Najib Akesbi*
L’humanité peut-elle continuer de se nourrir de sa planète Terre ? Cette question a maintes fois été posée et, entre optimistes et pessimistes, les réponses ont souvent été contrastées, sans nuance. Tenons-nous pour notre part à celle fournie par la FAO lors du dernier Sommet mondial de l’alimentation, tenu à Rome en novembre 1996. L’expérience d’abord a montré que la production alimentaire a connu une croissance plus rapide que celle de la population, et l’on s’accorde à penser que cela sera généralement le cas dans les 20 ou 30 prochaines années. De sorte qu’il est possible d’assurer des disponibilités alimentaires suffisantes pour tous[1].
Même au seul niveau des pays en développement, la réponse de l’Organisation internationale n’est pas pessimiste. Au regard des taux de croissance démographique prévus et des estimations de la production, de la consommation et des échanges, les disponibilités alimentaires par habitant destinés à la consommation humaine directe devraient continuer à augmenter dans les pays en voie de développement considérés dans leur ensemble : elles devraient passer de 2 500 calories par jour au cours de la période 1990-92 à un peu plus de 2 700 calories en l’an 2010[2] (le seuil « problématique » étant situé à 2 300 calories).
Si « le monde peut nourrir le monde », le monde peut-il nourrir le tiers-monde ? ! La réponse à cette question par contre est plus complexe, car au-delà d’un potentiel physique plus ou moins bien évalué, elle implique des rapports de production et d’échanges, des rapports de force, en somme un système qui est celui de l’économie mondiale tel qu’il se construit sous nos yeux. Et c’est précisément dans ce cadre que la question de la « sécurité alimentaire » se pose pour un pays comme le Maroc.
Peut-on, aujourd’hui, s’en remettre aux prévisions rassurantes d’une certaine « autosuf-fisance globale » ? Peut-on substituer au vieux principe de l’autosuffisance alimentaire nationale celui d’une sorte de « sécurité collective » que la fameuse « main invisible » du marché se serait chargé de garantir à l’échelle planétaire, parce qu’elle aurait au passage assuré l’expression efficiente des avantages comparatifs et l’allocation optimale des ressources ? Peut-on succomber à une logique par trop économique dans un domaine fondamentalement stratégique, et partant éminem-ment politique ?
Nous commencerons par discuter ces questions à l’échelle globale de l’ensemble des pays en développement et dans leurs rapports avec les puissances agro-industrielles qui s’activent pour accentuer encore leur contrôle sur les déterminants essentiels de la question alimentaire dans le monde; puis nous examinerons le cas du Maroc, à la lumière de l’évolution de sa politique agricole, des difficultés du processus de libéralisation que celle-ci s’efforce de conduire, et des grandes interrogations, restées à ce jour sans réponses, et qui pourtant mettent en évidence les enjeux et conditionnent l’issue de la dynamique en cours.
1 – Quelle sécurité alimentaire face au triomphe du marché ?
Pour améliorer la sécurité alimentaire dans le monde, faut-il aujourd’hui produire plus ou répartir mieux ce qui existe ? Alors que ce sont d’abord les inégalités de distribution qui apparaissent en cause, c’est au marché que sont de plus en plus confiées les fonctions de régulation et d’affectation des ressources. En fait, par leur propension à générer de plus en plus d’excédents au Nord, et de moins en moins de production au Sud, les politiques mises en œuvre à l’échelle internationale cachent mal la volonté des puissances agro-industrielles d’organiser une certaine « insécurité alimentaire » des pays en développement pour mieux en tirer parti en termes politiques et stratégiques.
1.1 – Les inégalités, au cœur de l’insécurité alimentaire
On s’accorde aujourd’hui aisément pour reconnaître que le vrai problème encore est moins celui de la production que de sa répartition[3] dans l’espace mondial et entre les classes sociales.
Selon trois études prospectives à l’horizon 2010, alors que l’excédent céréalier des pays développés continuera d’augmenter — de 130 millions actuellement à 160 voire 190 millions de tonnes — les besoins d’importations des pays en développement générés par leurs déficits de production devraient se situer entre 160 et 210 millions de tonnes, soit près du double des besoins actuels[4]. Selon la FAO, une cinquantaine de pays en développement connaissent depuis deux décennies une baisse de leur production alimentaire par habitant, tandis que leur consommation de produits importés s’accroît[5]. Si la situation en Amérique Latine et en Asie évolue à peu près convenablement (à de notables exceptions près toutefois: Bangladesh, Pakistan, certaines régions de l’Inde et de la Chine…), c’est en Afrique que les problèmes s’annoncent alarmants. Ce continent qui, en 1992, compte déjà 41 sur les 47 pays considérés en « grande insécurité alimentaire », pourrait probablement accuser une dégradation encore plus grave de sa situation alimentaire[6].
