Alain Bonnafous*
Les années 80 ont été des années noires pour les pays les moins avancés, en particulier en Afrique sub-saharienne. La dégradation du revenu par tête et le poids de la charge de la dette ont fait oublier des carences sectorielles, celles qui ont marqué le secteur des transports n’étant pas les moindres. Aussi, les politiques d’ajustement structurel ont-elles été tout naturellement déclinées dans ce secteur qui n’avait pas peu contribué au phénomène de surendettement mais qui, pourtant, n’a pas suffisamment joué son rôle de facteur de développement.
Les plans d’ajustement structurel de transport** contiennent-ils les ingrédients nécessaires pour que les politiques nationales créent, dans ce domaine, plus de richesses qu’elles n’en détruisent ?
Pour mieux comprendre ce qu’ont pu être les politiques d’ajustement structurel en matière de transport (PST), on peut s’appuyer sur une représentation simplifiée de chacun des sous-systèmes de transport afin de repérer les modifications structurelles qui sont visées par ces « ajustements ». Je crois nécessaire d’identifier chaque sous-système par le « marché » qui le concerne. Trois principaux marchés, qui sont au cœur des PST en Afrique sub-saharienne, peuvent ainsi être distingués : celui des déplacements urbains, celui des transports non urbains de personnes et celui des transports terrestres de marchandises.
Nous ferons l’hypothèse que chacun de ces marchés renvoie à une même dynamique, mais avec des mécanismes intimes qui sont propres à chaque pays et à chaque époque. Nous pouvons alors interpréter toute politique structurelle comme une série de modifications de ces mécanismes destinées à infléchir le sous-système, c’est-à-dire cette dynamique du marché concerné.
1 – Au cœur d’un système de transport il y a un marché
Dans son acception la plus générale, un marché n’est qu’un ensemble de confrontations d’offres et de demandes qui ne présume pas de mécanismes particuliers : il peut être plus ou moins administré, plus ou moins concurrentiel, plus ou moins monopolistique, plus ou moins « formel », etc.
1.1 – Un modèle général
Indépendamment de ces différences, qui relèvent tout à la fois d’héritages historiques et de choix politiques, chaque marché peut être schématisé par quelques éléments essentiels.
Dans le modèle le plus général de ces marchés, des réseaux et des modes de transport à la fois complémentaires et concurrents, offrent des prestations qui autorisent ou induisent un certain niveau de trafic. Celui-ci se répartit entre les modes selon des arbitrages qui mettent en balance, d’une part, les prix relatifs du transport, d’autre part, les caractéristiques des offres concurrentes : la vitesse, mais aussi les fréquences, le confort, la commodité pour les transports de personnes ; la régularité et les qualités du service pour les transports de marchandises.
C’est ainsi que, sur le marché des déplacements urbains, les usagers peuvent réaliser leurs déplacements en utilisant la marche à pied, les transports collectifs (qui, lorsqu’ils existent, peuvent proposer plusieurs « réseaux »), les taxis ou leur substitut à deux roues, la voiture particulière, etc. Le choix de chacun sera lié à ses besoins de mobilité mais aussi à ses capacités de paiement des offres concurrentes qui lui sont proposées. Ces choix peuvent être, bien entendu, contraints par ces capacités de paiement. Au point de faire renoncer, dans certains cas, au déplacement ou de restreindre le choix à une solution dont l’usager est ainsi captif. Cela signifie bien que le prix joue son rôle en regard de la qualité du service offert, qu’il soit discriminant ou qu’il pèse sur un arbitrage balancé.
A leur tour, les niveaux de fréquentation des différents réseaux, qui résultent de leurs prix et avantages relatifs, détermineront la rentabilité des investissements nouveaux. Ainsi, à ces dynami-ques des marchés correspondent des dynamiques d’accumulation du capital d’infrastructure ou de matériel roulant. Elles s’entretiennent mutuellement.
Pour reprendre l’exemple des transports urbains, tel système informel de transport collectif, par exemple, trouvera sa clientèle à un niveau modeste de confort mais pour un prix accessible à un grand nombre d’usagers. La rentabilité de nouvelles lignes ou de voitures supplémentaires étant assurée, elles attireront des investisseurs qui contribueront ainsi au développement de ce réseau particulier.
S’agissant d’investissements collectifs d’infrastructures, c’est la fréquentation de la voirie par les différents modes qui l’utilisent qui assurera la rentabilité d’investissements nouveaux. Si les modes usant de cette infrastructure sont attractifs en raison de leur rapport qualité-prix, la dynamique de la demande et celle du réseau s’entretiendront mutuellement, comme cela peut être observé sur les axes routiers majeurs. S’ils ne sont pas suffisamment attractifs, la demande et le réseau s’inscriront dans une dynamique stagnante ou même régressive, comme cela a pu être observé sur des réseaux ferroviaires qui n’ont pas su résister à la concurrence routière.
