Pour lutter contre la faim : une nouvelle organisation équitable des échanges agricoles internationaux

Marcel Mazoyer*

 

111La faim est le symptôme ultime, le plus inacceptable, de l’extrême pauvreté, de la non satisfaction des besoins humains, qui frappe aujourd’hui des centaines de millions de personnes, principalement parmi les populations rurales des pays en développement[1].

Or, si on analyse sur la longue période comment s’est constituée et sans cesse renouvelée cette pauvreté extrême, allant parfois jusqu’à la famine et à la mort, on peut se rendre compte qu’elle provient de la crise des agricultures sous-équipées et peu performantes, dont beaucoup de pays en développement ont hérité, à l’issue de quelques milliers d’années d’histoire agraire et de quelques centaines ou dizaines d’années d’histoire coloniale. Cette crise, qui a commencé au début du XXème siècle, qui s’est amplifiée au cours des dernières décennies et qui se poursuit aujourd’hui, trouve ses racines dans le fait que ces agricultures pauvres ont été soumises à la concurrence de plus en plus effective — en raison du développement des moyens de transport modernes et de la libéralisation progressive des échanges — et de plus en plus inégale des agricultures les mieux équipées et les plus productives du monde.

Pour supprimer durablement la faim qui touche depuis des décennies des centaines de millions de personnes dans les pays en développement, il faut s’attaquer à la racine du mal, en protégeant les agricultures sous-équipées et peu performantes des pays en développement.

Dans cet article, nous traiterons successivement de l’explosion des inégalités de productivité agricole dans le monde au cours des cinquante dernières années, de la baisse tendancielle des prix agricoles réels, de l’appauvrissement et de l’exclusion de la paysannerie sous-équipée des pays en développement. Puis nous esquisserons une proposition de nouvelle organisation équitable des échanges agricoles internationaux.

1 – L’explosion des inégalités de productivité agricole dans le monde

 1.1 – Le triomphe de la révolution agricole contemporaine dans les pays développés

La révolution agricole contemporaine, qui a triomphé dans les pays développés dans la seconde moitié du XXème siècle, a porté les agricultures de ces pays à des niveaux de productivité inouis. Cette révolution a reposé sur le développement de nouveaux moyens de production et d’échange. S’agissant de la production, la deuxième révolution industrielle a fourni les moyens de la motorisation, de la grande mécanisation, d’une fertilisation minérale intense, de traitement contre les ennemis des cultures et des élevages, de conservation et de transformation des produits végétaux et animaux. La révolution biotechnique a fourni, par la sélection, des variétés de plantes cultivées et des races d’animaux domestiques à haut rendement potentiel, tout à la fois adaptées aux nouveaux moyens de production industriels et capables de les rentabiliser.

S’agissant des échanges, la révolution des transports, commencée au XIXème siècle avec le développement des chemins de fer et des bateaux à vapeur, a connu un nouvel essor avec la motorisation des transports par camion, par chemin de fer, par bateau et par avion, ce qui a fini de désenclaver les exploitations et les régions agricoles, et leur a permis de s’approvisionner de plus en plus largement et lointainement en engrais, en aliments du bétail et autres moyens de production, et d’écouler massivement et très loin leurs propres produits, même les plus encombrants et les plus périssables. Parallèlement, la révolution des communications a fourni les moyens d’information et de transactions commerciales à distance qui ont conditionné l’essor du commerce lointain et l’organisation de structures administratives, productives, commerciales et financières de grande envergure, inséparables de la révolution industrielle et agricole contemporaine.

Ainsi, au cours des cinquante dernières années, du fait du développement de la motomécanisation, on est passé dans les exploitations les mieux dimensionnées, en grande culture par exemple, d’une dizaine à plus de 200 hectares par travailleur. Et, du fait du développement de l’usage des engrais, des variétés sélectionnées et des produits de traitement, les rendements à l’hectare des principales cultures ont considérablement augmenté. Par exemple, de la fin des années 1940 à la fin des années 1990, le rendement moyen du blé en France est passé de 18 à 71 quintaux par hectare, pour 45 et 250 kg d’engrais par hectare respectivement. Aujourd’hui, sur les limons fertiles d’Europe du Nord-Ouest, les rendements du blé et du maïs dépassent parfois 100 quintaux de grain par hectare, pour des doses d’engrais de l’ordre de 200 kg d’azote, 50 kg de phosphate et 50 kg de potasse à l’hectare.