Dans chaque pays et au sein même de chaque collectivité humaine — y compris les plus riches —, un excédent alimentaire global peut coexister avec de graves carences constatées au niveau de l’alimentation d’une grande partie de la population. C’est que la sécurité alimentaire n’est pas seulement une affaire de disponibilité des aliments, mais aussi de possibilité d’y accéder, ce qui soulève la question du pouvoir d’achat et de sa distribution dans la société. Pour la dernière Conférence Internationale sur la Nutrition, le concept de sécurité alimentaire exprime « une situation dans laquelle chacun peut accéder en toute circonstance à une alimentation sûre et nutritive lui permettant de mener une vie saine et active »[7]. « Ce sont les inégalités et l’insolvabilité des plus pauvres qui sont en cause… le problème principal de la sécurité alimentaire est bien celui de la pauvreté et ses racines », conclut le rapport de la FAO déjà cité[8].
Si la faiblesse du pouvoir d’achat interdit la traduction des besoins objectifs en termes de demande effective, comment alors apprécier à travers le marché une situation qui ne peut être entièrement marchande ? comment confier aux « forces du marché » le soin de réguler l’équilibre alimentaire mondial ? Or c’est bien le mouvement de fond qui est en train de se concrétiser et qui suscite les plus grandes inquiétudes, du point de vue de la sécurité alimentaire des pays du Sud. Car le nouvel ordre qui se construit est bien de nature à les « empêcher de se nourrir ».
1.2 – Excédents alimentaires et « course aux marchés »
Il n’est pas nécessaire ici de revenir sur les politiques conduites dans le passé et sur leur part de responsabilité dans le développement de la dépendance alimentaire des pays du Sud. Il suffit de rappeler l’apparition vers le milieu des années 80 d’énormes excédents alimentaires aux Etats-Unis et dans l’Europe communautaire, excédents durables et coûteux qui conduiront ces pays à considérer l’élargissement de leur sphère d’écoulement une nécessité stratégique absolue[9]. L’aide alimentaire pourra jouer un rôle utile, mais c’est de toute évidence le marché mondial qui devrait être capable d’absorber la surproduction du Nord. A coups de subventions et d’aides publiques de toute sorte s’engage alors une véritable guère commerciale pour le partage des parts d’un marché considérable et en croissance rapide. Pour les pays en développement déficitaires, l’offre de denrées alimentaires à bas prix arrange des gouvernants qui n’y voient que le gain financier à court terme et le moyen de nourrir à faible coût une population urbaine que la paupérisation rend prompte à la révolte… En réalité, c’était là le type même du cadeau empoisonné: on sait maintenant que cette concurrence déloyale des agricultures du Sud a souvent précipité leur déclin alors que se créaient de nouvelles habitudes alimentaires et partant une nouvelle dépendance à l’égard des produits importés.
Cette « course aux marchés », au demeurant onéreuse pour ses protagonistes, devait cependant être mieux organisée, et surtout s’inscrire dans une vision stratégique d’ensemble : un monde qui est avant tout un immense marché de libre circulation des biens et services, où la production et les échanges sont commandés par les fameuses dotations des facteurs et autres avantages compétitifs. On devine aisément qui, sur un tel marché, tirera profit de la situation.
1.3 – Ajustements, libéralisation… ou la « sécurité par le marché »
C’est là que les politiques d’ajustement structurel d’une part, et la conclusion des Accords de Marrakech (GATT / OMC) d’autre part, prennent tout leur sens. Les premières, essentiellement mues par l’impératif de retour aux équilibres macro-économiques et à la solvabilité financière, prônent le désengagement de l’Etat, la libéralisation des prix et des échanges, la supériorité de la logique du marché sur toutes les autres, une plus grande ouverture sur l’extérieur et partant une plus forte insertion dans l’économie mondiale[10]. Dans les domaines de l’agriculture et de l’alimentation, cette orientation se traduit en particulier par l’abandon de la politique d’autosuffisance qui était proclamée auparavant, concept auquel on substitue celui de sécurité alimentaire. En fait, même ce concept, au lieu d’être retenu dans sa véritable dimension, comme cela a été souligné ci-dessus, est en fait quasiment réduit à sa plus simple expression, c’est à dire globale et comptable. Pour les Institutions financières internationales, la « sécurité alimentaire » d’un pays est obtenue sur le marché mondial, et à la limite il suffirait de disposer d’assez de devises permettant de payer les importations nécessaires pour s’estimer en état de « sécurité alimentaire ».