1.2 – Les commandes du système par la puissance publique
Ce processus n’est pas autonome, ne serait-ce que du fait que la puissance publique détient, ou tout du moins partage, des commandes majeures de chacun de ces marchés, par lesquelles elle peut infléchir son évolution. Ces commandes sont représentées sur le schéma par des rectangles grisés.
Ces commandes concernent, tout d’abord, les deux instruments liés que sont les politiques de financement et de tarification, en particulier de tarification d’usage des infrastructures. La réglementation et son contrôle constituent un troisième instrument majeur de détermination des performances relatives des modes de transport, en particulier en matière de formation des coûts. Ces trois premières commandes jouent, ainsi, sur la compétitivité relative des modes concurrents et donc sur le niveau et le partage modal de la demande. De ce fait, elles influencent indirectement la rentabilité des nouveaux investissements, au même titre que les méthodes retenues pour leur évaluation, cette rentabilité constituant, théoriquement, la base des décisions d’investissements.
Pour des réseaux strictement privés, tel celui de l’exemple que nous évoquions précédemment de transport collectif informel, l’évaluation repose sur un calcul de rentabilité financière. Lorsque intervient un financement ou une autorisation de la puissance publique, l’évaluation intègre généralement des effets externes positifs ou négatifs et détermine ainsi une rentabilité socio-économique. Cette dernière peut justifier un financement public d’investissements à faible rentabilité financière, de même qu’elle peut justifier les subventions de réseaux déficitaires.
Si, dans la réalité, le fonctionnement des marchés du transport est nécessairement plus complexe que ne le suggère ce schéma, il reste que l’on peut considérer toute politique de transport comme un effort de maîtrise de cette double mécanique du partage modal et de l’extension des réseaux.
2 – Les ajustements structurels
De même peut-on interpréter les politiques d’ajustement structurel comme des transformations des dispositifs de commande du système. On peut classer les différentes actions en deux catégories, selon qu’elles concernent ce que l’on peut appeler la libéralisation du secteur ou la mise en cohérence des différentes commandes pour un assainissement financier du secteur.
2.1 – Vers une régulation par les coûts
En matière de déréglementation, les ajustements les plus précoces (avant même que l’on ne parle d’ajustement structurel) ont concerné le transport de marchandises.
La plupart des pays avaient hérité de la puissance coloniale ou mis en place, à un moment ou à un autre, des systèmes d’administration du secteur qui prétendaient assurer une coordination à l’aide d’instruments classiques : le contingentement de licences pour assurer un contrôle de l’offre de transport routier, ou encore des tarifications obligatoires pour assurer un contrôle des prix du transport. Mise en place pour protéger, lorsqu’il existait, un chemin de fer en difficulté ou, plus généralement, pour protéger l’usager des « défaillances du marché », cette régulation administrée s’est révélée le plus souvent impuissante à assurer ses objectifs et a même provoqué suffisamment d’effets pervers pour que, peu à peu, les gouvernements décident de s’en débarrasser.
Les travaux de l’INRETS et du LET sur les coûts du camionnage, menés à la fin des années 80, avaient montré qu’ils étaient deux fois supérieurs en Afrique sub-saharienne à ce qu’ils étaient en Europe (et cinq fois supérieurs à ceux du Pakistan !). Même s’il y avait de nombreuses autres causes à ces surcoûts que le déficit de concurrence, celui-ci a été progressivement reconnu et le choix a été fait d’une transition d’une régulation administrée vers une régulation par les coûts qui repose sur la logique concurrentielle. Les licences ne sont plus, alors, contingentées et les tarifications officielles du fret, lorsqu’elles sont maintenues, n’ont plus qu’un rôle de référence.
D’autres aspects restent souvent mal résolus, qui concernent en particulier l’efficacité des contrôles, à défaut de laquelle la réglementation qui demeure n’a pas de réalité. C’est ainsi, par exemple, que la pratique courante de la surcharge des véhicules, dont le coût social est sans commune mesure avec les avantages qu’en retirent, individuellement, les transporteurs, n’est généralement pas évitée.
C’est ainsi, encore, que le principe de régulation concurrentielle est mal respecté dès lors que des transporteurs peuvent survivre longtemps en opérant à perte et en accumulant des impayés, ce qui a le double effet de maintenir artificiellement des surcapacités et des prix trop bas pour que les opérateurs qui respectent raisonnablement l’état de droit puissent être rentables. Il n’est pas encore tout à fait acquis que l’abandon de la régulation bureaucratique implique moins de règlements, mais un respect plus strict de ceux qui demeurent.
