accord avec la constitution, et le nouveau gouvernement confirma la dollarisation, puis en établit la trame législative, qui, approuvée par un congrès largement abstentionniste, entra en vigueur en mars.
Le sucre, qu’on échangeait environ à 7 000 sucres pour un dollar fin 1998, disparut au taux de conversion de 25 000 sucres pour un dollar. Outre l’impact dramatique d’une dévaluation de cette ampleur, il en résulta une spoliation des épargnants – les ex-couches moyennes urbaines en particulier – dont les comptes étaient bloqués dans un système bancaire en débandade. Assez rapidement cependant, la démonétisation du sucre s’est opérée et le dollar-papier s’est imposé comme l’unité de compte et le moyen des échanges, jusque dans les endroits reculés de la Cordillère et du bassin amazonien. La Banque Centrale de l’Equateur n’a gardé qu’une maigre capacité d’émission, en émettant des centavos équatoriens du dollar, qui cohabitent avec les vrais cents venus des Etats-Unis.
L’équation équatorienne : faillite des élites, aliénation de la nation, paupérisation du peuple
En Equateur, l’adoption du régime de dollarisation fut le trait marquant de la fin du siècle dernier et représente sans doute le défi le plus difficile de celui qui commence. Elle constitue l’aboutissement d’une série d’évènements politiques et économiques, qui amenèrent le pays à abandonner sa souveraineté monétaire et cambiaire, sans aucune préparation, et ceci pour satisfaire les intérêts de groupes précis de pouvoir économique. Pour certains analystes, cependant, cette décision aurait constitué l’ultime possibilité de remise en ordre d’une société dans laquelle il devenait impossible de parvenir à un consensus pour assurer la viabilité du modèle traditionnel, si bien qu’un changement radical s’imposait.
Le régime de dollarisation est en vigueur depuis deux ans. Les résultats sont contradictoires et les acteurs économiques et sociaux ne parviennent toujours pas à considérer l’avenir avec optimisme. Des groupes ont, certes, tiré un profit direct de la crise et de la dollarisation, particulièrement les banquiers et les gros débiteurs qui leur étaient étroitement associés, dont les intérêts furent sauvegardés par la spoliation des épargnants. Mais la population pauvre, les travailleurs, la classe moyenne ont connu une détérioration de leur situation et les risques de conflit augmentent de jour en jour, dans un contexte international incertain.
La dollarisation ne peut être analysée seulement en recourant aux instruments conventionnels de la réflexion économique. Elle doit être interprétée en mobilisant les ressources de l’économie politique, car sa conception et sa mise en œuvre répondent aux intérêts de groupes financiers identifiables, dotés de forts liens avec les milieux politiques et ceux de la communication[2]. Elle fut originellement conçue comme une issue politique (au risque que ce soit plutôt une impasse, “un callejón sin salida”) à la profonde crise économique et sociale minant la gouvernabilité du pays, résultant du modèle de gestion néo-libéral qui lui a été appliqué.
Pour les groupes de pression qui proposèrent d’adopter la dollarisation, ce régime monétaire était envisagé comme une “camisole de force” permettant de remettre de l’ordre dans l’économie équatorienne. La dollarisation s’est convertie en une tentative désespérée pour éviter l’hyperinflation. Elle a révélé l’incapacité des élites gouvernantes à mettre en œuvre une politique monétaire capable de stabiliser l’économie. Cette recette autoritaire, qui n’est certes pas sans logique dans une telle situation, reflète la caractéristique profondément antidémocratique des “élites” au pouvoir[3].
La dollarisation s’est traduite, en pratique, par une désinstitutionnalisation de la sphère politique et de la société équatoriennes. Si elle a éliminé le pouvoir discrétionnaire des élites gouvernantes dans la gestion de la politique monétaire et cambiaire, elle a aussi réduit à leur plus simple expression les fonctions de certaines institutions traditionnellement en charge de la gestion macroéconomique, comme la Banque Centrale de l’Equateur. D’autres institutions furent mises à rude épreuve, en particulier les forces armées, lorsque le gouvernement commit cet acte d’aliénation de la souveraineté nationale.