Les accords de Marrakech et la création de l’OMC à partir du premier janvier 1995 consacrent le triomphe du marché, et marquent la volonté d’aller résolument vers la libéralisation des échanges agricoles. En réalité, on sait que pour l’instant la libéralisation est restée relative. Si les mesures de protection non tarifaires sont en principe abolies[11], les niveaux de protection tarifaires restent généralement élevés, surtout pour les produits considérés « sensibles ». Les réductions des mesures de soutien à l’agriculture sont plutôt modestes et s’étalent sur six ans. Surtout, la définition donnée à la « mesure globale de soutien » apparaît taillée sur mesure pour per-mettre aux pays développés, qui seuls peuvent se les permettre, de maintenir leurs transferts budgétaires en faveur de leurs agriculteurs, sous forme de subventions indirectes mais néanmoins aussi efficaces pour améliorer artificiellement leur compétitivité sur les marchés internationaux[12].
Le mouvement peut donc paraître lent et prudent, mais il ne peut cacher l’essentiel : pour les pays excédentaires, ce sont les engagements fermes et irrévocables concernant l’accès aux marchés ; tout le reste n’est qu’affaire de temps… En attendant, les mécanismes permettant d’asseoir le nouvel ordre mondial sont en place. Du côté de l’offre, les pays concernés du Nord peuvent continuer de renforcer leurs capacités de production et d’exportation (les Etats-Unis, qui contrôlent déjà à eux seuls 46 % du commerce mondial des céréales ont décidé la remise en culture de plus de 20 millions d’hectares qui avaient été mis en jachère pour des raisons écologiques dans le cadre du Conservative Reserve Programme, de sorte que leurs capacités à l’exportation doivent augmenter d’un tiers au tournant du millénaire)[13]. Du côté de la demande, les politiques d’ajustement structurel, greffées sur des réalités foncières, sociales et politiques défavorables, œuvrent objectivement à un certain dépérissement de l’agriculture vivrière dans la plupart des pays en développement. La déprotection de la production locale, engagée à présent dans le cadre de l’OMC — ou au niveau régional à travers les accords de zones de libre-échange — est de nature à accélérer ce processus. On comprend que dans ces conditions, mettre l’agriculture du Sud en compétition avec celle du Nord reviendrait à organiser le combat du pot de terre contre le pot de fer… Cela revient en définitive à organiser « l’insécurité alimentaire » des pays en développement pour renforcer encore davantage le rapport de force qui se construit dans le monde au détriment de ces derniers. Car à l’époque où blocus, embargos et autres « expéditions punitives » réapparaissent avec force… qui peut douter que « l’arme alimentaire » dans le « nouvel équilibre de la terreur » qui s’établit, n’acquiert rapidement une fonction d’une efficacité redoutable ?
Le cas du Maroc est intéressant parce qu’il est celui d’un pays où l’abandon d’une politique de recherche de l’autosuffisance alimentaire se heurte non seulement à toutes les difficultés de mise en œuvre de la « politique alternative », mais plus encore laisse entiers les dilemmes auxquels l’Etat et la Société restent confrontés, faute d’une vision claire des enjeux à venir, de choix collectivement adoptés et résolument assumés.
2 – De l’autosuffisance à la sécurité alimentaire : Le cas de la politique agricole au Maroc
2.1 – Les changements de la politique agricole
La politique agricole au Maroc s’était distinguée jusqu’au milieu des années 80 par un volontarisme qui s’était traduit par une intervention massive mais sélective de l’Etat. Poursuivant le double objectif d’autosuffisance alimentaire et de promotion des exportations, et reposant principalement sur ce qu’il fut convenu d’appeler la « politique des barrages », cette politique allait concentrer les efforts sur quelques espaces limités, des périmètres équipés et irrigués à partir de grands ouvrages hydrauliques, et fortement encadrés. L’Etat s’était appliqué tout au long de cette période à investir lui-même massivement dans les infrastructures de base, organiser les conditions d’exploitation des terres ainsi mises en valeur (aménagements fonciers, plans d’assolement, encadrement technique et logistique), distribuer primes et subventions pour favoriser l’intensification de la production, assurer une quasi-défiscalisation du secteur, distribuer les crédits nécessaires, le cas échéant s’occuper aussi de l’écoulement des produits et mettre en place une politique des prix conciliant les intérêts des producteurs et ceux des consommateurs[14].