1.2 – La faible pénétration de la révolution agricole contemporaine dans les pays en développement

Dans les pays en développement par contre, cette révolution agricole dotée de tous ses attributs, en particulier d’une motomécanisation lourde et complexe, n’a pénétré que dans quelques régions d’Amérique latine, du Moyen-Orient, d’Asie, d’Afrique du Nord et du Sud, et elle est pratiquement inexistante en Afrique intertropicale, dans les Andes et au coeur du continent asiatique. Encore faut-il ajouter que dans les régions où elle existe, cette motomécanisation fort coûteuse n’a pu être adoptée que par une minorité de grandes exploitations à salariés, publiques ou privées, nationales ou étrangères, disposant du capital ou du crédit nécessaires, alors même que, à leurs côtés, la très grande majorité des petits et moyens paysans continuent de pratiquer la culture manuelle ou à traction animale. Ainsi, sur les 1 milliard 300 millions d’actifs agricoles que compte l’agriculture mondiale, une trentaine de millions seulement (soit 2 % d’entre eux) disposent d’un tracteur ; trois cent cinquante millions environ (25 %) disposent de la traction animale ; et près d’un milliard (les trois quarts) ne disposent que d’un outillage strictement manuel.

1.3 – La révolution verte et ses limites

Cependant, une fraction relativement importante de la paysannerie non motorisée des pays en développement a bénéficié de la révolution verte (sélection de variétés à haut rendement potentiel de maïs, de riz, de blé adaptées aux régions chaudes, engrais, produits de traitement). Des augmentations de rendements très importantes en ont résulté, en particulier dans les grandes plaines d’agriculture hydraulique où une bonne maîtrise de l’eau a permis de faire deux ou trois récoltes par an, sur la même parcelle. Combinés aux bas salaires locaux, les niveaux de production et de productivité ainsi atteints, bien que très inférieurs à ceux de la grande culture lourdement motomécanisée, ont été suffisants pour que certains pays (Thaïlande, Vietnam, Indonésie) deviennent exportateurs de riz.

Mais même dans les régions de révolution verte, il reste que de très nombreux petits paysans ont été incapables d’investir et de progresser. Et surtout, il reste que d’immenses régions d’agriculture pluviale, ou sommairement irriguée, sont demeurées pour l’essentiel à l’écart de cette même révolution verte. Les espèces cultivées dans ces régions (mil, sorgho, taro, patate douce, igname, banane plantain, manioc…) ont peu ou pas bénéficié de la sélection, et on peut en dire autant des variétés de grandes céréales (blé, maïs, riz) adaptées à des conditions locales difficiles (altitude, sécheresse, salure, aridité, excès d’eau…). C’est ainsi par exemple que le rendement moyen du mil aujourd’hui dans le monde est d’à peine 8 quintaux par hectare, et que celui du sorgho n’atteint pas 15 qx/ha. Ces espèces et variétés dites « orphelines », car oubliées par la sélection, rentabilisent mal engrais et produits de traitement, ce qui accroît les handicaps des régions où elles sont cultivées. Ainsi, près de la moitié de la paysannerie du monde, c’est-à-dire plus d’un demi-milliard d’actifs agricoles (soit près de deux milliards de personnes vivant de l’agriculture), se trouve privée de tout moyen de progrès significatif.