Dans un pays sans véritable vie démocratique, le résultat de cette désinstitutionnalisation et de la politique économique accompagnant la dollarisation n’a pu être que la marginalisation économique, sociale, ethnique et politique d’importants secteurs de la population, enlisés dans la pauvreté. La distribution des ressources a évolué en leur défaveur. Des études récentes indiquent que le nombre de pauvres a rapidement augmenté depuis l’instauration du régime de dollarisation. La suspension de l’activité des banques, le gel des dépôts, et les efforts de sauvetage des banques grâce à des ressources publiques (sans pour autant éviter des fermetures définitives) entraînèrent un considérable transfert de ressources de la population vers le système financier privé. Les deux décennies d’ajustement tortueux et incohérent, surveillé par le FMI, s’étaient déjà traduites par un coût social élevé, avec le doublement de l’indice de pauvreté et l’accentuation des inégalités de revenus. Elles débouchent, avec la dollarisation, sur une paupérisation brutale d’une grande partie de la population équatorienne.
Initialement, le taux de conversion associé à la dollarisation (25 000 sucres pour un dollar) a profité aux secteurs productifs, en procurant aux exportations une large marge de rentabilité. Mais cet avantage de compétitivité a été très vite consommé, en raison de la difficulté à freiner le processus inflationniste au lendemain de la dollarisation et de la réappréciation du taux de change réel : l’Equateur est devenu un pays “cher”, comme le visiteur peut aisément s’en rendre compte, du moins pour certains biens et services répondant à des standards internationaux et même si d’autres prix, les prix des services d’usage local ou des produits de l’économie informelle, sont dérisoires. Cette distorsion des prix participe à la paupérisation de la population qui n’a accès qu’à des sources de revenus formellement “dollarisés” mais en rien indexés sur les prix internationaux en dollars [Cf. l’article de Maria Vela de la Paz et Pablo Jimenez, « Ecuador : el mas caro para su gente », Revista Gestión, n° 87, Quito, 2001].
La faible compétitivité structurelle du système productif équatorien et l’absence de stabilisateurs automatiques dûment organisés — comme un fonds de stabilisation pétrolière – , qui pourraient amortir les effets des chocs auxquels le régime de dollarisation est vulnérable, en menacent la viabilité. Maintenant que l’aubaine d’un prix du pétrole élevé au démarrage de la dollarisation est passée, les principaux facteurs qui garantissent cette viabilité au niveau de la balance des paiements sont l’appui financier du FMI et les transferts des émigrants. On estime que 500 000 équatoriens ont émigré au cours des deux dernières années, notamment en direction des Etats-Unis, de l’Espagne et de l’Italie : les pauvres exilés assurent la marche de la dollarisation !
L’évolution macroéconomique récente : éléments de stabilisation, déséquilibres latents
Tandis qu’en Argentine le système de convertibilité — système monétaire qui n’est pas sans parenté avec la dollarisation — s’est effondré, l’Equateur enregistre paradoxalement un regain de croissance sensible en 2001 (près de 5 %), dépassant un peu le rythme prévu par les autorités économiques (4,6 %). Ce sera, selon les estimations récentes de la CEPAL, le plus fort taux de croissance de l’Amérique latine en 2001. Bien sûr, l’effet OCP (Oleoducto de Crudos Pesados) pèse lourd dans cette performance : il s’agit de la construction d’un nouvel oléoduc destiné à acheminer des bruts lourds depuis l’Amazonie jusqu’à la côte et un tel investissement exerce un effet d’ordre de grandeur macroéconomique massif dans le cas de l’économie équatorienne. Cet investissement avait été différé depuis dix ans et sa construction effective s’est engagée en 2001.
Tableau 1. Offre et demande de biens et services dans l’économie équatorienne (taux de variation annuels en volume)
1997 | 1998 | 1999 | 2000 | 2001 | |
PIB | 3,4 | 0,4 | -7,3 | 2,3 | 4,6 |
Importations | 8,8 | 5,5 | -39,0 | 18,7 | 25,9 |
Consommation privée | 2,0 | 1,8 | -10,4 | 1,8 | 2,6 |
Formation brute de capital | 4,0 | 6,3 | -35,5 | 10,5 | 30,5 |
Exportations | 4,3 | -3,2 | -0,4 | -0,2 | 7,8 |
Source : Banque Centrale de l’Equateur.
Cette croissance, dont la nature confirme le caractère d’enclave du secteur pétrolier équatorien, est accompagnée par une très forte croissance des importations (Cf. tableau 1), qui est le produit à la fois des inputs nécessités par le projet OCP et de la faible compétitivité-prix de l’économie équa-torienne, dont les prix de revient sont parmi les plus hauts en Amérique latine.
