Pierre-Yves Péguy*
Les entreprises de chemin de fer de l’Afrique francophone ont connu une dégradation de la situation à partir des années 80 en dépit des efforts de modernisation et d’investissement réalisés au cours de la décennie précédente. Le nombre de voyageurs déplacés, les volumes de marchandises transportées ont stagné voire diminué par rapport aux années précédentes. Confronté à une concurrence accrue de la route, le transport ferroviaire a vu ses parts de marché progressivement réduites. Cette détérioration de la santé des entreprises a été également manifeste sur le plan financier. Faute de moyens financiers, les programmes d’entretien de l’existant et d’investissement ont été très fortement limités. Les facteurs explicatifs de cette situation sont nombreux et de nature différente. Exogènes pour certains[1], ils ont renforcé les effets négatifs de facteurs endogènes, liés à la gestion de l’entreprise. Des cercles vicieux se sont enclenchés, conduisant un grand nombre de régies à des situations intenables (Péguy, 1996).
Sur le plan macro-économique, les Etats de l’Afrique sub-saharienne ont adopté, dans le cadre des programmes d’ajustement structurel, des mesures qui visent « à restructurer l’économie et à réduire les déséquilibres financiers afin d’accroître la compétitivité de la production nationale et d’asseoir les bases d’un développement économique et social durable » (FMI, 1995). Le secteur des transports et, en particulier celui du ferroviaire, n’ont pu rester en marge de ce mouvement de réforme de l’économie. Il s’est traduit, ou est sur le point de l’être, pour de nombreuses sociétés publiques[2], par un processus de désintégration verticale. Les bailleurs de fonds ont ainsi plaidé pour une séparation entre infrastructure et exploitation. Ils ont même conditionné leur financement dans un grand nombre de cas à cette option.
Cette option de la séparation n’est pas immédiate dans la théorie économique mais elle tend à s’imposer sur la base de certains développements, comme nous le verrons dans une première partie. Nous dresserons dans une deuxième partie un état d’avancement des reformes ferroviaires selon les pays avant d’envisager des points délicats liés à la mise en place de ces concessions ferroviaires.
1 – Analyses théoriques
1.1 – De l’intégration…
Les entreprises de chemin de fer de l’Afrique sub-saharienne ont évolué pour l’ensemble, dans le cadre d’un monopole intégré jusqu’à ces dernières années. Un opérateur unique et généralement public, assurait les fonctions de gestionnaire d’infrastructure et d’exploitant des trains. Cette situation trouvait sa justification dans un certain nombre d’analyses théoriques.
La théorie économique standard porte un regard plus nuancé sur la question des monopoles que la représentation collective, qui associe souvent monopole et abus en termes de prix notamment. La situation de concurrence pure et parfaite reste bien la référence pour l’organisation des marchés. En comparant situation concurrentielle et monopole, il apparaît que ce dernier se traduit par des prix plus élevés pour les biens et des quantités produites plus faibles. Mais elle reconnaît aussi que dans certaines situations, il est préférable pour la collectivité, d’avoir une seule entreprise plutôt qu’un grand nombre assurant une production donnée à destination des consommateurs. Ces situations correspondent à des monopoles naturels, caractérisés par des coûts fixes importants et des rendements d’échelle croissants. Autrement dit, on aurait affaire à un monopole naturel si la fonction de coût C est sous-additive : le transport comme l’énergie ou les télécommunications font face à des coûts fixes d’installation importants et connaissent également des rendements d’échelle croissants.
A cet argumentaire relativement classique pour le monopole, s’ajoute celui, plus original, développé par J. Schumpeter (1942). Loin de dresser pour autant un panégyrique des cas d’offreurs uniques, il s’efforce de préciser la portée des critiques du monopole par la théorie standard. Ce domaine de validité est conditionné par les différences de techniques de production mises en œuvre ou non par le monopole. « Bien entendu si, comme c’est le cas dans les cartels ordinaires, les méthodes de production, d’organisation, etc., ne sont pas améliorées par la monopolisation ou en liaison avec elle, le théorème classique relatif aux prix et production du monopole retrouve toute sa portée et on peut en dire autant d’une autre opinion courante, d’après laquelle la monopolisation exercerait un effet soporifique : il n’est pas difficile de découvrir également des cas de cette nature, mais on ne saurait fonder sur eux aucune théorie générale » (p. 146).