Les réseaux ferroviaires constituent un autre grand chantier de cette mise en place d’une régulation par les coûts. Caractérisés par une faible efficacité, des effectifs pléthoriques et des déficits structurels ruineux pour les Etats concernés, les chemins de fer africains sont en train de connaître une mutation qui a occupé une place centrale dans plusieurs programmes structurels. La privatisation de la ligne Abidjan-Ouagadougou, avec la création de SITARAIL se présente comme un véritable projet de démonstration en la matière, qu’il s’agisse de l’ajustement des effectifs et de son traitement social, d’améliorations régulières en matière de fiabilité ou de l’efficacité commerciale de la ligne.
La contrepartie d’un tel ajustement est que la régulation concurrentielle, privée de subventions qui déforment les coûts, propose sur chaque marché des prix qui, précisément, doivent couvrir ces coûts. Si cela ne pose pas de problème en matière de conteneurs, par exemple, il n’en va pas de même pour le transport de voyageurs qui jusqu’alors n’étaient pas habitués à acquitter le coût véritable de leur transport par train. Le transport collectif routier est évidemment mieux adapté aux faibles trafics concernés, mais pour les usagers, ainsi privés d’un surplus qui leur était offert par les contribuables, cet ajustement est évidemment mal ressenti.
2.2 – Une cohérence stratégique “anti-gaspi”
Ce dernier exemple illustre assez bien le fait que le secteur des transports a été propice à un certain gaspillage des ressources publiques, qu’il s’agisse de subventions d’entreprises déficitaires, de sureffectifs dans les services publics ou de financement d’investissements dont la rentabilité ne s’est pas vérifiée. Ainsi, le secteur des transports a-t-il contribué fortement aux déficits publics et au surendettement qui en est résulté.
Des efforts significatifs pour que soient mieux maîtrisées ces dérives ont pu être enregistrés. Les réformes ferroviaires réalisées ou en cours (Dakar-Bamako, Transcamérounais) s’inscrivent dans cette perspective. Dans de nombreux pays, la maîtrise d’œuvre des travaux routiers a été largement privatisée. Mais, plus profondément, c’est à travers la mise en cohérence des « commandes » du système que se situe le véritable changement.
Prenons l’exemple de grands investissements routiers qui ont longtemps constitué le chapitre principal des politiques de transport et qui en restent le plus coûteux. Les réseaux qui ont résulté de ces politiques représentaient, dans les années 80, un maillage pourtant modeste des territoires en regard des besoins d’accessibilité, d’autant plus modeste qu’ils étaient caractérisés par une dégradation rapide due autant aux pratiques de surcharge qu’à un entretien insuffisant. Ils avaient pourtant pesé d’autant plus sur la charge de la dette que celle-ci se rapportait à un revenu national stagnant et à des finances publiques exsangues.
Des prises de conscience nationales de ces carences, accompagnées par la pression des bailleurs de fond, ont conduit à de nouvelles pratiques dans les commandes du système. Tout d’abord le lien entre évaluation et décision d’investir s’est resserré : des taux de rentabilité socio-économique de l’ordre de 12 à 14 % ont été requis pour qu’un investissement nouveau soit décidé. La rentabilité financière des projets prend progressivement de l’importance à mesure que se multiplient les exemples d’ouvrages à péage qui ont le double mérite de soulager la charge de la dette publique et d’orienter le système vers un principe d’usager-payeur. Une cohérence est ainsi établie entre les méthodes d’évaluation, les clés de financement, la tarification d’usage des infrastructures et la décision d’investir.
L’un des aspect de cette cohérence concerne les fonds routiers alimentés par une part des accises sur les carburants, ce qui se justifie par le principe de l’usager-payeur et assure ainsi une clé de financement des infrastructures routières liée à leur usage. Le dispositif est évidemment complété par des gains de contrôle et d’efficacité des travaux d’entretien et par une sélectivité des grands investissements fondée sur des exigences renforcées en matière d’évaluation.
Dans le domaine des transports comme dans beaucoup d’autres, la contradiction du sous-développement tient au contraste entre, d’une part, l’ampleur des besoins d’infrastructures et de croissance de l’offre et, d’autre part, la faiblesse des capacités de financement. Une chasse de tous les instants aux gaspillages (parce qu’ils sont trop fréquents), un effort permanent d’allocation pertinente des ressources (parce qu’elles sont trop rares) et une soumission des commandes du système de transport à ces deux objectifs, constituent une cohérence stratégique que les PST se sont efforcés de promouvoir.
Notes:
* LET, UMR 5593 du CNRS, Université Lumière-Lyon 2 et ENTPE.
** Le dernier Séminaire sur les Transports en Afrique Sub-Saharienne (SITRASS 5) s’est tenu à Cotonou du 2 au 5 novembre 1999 sur ce thème. Les actes de ce séminaire, en cours de publication (LET et INRETS), contiennent des informations beaucoup plus riches que ce bref article.