La portée de la croissance élevée du volume des exportations doit elle-même être relativisée car, en valeur nominale, il s’agit d’un recul, en raison de la baisse des prix d’exportation, du pétrole mais aussi d’autres produits importants pour l’économie équatorienne. Cette situation se reflète dans le déclin continu et prononcé des termes de l’échange au cours de l’année 2001, ce qui constitue une menace pour le régime de dollarisation, car il nécessite des entrées nettes régulières de devises (graphique 1).
Enfin, le niveau de PIB atteint en 2001 ne représente qu’un rattrapage partiel des niveaux atteints durant les premières années 1990, a fortiori lorsque ce PIB est comptabilisé en dollars
(selon le taux de change courant observé avant la dollarisation, et selon le taux de conversion du sucre contre le dollar après, comme c’est le cas dans le tableau 2).
Tableau 2. PIB de l’Equateur (en millions de dollars courants)
1995 | 1996 | 1997 | 1998 | 1999 | 2000 | 2001 |
18 006 | 19 157 | 19 760 | 19 710 | 13 769 | 13 649 | 17 810 |
Source : Banque Centrale de l’Equateur.
La croissance de la production, compte tenu de sa nature, n’a pas eu d’effets majeurs sur l’emploi. Bien que le nombre de personnes déclarées en chômage ou en situation de sous-emploi ait diminué depuis l’année 2000, plus de la moitié de la population économiquement active se trouve dans l’une de ces situations. De plus, ces mesures sont évidemment biaisées, puisqu’elles ne prennent pas en compte l’importante émigration qui a pris, ces deux dernières années, une véritable allure d’exode.
Les salaires sont très bas. Le revenu théorique des travailleurs assujettis au régime du salaire minimum vital est de 127 dollars par mois, ce qui couvre à peine 40 % du coût du panier de consommation familial (320 dollars). L’inflation persistante a réduit le pouvoir d’achat salarial. La croissance des importations de biens de consommation s’explique par le bénéfice de la dollarisation pour de petits secteurs de la population à revenus élevés.
La dollarisation a certes évité l’hyperinflation déclarée. Bien que l’année 2000 ait enregistré le taux d’inflation le plus élevé (91 %) de l’histoire équatorienne, le changement de régime monétaire a refroidi les anticipations inflationnistes des agents économiques. En dépit de l’élimination de la capacité d’émission de monnaie primaire par la banque centrale, l’inflation avait atteint son point culminant, de l’ordre de 100 % l’an, au cours du premier semestre de la dollarisation. Elle portait encore la marque des importantes injections de liquidités pratiquées par la Banque Centrale en 1999, afin de couvrir le coût en capital des défaillances bancaires (estimé à 25 % du PIB), ainsi que des hausses de prix induites par l’ultime dévaluation de la défunte monnaie équatorienne. La diminution du rythme d’inflation est nette au cours de 2001 et converge vers les 20 % l’an (graphique 2), mais l’incertitude demeure sur les délais nécessaires pour un alignement sur les normes internationales. Surtout, la structure des prix relatifs fait problème : l’inflation est en décroissance dans le secteur des biens “échangeables”, soumis à la concurrence internationale, mais l’inertie du mouvement inflationniste est bien plus prononcée dans le secteur des biens ou services “non échangeables”, relevant du secteur abrité prioritairement concerné par la consommation interne.
Et l’expérience équatorienne des deux dernières décennies a tendance à montrer qu’il est plus aisé de passer d’une inflation de 100 % l’an à une inflation de 20 % que de franchir le palier supplémentaire en direction de 10 % l’an, en raison notamment des pressions inflationnistes résurgentes sur les tarifs et taxes publics, qui sont aussi la source récurrente de spectaculaires mécontentements populaires.