1.4 – Fin du XXème siècle : des productivités et des revenus agricoles très inégaux

Révolution agricole contemporaine pour un petite minorité d’agriculteurs, révolution verte pour d’autres, et stagnation des moyens de production agricole pour près de la moitié des agriculteurs du monde, tel est le tableau contrasté qui s’est dessiné au cours des dernières décennies. En conséquence, aujourd’hui, un travailleur agricole parmi les mieux équipés et les plus performants d’Amérique du Nord, d’Europe, d’Australie ou d’Argentine peut obtenir, à lui seul, plus de 10 000 quintaux de grain par an (100 ha/travailleur x 100 qx/ha)). Dans le même temps, un cultivateur manuel, soudanais, andin ou indien, travaillant à la machette, à la houe, à la bêche, à la faucille…, ne produit guère plus de 10 quintaux de grain (1 ha/travailleur x 10 qx/ha).

Ainsi, à raison de 100 francs par quintal de grain par exemple, un céréaliculteur européen relativement bien équipé, produisant à lui seul 8 000 quintaux de grain par an (100 hectares x 80 quintaux par hectare) obtient un produit brut de 800 000 francs. Après déduction de la valeur des amortissements et des biens et services utilisés, il lui reste entre 400 000 et 500 000 francs ; une somme qu’il doit partager avec son propriétaire s’il est fermier, avec son banquier s’il est endetté, et avec le fisc s’il est soumis à l’impôt. Moyennant quoi il lui restera entre 130 000 et 260 000 francs par an pour rémunérer son propre travail et pour investir.

Payé à la même aune, à 100 francs le quintal de grain, un cultivateur manuel produisant 10 quintaux nets recevrait 1000 francs s’il vendait toute sa production. Mais comme il doit garder au moins 7 quintaux de grain pour se nourrir, lui et sa famille, son revenu monétaire ne peut pas dépasser 300 francs ; et encore, à condition qu’il ne paie ni fermage, ni intérêt d’emprunt, ni impôt… A ce tarif, il faudrait une vie de travail à ce cultivateur manuel pour acquérir une paire de boeufs et un petit matériel de culture attelée (araire, bât…) coûtant 10 000 francs, à supposer qu’il puisse consacrer tout son revenu monétaire à cet achat. Il lui faudrait une centaine d’années pour acquérir un matériel perfectionné de culture attelée lourde (charrue, chariot…), trois cents années pour acheter un petit tracteur de 100 000 francs, et trois mille ans pour acheter un équipement complet de motomécanisation d’une valeur de 1 000 000 de francs, comparable à celui d’un agriculteur européen ou américain.

Autant dire que l’unification du marché mondial des denrées vivrières de base, au premier rang desquelles les céréales, ne risque pas de conduire l’ensemble des agriculteurs manuels très peu performants, c’est-à-dire près de la moitié des agriculteurs du monde, sur le chemin des investissements productifs et des gains de productivité.

2 – La baisse des prix agricoles réels, et l’appauvrissement extrême de la paysannerie sous-équipée des pays en développement

 2.1 – La baisse tendancielle des prix agricoles réels

En fait, les gains de productivité dûs à la révolution agricole contemporaine ont été si importants depuis le début du siècle qu’ils ont entraîné une forte baisse tendancielle des prix agricoles, en termes réels. Or, du fait de la révolution des transports et de la libéralisation des échanges mondiaux au cours des dernières décennies, cette baisse s’est répercutée presque entièrement dans la plupart des pays en développement. Pour donner une idée de la baisse des prix à laquelle ont pu être soumis les agriculteurs de ces pays, il suffit de rappeler que le prix réel du blé par exemple a été divisé par près de 3, en tendance, depuis 50 ans, alors que celui du maïs et celui du riz ont été divisés par 2.

Mais la baisse des prix n’a pas seulement concerné les céréales, elle a aussi touché les cultures tropicales d’exportation concurrencées soit par des cultures motomécanisées des pays développés (betterave contre canne à sucre, soja contre arachide et autres oléo-protéagineux tropicaux, coton du Sud des États-Unis…), soit par des produits industriels de remplacement (caoutchouc synthétique contre hévéaculture, textiles synthétiques contre coton…). Le prix réel du sucre par exemple, en tendance, a été divisé par 3 en un siècle, alors que le prix du caoutchouc était divisé par près de 10.