Il insiste sur l’idée que les surprofits, liés à la possibilité pour l’entreprise de fixer des prix supérieurs à ce que l’allocation optimale des facteurs autoriserait dans un cadre concurrentiel, permettent le financement des innovations. Les consommateurs subiraient, dans un premier temps, des prix plus élevés mais ils bénéficieraient, dans un second temps, d’un gain de surplus de bien-être sous la forme d’un développement de nouveaux produits et services. La situation de monopole ne constituerait alors pas pour Schumpeter un « mol oreiller » pour le producteur unique si celui-ci engage des efforts suffisant en termes de recherche de nouveaux procédés et de services rendus.
D’autres arguments ont été mobilisés en faveur de l’intégration. A la suite des travaux de R. Coase (1937), O. Williamson (1975) s’interroge sur les formes d’organisation souhaitables des institutions. Le marché, première forme d’organisation possible, est relativement bien adapté dans le cas de transactions fréquentes portant sur des actifs sans grande spécificité et existant en nombre suffisant. Le recours au contrat, deuxième forme possible d’organisation, qui définit les obligations de chacun des partenaires apparaît préférable au marché dans le cas où les transactions sont importantes et pour lesquelles émergent des actifs de plus en plus spécifiques. En recherchant la diminution des aléas, cette forme d’organisation se traduit cependant par une augmentation des coûts de transaction externe tant pour la préparation que le suivi de l’exécution du lien contractuel. A un certain niveau de coûts de transaction externe, l’intégration de ce service dans la firme, troisième forme d’organisation, apparaît comme la solution préférable. Les fonctions externalisées pour lesquelles les coûts de transaction deviennent rédhibitoires sont désormais intégrées au sein de la firme ou de la hiérarchie.
Cette situation s’est particulièrement vérifiée dans le domaine du transport ferroviaire où les compagnies nationales étaient des monolithes pour un très grand nombre de fonctions.
Des travaux plus récents (Katz, Shapiro (1985), Farrell, Saloner (1986)…), centrés sur l’économie des réseaux, ont mis en avant les avantages, en particulier pour le consommateur, de l’intégration de différents services. Ainsi, l’utilité de la consommation d’un bien réseau augmente avec le nombre de personnes. Ces effets de club se doublent également d’« externalités d’offre » (ou aussi d’« effets de réseaux indirects », d’« externalités de demande »). Assurer une liaison supplémentaire sur un réseau offre une externalité aux utilisateurs actuels du réseau et incite un utilisateur potentiel à recourir à ce réseau pour rejoindre un grand nombre d’utilisateurs ou de destinations. La plus ou moins grande compatibilité des réseaux entre eux offre des possibilités de concurrence variées. Ces analyses insistent en tout cas sur les avantages croissants des réseaux les plus intégrés et les plus compatibles.
1.2 – … à la dé-intégration
D’autres travaux théoriques, en particulier ayant trait à la sociologie des organisations (Crozier, 1965) et à la théorie de la bureaucratie (Niskanen, 1971) ont mis en exergue les dérives de monopoles intégrés. Elles se traduisent, selon les cas, par de la sur-qualité, une surproduction, du gaspillage ou des surcoûts. L’intégration a permis de réduire des coûts de transaction externe. Mais des coûts de transaction internes peuvent avoir tendance à s’accroître et dépasser dans certaines organisations ceux enregistrés dans le cadre de contrat. L’organisation bureaucratique peut ainsi même à terme apparaître comme inefficace pour la collectivité. A ce désavantage s’est ajoutée une asymétrie d’informations croissante entre les autorités de tutelle, en charge en particulier des dotations budgétaires versées, et des dirigeants d’entreprises ferroviaires, au détriment des premiers. A contrario, ces derniers ont tiré profit de cette asymétrie pour accroître leur « budget discrétionnaire ». Les outils mis en œuvre dans la régulation de ces monopoles étaient largement soumis aux informations fournies par l’opérateur. Leur caractère incitatif à plus d’efficacité était donc plus ou moins opérant. Enfin, dans un certain nombre de cas, les dotations financières entre l’Etat et ces régies monolithiques ont été inversées au détriment de ces dernières.