Depuis le milieu des années 80, cette politique est fondamentalement remise en cause par la politique d’ajustement structurel, conduite en collaboration avec le Fonds Monétaire International et la Banque Mondiale. En effet, le programme d’ajustement engagé dans l’agriculture s’articule autour d’un axe principal : le désengagement de l’Etat. La nouvelle orientation vise notamment la redéfinition du rôle des organismes publics d’intervention et la soumission de leur gestion aux impératifs du marché, l’élimination des obstacles aux échanges intérieurs et extérieurs (monopoles, quotas…), la suppression des subventions aux facteurs de production et l’affirmation d’une politique de « vérité des prix » à la production et à la consommation[15].
Sur cette voie, une bonne partie du chemin a été parcourue. L’Etat a privatisé des activités comme le commerce des engrais ou les services vétérinaires. Dans les périmètres irrigués, les Offices de mise en valeur se sont désengagés de toutes les prestations de services et des opérations à caractère commercial. Les plans d’assolement qui étaient obligatoires dans ces mêmes périmètres ont été abandonnés et les agriculteurs autorisés à se déterminer en fonction de leurs propres choix de production. Les subventions aux intrants agricoles consommables ont été peu à peu quasiment supprimées. Les commerces intérieur et extérieur des produits agricoles alimentaires ont, à quelques exceptions près, été libéralisés. Il en a été de même pour les prix, également libéralisés pour la plupart des produits, tant à la production qu’à la consommation, mais à l’exception notable des produits alimentaires stratégiques, considérés sensibles.
2.2 – Les difficultés d’une libéralisation « sensible »
Les denrées en question sont les céréales, le sucre, l’huile et leurs dérivés[16]. Les enjeux à ce niveau sont tels que le processus de libéralisation et de dérégulation des filières en question s’y est révélé autrement plus difficile. En effet, les réformes programmées posent problème à chacune des étapes du processus. A l’amont, la libéralisation des importations sans protection suffisante a toutes les chances de provoquer la ruine de la production locale, avec les conséquences économiques et sociales que l’on imagine aisément. A l’aval, le corollaire de la libéralisation des prix à la consommation n’est autre que la suppression des subventions que l’Etat prend en charge pour permettre aux producteurs et transformateurs de vendre ces produits en dessous de leurs prix de revient, de sorte qu’il en résulterait automatiquement de fortes hausses des prix. S’agissant de produits de première nécessité, dans un pays où 47 % de la population est « marginalisée » ou « vulnérable »[17], On comprend là encore facilement que la question prenne une dimension qui est en fait plus politique qu’économique[18]. Entre les deux bouts de la chaîne, il y a les transformateurs et les multiples intermédiaires qui ont jusqu’à présent prospéré en exploitant de juteuses rentes de situations, et qui se sont assez organisés pour constituer de puissants lobbies capables de faire échec à toute velléité de réforme susceptible de mettre fin à leurs privilèges.
Après des années d’hésitations et de tergiversations, les premières mesures de réforme à l’importation avaient pu être prises en 1996. Conformément aux engagements pris dans le cadre des Accords de Marrakech, la libéralisation des importations des produits sensibles fut décidée mais était assortie d’une protection tarifaire relativement élevée[19]. Compte tenu du niveau des prix intérieurs et des cours mondiaux, les tarifs appliqués sont en fait nettement plus faibles. Mais cette libéralisation à l’amont ne prenait tout son sens que dans la mesure où elle s’étendait jusqu’à l’autre bout de la filière: il était donc prévu de déréguler l’ensemble des filières en question, notamment libéraliser les circuits de commercialisation à l’aval, ainsi que les prix à la consommation, marquant ainsi l’abandon du système actuel des subventions.
Or, lorsqu’elle est entrée en vigueur au cours de l’année 1996, la libéralisation est demeurée très partielle puisqu’elle s’est limitée à la suppression des restrictions quantitatives concernant les importations, la mise en place des équivalents tarifaires et la définition des stocks de sécurité[20]. Par contre, le système des prix à la consommation et partant des subventions qui lui sont liées, n’a jusqu’à présent guère pu être réformé, faute essentiellement de volonté politique pour affronter à la fois les implications sociales d’un tel choix, et les pressions des lobbies agro-industriels bénéficiaires du système encore en vigueur.