Tableau 3 : Principaux indicateurs macro-économiques récents de l’Equateur
1999 | 2000 | 2001
(estimations) |
|
En taux de variation annuel ( %) | |||
Prix à la consommation | 60,7 | 91,0 | 24,6 |
Salaire minimum réel | -10,7 | -3,5 | 11,7 |
Taux de change réel effectif
(signe négatif = appréciation réelle) |
37,4 | 12,0 | -28,6 |
Termes de l’échange | 6,6 | 16,5 | -8,1 |
En pourcentage | |||
Taux de chômage urbain | 14,4 | 14,1 | 10,9 |
Déficit budgétaire / PIB | -4,7 | 0,4 | 0,3 |
Taux d’intérêt réel créditeur | -2,0 | -43,3 | -28,3 |
Taux d’intérêt réel débiteur | 7,9 | -39,9 | -20,9 |
En millions de dollars | |||
Exportations de biens et services | 5263 | 5793 | 5670 |
Importations de biens et services | 4073 | 4582 | 6689 |
Balance courante | 955 | 1383 | -823 |
Balance des capitaux | -1846 | -1167 | 518 |
Balance globale | -891 | 216 | -305 |
Source : CEPAL.
Dollarisation et globalisation : une relation contradictoire
La dollarisation, qui traduit, dans un monde globalisé, la force de la référence au dollar, peut paradoxalement induire, pour le pays qui adopte ce régime sans avoir une compétitivité suffisante, un biais anti-exportation prononcé car sa capacité de pénétration des marchés étrangers s’érode, en même temps que la monnaie “forte” (par dollar interposé !) incite aux importations faciles. Le pays s’expose alors à terme à se voir exclu de cette économie globalisée, alors même qu’il croyait détenir la clef d’une insertion définitivement crédible en son sein. L’Argentine, dont le régime de convertibilité constituait l’antichambre d’une dollarisation complète, vient d’en faire l’amère expérience.
L’épée de Damoclès menacera rapidement l’Equateur. Dès l’année 2001, alors que la valeur des exportations se réduit (- 2,7 %), celle des importations explose (+ 45,9 %) (Cf. tableau 3). La rapide réappréciation du taux de change réel[4], depuis l’entrée en vigueur de la dollarisation, a concouru à cette dérive (Cf. graphique 3).
En 2001, la balance courante a enregistré un déficit de 823 millions de dollars, soit 4,6 % du PIB, ce qui renverse la tendance à l’excédent des deux années précédentes, lorsque la récession avait brutalement comprimé les importations. Les transferts courants, principalement les transferts des émigrants équatoriens, se sont maintenus aux environs de 1300 millions de dollars et ont contribué à compenser le déficit chronique des services et des revenus des facteurs. L’évolution de ces dernières rubriques a néanmoins été favorisée par l’allègement des intérêts payés, à la suite de la restructuration de la dette externe obtenue en août 2000 et grâce au repli des taux d’intérêt internationaux au cours de l’année 2001. Les entrées de capitaux à long terme — essentiellement l’investissement étranger associé au secteur pétrolier — a atteint le chiffre record de 1 370 millions de dollars. Mais la considérable sortie de capitaux privés de court terme eut pour conséquence que le solde net ne fut plus que de 518 millions de dollars. Le solde global de la balance des paiements a enregistré un déficit dépassant les 300 millions de dollars, dont les deux tiers ont été financés par des crédits du FMI. La dette extérieure de l’Equateur (environ 13,5 milliards de dollars soit de l’ordre de 75 % du PIB), n’a pas accusé de variations majeures mais son poids reste éprouvant.
A terme, le problème crucial concerne l’évolution du taux de change réel. Fin 2001, l’avantage de compétitivité procuré par la dévaluation préalable à la dollarisation est complètement consommé (graphique 3). Or, la viabilité du régime de dollarisation dépend de sa capacité à impulser une plus grande efficacité productive. Amorcer un rattrapage productif sur les économies plus développées suppose, pour l’Equateur comme pour d’autres pays, non seulement une gestion macroéconomique et une politique d’ouverture adéquates, mais de véritables politiques de développement. Celles-ci incluent des actions de nature horizontale, qui améliorent la compétitivité systémique du territoire national (comme les infrastructures, en très mauvais état en Equateur), des actions de nature microéconomique, qui facilitent en particulier l’accès des entreprises à des technologies plus élaborées[5]. En cette matière, le bilan des deux premières années de la dollarisation n’est pas loin de la nullité.
L’Equateur est confronté à la nécessité de définir une nouvelle stratégie d’insertion internationale, adaptée à la rigidité du régime de dollarisation. La dévaluation étant exclue, la politique macroéconomique n’a guère d’autre choix que de privilégier la convergence de l’inflation sur les standards internationaux. Mais l’engagement de l’ample processus de reconversion productive qui créerait les conditions de productivité et de compétitivité assurant la viabilité du régime de dollarisation n’est pas aujourd’hui tangible.