Enfin, la révolution agricole contemporaine a également été mise au point pour d’autres cultures tropicales (banane, ananas…). Ainsi, la baisse tendancielle des prix réels s’est progressivement étendue à la quasi totalité des produits agricoles, et elle a concerné la plupart des agriculteurs du monde.

2.2 – Le blocage du développement

Pour la masse des paysans en culture manuelle des pays en développement, la baisse tendancielle des prix agricoles réels qui se poursuit depuis plus de cinquante ans a d’abord entraîné une baisse de leur pouvoir d’achat. La majorité d’entre eux s’est alors progressivement trouvée dans l’incapacité d’investir dans un outillage plus performant, et parfois même dans l’incapacité d’acheter des semences améliorées, des engrais minéraux et des produits de traitement. Autrement dit, la baisse des prix agricoles s’est d’abord traduite par un véritable blocage du développement de la masse des paysans les moins bien équipés et les moins bien situés.

Puis, cette baisse des prix agricoles se poursuivant, les paysans qui n’avaient pas pu investir et réaliser des gains de productivité significatifs sont passés en dessous du seuil de renouvellement économique de leur exploitation : leur revenu monétaire est devenu insuffisant pour tout à la fois renouveler leur outillage et leurs intrants, acheter les quelques biens de consommation indispensables qu’ils ne produisaient pas eux-mêmes (tôle pour leur toit, sel, tissu, pétrole lampant, médicaments…) et, le cas échéant, pour payer l’impôt.

2.3 – La décapitalisation, la sous-alimentation et la faim

Dans ces conditions, afin de renouveler le minimum d’outillage nécessaire pour pouvoir continuer de travailler, ces paysans ont dû faire des sacrifices de toutes sortes : vente de bétail, réduction des achats de biens de consommation, etc. Et ils ont dû étendre le plus possible les cultures destinées à la vente. Mais comme la superficie cultivable avec un outillage aussi faible est forcément très limitée, ils ont dû pour cela réduire la superficie des cultures vivrières destinées à l’autoconsommation.

Autrement dit, la survie de l’exploitation paysanne dont le revenu tombe en dessous du seuil de renouvellement n’est possible qu’au prix d’une véritable décapitalisation (vente de cheptel vif, outillage de plus en plus réduit et mal entretenu), de la sous-consommation (paysans en guenilles et aux pieds nus) et de la sous-alimentation (paysans au ventre vide), c’est-à-dire de la faim. A moins de se livrer à des cultures illégales : coca, pavot, chanvre…

2.4 – La crise écologique et sanitaire

De plus en plus mal outillés, mal nourris et mal soignés, ces paysans ont une capacité de travail de plus en plus réduite. Ils sont donc obligés de concentrer leurs efforts sur les tâches immédiatement productives et de négliger les travaux d’entretien de l’écosystème cultivé : dans les systèmes hydrauliques, les aménagements mal entretenus se dégradent ; dans les systèmes de cultures sur abattis-brûlis, pour réduire la difficulté du défrichement, les paysans s’attaquent  à des friches de plus en plus jeunes et de moins en moins éloignées, ce qui accélère le déboisement et la dégradation de la fertilité ; dans les systèmes de cultures associées à des élevages, la réduction du cheptel vif entraîne une diminution des transferts de fertilité vers les terres de culture. D’une manière générale, les terres de culture mal désherbées se salissent, les plantes cultivées, carencées en minéraux et mal entretenues, sont de plus en plus sujettes aux maladies…

La dégradation de l’écosystème cultivé, la sous-alimentation et l’affaiblissement de la force de travail conduisent aussi les paysans à simplifier leurs systèmes de culture. Les cultures « pauvres », moins exigeantes en fertilité minérale, en eau et en travail prennent le pas sur les cultures plus exigeantes. La diversité et la qualité des produits végétaux autoconsommés diminuent, ce qui, ajouté à la quasi disparition des produits animaux, conduit à des carences alimentaires accrues en protéines, en minéraux et en vitamines.