Non soumise à la sanction de la concurrence, à la différence d’une entreprise commerciale qui aurait supporté les erreurs de ses choix d’investissement et de stratégie, les entreprises ferroviaires ont pu se maintenir en faisant supporter leur coût de maintien en activité à l’ensemble de la collectivité. Dans une grand nombre de cas, elles n’ont pas été incitées à plus d’efficacité et ont préféré « une vie tranquille »[3].
Au-delà de certaines spécificités, les expériences menées dans les différents pays ont pour point commun d’introduire une pression concurrentielle sur les opérateurs de transport. La concurrence est double, au sein du mode ferroviaire, lors de la sélection des concessionnaires et entre les différents modes de transport, routier et ferroviaire principalement. Compte tenu de la configuration des réseaux africains, qui se limitent généralement à quelques voire à une ligne, il est difficile d’envisager une « concurrence sur la voie » dans le cadre d’un open access. Cette option limite les rentes informationnelles des opérateurs et évite la « capture » des autorités de tutelle par les opérateurs. Elle n’est également pas sans incidences favorables sur les finances publiques.
2 – Une mise en concession des réseaux : état des lieux
La forme retenue pour cette désintégration verticale est celle de la mise en concession privée. Le recours à ce principe de convention n’est pas nouveau. Des services comme la distribution de l’eau, les télécommunications, l’énergie opèrent déjà de par le monde dans ce cadre-là. Pour le transport ferroviaire, un certain nombre de pays comme l’Argentine, le Brésil, le Mexique, le Chili, la Colombie, la Bolivie, le Pérou, le Guatemala avaient déjà expérimenté cette forme de désintégration verticale.
Celle-ci prévoit que l’infrastructure reste propriété de l’Etat par l’intermédiaire, selon les cas, d’une société de patrimoine. L’exploitation des trains est confiée en revanche à une entreprise privée. Le choix de cette dernière se fait par l’intermédiaire d’un appel d’offre international en deux grandes étapes successives. La première est une présélection au cours de laquelle les capacités techniques et l’assise financière des candidats sont appréciées. Une fois cette présélection établie, une seconde intervient là aussi en deux temps. Les candidats sont invités à fournir un plan d’entreprise pour le moyen terme dans un premier temps. Ceux-ci sont évalués et servent de base de sélection. Dans une second temps, il est demandé aux candidats à la concession une offre financière. Le critère déterminant est le niveau de la redevance actualisée proposée par les concessionnaires potentiels en contrepartie de la mise à disposition de l’infrastructure et du droit d’exploiter les services ferroviaires. Le plus disant en la matière est retenu.
2.1 – Applications récentes et perspectives proches
La Côte d’Ivoire et le Burkina Faso ont été les premiers pays en Afrique francophone à engager un processus de mise en concession de l’exploitation ferroviaire. Les gouvernements de ces deux pays ont signé en décembre 1994[4] une convention avec la société SITARAIL à laquelle il revient d’assurer l’exploitation et la maintenance du matériel et de l’infrastructure concédés. L’Etat conserve la propriété du matériel et des infrastructures par l’intermédiaire de deux entreprises d’Etat, la Société Ivoirienne de Gestion du Patrimoine Ferroviaire (SIFP) et la Société de Gestion du Patrimoine ferroviaire du Burkina (SOPAFER-B), dotées respectivement d’un capital de 3 et 1 milliards de FCFA.