Le destin erratique de l’intégration andine
La dollarisation de l’économie équatorienne, qui est une tentative d’importer ordre et stabilité en son sein, a été adoptée en vue de poursuivre et d’approfondir le processus d’ouverture. Pourtant, cette décision contribue à affaiblir très fortement les perspectives, déjà défaillantes, de l’intégration régionale andine. En ce sens elle reflète pour partie la position des élites dominantes, selon laquelle cette intégration n’aurait guère de sens face à l’initiative, impulsée par les Etats-Unis, de la Zone de Libre-échange des Amériques (ALCA : Area de Libre Comercio de las Americas).
En dépit de la réactivation du commerce intra-régional au cours des dernières années, les difficultés se sont accentuées au sein de la Communauté Andine des Nations[6], en raison de la non-exécution des engagements et règlements décidés en commun et de la multiplication des récriminations réciproques. Le manque de volonté politique interfère avec l’inadaptation des règlements en vigueur. Comme, de plus, l’Equateur enregistre des déficits commerciaux persistants avec la plupart des pays membres de la CAN, certaines fractions du patronat équatorien et le ministre des Relations Extérieures lui-même ont allégué ces difficultés pour mettre en avant l’opportunité pour l’Equateur de se retirer de la Communauté andine.
La dollarisation de l’économie équatorienne ajoute de nouveaux et graves éléments d’incertitude. Elle ne renforce pas la perspective de l’intégration régionale, qui, en dépit de ses difficultés, constitue pourtant la meilleur réponse à un processus de globalisation profondément inégal et ségrégatif. Mais les résultats bien faibles de l’intégration andine, les tergiversations récurrentes des pays membres et l’adoption unilatérale du régime de dollarisation par l’Equateur ne permettent guère d’escompter pour l’instant un développement positif de la Communauté Andine[7].
La dollarisation équatorienne, un régime monétaire à hauts risques.
Quelles perspectives peut-on escompter au terme des deux premières années d’exercice du régime de dollarisation en Equateur ?
La dollarisation a été conçue comme un recours extrême dans la recherche désespérée d’une stabilisation de l’économie équatorienne. Outre la perte du seigneuriage[8], le coût fondamental de cette décision réside dans l’abandon de la souveraineté monétaire et cambiaire. L’offre de monnaie est désormais directement contrainte par la balance des paiements et suppose une entrée nette de devises pour être alimentée. En l’absence de dispositifs de régulation adéquats, les mouvements de devises peuvent en conséquence exercer des effets cycliques prononcés. A la différence du régime de convertibilité argentin, qui disposait encore de l’ultime recours de la dévaluation et l’a finalement utilisé (mais dans quelles conditions !), l’Equateur ne dispose désormais, du côté du régime de change, d’aucun moyen pour amortir des chocs externes et leurs conséquences socio-économiques. Il n’y a plus de “soupapes de sécurité” ! La politique monétaire des Etats-Unis, attentive au déroulement du cycle américain, ne se soucie guère de sa coïncidence avec les mouvements de la conjoncture équatorienne. Le risque d’un excès procyclique, d’une incapacité à corriger des fluctuations trop prononcées, est partie prenante du régime de dollarisation [9].
L’économie équatorienne est hautement exposée au risque de fuite des capitaux. L’ouverture indiscriminée de sa balance des capitaux pourrait susciter des crises financières analogues à celles que l’Equateur a déjà éprouvées en 1995 et 1998-99 et qui se sont alors traduites par des sorties de capitaux et des défaillances bancaires, sources de considérables transferts de ressources. De telles crises pourraient s’alimenter des difficultés de compétitivité éprouvées par l’économie équatorienne, a fortiori si les pays partenaires ou concurrents laissent leur monnaie se déprécier par rapport au dollar. La faible productivité de l’économie équatorienne, en raison de ses carences technologiques et de la basse qualification de sa main d’œuvre, et les coûts élevés de production, suscités notamment par les déficiences des infrastructures et services publics, ne permettent pas, en l’état actuel, de garantir la soutenabilité du régime de dollarisation.