Ainsi, la crise des exploitations agricoles s’étend à tous les éléments du système agraire : amoindrissement de l’outillage, dégradation et baisse de la fertilité de l’écosystème, malnutrition des plantes, des animaux et des hommes, et dégradation générale de l’état sanitaire. La non durabilité économique du système productif entraîne la non durabilité écologique de l’écosystème cultivé, et la sous-alimentation.

 2.5 – L’endettement, l’exode et la famine

Appauvris, sous-alimentés et exploitant un milieu dégradé, ces paysans affaiblis se rapprochent dangereusement du seuil de survie. Une mauvaise récolte suffit alors pour les contraindre à s’endetter, ne serait-ce que pour manger durant les mois de soudure précédant la récolte suivante. Dès lors, le paysan endetté est à la merci d’une mauvaise récolte et il est contraint d’envoyer, si ce n’est déjà fait, les membres encore valides de sa famille à la recherche d’emplois extérieurs, temporaires ou permanents ; ce qui affaiblit encore sa capacité de production. Enfin, si ces revenus extérieurs ne suffisent pas pour assurer la survie de la famille, celle-ci n’a plus d’autre issue que l’exode. Mais dans la plupart des pays en développement, l’industrie et les services offrent fort peu d’opportunités d’emplois dignes de ce nom, et la pauvreté rurale ne peut que déboucher sur le chômage et sur une pauvreté urbaine ou périurbaine à peu près équivalente.

Enfin, alors qu’une paysannerie disposant de surplus peut supporter une et même plusieurs mauvaises récoltes, une paysannerie chroniquement réduite à la limite de la survie se trouve à la merci du moindre accident diminuant brutalement le volume de ses récoltes ou de ses recettes. Que cet accident soit climatique (inondation, sécheresse…), biologique (maladie des plantes, des animaux ou des hommes, invasion de prédateurs…), économique (mévente des produits, fluctuation à la baisse…) ou politique (guerre civile, passage de troupes…), les paysans sont alors condamnés à la famine sur place, ou aux camps de réfugiés s’il en existe à proximité.

2.6 – Les circonstances aggravantes de l’appauvrissement et les quadrilatères de la faim

De plus, certaines régions, certains pays en développement ont aussi hérité de conditions naturelles (aridité, excès d’eau, sols pauvres…), de conditions infrastructurelles (aménagements hydrauliques insuffisants…) et de conditions foncières (minifundisme résultant du latifundisme ou du surpeuplement) particulièrement désavantageuses. Certains pays ont aussi pratiqué des politiques particulièrement défavorables à l’agriculture et à la paysannerie (dépenses excessives de modernisation, d’urbanisation…, subventionnement des importations agricoles et alimentaires, imposition des exportations agricoles, absence de protection contre les fluctuations des prix agricoles, surévaluation de la monnaie…). Ces circonstances particulièrement défavorables sont venues aggraver l’appauvrissement et la sous-consommation, et là où plusieurs d’entre elles se sont conjuguées, de véritables quadrilatères de la faim ont pu se former. Tel fut le cas du Nord-Est brésilien, où se combinent l’aridité du climat, le lati-minifundisme et la prédominance d’une culture, la canne à sucre, qui a souffert de bien des vicissitudes. Tel est aussi le cas du Bangladesh, qui cumule les inconvénients d’une infrastructure hydraulique insuffisante et d’un minifundisme résultant à la fois de l’inégale répartition des terres et du surpeuplement. Tel est encore le cas de beaucoup de pays de l’Afrique sahélienne, centrale et orientale.