L’utilisation de l’infrastructure par le concessionnaire fait l’objet d’une redevance dont la détermination du montant a fait l’objet de nombreuses discussions. Il s’agit en effet d’offrir une rémunération « acceptable » aux Etats pour l’utilisation des infrastructures mais de manière également « soutenable » pour le repreneur.
Dans le cas de SITARAIL, ce péage se décompose en trois parties :
– Une rétribution pour le droit d’usage dont le montant est égal à 2 % du chiffre d’affaires annuel hors taxe pour le deuxième exercice et à 4 % pour les exercices suivants, le premier exercice étant exonéré. Celle-ci revient aux deux sociétés de patrimoine. En 1998, cette rétribution représentait 642 millions de FCFA.
– Un versement destiné à un Fonds d’Investissement et de Renouvellement (FIR), qui fait office d’amortissement du matériel. Celle-ci est forfaitaire pour la période. En 1998, le montant de ce versement s’élevait à 829 millions de FCFA.
– Une annuité correspondant au remboursement des emprunts réalisés. En 1998, 610 millions de FCFA ont été versés au titre de cette annuité.
Au total, le montant de la redevance représente en moyenne sur la période 15 % du chiffre d’affaires.
Ce principe de mise en œuvre de la reforme du transport ferroviaire est désormais retenu par un très grand nombre de pays de l’Afrique sub-saharienne. CAMRAIL est le nouvel exploitant du réseau camerounais à la place de l’ancienne REGIFERCAM. Au Gabon, une convention de concession entre l’Etat et le groupement des chemins de fer transgabonais a été signée en juillet 1999 avec une reprise effective de l’activité ferroviaire courant 2000. Le Bénin et le Niger ont fait part de leur souhait de voir dans l’avenir la ligne Cotonou-Parakou exploitée dans le cadre d’une concession privée, tout comme le Ghana. Le processus de mise en concession reprendra au Congo Brazzaville pour le CFCO dès que la stabilité du pays sera assurée. Celui est déjà bien engagé pour la RNCFM à Madagascar. Le trafic international entre le Mali et le Sénégal devrait être assurée par une société à capitaux majoritairement privées à partir de l’an 2000.
Seuls le Nigeria et la République Démocratique du Congo (ex-Zaire) n’ont pas encore adopté de principe clair de gestion de leur activité ferroviaire.
2.2 – Des modalités de mise en œuvre de cette réforme pas toujours identiques selon les pays
Les délicates questions de la reprise des agents et de la délimitation des activités
Un des enjeux des négociations entre les gouvernements et les concessionnaires éventuels est le dimensionnement des effectifs dans la future société. Les intérêts divergents sur cette question entre les deux parties rendent délicates et laborieuses les discussions. Les premiers, par crainte d’explosions sociales, souhaitent voir le concessionnaire reprendre le plus grand nombre possible de personnes alors que le concessionnaire veut, dans un souci de maîtrise des coûts de production, limiter leur nombre.
Dans le cas de la Côte d’Ivoire, du Burkina Faso et de SITARAIL, un premier accord avait été trouvé pour la reprise de 2 400 agents sur les 3 470 agents que comptaient la SICF et la SCFB[5]. La dévaluation du FCFA de janvier 1994 a conduit SITARAIL à diminuer son projet d’offre de transport de voyageurs et à limiter les effectifs repris à 1 815 personnes soit une diminution de 47 % des effectifs. Depuis, la société SITARAIL a procédé à quelques embauches. Les effectifs en 1997 étaient de 1 856 agents.
Pour la REGIFERCAM, le montant maximum des effectifs arrêtés dans le cadre des travaux préparatoires de la concession de 3 000 agents. Par rapport aux effectifs actuels, près de 500 agents sont donc dans une situation incertaine.
A titre de comparaison, le réseau argentin comptait plus de 90 000 agents contre moins de 16 000 après la phase de mise en concession de réseaux distincts.