L’expérience marocaine met ainsi en évidence les problèmes potentiellement générés par une libéralisation insuffisamment réfléchie. Elle soulève en fait cette grave question : comment poursuivre le processus de libéralisation intérieure et extérieure tout en veillant à assurer une vraie sécurité alimentaire pour la population et préserver des chances pour le développement économique et la stabilité politique et sociale du pays ?
3 – Risques et enjeux d’une libéralisation irréfléchie
La mise en œuvre de la politique d’ajustement structurel dans le secteur agricole s’est étalée sur une dizaine d’années, et l’on a vu que certaines réformes essentielles tardent à voir le jour. De sorte qu’il reste aujourd’hui encore difficile de procéder à une évaluation complète et mûrement réfléchie de ses effets. Ce qui est néanmoins patent, c’est qu’elle a déstabilisé un système qui avait tout de même sa cohérence, mais ne lui a pas encore substitué un autre, plus viable, sinon plus équitable. On ne peut encore considérer que cette politique a produit des effets concluants sur les performances de la production, ni sur la dynamique de l’accumulation et de l’intensification, et encore moins sur les structures du tissu économique et social des campagnes marocaines. Par contre, de nombreuses réformes engagées posent de réels problèmes et soulèvent de lourdes interrogations. On discutera ici celles qui sont en rapport avec la sécurité alimentaire du pays et impliquent d’une manière ou d’une autre la responsabilité de l’Etat.
3.1 – Choix de production et « seuil de sécurité »
La libéralisation des assolements est sans doute l’un des changements majeurs introduits par la nouvelle politique dans les zones irriguées, celles qui, rappelons-le, ont focalisé l’attention et l’essentiel des moyens de l’Etat. Mais cette libéralisation semble avoir déjà conduit dans certaines régions à des reclassements dans les choix des agriculteurs, ce qui a entraîné la régression des superficies consacrées à des cultures de base stratégiques, au profit de spéculations à rentabilité plus élevée et plus rapide. Ainsi, les superficies comme les rendements des cultures sucrières baissent ou stagnent, alors que la consommation continue d’augmenter, de sorte que le « taux d’autosuffisance » en la matière s’est dégradé à 45 % en 1996, après avoir atteint 69,5 % en 1988[21].
Une telle évolution nous accule à nous poser cette question grave : faut-il se résoudre à renoncer à certains acquis obtenus — souvent au prix fort pour le pays — sur la voie de la sécurité alimentaire ? Même si cette notion peut être diversement interprétée, il reste qu’en s’en tenant à la seule idée de base que la sécurité alimentaire comprend tout de même une contribution plus ou moins significative de la production nationale à la satisfaction des besoins du pays, c’est alors la part de cette contribution qui reste à définir. Le rôle de l’Etat est précisément de déterminer ce « seuil stratégique » en deçà duquel il n’y a pas lieu de se considérer « en sécurité alimentaire ». Ce choix n’est ni économique ni financier, il est politique. E. Pisani remarquait il y a quelques années que « l’apparition dans un domaine déterminé du mot même de sécurité, du concept de sécurité, fait que l’on considère que ce domaine relève d’une politique et non pas de l’économique. C’est parce que le jeu naturel des lois de l’économie, c’est parce que l’économie marchande par elle-même ne peut pas intégrer les valeurs fondamentales auxquelles nous tenons, et qui sont la sécurité, que nous invoquons des arguments externes à l’économie »[22].
Si le choix est donc fondamentalement politique, le déterminer revient aussi à marquer sa volonté d’en assumer les conséquences. Car, évidemment, si la « sécurité n’a pas de prix », elle a un coût : celui-là est financier, économique, social, politique… Consciemment et dans la transparence, c’est l’ensemble de la société qui doit assumer le niveau de sécurité qu’elle aura choisi, à commencer par la disposition à en payer le prix.