Mais pour défavorables qu’elles soient et pour dramatiques que soient parfois leurs conséquences, ces circonstances aggravantes ne doivent pas masquer le fait que la cause première de la crise massive de la paysannerie, de la misère rurale et urbaine et de la faim qui frappent les pays agricoles pauvres est pour l’essentiel ailleurs. Cette crise et cette pauvreté étaient inéluctables dès lors que les agricultures paysannes faiblement équipées et peu performantes de ces pays ont été confrontées à la concurrence d’agricultures plusieurs centaines de fois plus productives et en plein essor, et à la baisse des prix agricoles réels qui en a résulté. Et il ne fait pas de doute que si la baisse tendancielle des prix réels des céréales, et à sa suite la baisse des prix de toutes les autres denrées agricoles, se poursuivent, l’appauvrissement extrême, la faim et la famine, l’exode rural massif et le gonflement démesuré de la population pauvre des bidonvilles continueront eux aussi.

En fin de compte, la libéralisation des échanges agricoles internationaux, qui conduit à un alignement des prix sur le moins disant mondial, est un mode de régulation malthusien, et de la production (exclusion des paysanneries et des régions agricoles les moins productives), et de la consommation (appauvrissement de couches toujours renouvelées de la paysannerie, exode, pression à la baisse sur les salaires, et gonflement de la pauvreté urbaine).

3 – Pour une nouvelle organisation équitable des échanges agricoles mondiaux

Si notre diagnostic est juste, un puissant levier pour réduire l’immense sphère de pauvreté, de sous-consommation et de sous-alimentation, rurale et urbaine, qui obère le développement de l’économie-monde d’aujourd’hui, réside dans un relèvement progressif, important et prolongé des prix des denrées agricoles dans les pays en développement. Un tel relèvement des prix agricoles est en effet un moyen d’augmenter les revenus de la paysannerie sous-équipée, de lui redonner la possibilité d’investir et de se développer ; il est un moyen de tarir la source de la pauvreté, de la sous-consommation et de la sous-alimentation rurales ; il est un moyen de freiner l’exode agricole, de limiter la montée du chômage et de la pauvreté urbaine, de relever le niveau général des salaires et des autres revenus, d’accroître les possibilités de recettes fiscales et en devises des pays en développement les plus pauvres, de dégager dans ces pays des capacités d’investissement qui leur permettront de se moderniser et de s’industrialiser ; il est finalement un moyen d’élargir massivement la demande solvable et de relancer l’industrialisation des pays pauvres et la croissance à l’échelle mondiale, une industrialisation et une croissance qui sont aujourd’hui freinées par l’insuffisance de la demande solvable.

Naturellement, un tel relèvement des prix ne doit pas être instauré brutalement, car ses effets positifs sur la production vivrière, sur les salaires et sur les autres catégories de revenus ne seront pas très rapides, alors que, à l’inverse, l’augmentation des prix des denrées alimentaires et les effets négatifs qui en résulteront pour les acheteurs pauvres seront immédiats. L’augmentation des prix des denrées agricoles de base doit donc être assez progressive  pour que, à aucun moment du processus, les effets négatifs pour les acheteurs ne l’emportent sur les effets positifs pour les producteurs.

Pour promouvoir un tel scénario, on peut envisager une nouvelle organisation mondiale des échanges, basée sur des unions douanières régionales regroupant des pays ayant des niveaux d’équipement et de productivité agricoles comparables (Afrique intertropicale…, Asie du Sud-Est…, Europe centrale…, Europe occidentale…, Amérique du Nord…). Chacune de ces unions régionales devrait bénéficier d’un niveau de prix des denrées agricoles (et des matières premières), et donc d’un degré de protection de son agriculture, établi en raison inverse de son niveau de productivité agricole.

Ces propositions, qui sont bien sûr à l’opposé de la pensée libre-échangiste encore dominante, vont par contre dans le même sens que les opinions de nombreux économistes parmi lesquels le Pr Maurice Allais, prix Nobel d’économie. Lors de son allocution au premier sommet alimentaire européen (Commission des Communautés Européennes, 1993), après avoir souligné les dangers du libre-échange généralisé en régime de taux de change flottants, M. Allais affirmait : « La libéralisation totale des échanges n’est possible, elle n’est souhaitable, que dans le cadre d’ensembles régionaux, groupant des pays économiquement et politiquement associés, de développement économique et social comparable, et s’engageant réciproquement à ne prendre aucune décision unilatérale, tout en assurant un marché suffisamment large pour que la concurrence puisse s’y effectuer de façon efficace ».