Dans le domaine budgétaire, si l’évasion fiscale a été réduite par l’amélioration de l’efficacité de l’administration de collecte des impôts, la dépendance est forte à l’égard de revenus pétroliers incertains, au demeurant préaffectés à certaines dépenses [10]. Les fluctuations du prix du baril sur le marché international affectent fortement les finances publiques nationales. En l’absence d’un fonds de stabilisation pétrolière, la politique budgétaire — désormais l’unique instrument de gestion macroéconomique à la disposition des autorités dans le contexte de la dollarisation — est très vulnérable. De plus, une grande part des recettes fiscales (environ 40 % en 2001) est destinée au service de la dette externe, au détriment des dépenses sociales.
Le régime de dollarisation est, encore plus que d’autres régimes de change, motivé par le souci de la stabilisation macroéconomique à court terme. Il n’est pas en mesure, par lui-même, d’affronter les graves problèmes structurels de l’économie équatorienne. Si les éventuels résultats positifs en matière de stabilisation macroéconomique ne sont pas relayés par des réformes profondes qui s’attellent conjointement à la démocratisation de la vie sociale et politique, à la redistribution plus équitable des ressources et à la dynamisation du système productif, le régime de dollarisation chutera, tôt ou tard. Sa vulnérabilité majeure, en effet, réside dans l’absence de perspectives et d’outils qui concourent à améliorer, sur le long terme, la gouvernabilité de la société équatorienne et la capacité d’action des institutions sur l’allocation des ressources, les structures productives et le développement du facteur humain.
Notes:
* Directeur adjoint du département des Etudes , Observatoire Français des Conjonctures Economiques, Paris et Professeur associé à l’Université Pierre Mendès-France, Grenoble.
** Professeur de Macroéconomie, Ecole polytechnique Nationale, Quito, Equateur.
[1] C’est aujourd’hui l’appellation revendiquée par les groupes et mouvements concernés eux-mêmes.
[2] L’ancien directeur général du FMI lui-même, Michel Camdessus, après une visite officielle en Equateur exprima sa préoccupation à propos de « la relation incestueuse entre banquiers, gros entrepreneurs et politiciens, qui fait obstacle à la viabilité de la politique économique en Equateur ».
[3] « L’extrême obéissance suppose de l’ignorance dans celui qui obéit; elle en suppose même dans celui qui commande. Il n’a point à délibérer, à douter, ni à raisonner; il n’a qu’à vouloir » Montesquieu, l’Esprit des lois, Livre IV, chapitre III.
[4] Tel qu’il est défini dans le texte, le taux de change réel effectif d’une économie rapporte les prix moyens de ses partenaires commerciaux (pondérés par la structure géographique de ses échanges) à ses propres prix, après conversion dans une même unité monétaire aux taux de change nominaux en vigueur. Sa diminution correspond à l’appréciation réelle de la monnaie nationale. Dans le cas d’une économie dollarisée, ce taux de change réel va dépendre du taux de change nominal du dollar à l’égard des devises des partenaires de l’Equateur et des évolutions de prix comparées entre l’Equateur et ces mêmes partenaires. Si ceux-ci connaissent au même moment une dépréciation de leur monnaie par rapport au dollar, la compétitivité de l’économie dollarisée (ou en régime dit de convertibilité) va souffrir. C’est bien un des problèmes qui s’est posé à l’Argentine.
[5] Cf. l’article de Juan Falconi Morales, « Competitividad externa y dolarizacion : ¿ viejos problemas, nuevas ideas ? », in Salvador Marconi (editeur), Macroeconomia y economia en dolarizacion, Abya-Yala, Quito, 2001.
[6] La Comunidad Andina de Naciones (CAN) est la forme actuelle prise par un projet d’intégration déjà ancien, mais régulièrement hésitant, qui rassemble la Bolivie, la Colombie, l’Equateur, le Pérou et le Vénézuela.
[7] Cf. l’article de Marco Romero Cevallos, « Integracion andina y dolarizacion en Ecuador ? », in Salvador Marconi (éditeur), op.cit.
[8] Le seigneuriage désigne les gains, pour l’institution disposant du monopole de l’émission de monnaie centrale, qui résultent de l’émission de passifs monétaires ne générant aucune obligation et permettant d’acquérir des actifs rapportant intérêt.
[9] Cf. l’article de Wilma Salgado T., « Dolarizacion y globalizacion : lecciones de la experiencia ecuatoriana », in Salvador Marconi (editeur), op.cit.
[10] C’est le système dit des “preasignaciones presupuestarias”.