Par ailleurs, toutes les activités de la régie précédente n’entrent pas dans le champ de la convention de concession. Ainsi dans le cas du RNCFM, seul le réseau Nord fera l’objet d’une mise en concession. Le RNCFM comptait pourtant trois autres entités : le complexe industriel du bois d’Anbasibe (CIBA)[6], la station de concassage de Nandihizana (SCI)[7] et le réseau sud[8]. Ces trois entités seront privatisées.
Durée des concessions
Les conventions de concession arrêtées jusqu’à présent et envisagées pour le futur fixent des durées d’exploitation différentes selon les pays. Cette durée est soumise cependant à deux bornes. Une durée trop faible ne permet pas au concessionnaire de bénéficier des efforts faits pour remettre en ordre de marche l’exploitation ferroviaire. Autrement dit, celle-ci n’est pas suffisamment attractive pour un repreneur éventuel qui supporterait de lourdes charges en étant privé des dividendes de son investissement. A l’opposé, une durée de concession trop longue n’est plus suffisamment incitative pour le concessionnaire. Cette durée peut engendrer la création de rente de situation, contraire à la philosophie qui a présidé à la passation de convention. La durée de la convention de concession est ainsi de 15 ans pour la société SITARAIL. La durée envisagée est de 20 ans pour le transgabonais, le RNCFM, la REGIFERCAM.
Dans le cas du CFCO, compte tenu des travaux de réfection des voies qu’il est prévu de demander au repreneur éventuel, la durée de concession serait de 20 ou 25 ans.
Le principe d’une poursuite de l’activité par la société concessionnaire au-delà de cette période initiale est envisagé également dans de nombreuses conventions. Il est ainsi prévu des concessions glissantes qui permettent de prolonger de 5 ans la concession initiale. Ce type de concession est envisagé pour le CFCO, le transgabonais et le RNCFM.
La répartition du capital de l’entreprise
Les conventions de concession arrêtées ou envisagées dans un proche avenir considèrent qu’une majorité du capital doit revenir à un actionnaire de référence. Cette majorité lui confère le pouvoir de décision. L’actionnaire de référence est également associé à des opérateurs locaux.
La part qui revient aux Etats est variable. A titre d’exemple, la convention de concession entre SITARAIL et les gouvernements de la Côte d’Ivoire et du Burkina arrête la participation de chacun de ces derniers à hauteur de 15 % du capital, soit 30 % du capital total. Au Cameroun, cette part revenant à l’Etat est moindre. Elle s’élève à 10 % du capital total. Les travaux préparatoires de la convention pour le transgabonais et le réseau malgache prévoient une participation moindre pour l’Etat, de l’ordre de 10 % du capital total.
Enfin une partie du capital est attribuée au personnel de la société. Celle-ci varie entre 3 et 5 % selon les pays.
La propriété du matériel et les financements
Dans les concessions de première génération comme celle de SITARAIL, il est prévu que le matériel reste la propriété des Etats par l’intermédiaire des sociétés de patrimoine. Cela n’interdit pas pour autant le concessionnaire de pouvoir acquérir en propre du matériel. En matière de financement, les concessions de première génération confèrent à l’Etat le rôle de mobiliser l’essentiel des emprunts tant pour les investissements d’infrastructure que de matériel. Le concessionnaire se charge de couvrir par le biais des redevances le service de cette dette.
Les concessions de deuxième génération tranchent par rapport aux précédentes. Le matériel est vendu au concessionnaire et non plus loué par ce dernier. Le concessionnaire n’est pas tenu de racheter la totalité de ce matériel. En matière de mobilisation des financements, le rôle du concessionnaire est également renforcé. Les crédits accordés par l’AID de longue durée ne sont, de par les statuts de la Banque mondiale, octroyés qu’aux seuls Etats mais ceux-ci les rétrocèdent aux concessionnaires. Pour les financements de matériels roulants, les concessionnaires peuvent solliciter des banques commerciales et des institutions spécialisées dans le financement des entreprises privées. Dans le cadre de ces concessions, les sociétés de patrimoine n’ont plus lieu d’être.