Faute d’une telle démarche à la fois volontariste et la plus consensuelle possible, de vrais dilemmes continueront de tout paralyser : Comment alors inscrire les choix des individus dans ceux de la Nation ? Comment concilier entre les mobiles de l’agriculteur (qui peuvent être le profit, la sécurité, le prestige…) et ceux du pays (sécurité alimentaire, meilleure insertion dans l’économie mondiale, développement régional…) ? Comment s’assurer la rentabilité des investissements réalisés en s’interdisant la moindre décision quant à l’utilisation des terres valorisées grâce à ces investissements ? A-t-on aujourd’hui le droit de mettre en péril ces investissements en remettant en cause l’objet qui les a justifiés ? Allons plus loin encore : moralement, peut-on accepter qu’un agriculteur « fasse ce qu’il veut » d’investissements qui ont été financés par tous les citoyens contribuables ?
3.2 – Déprotection et distorsions : les « faux signaux » du marché
En ce qui concerne la question de la déprotection par rapport à la concurrence étrangère, force est de constater d’abord ce paradoxe saisissant: au moment où le pays est acculé à libéraliser ses importations — même si pour l’instant l’ouverture est assortie d’équivalents tarifaires — ses exportations agricoles continuent de souffrir sur leurs principaux marchés du « protectionnisme gris » de l’Union Européenne[23]…
Quoiqu’il en soit, comme on l’a déjà évoqué, la libéralisation des importations, des produits alimentaires de base surtout, suscite aujourd’hui les plus grandes inquiétudes. Il y a certes les questions « immédiates » liées à la gestion de la transition : appréciation et gestion des stocks de sécurité ; devenir des unités de transformation défavorisées par leur localisation (la « référence » devenant les ports de débarquement et non les champs de production) ; garantie d’approvisionnement des marchés de toutes les régions du pays, y compris celles qui apparaîtront « inintéressantes » d’un point de vue strictement commercial ; meilleur système de régulation pour stabiliser les prix intérieurs et les préserver des variations parfois brutales des cours mondiaux ; etc.
Plus fondamentalement encore doivent être soulevés les problèmes de fond et les risques auxquels reste exposée la production nationale. A-t-on assez réfléchi aux contraintes spécifiques et structurelles de la grande majorité des exploitations marocaines, contraintes qui limitent leurs choix et leurs rendements, alourdissent leurs coûts et handicapent leur compétitivité : structures foncières inégales et inefficaces, statuts des terres inadéquats et décourageants, problèmes de l’eau croissants, conditions de financement coûteuses et mal adaptées, organisation professionnelle quasi-absente, etc. ?[24] Que dire des exploitants agricoles dont le dernier recensement a montré qu’ils étaient à 81 % sans aucun niveau d’instruction et à 45 % âgés de plus de 55 ans ? Est-ce bien ces mêmes agriculteurs qui sont sommés de devenir « compétitifs » ? Comment admettre de mettre de telles exploitations et de tels exploitants en compétition avec les grandes fermes et les « managers agricoles » européens ou américains, alors que leurs réalités sont si différentes ? Comment fonder des décisions stratégiques aussi graves et lourdes de conséquences — puisqu’il ne s’agit pas moins que de l’approvisionnement de tout un pays en denrées alimentaires de première nécessité — sur la base de calculs économiques et de « signaux du marché » tout à fait artificiels et illusoires ? Notamment: que signifie un « prix de référence international » dans un contexte où les principaux pays exportateurs continuent de se livrer une concurrence féroce à coups d’aides et de subventions de toute sorte ? Qui est « compétitif » et par rapport à qui et à quoi ? Les aides et les subventions sous leurs multiples formes, ne sont-elles pas autant de « distorsions » qui faussent la logique d’un marché que l’on veut ériger en « guide suprême » du devenir de l’humanité ? !
3.3 – Subventions à la consommation : « vérité des coûts » et compétitivité
Ce processus de libéralisation, comme nous l’avons déjà indiqué, restera de toute façon inachevé, et donc plus ou moins inapte à produire les effets qu’on peut en attendre même du point de vue de la logique libérale, tant qu’il n’aura pas gagné l’ensemble de chacune des filières concernées, de leur amont jusqu’à leur aval. A ce dernier stade en particulier se pose encore l’épineuse question des subventions à la consommation, véritable corollaire de la libéralisation du commerce et des prix. Il y a là également toute une série de problèmes de fond qu’on ne peut traiter à la légère. A commencer par les nécessaires arbitrages qui doivent être opérés entre producteurs et consommateurs, ruraux et citadins, ville et campagne… Là encore, on est face à des choix qui ne relèvent pas de la rhétorique technocratique mais du débat démocratique.