Mais, étant donnée la faiblesse des niveaux d’équipement, de productivité et de revenu des agriculteurs les plus pauvres du monde, il reste que un tel relèvement des prix agricoles ne saurait suffire. Pour que ces agriculteurs soient en mesure de participer de manière significative au nécessaire triplement de la production alimentaire mondiale au cours des prochaines décennies, il faudra tout d’abord, partout où la concentration de la propriété de  la terre et du pouvoir économique font obstacle au développement et sont une cause supplémentaire d’appauvrissement, mettre en oeuvre des réformes foncières : des réformes qui devront permettre aux paysans sans terre et aux minifundistes, ainsi qu’aux fermiers et aux métayers précaires, d’accéder assez largement, et pour un prix supportable, aux terres cultivables et à la sécurité de la tenure. Ainsi, ces paysans pourront améliorer leurs terres et en tirer profit, investir et se développer.

Il faudra aussi les aider, plus vigoureusement que jamais, à se doter des infrastructures et des services de crédit, d’éducation, de formation, d’information sur les marchés, de recherche orientée en fonction de leurs besoins, de vulgarisation, de santé, bref de tous les services et infrastructures qui leur font défaut et qu’ils seront, longtemps encore, incapables de financer eux-mêmes.

Enfin, l’aide au développement d’activités économiques non agricoles en zone rurale pourra également contribuer de manière signficative à élever la productivité agricole dans les régions pauvres, en aborbant tout ou partie des excédents éventuels de main d’oeuvre agricole et en créant une demande solvable accrue de produits vivriers dans les campagnes.

L’expérience du développement agricole des dernières décennies a montré que pour se développer, les exploitations agricoles ont besoin de prix agricoles suffisants, non seulement pour survivre mais encore pour investir et pour progresser, et qu’elles ont besoin aussi d’infrastructures et de services qui leur donnent effectivement accès aux intrants, aux techniques appropriées, au crédit, à l’information et aux marchés solvables, toutes conditions nécessaires pour qu’elles puissent prendre part avantageusement aux échanges et à la division internationale du travail.

La question n’est donc pas aujourd’hui de choisir entre mondialisation et non mondialisation, la question est d’opter entre une mondialisation apparemment libérale mais en fait tronquée et excluante pour les pauvres, et une mondialisation régulée, équitable, solidaire, élargie au profit de tous ; bref, elle est de choisir entre une mondialisation sauvage et une mondialisation à visage humain.

 

Bibliographie

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FAO, L’ampleur des besoins – Atlas des produits alimentaires et de l’agriculture, 1995,.

FAO, Documents d’information technique pour le Sommet mondial de l’alimentation, 1996.

FAO, Déclaration de Rome sur la sécurité alimentaire mondiale et Plan d’action du Sommet mondial de l’alimentation, 1996.

FAO, Rapport du Sommet mondial de l’alimentation, 1997.

Mazoyer M., « Pour des projets agricoles légitimes et efficaces : théorie et méthode d’analyse des systèmes agraires », in Réforme agraire, FAO, 1992-93, pp. 5-17.

Mazoyer M., Roudart L., « L’impact économique et social de la modernisation agricole dans la seconde moitié du XXème siècle – Perspectives d’avenir », in La situation mondiale de l’alimentation et de l’agriculture, FAO, 2000.

Mazoyer M., Roudart L., Histoire des agricultures du monde, éditions du Seuil, Paris, 1997, 1998.

Mazoyer M., Roudart L., « Développement des inégalités agricoles dans le monde et crise des paysanneries comparativement désavantagées », in Réforme agraire, n°1, 1997, pp. 7-17.

Mazoyer M., Roudart L.,  «L’asphyxie des économies paysannes du sud », in Le Monde diplomatique, octobre 1997, p. 19.

Notes:

* Professeur à l’Institut National Agronomique Paris-Grignon.

[1] Voir article de Laurence Roudart dans ce numéro.