Prévention contre les abus de position dominante et existence de période d’exclusivité
En cas d’abus de position dominante, les conventions de concession accordent à l’Etat le droit d’autoriser l’accès à l’infrastructure à d’autres opérateurs. Ces derniers versent alors un péage au concessionnaire. Des périodes d’exclusivité pour l’utilisation des infrastructures ferroviaires par le concessionnaire désigné sont néanmoins arrêtées dans les conventions. Ces périodes sont généralement d’une durée de l’ordre de quelques années. Dans le cas de SITARAIL, celle-ci est de 7 ans. Les positions en la matière ont cependant évolué. Les projets de convention à venir, pour le transgabonais, le CFCO ne prévoient plus ce type de période. On observe donc un tendance à l’allongement des concessions avec une suppression des périodes d’exclusivité.
Cette vigilance à l’égard de positions dominantes est d’autant plus nécessaire que les repreneurs exercent déjà des activités de transporteurs, de transitaires et de chargeurs. Ce souci des nouveaux concessionnaires de maîtrise voire d’intégration, non plus d’un maillon, mais de l’ensemble de la chaîne de transport est la source de nombreux gains d’économies d’échelle tant pour le concessionnaire que pour la collectivité. Cette dernière profitera, en outre, de coûts de transport moindres pour l’expédition de ces produits sur les marchés et pour l’approvisionnement en intrants et en produits finis. Les acteurs intervenants sur la chaîne seront incités à plus d’efficacité[9]. La variation du surplus global cessera d’être positive dès lors que le concessionnaire n’aura plus cet objectif. Le maintien d’une pression ou d’une menace concurrentielle potentielle est donc essentiel. Les clauses prévues à cet effet dans les conventions de concession mais également le maintien de modes alternatifs de transport[10] sont des moyens de stimulation de l’activité du concessionnaire et de prévention de toute émergence de position dominante voire de monopole.
Conclusion
Le secteur du transport ferroviaire en Afrique sub-saharienne s’est engagé dans un processus d’ajustement sur le même principe que celui que connaissent les économies nationales. La quasi totalité des Etats ont retenu le principe de la concession privée pour l’exploitation des lignes des trains.
Compte tenu du caractère relativement récent de la réforme pour un grand nombre de pays, il est difficile de dresser un état exhaustif des effets de la réforme. Nous ne disposons d’un recul suffisant que dans le cadre de la Côte d’Ivoire et du Burkina Faso. Pour ces pays, il apparaît que le trafic de marchandises est en nette croissance. Il est évalué en 1999 à 570 millions de tonnes-kilomètres contre 177 millions de tonnes-kilomètres en 1993, à la veille du changement d’opérateur. Cette reprise du trafic s’est doublée cependant d’une spécialisation de l’entreprise sur les segments les plus rentables du transport ferroviaire. Bien que l’idée contraire soit largement répandue, l’analyse sur la base de fonctions translog fait apparaître des déséconomies d’envergure dans la production combinée de voyageurs et de marchandises (Péguy, 1999). Ainsi l’opérateur s’est focalisé sur le transport de marchandises au détriment du transport de voyageurs. Le nombre de voyageurs n’a pas sensiblement augmenté depuis la reprise par le concessionnaire. Il s’est stabilisé aux alentours de 138 millions de voyageurs-kilomètres depuis le début de la concession après avoir enregistré une chute de 80 % entre 1985 et 1993.
Pour les finances publiques, l’Etat a perçu de nouvelles recettes issues des concessions. Dans le cas ivoirien et burkinabè, outre le droit d’usage déjà mentionné précédemment, l’Etat a encaissé au titre des impôts, taxes et cotisations sociales près de 1 120 millions de FCFA pour l’année 1998.
Plus généralement, ces réformes, caractérisées dans l’émergence du secteur privé, pourraient laisser penser que l’Etat n’a plus de rôle à jouer dans le secteur des transports. A contrario, elles plaident pour un rôle efficace de l’Etat qui se doit d’élaborer, de suivre et d’évaluer une politique cohérente pour l’ensemble des modes de transport. Son rôle n’est peut-être plus de faire circuler des trains, mais c’est à lui qu’incombe dans ce nouvel environnement de mettre en place des mécanismes incitatifs pour les acteurs des transports dont le rôle dans la stratégie de développement du pays n’est plus à établir.