Ceci étant, même si l’on s’en tient seulement à la double dimension, économique et sociale de la question, on doit sans cesse garder à l’esprit quelques vérités essentielles. En ce qui concerne la dimension sociale, elle reste évidemment majeure dans un pays où les inégalités sociales sont considérables et la pauvreté encore très répandue, et alors que les solutions de type « aides ciblées » n’ont encore démontré ni leur efficacité ni même quelquefois leur faisabilité. Quant à la dimension économique, et au-delà de la question préalable de la « vérité des prix » (qui n’a aucun sens sans « vérité des coûts »[25]), on ne peut se permettre d’oublier que les subventions en cause font en réalité partie de ce « salaire indirect » — les « biens salariaux » — tout à fait indispensable au maintien du coût de la force de travail à un niveau compatible avec les contraintes de la compétitivité. On peut difficilement imaginer la suppression de ces subventions sans remise en cause du niveau actuel des salaires. Or, dans un pays qui veut s’intégrer dans le marché mondial et dont le principal avantage comparatif réside souvent dans le coût de sa main d’œuvre, il y a là un risque « économique » aussi qu’il faut soigneusement méditer.
4 – Pour un Etat stratège et régulateur
Finalement tous ces facteurs se conjuguent pour pérenniser un statu quo qui n’est ni cohérent ni viable, et encore moins équitable. Mais le fait est que si l’on peut sans mal s’accorder sur le coût économique à court terme du maintien de la situation actuelle, personne ne peut mesurer le « coût politique » à moyen et long terme de la ruine de tout un pan de l’agriculture marocaine, avec les conséquences que cela ne manquerait pas d’avoir sur l’exode rural, les équilibres régionaux, la stabilité politique et sociale…
C’est dire que, croyons-nous, l’issue véritable ne peut être que progressive, globale et de longue haleine. Réaffirmons que, peut-être plus que dans tout autre domaine, l’Etat nous paraît en la matière devoir absolument jouer son double rôle d’Etat-stratège et d’Etat-régulateur. Il lui appartient en effet, après un large débat démocratique dans le pays, de définir les produits considérés stratégiques et la part de leurs besoins qui devra continuer à être produite localement dans une vision donnée de la sécurité alimentaire du pays. Ce choix, on ne le répétera jamais assez, est foncièrement politique, et il comporte un coût que l’Etat et la société doivent être en mesure de prendre en charge, non guère parce qu’ils l’auront subi mais parce qu’il l’auront volontairement décidé.
Pour le reste, s’il faut sans doute tendre vers une libéralisation capable de mettre fin aux sources de rentes et améliorer l’allocation des ressources, un tel mouvement ne peut être conduit qu’avec une extrême prudence, la règle étant que c’est la réforme qui doit précéder la libéralisation et non l’inverse. Il appartiendra donc à l’Etat de jouer son rôle de régulateur en s’appliquant à conduire les réformes qui s’imposent pour réaliser les restructurations ou les reconversions nécessaires, à mettre en œuvre les politiques d’accompagnement ou d’assistance appropriées pour atténuer l’ampleur des chocs, favoriser les efforts d’adaptation et préserver des conditions d’existence décentes.
Notes:
* Economiste, Professeur à l’Institut Agronomique et Vétérinaire Hassan II, Rabat.
[1] FAO, Evaluation de la sécurité alimentaire, Doc. WFS/TECH/7, v p., janvier 1996.
[2] Ibidem.
[3] Du moins à l’horizon des deux ou trois prochaines décennies, et abstraction faite des problèmes d’ordre écologique et énergétique notamment liés au modèle de développement dominant. Cf. E. Pisani, « La sécurité alimentaire à l’échelle mondiale », Options Méditerranéennes, série A, n° 26, Centre International des Hautes Etudes Agronomiques, Paris, 1995.
[4] Études de la FAO, la BIRD et l’IFPRI, cf. L. Tubiana, « Produire… et répartir », Vivre Autrement, novembre 1996.
[5] Courrier International, n° 315, 14-20 nov. 1996.
[6] FAO, Evaluation de la sécurité alimentaire, Doc. WFS/TECH/7, v p, janvier 1996.
[7] FAO, 1996, op cit.
[8] Ibidem.
[9] D. Bodin-Rodier & J. Blanchet, La stratégie agro-alimentaire mondiale ; les enjeux du XXIè siècle, Armand Colin, Paris, 1997.
[10] N. Akesbi, « Libéralisation des échanges agricoles : Maroc, les laissés pour compte de l’ajustement », Vivre Autrement, ENDA, numéro spécial bilan du Sommet mondial de l’alimentation, Rome, 13-17 novembre 1996.