Bibliographie
Coase R.H., (1937), The nature of the firm, Economica. Reprinted in : The firm, the market and the law, University of Chicago Press, 1988.
Crozier M., (1964), Le phénomène bureaucratique, Paris, Point Seuil.
Farrell M.J. et Saloner G., (1986), « Installed Base and compatibility : Innovation, Product Preanoncement and Predation », American Economic Review, n° 76.
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Hicks, J.R., (1935), « Annual survey of economic theory : the theory of monopoly », Econometrica.
Katz M. et Shapiro C., (1985), « Network Externalities, Competition, and Compatibility », American Economic Review, n° 75.
Niskanen W.A. Jr., (1971), Bureaucracy and Representative Government, Chicago, Aldine-Atherton.
Péguy P.-Y., (2000), « La performance des entreprises de transport ferroviaire en Afrique sub-saharienne » Actes du séminaire SITRASS, Les projets sectoriels des transports en Afrique Subsaharienne, bilan et réflexion, Cotonou, Bénin, 2-4 novembre 1999. A paraître.
Péguy P.-Y., (1996), « Le chemin de fer et la désintégration verticale : le cas des chemins de fer en Afrique francophone », Rail international-Shienen der Welt, n° 9-10.
Schumpeter J. A., (1942), Capitalisme, socialisme et démocratie, rééd. Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1974.
Williamson O.S., (1975), Markets and Hierarchies: Analysis and Antitrust Implications, New York, Free Press.
Notes:
* Laboratoire d’Economie des Transports, Université lumière, Lyon 2.
[1] Il s’agit de facteurs sur lesquels l’entreprise à peu ou pas de maîtrise. Le passage du cyclone Geralda à Madagascar a été à l’origine de l’arrêt de trafic pendant 3 mois en 1994 pour le Réseau National de Chemin de Fer de Madagascar (RNCFM). Le faible niveau d’eau du fleuve Oubangui, observé depuis plusieurs années, ne permet pas toujours d’offrir un tirant d’eau suffisant pour les pousseurs chargés d’acheminer par voie fluviale le bois du Nord du Congo et de Centrafrique jusqu’à Brazzaville pour être chargé sur le chemin de fer (CFCO).
Les modifications de l’environnement inter-national marqué par une baisse des cours mondiaux de certains produits, la dégradation des termes de l’échange, la concurrence de plus en plus vive sur les marchés avec des pays d’Asie ou d’Amérique latine ont été défavorables aux économies africaines et aux entreprises de chemin de fer.
Les troubles politiques ne sont pas à oublier. Au Congo, par exemple, le trafic ferroviaire a été suspendu en 1994 pendant deux mois suite, entre autres, aux affrontements dans le centre du pays.
[2] Un grand nombre d’entre elles étaient jusqu’à une période récente des sociétés d’Etat, des Etablis-sements Publics Industriels et Commerciaux (EPIC).
[3] « The best of all monopoly profit is a quiet life » (Hicks, 1935).
[4] L’appel d’offres a été lancé par les gouvernements fin 92.
[5] La Société Ivoirienne de Chemin de Fer comptait 2 100 agents et la Société de chemin de Fer du Burkina 1 370 agents en 1994.
[6] Le complexe produit des traverses de bois et des poteaux à destination du RNCFM et de la JIRAMA (entreprise d’eau et d’électricité de Madagascar).
[7] La station fabrique des matériaux pour l’infrastructure ferroviaire.
[8] Le réseau Sud compte 163 km de ligne entre Fianarantsoa et Manakara.
[9] Le port d’Abidjan semble profiter de ce nouveau fonctionnement de la chaîne de transport.
[10] Le maintien de l’entretien des infrastructures routières voire la construction de nouvelles voies sont des possibilités.