[11] Sauf — comble du paradoxe — pour certaines exportations des pays du Sud vers les marchés du Nord, comme c’est le cas des produits horticoles marocains sur les marchés de l’Union Européenne. Cf. N. Akesbi, « L’agriculture marocaine d’exportation et l’Union Européenne, du contentieux aux nouveaux enjeux », Annales Marocaines d’Economie, Rabat, n° 13, automne 1995.
[12] J. Rocher, Le GATT en pratique; Pour comprendre les enjeux de l’OMC, Fondation pour le Progrès de l’Homme, Dossier pour un débat, Paris, septembre 1994 ; D. Bodin-Rodier & J. Blanchet, La stratégie agro-alimentaire mondiale, op. cit., 1997.
[13] « Le libre-échange ne nourrira jamais la planète, au contraire… », n° 315, 14-20 novembre 1996, The Guardian, in : Courrier International.
[14] Cf. N. Akesbi, « De la “politique des barrages” à la politique d’ajustement, quel avenir pour l’agriculture marocaine ? », Revue Mondes en Développement, n°89/90, Paris- Bruxelles, 1995.
[15] Cf. FAO-MAMVA, Impact du programme d’ajus-tement structurel sur le développement du secteur agricole, notamment : J. P. Foirry, Rapport de synthèse, et N. Akesbi, Politique d’ajustement structurel dans le secteur agricole, approche macro-économique, tomes 1 & 2, Rabat, mai 1997.
[16] Le lait et les viandes, également considérés sensibles, avaient été libéralisés en octobre 1993, mais à l’importation, leur protection tarifaire est restée élevée.
[17] Cf. Populations vulnérables, Centre d’Etudes et de Recherches Démographiques, Ministère chargé de la Population, Rabat, 1997.
[18] N. Akesbi, « Maroc : Ajustements à hauts risques », In : « La sécurité alimentaire, entre l’Etat et le marché », Courrier de la Planète, n° 43, Montpellier, janvier-février 1998 ; Banque Mondiale, « La réforme marocaine dans les domaines des céréales, du sucre et des oléagineux », in : Stratégie de Développement Rural, Document de travail, n° 7, Washington, 24/11/1996.
[19] Les équivalents tarifaires enregistrés au GATT s’élèvent à 190 % pour le blé tendre, 221 % pour le sucre, et entre 183,5 et 283,5 % pour les huiles et graines oléagineuses. Cf. Ministère du Commerce Extérieur, Offre Marocaine au GATT, Document de travail, Rabat, 1994.
[20] Ce stock correspond à l’équivalent d’un mois de consommation pour le blé tendre et le sucre, et un mois et demi pour l’huile.
[21] En moyenne, ce taux s’est élevé à 58 % entre 1991 et 1995 contre 64 % pour la période précédente 1986-1990; cf. Direction de la Statistique, Rabat, 1997.
[22] E. Pisani, « La sécurité alimentaire à l’échelle mondiale », Options Méditerranéennes, série A, n° 26, Ciheam, Paris, 1995.
[23] N. Akesbi, L’agriculture marocaine d’exportation et l’Union Européenne, 1995, op. cit. ; H. Regnault, Les échanges agricoles : une exception dans les relations euro-méditerranéennes, Monde arabe, Maghreb-Machrek, La Documentation Française, numéro hors série, Paris, décembre 1997.
[24] Ces aspects sont connus et n’ont pas besoin de longs commentaires. Notons seulement à titre indicatif quelques faits liés aux structures des exploitations mis en évidence par le dernier recensement générale de l’agriculture : les 8,7 millions d’hectares de surfaces agricoles utiles (SAU) que compte le pays comprennent 1,5 millions d’exploitations de 6 ha en moyenne, chacune étant à son tour divisée en moyenne en 6 parcelle… ; 71 % des exploitations ont moins de 5 ha et couvrent 24 % de la SAU ; seules 4 % des exploitations ont plus de 20 ha et couvrent le tiers de la SAU… cf. Ministère de l’Agriculture et du Développement Rural, Présentation des résultats préliminaires du recensement général de l’agriculture, septembre 1998.
[25] Cf. N. Akesbi, « La question des prix et des subventions au Maroc face aux mutations de la politique agricole », In : Prix et subventions ; Effets sur les agricultures familiales méditerranéennes, Options Méditerranéennes, Série B : Etudes et Recherches, n° 11, Ciheam, Paris, 1997.